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Danses macabres : la danse moderne en Allemagne dans l'entre-deux-guerres

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Academic year: 2021

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Institut Universitaire Européen

Département d'Histoire et Civilisation

Danses m acabres

La danse m oderne en Allem agne

dans l'entre-deu::-guerres

volum e I Laure Guiibert 4: 'Il i; ii • j i < ■ s-i 1 :r.; • I 3! iî 1 ,■ V 1' ii; il rii.

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Thèse soumise ù l'appréciation du jury en vue de l'obtention du doctoral de l'Institut Universitaire Européen

Jury : Inné Baxmann

Heinz-Gerhard Haupt Pierre Milza

Pascal Ory Luisa Passenni

Humboll-Universiiäu Berlin

Martin-Luthcr-Uni versi tat. Halle (directeur) Institut d’Eiudes Politiques, Paris (co-dircctcur) Université de Versailles. Saint-Quentin-en-Yvclines Institut Universitaire Européen. Florence

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In s titu t Universitaire Européen

Départem ent d'Histoire et Civilisation

Danses macabres

La danse moderne en Allemagne

dans l'entre-deux-guerres

v o lu m e 1

Laure Guilbert

Thèse soumise à l'appréciation du jury en vue de l'obtention du doctorat de l'Institut Universitaire Européen

Jury : Inge Baxmann

Heinz-Gerhard Haupt Piene Milza

Pascal Ory Luisa Passerini

Humbolt-Universitat, Berlin

Martin-Luther-Universitat, Halle (directeur) Institut dÉtudes Politiques, Paris (co-directeur) Université de Versailles, Saint-Quentin-en-Yvelines Institut Universitaire Européen, Florence

L IB

9 4 3 . 0 8 5 - C GUI Florence, Juillet 1996

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”11 est plus de raison en ton corps qu'en ta meilleure sagesse".

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait

Zarathoustra.

"Il n'est pas une seule pensée importante dont la bêtise ne sache aussitôt faire usage, elle peut se mouvoir dans toutes les directions et prendre tous les costumes de la vérité. La vérité, elle, n'a jam ais qu'un seul vêtement, un seul chemin :

elle est toujours handicapée".

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Remerciements

Cette thèse n'aurait pas vu le jo u r sans un certain nombre de personnes dont le soutien amical, intellectuel et matériel m'a été aussi bénéfique qu'indispensable. Je voudrais remercier en premier lieu mes professeurs, Heinz-Gerhard Haupt de l'Institut Universitaire Européen de Florence et Pierre Milza de l'Institut d'Études Politiques de Paris, qui m’ont accordé leur confiance dans un domaine peu connu des Sciences humaines. Je tiens également à dire ma gratitude à Marion Kant, Isabelle Launay, Éric Michaud et Jean-Michel Palmier qui ont nourri cette recherche de leurs riches connaissances et de leurs réflexions exigeantes.

De nombreux archivistes ont facilité la com pilation des documents nécéssaires à ce travail, notamment Annelore Erlekamm à l'Académie des beaux-arts de B erlin, Monsieur Felhauer au Centre documentaire de Berlin, Madame Hoppe aux Archives municipales de Dresde, Radu Klapper à la Bibliothèque de la danse d'Israël et M adame Pfullmann aux Archives fédérales de Potsdam. Je leur en suis reconnaissante. La rencontre des acteurs et des témoins de la danse moderne a représenté une étape importante de ma démarche. Je remercie tous ceux et celles qui m'ont témoigné de leur patience et de leur sollicitude, en particulier Karin Waehner, qui m'a initiée à la danse, ainsi que Deborah Bertonov et Julia Marcus.

Je voudrais dire ma gratitude à tous mes amis chercheurs avec qui j'ai partagé, durant ces années, un même goût de l'histoire. Merci également à mes lecteurs vigilants, Valérie de Changy, Anne Couderc, Graziella Fortunato, Sébastien Lion, Sylvie Rab, Jean-Paul Zuniga et surtout Marie Chessel. Merci enfin à ceux qui m'ont accueillie lors de mes voyages, notamment Dan Enger et Kate Winskell, Jonathan Eisenberg, Carol R edler, ainsi que Katja Friedländer et Andreas Passauer.

Agnès Hochberg nous a quittés il y a quelques mois. Sa pensée nous a accompagnés et soutenus tout au long de ce travail.

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1 3

-Danses macabres

La danse moderne en Allemagne

dans l'entre-deux-guerres

Introduction générale - La danse et l'oubli

Première partie

Les danseurs m odernes à la reconquête du sacré dans la culture (1913-1934)

Chapitre 1 - Un nouvel humanisme dans le sillon du romantisme anticapitaliste (1913-1930) A. Le nouvel enchantement du monde

B. L’utopie vécue des danseurs

C. La recherche d’une légitimité sociale et culturelle

Chapitre 2 - Les danseurs face au nazisme : les scissions de l'année 1933 A. Les scissions du milieu de la danse

B. Les scissions dans les discours sur la danse

Chapitre 3 - Le ralliement des cercles de la danse au régime nazi (1933-1934) A. Rudolf Bode et le Front de combat pour la culture allemande B. Mary Wigman et la communauté de danse de Dresde

C. Rudolf von Laban et la tradition du théâtre D. Fritz Böhme et le mouvement folklorique

Deuxième partie

L'avènem ent de la culture du m ouvem ent sous le nazism e (1934-1945)

Chapitre 1 - Les revers de la reconnaissance institutionnelle

A La mise en place de contrôles formels à la Chambre de théâtre du Reich B. Deux axes de la politique nazie

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-14-Chapitre 2 - La danse dans les coulisses du pouvoir

A. L'emprise croissante des administrateurs de la danse 6 . Les éminences grises de la danse

Chapitre 3 - Propagande et programmes culturels : vers une avant-garde conformiste ? A. Les festivals de la danse de l'État nazi (1934-1935)

B. La danse aux Jeux olympiques : une esthétisation de la politique (1936) C. Les années d'avant-guerre et de guerre : la danse impunie (1937-1945)

Conclusion générale - La danse et la m ém oire Sources e t bibliographie

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-

15-Sigles, abréviations et term es étrangers utilisés

A rc h iv e s

AK : Akademie der Künste (Berlin) BA : Bundesarchiv (Potsdam, Berlin) BAF : Bundesarchiv - Filmarchiv (Berlin) BDC : Berlin DocumentCenter(Berlin) DB : Deutsche Bücherei (Leipzig) DLI : Dance Library oflsrael (Tel Aviv) HA : Historisches Archiv (Cologne) OpG : Opéra Garnier (Paris)

G StA PK : Geheimes Staatsarchiv Preussischer Kulturbesitz (Berlin) IZG : Institut für Zeitgeschichte (Munich)

StA : Staatsarchiv (Berlin, Dresde, Leipzig, Munich) StdA : Stadtarchiv (Dresde, Munich)

T hW S : Theatenvissenschaftliche Sammlung (Cologne) TzA : Tanzarchiv (Cologne, Leipzig)

Groupem ents et organisations

BDM : Bund Deutscher Mädel (Ligue des jeunes filles allemandes) CIO : Comité International Olympique

DAF : Deutsche Arbeitsfront (Front du travail allemand)

DKV : Deutsche Körperbildungverband (Association allemande pour l'éducation corporelle) K d F : Kraft durch Freude (Organisation des loisirs "La force par la joie")

KPD : Kommunistische Partei Deutschlands (Parti communiste allemand)

NSD A P : Nationalsozialistische Deutsche Arbeiter Partei (Parti national-socialiste allemand des travailleurs)

NSLB : Nationalsozialistischer Lehrerbund (Ligue nationale-socialiste des enseignants) O TO : Ordre des Templiers Orientaux

RK W : Reichskunstwart (ministère des Affaires culturelles) RM K : Reichsmusikkammer (Chambre de musique du Reich)

R M V P : Reichsministerium für Volksaufklärung und Propaganda (m inistère du Reich de l'Information du Peuple et de la Propagande)

R M W EV : Reichsministerium für Wissenschaft, Erziehung und Volksbildung (ministère du Reich de la Science, de l’Éducation et de l'Enseignement du Peuple)

R T K : Reichstheaterkammer (Chambre de théâtre du Reich) R K K : Reichskulturkammer (Chambre de culture du Reich)

SPD : Deutsche Sozial-demokratische Partei (Parti social-démocrate) SS : Schutzstaffel (Section de protection)

Termes étrangers

Ausdruckstanz : danse d'expression B ew egungskultur : culture du mouvement

Führerprinzip : principe nazi selon lequel le chef doit avoir une autorité indiscutée

R M : Reichsmark

völkisch : vocable utilisé sous le nazisme pour marquer l'appartenance à la race aryenne V olksgem einschaft : communauté du peuple

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-17-Introduction générale

La danse et l'oubli

Les am nésies d u co rp s

La danse contemporaine n'a pas encore pensé la traversée de ses ancêtres modernes sous le nazisme. Elle vit sur un héritage qui laisse plus de place à la légende qu'à la réalité. La légende est celle d'un art d'avant-garde, d'inspiration humaniste, qui aurait été censuré et exploité par le régime hitlérien. La réalité - telle qu'elle nous est apparue - est celle d'un art qui a servi l’édification du mythe national-socialiste. La mémoire des témoins et des héritiers de la danse moderne reflète cette contradiction. Elle constitue une m osaïque d'interprétations divergentes qui obscurcissent un passé tabou. Chacun s'approprie une part de vérité en fonction de sa place dans le mouvement moderne, mais tous s'accordent pour défendre l'image d'un art victime du nazisme.

Le témoignage posthume de la première génération des danseurs modernes est dominé par le souvenir d'une aventure artistique incomparable. La vision de l'oeuvre accomplie l'emporte chez ceux qui ont traversé l'époque hitlérienne. Ces derniers masquent dans les affres de la guerre le tabou de leur collaboration et revendiquent leur appartenance à une culture allemande imperméable à l'idéologie nationale-socialiste e t étrangère à sa dictature meurtrière. Les danseurs engagés dans les mouvements socialistes sous Weimar nourrissent, quant à eux, la mémoire de l'exil. Ils sont convaincus de l'adéquation entre la philosophie du mouvement moderne et les valeurs de progressisme social de la lutte des classes. L'idée que leurs propres maîtres et que leurs collègues aient pu flirter avec un régim e qu'ils ont eux-mêmes combattus leur paraît insensée. Enfin, les artistes juifs allemands, rescapés du nazisme et initiateurs de la danse moderne en Palestine, sont déchirés entre le doute sur les maîtres compromis avec les bourreaux et le souvenir vivant de leur éducation allemande. Ils préfèrent croire que ces

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-18-derniers ont vécu dans un univers de contraintes politiques irrépressibles, plutôt que de les remettre en cause et de perdre, une nouvelle fois, le souvenir d'un passé précieux.

La génération de l’après-guerre livre une autre facette de cette mémoire. Elle regarde sa découverte de la danse moderne dans les ruines de l’Europe comme un moment décisif de renaissance. A cause de cela, elle est particulièrement attachée à l'image d'un art, respectueux de l’individualité et porteur de valeurs humanistes. C'est cet héritage qu'elle transmet à la génération contemporaine et qui alimente certains aspects du courant postmoderne de la danse, notam m ent la conception d'une pratique m ineure, sans finalité spectaculaire, ouverte à l'abstraction, axée sur le solo et l’improvisation. Cette génération évalue le legs de ses maîtres à l’aune de la créativité chorégraphique contemporaine. Parce que la danse moderne a nourri la m odernité artistique du XXe siècle, elle appartient logiquem ent au lot glorieux des arts modernes accusés de "dégénérescence" par le régime nazi. Elle établit ainsi une filiation directe entre les années d'or de W eimar et les "années zéro” de l'après-guerre, l'époque du nazisme constituant un temps mort dans le développement du mouvement moderne1.

Cette difficulté des danseurs à appréhender l’ambiguïté du statut de leur art sous le nazisme s'explique par le mode de fonctionnement spécifique de la mémoire de la danse. Les danseurs ne cherchent pas à reconstruire un parcours historique, mais à renouer avec un cheminement subjectif et corporel. Pour eux, la parole est, au même titre que le corps, un moyen de transm ettre un imaginaire artistique. Leur témoignage ne relève pas du discours 1 analytique mais du récit légendaire. Il nourrit "l'histoire sainte" de la danse, seule capable de j rendre compte des origines cosm ogoniques de l’art du mouvement et du déroulement de ses événements fabuleux2. Sa vérité se situe dans l'idylle, hors du cham p de l'histoire.

Cette fonction mythologique donnée à la mémoire et à la parole est d'autant plus importante que le statut des oeuvres de danse est particulier. Contrairement à la littérature et à la peinture, la danse ne possède pas d'oeuvre-objet. Aucun musée et aucun ouvrage ne permettent à l’artiste ou à l'am ateur d'art de s'abreuver à la source de cet art. Les systèmes de notation du m ouvem ent, qui existent depuis la R enaissance, sont des outils de conservation de la chorégraphie. M ais ils ne constituent pas les oeuvres elles-mêmes3. Les oeuvres n'existent en

1 Ces hypothèses sont le résultat d'une série d'interviews effectuées auprès d'une vingtaine de danseurs appartenant aux différentes générations du mouvement moderne. 11 s'agit notamment de Mia Ajolo-Pick, Yehudit Amon, Deborah Bertonoff, Rosalia Chladek, Elmerita Diviskova, Dominique Dupuy, Gabi Eldor, Else Grünebaum-Dublon, Lilo G ru ber, Georg Groke, Hannah Kroner-Segal. Eva Krüschlova, Dania Levin, Hassia Levy, lise Loesch, Sboshana Omstein, Paula Padani, Jacqueline Robinson, Marianne Rotscbild-Silbermann, Arila Siegert, Julia Tardy Marcus, Karin Waehner et Hanne Wandtke.

2 On se référera à la définition que Mircea Eliade donne de la fonction du mythe dans les sociétés religieuses,

La nostalgie des origines, Paris, Gallimard, 1971, p. 129.

3 Sur les systèmes de notation du mouvement, voir Ann Hutchinson Guest, Dance Notation. The Process o f

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-19-réalité que dans les corps vivants. Elles disparaissent à chaque baissé de rideau et meurent avec ceux qui les dansent* 4. Leur transmission n'est possible qu'avec la médiation du chorégraphe lui-même, ou de l'interprète. Les danseurs sont des "passeurs" du mouvement : chacun détient une parcelle de l'origine, faute de pouvoir situer celle-ci dans un lieu et dans un temps concrets. Cette fragilité qui entoure l'oeuvre chorégraphique éclaire le rapport émotionnel que les danseurs entretiennent avec la mémoire orale. Elle perm et, comme dans les cultures sans écriture, de transmettre les secrets d’une génération à l'autre. Elle est chargée de maintenir le feu merveilleux de l'origine, sans lequel la création ne peut survivre.

Est-ce à dire que la légende est nécessaire à la transmission artistique et que la conscience lucide empêche la créativité ? Ce serait aller à contre-courant des fondements de l'art contemporain. Le fonctionnement spécifique de la m émoire des danseurs ne peut suffire pour masquer le passé des années 1930. Il révèle au contraire la blessure silencieuse qui masque les héritiers de la danse moderne. Ce mode de transmission, qui détache le mouvement de son fond culturel, dévoile la difficulté d’assumer à la fois un héritage artistique et un passif politique. N'y a-t-il pas dans ce décalage entre mémoire corporelle et mémoire historique une forme de schizophrénie du souvenir ? Ce phénomène de refoulem ent d'un passé tabou évoque ce qu'Alexandre et Margarete Mitscherlich définissent comme une "incapacité de porter le deuil”5.

Cette recherche retrace l'histoire de ce silence. Elle montre com m ent cette mémoire sélective, qui privilégie l’idylle au détriment de la réalité, a pu nourrir à la fois la fascination des danseurs pour le Troisième Reich et leur désir posthume d'oubli. Tout en reconstruisant la situation concrète de la collaboration politique des danseurs, elle s'interroge sur les racines esthétiques, sociales et culturelles de la danse moderne, susceptibles d’expliquer son évolution vers le nazisme.

Les ''danses macabres" (‘Totentanz), ces farandoles des morts et des vivants qui rappellent, sur les murs des églises gothiques allemandes, les fléaux des guerres, des famines et des épidémies du Moyen Age, peuvent être regardées comme une métaphore de cette histoire récente. Largement reprises dans l'imaginaire expressionniste, au lendemain de la Première guerre m ondiale, les danses m acabres symbolisent l'affrontem ent entre les extrêmes, qui caractérise la vie sociale et politique de l'Allemagne de l'entre-deux-guerres. Elles illustrent également les ambiguïtés de la modernité artistique, partagée entre la conscience lucide du présent éphémère et l'attente messianique d'un bouleversement du réel. Elles incarnent en outre

und Methode. Die illustrierte Darstellung eines Phänomens von den Anfängen bis zur Gegenwart, Bad

Reichenhall, Comes, 1983.

4 Sur le statut spécifique de l'oeuvre de danse, voir Jean-Michel Guy, Les publics de la danse, Paris, La documentation française, 1991, p. 292-298.

5 Alexandre et Margarete Mitscherlich, Le deuil impossible. Les fondements du comportement collectif

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-20-les ambitions contradictoires de la danse moderne, à la fois animée par la recherche du neuf e t désireuse d'être reconnue par la tradition. Enfin, elles font apparaître l'image d'un groupe d’artistes qui a su préserver autour de lui une fascination durable pour son art, en dépit de son attitude sous le régime hitlérien.

L 'h is to ire d e la d a n se sous le n a zism e : un e zone d 'o m b r e

Les prem ières recherches historiques sur les rapports entre la danse et le nazisme ont débuté au cours des années 1980 en Allemagne, en A ngleterre, aux États-Unis et en France. Elles ont été m enées sur trois fronts différents, à la fois par des historiens de la culture, par des historiens de la danse et par des esthéticiens. Ces recherches com blent indéniablement un vide dans le champ de réflexion des sciences humaines, qui n'octroie généralement qu'une place marginale à la danse6. Les travaux consacrés à la culture sous le nazisme par Hildegard Brenner et Joseph W ulf, et, plus récem m ent, par Lionel Richard e t Peter Reichel, illustrent ce phénomène. S'ils couvrent les dom aines de la littérature, de la musique, du théâtre et du cinéma, ils laissent de côté la danse7.

Ces premières études témoignent néanmoins d'une difficulté à se départir de la légende de la danse m oderne. Les historiens de la culture n'abordent pas de front la période nazie et s'en tiennent prudemment aux contradictions soulevées par les utopies sociales et artistiques du début du siècle. C ’est le cas de Martin Green dans M outain o f Truth. The Counterculture

Begins. Ascona, 1900-1920$. S’il souligne la précocité des tentations politiques de la danse,

notamment en faveur du mysticisme national, représenté par Eugen Diederichs, l'éditeur des courants de réform e de la vie et de la culture corporelle, il refuse de se prononcer sur la participation de ce courant à l'élaboration du Troisième Reich. Cette approche, qui tente d'éviter les pièges d’une interprétation déterm iniste de l'histoire culturelle de l'Allemagne de l'entre- deux-guerres, perm et incidemment à M artin Green de laisser intact l'héritage utopique de la

6 Rares sont les d'ouvrages traitant de l'histoire culturelle de l'Allemagne dans la première moitié du siècle qui citent les danseurs. Les quelques lignes consacrées à Harald Kreutzberg, Rudolf von Laban, Gret Palucca, Oskar Schlemmer et Mary Wigman dans les livres de Jost Hermand (Die Kultur der Weimarer Republik,

Francfort, Fischer, 1989) et de Corona Hepp (Avantgarde : Moderne Kunst, Kulturkritik und Reformbewegungen

nach der Jahrhundertwende, Munich, DTV, 1987) constituent une exception. John Willett est également attentif

au thème de la danse (L'esprit de Weimar. Avant-Gardes et Politique, 1917-1933, Paris, Seuil, 1991). Il intègre une rubrique "musique, ballet, opéra" dans sa table chronologique, mais il mentionne surtout les Ballets russes de Serge de Diaghilev et les Ballets suédois de Rolf de Maté.

7 Voir Hildegard Brenner, La politique artistique du national-socialisme, Paris, Maspero, 1980 ; Peter Reichel, La fascination du nazisme, Paris, Odile Jacob, 1993 ; Lionel Richard, Le nazisme et la culture,

Bruxelles, Complexe, 1988 ; Joseph Wulf, Kunst und Kultur im Dritten Reich, Güsterloh, Sigbert Mohn, 1963-1964,5 tomes. Seul le dictionnaire de Christian Zentner et Friedemann Bedürftig (Das grosse Lexikon des

Dritten Reiches, Munich, Südwest, 1985) mentionne le parcours de quelques danseurs sous le nazisme, dont ce

dliarald Kreutzberg, de Rudolf von Laban et de Mary Wigman.

8 Martin Green, Moutain o f Truth. The Counterculture Begins. Ascona, 1900-1920, Londres, University Press of New England, 1986.

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-21-danse moderne. Mais elle ne répond pas la question centrale de la collaboration des -21-danseurs avec les nazis.

Les historiens de la danse sont partagés, quant à eux, entre le questionnement sur les années 1930 et le désir de rendre hommage à un m ouvement artistique encore vivant. Les premiers travaux qui traitent de cette période ont été publiés en Allemagne de l’Ouest et de l'Est dans le cadre des commémorations du centenaire de la naissance des principales figures de la danse moderne, Rudolf von Laban et Mary Wigman9. La revue Tanzdrama, créée en 1987 à Cologne par la Société Mary Wigman, reflète la position paradoxale d’un groupe de réflexion, partagé entre l'exploration d'un champ inédit de la recherche historique et la défense d'une tradition10. L'exposition consacrée à "La danse d'expression entre 1900 et 1945" et présentée au printemps 1993 à l'Académie des beaux-arts de Berlin, reflète ce point de vue11. Les recherches biographiques sur Rudolf von Laban, menées par Valérie Preston-Dunlop au Laban- Center de Londres s'inscrivent également dans cette perspective12.

Ne sachant tracer la limite qui sépare le domaine de l'histoire de celui de l'histoire de l'art, les chercheurs allemands et anglais qui se sont penchés sur le sujet apportent une interprétation discutable de la collaboration des danseurs avec le régime hitlérien. Elle repose sur un triple postulat qui, certes, brise le silence sur les années 1930, mais n'en reproduit pas moins l'image faussée d’un art victime de la dictature hitlérienne.

Le prem ier postulat concerne le statut de l'artiste m oderne dans la société contemporaine. Il s’appuie sur l'idée selon laquelle l'artiste reste souverain, quels que soient le

9 Les centenaires de la naissance de Rudolf von Laban et de Mary Wigman ont donné lieu à deux expositions successives à l’Académie des beaux-arts de Berlin-Est, en 1979 et en 1986 (voir Hannelore Köping-Renk, "Die Ausstellung "Tanz ist Leben" zum 100. Geburtstag von Rudolf von Laban", in Positionen zur Vergangenheit

und Gegenwart des modernen Tanzes, Berlin, Henschel, 1982, p. 30-35 ; Mary Wigman. Sprache des Tanzes,

Berlin, Henschel, 1986). Le centenaire de la naissance de Mary Wigman en 1986 a également été célébré en RFA par de nombreuses manifestations : une exposition à l'Académie des beaux-arts de Berlin-Ouest, la publication d'une biographie (Hedwig Muller, Mary Wigman. Leben und Werk der grossen Tänzerin, Weinbeim, Quadriga, 1986), la réédition d'une partie des mémoires de la danseuse (Mary Wigman, Die Sprache des Tanzes, Munich, Battenberg, 1986 (1ère édition 1963) ; Walter Sorell, The Mary Wigman's Book, Middletown, Wesleyan University Press, 1986 (édition allemande 1973)), la création de la Société Mary Wigman, rassemblant les héritières de la danse moderne, et l'émission d'un timbre à l'effigie de la chorégraphe. Cette redécouverte d'un passé artistique oublié s'est également traduite dans le domaine chorégraphique par un travail de reconstruction de créations anciennes. Suzanne Linke en RFA et Arila Siegert en RD A se sont penchées les premières sur les oeuvres de Dore Hoyer et de Mary Wigman. Plus récemment en France, Marion Bastien, Marylène Breuker, Christine Brunei et Luc Petton ont exploré les oeuvres de Rosalia Chladek, Dominique Dupuy, Hanya Holm, Lucas Hoving, Harald Kreutzberg, Jacqueline Robinson, Karin Waehner et Mary Wigman.

10 Tanzdrama-Magazin, Die Zeitschrift für Geschichte und Gegenwart des modernen Tanzes, Mary Wigman-

Gesellschaft e. V., Cologne, 1987-1996. Le comité de rédaction comprend, entre autres, Barbara Malasek, Hedwig Müller, Martina Peter-Bolaender et Patricia Stöckemann.

11 Hedwig Muller, Patricia Stöckemann, "... Jeder Mensch ist ein Tänzer". Ausdruckstanz in Deutschland

zwischen 2900 und 1945, catalogue de l'exposition organisée à l'Académie des beaux-arts de Berlin, du 2 mai au

13 juin 1993, en collaboration avec les Archives de la danse de Cologne, Giessen, Anabas, 1993.

12 Voir notamment Valerie Preston-Dunlop. John Hodgson, Introduction à l'oeuvre de Rudolf lutimn, Arles, Actes Sud, 1990.

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2 2

-système politique et la société qui l'entourent. Sa personnalité tient lieu de bouclier invincible face aux aléas de l'histoire. Cette aura posée sur la figure de l ’artiste hérite de la conception wagnérienne du génie créateur, dom inant le destin des m ortels par ses talents de visionnaire démiurge. Elle débouche sur un second postulat : l'apolitism e des danseurs. L'engagement artistique trop exclusif dont ils auraient témoigné s’expliquerait par leur naïveté face à la montée du nazisme. H edw ig M üller écrit à ce sujet : "la passion de la danse a fait de la jeune génération, dénuée d'esprit critique, e t de la vieille génération, sans culture politique, des victimes faciles de l'emprise nationale-socialiste"13. Cette interprétation, qui tend à exempter les danseurs de to u te responsabilité politique, ne perm et pas seulem ent de présenter leur collaboration avec le Troisième Reich com m e un "faux-pas”. Elle repose enfin sur un troisième postulat : le quiproquo esthétique entre les danseurs et leurs m écènes nazis, malentendu attesté par les censures subies par les danseurs. Cette logique, qui ne tient pas compte des conflits de pouvoirs dans le régime nazi, permet cette fois-ci d'exempter les danseurs de leur responsabilité artistique et, en dernier ressort, de préserver l'autonomie de la sphère créative.

Les historiens de la danse parviennent donc à un curieux renversement de perspective. Au lieu de s'interroger sur la spécificité d'un milieu qui a échappé aux autodafés de 1933, leur interprétation reste influencée par l’histoire de l'exil des artistes modernes et par celle des arts accusés de "dégénérescence" par le rég im e14. Elle tend ainsi à transform er en victimes les danseurs qui rencontrent des difficultés avec l'administration nazie, et à effacer sous un voile pudique les années de collaboration de ceux qui partent en exil avant la guerre15.

C es interprétations reflètent, dans une certaine m esure, les thèses des historiens du nazisme, qui ont longtemps alimenté l'idée selon laquelle l'histoire allemande des années 1930 constituait un accident de parcours et le régime nazi correspondait à une époque acculturée16. Les historiens de la danse de RDA ont eu à cet égard une approche plus critique, posant les premiers la question de la porosité entre l'esthétique de la danse et l'idéologie. Néanmoins, si leur interprétation du parcours de R udolf von Laban et de M ary Wigman est apparue plus polém ique que c e lle des historiens d'A llem agne de l'O u e s t17, elle a surtout nourri

13 "Die Tanzleidenschaft machte die junge Generation in ihrer jugendlichen Kritiklosigkeit und die ältere Generation in ihrer politischen Ignoranz zum leichten Opfer für die nationalsozialistische Einflussnahme" ; Hedwig Müller, Patricia Stöckemann, op. cit., p. 130.

14 En donnant une large place aux danseurs victimes de la censure et aux exilés, l'exposition de l'Académie des beaux-arts sur la danse moderne propose une interprétation biaisée de la réalité ; Hedwig Müller, Patricia Stöckemann, op. cit, p. 202-218.

15 Voir Valerie Preston-Dunlop, "Rudolf von Laban und das Dritte Reich. Ein Beitrag zum Verständnis eines problematischen Verhältnisses", in Tanzdrama, 1988, n° 5, p. 8-13 ; "Rudolf Laban and Kurt Jooss in Exile : their Relationship and Diverse Influence on the Development of 20th Century Dance", in Günther Berghaus (éd.). Artisis in Exile, Bristol University Press, 1990.

16 Voir à ce propos la synthèse établie par Peter Reichel, op. cit., p. 15-16.

17 Voir les deux publications de l'Académie des beaux-arts de Berlin-Est : Positionen zur Vergangenheit und

Gegenwart des Modernen Tanzes : Laban, Palucca, Rudolf, Schilling, Weidt, Wigman, Berlin, Henschel, 1982 ;

Mary Wigman, Sprache des Tanzes, Berlin, Hcnscbel. 1986.

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-23-l'antagonisme traditionnel entre les deux académies des beaux-arts de Berlin. Elle a notamment permis de préserver l'aura de la danseuse Gret Palucca, figure de proue de la vie du régime est- allemand depuis l’après-guerre18.

Les esthéticiens s’appuient enfin sur la spécificité de leur discipline pour contourner les problèmes historiques du nazisme. Tenant également com pte du prestige de la personnalité artistique, ils défendent la thèse selon laquelle la spécificité ontologique de la danse la protégerait d'une totale fusion avec le champ sociopolitique et l'histoire des idées. L'impact du nazisme se réduirait dès lors à des contingences structurelles et n'infléchirait pas le travail créatif. L'origine de cette démarche est à chercher dans les fondements philosophiques et dans les méthodes de la recherche en danse, définis en France dans les années 1970 par Michel Bernard. Ses travaux sur la perception du spectacle chorégraphique s'appuient en grande partie sur la psychanalyse, la phénoménologie et l'anthropologie, mais ils n'intègrent volontairement pas l'analyse historique19. Selon M ichel Bernard, le discours historique a tendance à vouloir réduire "l'objet danse" à un produit déterminé par le jeu des transform ations du contexte sociopolitique et à nier sa spécificité esthétique. Or, c'est précisément la spécificité du "discours chorégraphique" qu'il s'attache à développer en discipline de recherche autonome. L'ensemble de ses travaux sur "la corporéité" reflète cette position20. La réflexion qu'il mène sur "les paradoxes du langage de la danse de Mary Wigman" s'inscrit également dans cette logique. S'il analyse parfaitement en quoi l'art de Mary Wigman est habité par "l'imaginaire de la culture germanique", il se défend de relier ses conclusions à des "causes ou des raisons historiques et sociologiques"21.

Les résultats paradoxaux de ces différentes approches de la danse révèlent une difficulté de nature philosophique. Comment aborder la continuité d'une avant-garde m oderne sous le nazisme ? Comm ent comprendre q u ’un courant artistique, à l'origine des révolutions du mouvement du XXe siècle, ait pu se rallier à un régime qui planifiait la mort dans les camps de

18 La danseuse a reçu un dernier hommage officiel par le régime est-allemand en 1987, à l'occasion de son 85ème anniversaire. Une exposition a été organisée par les Staatliche Kunstsammlungen de Dresde : Künstler

um Palucca, Dresde, catalogue de l'exposition organisée au Kupfersich-Kabinett du 27 mai au 14 août 1987.

Marion Kant est la seule historienne de la danse de l'ancienne RDA à avoir tenté de présenter l'envers de la légende de Gret Palucca. Voir en particulier sa conférence donnée le 1er juin 1993 à l'Académie des beaux-arts de Berlin sous le titre "Erbe des Ausdruckstanzes. Palucca. Wigman, Vogelsang vom Dritten Reich zur Sovietischen Besatzungszone", manuscrit

19 Voir Michel Bernard, L’expressivité du corps, Paris, Éditions Universitaires, 1976 ; "Esquisse d'une théorie de la perception du spectacle chorégraphique", colloque du Festival de danse de Cannes, novembre 1990.

20 Le terme de "corporéité" apparaît préférable à Michel Bernard à celui de "corps", car il répond mieux aux expériences de l'art contemporain. Il ne le définit pas comme une simple enveloppe anatomique, mais d'abord comme un "réseau plastique contingent et instable de forces sensorielles, motrices, pulsionnelles". Voir Michel Bernard, Le corps, Paris, Éditions Universitaires, 1975 ; "De la corporéité comme 'anticorps' ou de la subversion esthétique de la catégorie traditionnelle de 'corps'", in Le corps rassemblé, Montréal, Université de Québec, Agence d'Arc, 1991.

21 Michel Bernard, "De l'imaginaire germanique du mouvement ou les paradoxes du "langage de la danse” de Mary Wigman", in Confluences. Le dialogue des cultures dans les spectacles contemporains, 1984.

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-24-d'extermination ? Les historiens et les esthéticiens de la danse tentent» chacun à leur façon, de surm onter ce qu'ils considèrent com m e une contradiction : les liens entre la modernité et la réaction, les affinités entre l'utopie et l'idéologie. Leurs travaux témoignent de la difficulté d ’envisager à la fois la collaboration concrète des danseurs et les affinités esthétiques e t culturelles du mouvem ent moderne avec le nazisme. Ils aboutissent ainsi à des résultats partiels qui reproduisent le point aveugle des années 1930. Les aspérités qu'offre la danse moderne à ses interprètes rappellent le cas du philosophe Martin Heidegger. La question de son soutien politique au Troisièm e Reich soulève non seulement celle de sa complicité philosophique avec le nazisme, mais aussi celle de l'aveuglement de l'intelligentsia occidentale après la guerre22.

Les a m b ig u ïtés de la danse m od erne dans l'A llem a g n e de W eim ar et sous le T roisièm e R eich

Le but de cette thèse est de résoudre ces contradictions et d ’expliquer pourquoi et com m ent un art, né de la modernité, a pu aussi nourrir les m ythes du Troisième Reich. Nous appuierons notre démonstration sur une double perspective. La première consiste à déconstruire la légende de la danse moderne en établissant un tableau précis de la collaboration politique et institutionnelle des danseurs. La seconde, plus com plexe, s'attache à cerner les éléments culturels, philosophiques et esthétiques susceptibles d'éclairer les affinités entre l'art du m ouvem ent et l'idéologie nationale-socialiste : par quel biais les danseurs abordent-ils le nazisme ? En quoi les valeurs du courant moderne perm ettent-elles d'expliquer le progressif glissement de leurs visions artistiques vers des projets politiques ? Qu'est-ce-que ces attirances révèlent des nostalgies et des rêves communs au mouvement moderne et au national-socialisme ? Nous tenterons m oins de m ontrer les quiproquos entre la danse et le nazisme que les confluences ambiguës et les intérêts réciproques qui ont provoqué le rapprochement progressif des milieux artistiques et politiques.

D ans cette optique, nous choisirons de nous placer d ans une chronologie large qui s'étend de 1913 à 1945. On ne peut effectivement comprendre l'évolution de la danse moderne au cours des années 1930 et 1940 sans s'interroger en am ont su r la naissance de cet art à la veille de la Prem ière guerre mondiale et sur son développement sous Weimar. Ce choix, qui revient à situer l'étude du Troisièm e R eich sur une longue période, n'est pas original. C'est celui des historiens qui réfléchissent sur la question de la continuité ou de la discontinuité du nazism e dans l'h isto ire allem ande. C ette recherche se distingue néanm oins des études traditionnelles p a r son orientation culturelle. Le champ de la recherche sur le nazism e a été longtem ps exclusivem ent centré sur l'analyse des fondem ents socioéconom iques et des

22 Sur les débats autour de l'oeuvre et de la vie de Martin Heidegger, voir la synthèse établie par Luc Ferry et Alain Renaut, Heidegger et les Modernes, Paris, Grasset, 1988.

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-structures étatiques de la société allemande23. Les travaux sur l'histoire des mentalités, des idées et de la culture des m asses sont restés m arginaux jusqu'aux années 197024. Ils constituent pourtant un domaine de réflexion essentiel pour comprendre Mles mécanismes du consensus" qui se sont progressivem ent établis entre la culture et un régim e fondé sur la négation des valeurs humaines25. Les recherches récentes ont notamment permis de mettre fin à l'idée selon laquelle le Troisième Reich aurait correspondu à une époque de "non-culture". Elles ont jeté un éclairage inédit sur la continuité des traditions esthétiques dans les années 1930, soulignant le rapport instrumental qui s'est alors instauré entre la "belle apparence" du régime nazi et sa politique criminelle26.

Notre étude sur la danse moderne s'inscrit dans cette perspective. Elle se compose de deux parties, elles-mêmes subdivisées en trois chapitres. La première partie couvre la période 1913-1934 et montre comment la recherche du sacré des danseurs modernes finit par rejoindre le messianisme culturel du national-socialisme. La seconde partie porte sur les années 1934- 1945 et étudie les formes et les modalités de la collaboration des danseurs avec le Troisième Reich. Celle-ci se fonde sur l'attente, en permanence renouvelée, de l'avènement d'une "culture du mouvement" (Bewegungskultur), dont la danse serait le fer de lance.

Ce plan permet d'aborder plusieurs thèmes de réflexion spécifiques à l'histoire culturelle de l'entre-deux-guerres. Le premier concerne les formes prises par la crise de la modernisation en Allemagne. Le climat de pessimisme culturel qui se répand au XIXe siècle se conçoit comme une réaction à une série de processus de transformation - industrialisation, constitution de la nation et démocratisation - qui se déroulent simultanément dans une société peu préparée à les accueillir. Au début du siècle, les mouvements de réforme de la vie reprennent à leur compte la critique d'un m onde désenchanté et rendu esclave de la machine. Ils développent un idéalisme de la régénération emprunt de religiosité, dont le national-socialisme se nourrit également27. Si les danseurs sont amenés à prendre position par rapport aux problèmes d e la modernité technique, dans quelle m esure leurs aspirations à un m onde nouveau recroisent-elles les domaines d'investigation du nazisme ?

Le deuxième thème de réflexion concerne le statut de l'avant-garde m oderne dans la société allemande. A la fin du XIXe siècle, les artistes ont rompu avec la fonction traditionnelle

23 Pour une synthèse sur ¡'historiographie du nazisme, voir Ian Kershaw, Qu'est-ce que le nazisme ?

Problèmes et perspectives d'interprétation, Paris, Gallimard, 1992.

24 Peter Reichel, op. cit., p. 20-26.

25 Cette expression est employée par Pierre Milza, in Pierre Milza, Fanette Roche-Pézard, Art et fascisme. Totalitarisme et résistance au totalitarisme dans les arts en Italie, Allemagne et France des années 1930 à la

défaite de l'Axe, Bruxelles, Complexe, 1988, p. 253.

26 Peter Reichel, op, cit., p. 15-16.

27 Voir l'introduction de Georg Lachmann Mosse, The Crisis o f Germon Ideology : Intellectual Origins of

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^*^*ittttiàtUiiilÉliliUlttfùîtaikiàââiAl>ailéitU(«nââtliiHMâjlfl

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-de l'art comme m im esis, affirmant vouloir s'approprier le réel pour le réinventer. En sortant -des règles de l'académisme, ils ont ouvert la voie à un nouveau style d'artiste, sorte de Prométhée dém iurge, porteur de visions du monde. Ils ont de ce fait accentué la dimension religieuse donnée à la culture bourgeoise en Allem agne. Or, dans le même temps, on a vu apparaître des traits esthétiques e t volontaristes dans la conception de la politique du nouvel État national bismarckien. L'idéologie nationale-socialiste a tiré profit de cette fonction ambivalente donnée à l'esthétique, allant jusqu'à assim iler le T roisièm e Reich à une oeuvre d'art totale en cours de réalisation28. Si l'on trouve là un terrain com m un entre l'art et la politique, sous quelles formes celui-ci se révèle-t-il dans la danse ?

Enfin, le troisièm e thème de réflexion découle du précédent. Il concerne l'importance accordée par le national-socialisme à la culture visuelle et aux loisirs de masse. Dès ses débuts, sous W eim ar, le N SD A P intègre à son arsenal de propagande les moyens de communication modernes inaugurés par la radio et le ciném a, les procédés de mise en scène inspirés de l'architecture et du théâtre modernes, e t le principe des rassemblements de masse hérité des mouvements gymniques29. Le NSDAP m et ces inventions de la civilisation moderne au service de son utopie réactionnaire, dans le but de capter et de satisfaire les besoins esthétiques, culturels et ém otionnels des masses. Cette priorité donnée à la m ise en scène du visuel et au vécu collectif explique en partie la fascination que le nazisme a su générer autour de lui. Cette exploitation débouche cependant, sous le Troisièm e Reich, sur "un nivellement absolu des dom aines culturel e t politique"30. Com m ent l'avant-garde de la danse moderne se situe-t-elle par rapport à ce je u de miroirs orchestré par le nazisme ? D ans quelle mesure l'utopie d'un corps neuf et la dim ension subjective donnée au mouvement recroisent-elles les pôles d'intérêt du régime nazi ?

L a finalité de notre recherche n'est pas de dém ontrer une filiation directe entre le wagnérism e et le nazisme. Nous tenterons certes d'éclairer les problèm es spécifiques auxquels les danseurs allem ands sont confrontés. M ais notre réflexion se situe dans le cadre plus vaste d'une contrainte historique inédite - le phénom ène du fascisme - qui s'impose à l'ensemble de la civilisation européenne durant la première moitié du XXe siècle31.

28 Voir Éric Michaud, Une construction de l'éternité. L'image et le temps du national-socialisme, thèse de doctorat d*État en histoire de l'art. Université Paris 1 ,1995.

29 Voir Gerhard Paul, Aufstand der Bilder : die NS-Propaganda vor ¡933, Bonn, Dietz, 1990.

30 La question de la fascination exercée par le régime nazi sur les masses constitue le thème central de la réflexion de Peter Reichel, op. dr., p. 33. Sur le phénomène de finationalisme, voir également Wolfgang Lipp, "Magie - Macht und Gefahr. Zur Soziologie des Irrationalen", in Archiv fü r Kulturgeschichte, 1984, n° 66, p. 387-423.

31 Sur l'interprétation du phénomène du nazisme, voir Ian Kershaw, "Le nazisme : un fascisme, un totalitarisme ou un phénomène unique en son genre ?", op. cit., p. 56-94.

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-Les archives d e la danse : u n e n je u d 'in te r p r é ta tio n

Le corpus dont nous disposons comporte des sources aussi variées qu'abondantes. Il comprend d'une part, des sources écrites, manuscrites et publiées : les archives des danseurs et de leurs associations, les archives administratives municipales, nationales et gouvernementales des politiques artistiques de la République de W eimar e t du Troisième Reich, mais aussi les publications des écrivains de la danse, ainsi que les revues spécialisées et culturelles de l’entre- deux-guerres. Ce corpus comprend, d’autre part, quelques extraits de films et des collections de photographies. Outre certaines collections privées32, les principaux lieux de conservation de ces archives sont l'Académie des beaux-arts de Berlin, les Archives de la danse de Leipzig et les Archives fédérales de Berlin et de Potsdam33. H englobe enfin une vingtaine de témoignages oraux, enregistrés et recueillis auprès de plusieurs générations de danseurs et d'écrivains de la danse.

L'intérêt que présentent ces sources est double. P ar leur diversité, elles invitent à multiplier les angles d'approche et à croiser les informations. Elles favorisent ainsi plusieurs niveaux de lecture : politique et institutionnel, culturel et intellectuel, esthétique et biographique. En outre, par leur aspect inédit, elles autorisent à penser qu'un vaste champ de recherche se trouve désormais entrouvert : cette documentation a été à peine exploitée par les chercheurs34 et aucun recensem ent global des archives de la danse n'existe ju sq u ’à ce jo u r35. Les inconvénients ne sont toutefois pas négligeables. Les collections de films et de photographies sont extrêmement lacunaires. L'émergence de la danse moderne étant contemporaine de celle du cinéma, il n'est pas surprenant qu'aucun fonds documentaire de cette sorte n'existe. L'idée de constituer une mémoire visuelle de la danse est parfaitement anachronique pour l'entre-deux- guerres. Par ailleurs, la seconde-guerre mondiale et la division des deux Allemagnes durant la guerre froide ont laissé des traces. Les fonds qui ont disparu avec les bombardements de 1943- 1944 masquent dans l'ombre certaines institutions ou personnalités importantes du milieu de la danse36. Le dédoublement des lieux d'archives entre la RDA et la RFA, ajouté à la multiplicité des sources, ont également rendu délicate la collecte d'un corpus complet37.

32 On a pu notamment consulter les collections privées d'Elisabeth Böhme et d'ilse Loesch à Berlin, ainsi que celles dElmerita Divisltova à Bmo et de Julia Tardy-Marcus à Paris.

33 Pour une présentation exhaustive des sources, voir la bibliographie générale.

34 Les fonds Fritz Böhme, conservés aux Tanzarchiv de de Cologne et de Leipzig, n'ont fait l'objet d'aucune publication encore. Le cas est analogue pour les archives administratives de la politique culturelle de la danse sous Weimar, conservées à Dresde, Leipzig, Munich et Potsdam. Les archives du théâtre du ministère de la Propagande ont été seulement consultées par Lilian Karina et Marion Kant. Voir à ce propos leur ouvrage qui propose une riche compilation de documents sur la politique culturelle de la danse du nazisme, Tanz unterm

Hakenkreuz» Berlin, Henscbel, 1996.

35 A cet égard, les archives des théâtres municipaux et nationaux allemands, ainsi que les sources cinématographiques, mériteraient de plus amples recherches.

36 Les archives du ministère de l'Éducation concernant la politique éducative de la danse sous Weimar et le Troisième Reich ont été en majeure partie détruites. Ainsi le fonds consacré au Bureau pour l'éducation corporelle (R 49.01, n° 16) au Bundesarchiv de Potsdam, mais aussi une partie du fonds Generalia (Rep. 76 V) concernant

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L es sources iconographiques, écrites et orales posent différents problèmes. Leur exploitation technique est inséparable de questions interprétatives. Nous avons volontairement privilégié, d'une part, l’exploitation des sources écrites sur celle des sources iconographiques, d'autre part, une approche empirique sur une analyse théorique. Cela pour plusieurs raisons.

La faible utilisation des images procède tout d'abord d'un constat. Les collections de film s et de photographies étant incom plètes, il est difficile de suivre avec précision les itinéraires chorégraphiques des danseurs. Ce choix m éthodologique correspond également à la volonté d ’éviter les deux principaux écu eils auxquels se so n t confrontés les chercheurs précédents. Le prem ier est la surestim ation du pouvoir d'inform ation intrinsèque des images. L’exposition de photographies de l’Académie des beaux-arts du printemps 1993 à Berlin en est un exem ple37 38. D ans le but de présenter une histoire visuelle de la danse moderne entre 1900 et 1945, ses o rg an isateu rs ont choisi de lim iter les com m entaires à quelques panneaux d'im portance réduite. Cette dém arche favorise le regard ém otionnel du visiteur. Elle est insuffisante pour la période nazie, qui m érite au contraire d’être introduite par un contexte historique précis. Le second écueil réside dans la surdétermination du sens historique contenu dans les im ages. C 'e st le cas de la thèse de l’historienne de la danse am éricaine Susan M anning, consacrée à l'oeuvre de M ary W igm an39. C onstruite comme une "biographie dansée", elle s'appuie en grande partie sur une lecture sociopolitique des photographies des spectacles de la chorégraphe. Cette utilisation des sources iconographiques, qui privilégie une

la méthode Jaques-Dalcroze (Sekt 1, Abt. II., n° 40), les comités d'examen pour les danseurs de scène (Sekt 1, Abt VIL, n° 1 a), le syndicat ChorsOngerverband und Tänzerbund (SekL 1, n° 4-4a), l’enseignement de la danse entre 1880 et 1934 (Sekt 1., n° 5), les manifestations de la danse en 1930 (Sekt 1., n° 5a), le ballet (Sekt. 4, Abt. VII., n° 2d) et l'école Folkwang de Essen en 1933 (Sekt. 14, Abt. 14, n° 3a) au Geheimes Staatsarchiv Preussiscber Kulturbesitz de Berlin. Le Staatsarchiv de Dresde fait également état de fonds manquants, notamment ceux du Conservatoire de Dresde entre 1934 et 1945 et de l'École Supérieure de Musique entre 1924 et 1948. En outre, une partie des dossiers des membres de la Chambre culturelle du Reich ont été détruits lors des bombardements de 1943 sur la Direction centrale du ministère de la Propagande. Cela explique la pauvreté de certains dossiers conservés au Berlin Document Center (par exemple ceux des chorégraphes Dorothée Günther, Lizzie Maudrik, Rudolf von Laban et Mary Wigman), et l'absence de nombreux autres dossiers concernant des écrivains (Félix Emmel), des musiciens et des compositeurs (Hans Johannes Hasting, Herbert Trantow et Rudolf Wagner-Régeny), des photographes (Siegfried Enkelmann et Charlotte Rudolf), ainsi que des danseurs et des pédagogues (Margarethe Curth, Ursula Falke, Ernst Ferand, Gustav Joachim Fischer-KIamt, Hans Huber, Al brecht Knust, Marie-Luise Lieschke, Hanns Niedecken-Gebhard, Max Pfister-Terpis, Berthe Triimpy, Grete Wiesenthal, etc.). Enfin, il faut mentionner la disparition, en 1943, de l'ensemble des archives et de la bibliothèque de la danse, rassemblées par Fritz Böhme sous l'autorité du ministère de la Propagande.

37 De nombreux fonds d'archives restent encore à consulter : en particulier à Berlin, le fonds Gret Palucca de l'Académie des beaux arts, à Cologne, le fonds Hanns Niedecken-Gebhard de llnstitut du théâtre, à Munich, les collections du Musée du théâtre, et à Tbumau, le Forschungsinstitut für Musiktheater de l'Université de Bayreuth. Par la suite, il pourra être aussi utile de voir en Autriche, les collections de théâtre et de photographies de la Bibliothèque Nationale de Vienne et le fonds Derra de Moroda de Salzburg, en Angleterre, le fonds Rudolf Laban de la Surrey University et du Laban Center de Londres, et à New York, la New York Library for Performing Arts.

38 Hedwig Müller, Patricia Stöckemann, op. cit.

39 Susan Manning, Ecstasy and the Démon. Feminism and Nationalism in the Dances o f Mary Wigman, Berkeley, University of California Press, 1993.

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-29-interprétation politique sans toutefois s'appuyer sur une recherche approfondie des sources écrites, comporte le risque d'aboutir à des conclusions inexactes.

Le corpus de sources écrites soulève quant à lui des problèmes d'analyse politique. Les archives de la politique culturelle de la danse du ministère de la Propagande, conservées aux Archives fédérales de Potsdam e t au Document C enter de Berlin, n'ont toujours pas été consultées par les historiens de la danse, six ans après la chute du m ur de Berlin. Leurs recherches se sont surtout concentrées sur les collections privées des danseurs. Cela est significatif d'une méthode d'approche qui préfère la perspective biographique à l’étude des structures so cio cu ltu relles40. C ette étude partielle des sources induit des problèmes d’interprétation. En dépit de leur grande richesse, les collections des danseurs ne permettent effectivement pas de compenser les informations fournies par les archives administratives. Elles présentent en outre l’inconvénient de refléter d'abord les aspects légendaires de la danse moderne. A ce titre, le fonds Mary Wigman, conservé à l'Académie des beaux-arts de Berlin est représentatif. S’il comprend un grand nombre de textes inédits et de notes de travail donnant accès à la pensée artistique de la chorégraphe, il ne comporte en revanche ni correspondance ni documents officiels susceptibles d'éclairer, par exemple, le développement socioculturel des écoles Wigman. De même, si les carnets intimes et les agendas de la danseuse, rédigés entre le début des années 1930 et l'époque de l'après-guerre, autorisent à poser un regard privilégié sur certains aspects sensibles de son existence, leur lecture doit être croisée avec celle des sources administratives, sous peine de n'avoir qu'une vision partielle du contexte historique.

Le dépouillement des archives de la politique culturelle de la République de Weimar et du Troisième Reich complète les résultats précédents. Il permet de retracer les grandes orientations données à la danse dans l'entre-deux-guerres, de cerner sa place spécifique par rapport aux autres arts et de souligner les ruptures et les continuités entre W eim ar e t le régime national-socialiste. H concourt surtout à éclairer les intérêts communs qui lient les artistes à leurs administrateurs et le rôle actif jo u é par les danseurs dans la mise en place de la politique culturelle du national-socialisme. Les mesures de contrainte et de soutien, d'interdiction et d'exception, de m ise à l'écart et de protection, qui nourrissent les querelles de pouvoir du nazisme, jettent une lumière inédite sur les liens qui se tissent progressivement entre la danse et l'idéologie. Cette étude du fonctionnement des structures de la danse contribue ainsi à réviser

40 La plupart des publications récentes sur l'histoire de la danse moderne se présentent sous forme de biographies. Voir entre autres Bernhard Helmich, Händel-Fest und mSpiel der 10 000". Der Regisseur Hanns

Niedecken-Gebhard, Francfort, Peter Lang, 1989 ; Hedwig Müller, op. cit. ; Frank-Manuel Peter, Valeska Gert.

Tänzerin, Schauspielerin, Kabarettistin. Eine dokumentarische Biographie, Berlin, Fröhlich und Kaufmann, 1985

; Patricia Stöckemann, Lola Rogge. Ein Leben ß r den Ausdruckstanz. Tänzerin, Pädagogin, Choreographin,

Wilhelmshaven, Heinrichshofen, 1991 ; Giorgio J. Wolfensberger, Suzanne Perrottet. Ein bewegtes Leben,

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-30-l'image, encore dom inante, d'un art intégré de façon autoritaire, exploité et violenté par le Troisième Reich.

Enfin, les sources écrites m ettent égalem ent en lum ière les difficultés de l’approche interdisciplinaire. Comblent-elles le m anque de sources iconographiques et autorisent-elles à aborder les problèmes spécifiques soulevés par la création chorégraphique ? Si elles invitent à étudier l'am ont e t l'aval de la production des oeuvres chorégraphiques, permettent-elles de répondre à la question des éventuelles affinités entre l'esthétique du national-socialisme et la chorégraphie m oderne ? Le savoir des esthéticiens se révèle à cet égard irremplaçable, car il éclaire la complexité des rapports qui s'établissent entre le lisible et le visible, dans le spectacle de danse41. C ependant, parce qu'il tient peu compte du contexte historique, il a tendance à utiliser des m odèles d'analyse théoriques qui se révèlent parfois en décalage avec les faits concrets42. C'est pourquoi, il nous paraît indispensable de replacer dans un cadre historique les concepts esthétiques et éthiques qui ont présidé à la création chorégraphique durant la première moitié du siècle. P our ce faire, nous n'appréhenderons pas seulem ent la chorégraphie par le biais des spectacles, mais nous prendrons égalem ent en compte les pratiques pédagogiques et créatives et les courants de pensée qui l’inspirent Nous tenterons ainsi également d'apporter un regard qualitatif sur les problèmes de la création sous le Troisième Reich.

L es so u rces orales so u lèv en t e n fin des q u e stio n s spécifiques à l'h isto ire contem poraine43. Les témoignages recueillis ont une valeur unique car ils nous permettent d'aborder des thèm es de réflexion que ne livrent pas - ou peu - les sources écrites. Ils nous introduisent tout d'abord à la spécificité de la transmission artistique dans la danse. Ils nous aident également à établir la topographie du milieu de la danse moderne, à reconstituer ses cercles de sociabilité, leur composition, les lieux et les motifs de rencontre44. Croisés dans un second tem ps avec les inform ations contenues dans les sources écrites, ces tém oignages contribuent à restituer le paysage des débats de la danse. Autour de quelles valeurs communes les cercles de la danse se fédèrent-ils ? En quoi ces derniers sont-ils également révélateurs des conflits humains, sociaux, artistiques et esthétiques du mouvement moderne ? Cette étude des réseaux de la danse grâce aux sources orales, permet enfin de souligner le rôle des chefs de file de la danse. R eplacer le parcours de ces personnages dans un contexte de relations

41 Pour une introduction générale à l'esthétique, voir Georges Didi-Huberman, Devant l’image. Question

posée aux fins d'une histoire de l'art, Paris, Les Éditions de Minuit, 1990. Sur l'esthétique de la danse moderne,

voir Isabelle Launay, A la recherche d’une danse moderne. Étude sur les écrits de Rudolf von Laban et de Mary

Wigman, Thèse de doctorat en Esthétique des arts du spectacle. Université Paris-Vm Saint-Denis, 1993.

42 Ce problème souligne de façon générale les limites de la recherche esthétique sur la danse, souvent essentiellement axée sur la danse contemporaine.

43 Sur les problèmes posés par l'histoire orale et l'histoire contemporaine, voir Agnès Chaveau, Philippe Tétart (éd.), Questions à l’histoire des temps présents, Bruxelles, Complexe, 1992 et Danièle Voldman (dir.), "La bouche de la vérité ? La recherche historique et les sources orales", in Cahiers de l’ÎHTP, novembre 1992, n° 21.

44 Nous nous sommes inspiré, pour ce faire, des réflexions de Nicole Racine et Miche) Trebisch, "Sociabilités intellectuelles. Lieux, milieux, réseaux", in Cahiers de VIHTP, mars 1992, n° 20.

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-interpersonnelles complexes, où les acteurs de l'ombre occupent une place influente, contribue notamment à restituer des portraits plus vivants, débarrassés d'un masque souvent trop lisse posé par leurs hagiographes.

Ces témoignages soulignent néanmoins les limites de la recherche historique confrontée à une actualité vivace. Ils véhiculent une mémoire de la danse encore chargée de passions. Les réactions qui ont entouré, en novembre 1995, la publication dans Le M onde d'un article de Dominique Frétard, évoquant la collaboration des danseurs avec le régim e nazi, montre combien l’évocation des années 1930 fragilise les héritiers du mouvement moderne45. Cette émotivité des acteurs de la danse autour d'un passé tabou renvoie à son tour à celle des historiens, chargés de comprendre et de faire comprendre "l'inconcevable"46. L'accueil critique qui a été fait, au printemps 1995 dans la revue Tanzdram a, à l'essai de Marion Kant consacré au parcours de Mary Wigman sous le nazisme et dans l'im m édiat après-guerre, souligne la difficulté de remettre en cause la légende47. Certains historiens de la danse n'ont pas accepté la lecture politique faite par Marion Kant des carnets intim es de la chorégraphe48. Notre thèse n'est toutefois pas le procès des danseurs sous le nazisme. 11 ne s'agit pas, ainsi que l'écrivent Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, d'aborder cette époque com m e "un simple dossier d'accusation", mais d'abord de regarder "l'histoire d'où nous provenons"49.

45 Dominique Frétant, "La danse contemporaine est obsédée par la guerre et la barbarie", in Le Monde, samedi 9 décembre 1995, p. 25. A la suite de cet article, les danseuses Karin Waehner et Jacqueline Robinson ont voulu rencontrer Dominique Frétard, jugeant inexact le portrait qu’elle avait dressé de Mary Wigman.

46 lan Kersbaw, "La dimension morale", op. ci;., p. 51-55.

47 Marion Kant, "Mary Wigman - Die Suche nach der verlorenen Welt", in Tanzdrama, 1995, n° 25, p. 14- 19, n° 26, p. 16-21.

48 Voir notamment la réponse de Marion Kant aux lettres de Gabriele Klein et du Professeur Hans-Gerd Artus, in Tanzdrama, 1996, n° 27, p. 32-34.

49 Philippe Lacoue-Labarthe, Jean-Luc Nancy, Le mythe nazi, La Tour d'Aigues, éditions de l'Aube, 1991, p. 71.

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Première partie

Les danseurs modernes à la reconquête du sacré

dans la culture

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-35-Introduction

Dans cette première partie, nous nous interrogerons sur les raisons du ralliement des danseurs modernes au Troisième Reich. Pourquoi les représentants de la danse moderne ont-ils fait allégeance de façon si prompte et volontaire au nouveau régime ? Pour répondre à cette question, il est nécéssaire d'étudier les fondements du m ouvem ent moderne et les problèmes hérités de l’époque du Second Empire et de la République de Weimar. Dans quelle mesure ont- ils pu favoriser des passerelles culturelles, sociales et politiques avec le régime nazi ? Il ne s'agit pas de montrer l'évolution déterministe du milieu de la danse, mais d'insister au contraire sur une transition progressive, pas nécessairement visible ni directe, vers le nazisme.

L ’état des recherches sur cette question se révèle problém atique. Deux thèses s'affrontent qui témoignent de la difficulté d'aborder l'intégration des danseurs au Troisième Reich autrement qu'en termes de rupture historique. La prem ière thèse, défendue par Hedwig Müller et Patricia Stôckemann, présente la "mise au pas" des danseurs sous l'angle des mesures autoritaires des organisations nationales-socialistes1. C ette interprétation, qui masque l'engagement politique des danseurs, perm et essentiellem ent de préserver l'im age d'un art symbole de la modernité et représentatif de l’avant-garde éclairée de Weimar. Associant les inventions géniales de la danse moderne à l’esprit de découverte et de créativité qui s'est emparé des arts au début du siècle, les deux historiennes considèrent com m e un fait acquis l'appartenance du milieu de la danse aux cercles progressistes de Weimar. Si les danseurs tirent certains avantages professionnels de leur passage sous le régim e hitlérien, cela ne signifie pas nécessairement qu'ils aient eu des responsabilités politiques dans ce processus2.

A l'inverse, la thèse défendue par Martin Green rem et en cause l'image des "années d'or" de Weimar3. Cependant, elle esquive aussi la confrontation avec le nazisme. L'historien de la culture s'interroge sur les affinités entre les mouvements de réforme de la colonie utopique d'Ascona - auxquels participe notam m ent Rudolf von Laban - e t les courants de pensée

1 Hedwig Müller, Patricia Stôckemann, "... Jeder Mensch ist ein TänzerAusdruckstanz in Deutschland

zwischen 1900 und 1945, Giessen, Anabas, 1993.

2 Hedwig Müller, Tänzerinnen im Nationalsozialismus", in Denny Hirschbach, Sonia Nowoselsky (6d.),

Zwischen Außruch und Verfolgung. Künstlerinnen der zwanziger und dreiziger Jahre, Brème, Zeichen und

Spuren, 1994.

3 Martin Green, Mountain o/TrutK The Counter Culture Begins. Ascona, 1900-1920, Londres, University Press of New England, 1986.

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-conservateurs au début du siècle. Résum ant le parcours du chorégraphe, il estime que s'il a contribué au "pré-nazisme", il n'a pas en revanche collaboré politiquement au régime nazi4. Martin G reen fonde son argumentation su r le témoignage d'une ancienne secrétaire de la Chambre du théâtre du Reich, Gertrud Friedburg-Snell, selon qui l'administrateur nazi Otto Viktor von Keudell aurait travaillé contre les danseurs5. Ce fait, ajouté à la censure, en juin 1936, du spectacle de Rudolf von Laban, Du vent de rosée et de la nouvelle joie ( Vom Tauwind

und der neue Freude), permet à Martin G reen d'aboutir au constat que l'utopie d’Ascona n'a

pas trouvé son prolongem ent sous le nazism e. Certes, l'auteur reconnaît que "certaines des idées d’Ascona so n t reconnaissables dans l'idéologie du nazism e et du pré-nazisme, même sous la form e caricaturale d'une im age déform ée de m iroir"6. Il préfère toutefois relier l’héritage d'Ascona au Gandhisme. Gandhi aurait puisé ses prem ières idées politiques dans les mêmes cercles théosophiques et littéraires londoniens qui ont inspiré Ida Hofmann et Henri Oedenkoven, les fondateurs de la communauté suisse d’Ascona7. L'histoire de la danse suivrait ce schéma. Quoique partageant des affinités avec les courants de pensée du pré-nazisme, cet art serait parvenu à préserver l'éthique pacifiste e t non-violente de son utopie originelle.

Ces deux thèses semblent prisonnières d’une vision dualiste de l'histoire qui sépare les "années d'or" de W eim ar des "années noires" du nazism e. Parce que les historiennes allemandes conçoivent leur discipline com m e une histoire de l’art, elles ne parviennent ni à cerner les problèm es susceptibles d'expliquer la continuité de la danse dans l'Allemagne hitlérienne, ni à en situer les origines. Martin Green, qui aborde la danse comme un phénomène culturel plus général, peut en revanche soulever la question des affinités intellectuelles de la danse et du national-socialisme. Cependant, parce qu’il contourne les problèmes des années 1930, sa réponse reste partielle.

Inge Baxm ann semble être la première à avoir mis fin à cette conception de la rupture historique provoquée par le nazisme dans le champ culturel. Elle intègre la danse dans une histoire des sensibilités et des m entalités qui englobe l’entre-deux-guerres. Elle peut ainsi renouer avec les grandes problématiques de l'histoire culturelle de l'Allemagne de la période, m ises à jo u r jusqu'alors dans le domaine de l'histoire de la pensée8. Cette perspective sera également la nôtre. N otre but est d ’éclairer le glissement progressif de l'utopie de la danse vers l'utopie du nazisme. La période qui va de l’avant-guerre (1913) au début du Troisième Reich (1934) permet de reconstruire la logique spécifique de cette évolution.

4 Martín Green, op. ci/., p. 243. 5 Martin Green, op. ci/., p. 111.

6 "Some ideas of Ascona are recognizable, even in distorted mirror-image caricature, in the ideology of Nazism and pre-Nazism (...)" ; Martin Green, op. ci/., p. 245.

7 II s'agit entre autre de l'influence de Tolstoï et d'Edward Carpenter ; Martin Green, op. ci/., p. 245-246. 8 On trouvera une liste non-exhaustive des publications dlnge Baxmann dans la bibliographie générale.

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-Noire étude se divise en trois chapitres. Le prem ier est consacré à la naissance des utopies du mouvement au sein des utopies sociales du début du siècle et à leur développement dans la société weimarienne. Il tente de cerner les problèmes de nature esthétique et éducative, mais aussi politique et sociale qui découlent de ce processus de sécularisation. Le second chapitre, centré sur l'année 1933, se conçoit comme une topographie des réactions du monde de la danse à l ’arrivée des nazis au pouvoir. Il porte su r la recom position de l'espace socioculturel de la danse qui en résulte et sur les raisons de l'attitude étonnamment clémente des nazis à l'égard de cet art. Enfin, le troisième chapitre concerne l'entrée des danseurs dans les structures du régime nazi. Il retrace les stratégies d'intégration menées par les différents cercles de la danse entre 1933 et 1934 et analyse les motivations de leurs chefs de file.

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