13 | 2020
Lumières plurielles
Sade éducateur
La perversion textuelle et les paradoxes d’une pédagogie subversive
Sade educator. Textual perversion and the paradoxes of a subversive pedagogy
Marco Menin
Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/aes/2721 DOI : 10.4000/aes.2721 ISSN : 2258-093X Éditeur Laboratoire LISAA Référence électroniqueMarco Menin, « Sade éducateur », Arts et Savoirs [En ligne], 13 | 2020, mis en ligne le 01 juin 2020, consulté le 15 juin 2020. URL : http://journals.openedition.org/aes/2721 ; DOI : https://doi.org/ 10.4000/aes.2721
Ce document a été généré automatiquement le 15 juin 2020. Centre de recherche LISAA (Littératures SAvoirs et Arts)
Sade
éducateur
La perversion textuelle et les paradoxes d’une pédagogie subversive
Sade educator. Textual perversion and the paradoxes of a subversive pedagogy
Marco Menin
1 Pour comprendre comment l’œuvre de Sade est animée par une volonté pédagogique, il suffit de lire les sous-titres de ses deux œuvres majeures : Les 120 journées de Sodome ou L’école du libertinage (1785) et La Philosophie dans le boudoir ou Les Instituteurs immoraux (1795). D’une part, le projet pédagogique sadien semble s’insérer avec cohérence dans le processus de démocratisation des savoirs typique des Lumières1. Sade veut illustrer et rendre accessible au lecteur, dans toutes ses variantes, le fonctionnement de la dimension passionnelle, qui représente à ses yeux le sujet privilégié de la philosophie : « On déclame contre les passions, sans songer que c’est à leur flambeau que la philosophie allume le sien. »2 La Philosophie dans le boudoir est un véritable Bildungsromandans lequel l’émotion de la jeune Eugénie est façonnée par ses « instituteurs immoraux », qui lui montrent la fausseté de l’éducation religieuse reçue par sa mère, destinée à devenir la victime de la même Eugénie. L’isolé et inaccessible Château de Silling, qui est le théâtre des 120 journées de Sodome, peut à juste titre être considéré comme une sorte de laboratoire scientifique où l’on expérimente, jusqu’à ses conséquences les plus extrêmes, la plasticité morale des émotions. Quatre proxénètes historiennes, se succédant de mois en mois, font en fait le récit de six cents perversions, à raison de cent cinquante chacune, que les maîtres du château mettent souvent en pratique à l’instant même. L’ouvrage se compose, sous forme de journal, de quatre parties (la première est achevée, les suivantes semblent de simples plans) qui correspondent à chacun des quatre mois et aux passions dites « simples », « doubles », « criminelles » et « meurtrières » (OC XIII, 28), dont la narration s’entremêle aux événements du château. 2 D’autre part, la pédagogie de Sade est profondément anti-illuministe, car elle rejette et renverse certaines des hypothèses philosophiques les plus importantes de l’époque pour ce qui concerne l’étude de la dimension passionnelle et la possibilité de façonner, à travers l’ouvrage littéraire, l’émotion du lecteur. Le but de cet article est d’étudier la façon dont l’œuvre romanesque de Sade véhicule une pédagogie métalittéraire précise,
axée sur un renversement conscient de la rhétorique de la philosophie sentimentale en général, et de celle de Rousseau en particulier. Cet aspect ressort spécialement dans les soi-disant écrits honnêtes dans lesquels l’élément érotique et libertin n’est pas prédominant et qui semblent se conformer, du moins à une lecture superficielle, aux préceptes de la morale commune. Parmi ces œuvres, on compte le recueil de nouvelles Les Crimes de l’amour (1800), sujet principal de notre analyse3.
Sade sentimentaliste ?
3 Les Crimes de l’amour sont une collection de onze nouvelles héroïques et tragiques, comme l’indique leur sous-titre, précédées d’un essai de critique littéraire intitulé Idée sur les romans. Écrite entre 1787 et 1788, lors de l’emprisonnement à la Bastille, l’œuvre est publiée en l’an VIII du Calendrier Révolutionnaire (1800) par l’éditeur Massé, sans obtenir un succès particulier ni par le public, ni par la critique. L’exceptionnalité des Crimes de l’amour réside dans le fait qu’ils ont été publiés par Sade sous son propre nom. Ils représentent, avec Aline et Valcour, le long roman épistolaire imprimé en 1795, le seul écrit honnête d’une production entièrement clandestine4. Bien qu’il soit basé sur lethème érotique, le recueil de nouvelles n’est pas ouvertement pornographique : pour cette raison il a été considéré pendant longtemps comme trop peu sadien et exclu de la Sade-Renaissance qui a caractérisé la seconde moitié du XXe siècle. Alors même que les études académiques consacrées au divin Marquis fleurissaient, Les Crimes de l’amour sont restés en retrait et n’ont pas trouvé place parmi les Œuvres publiées par la célèbre collection de la Bibliothèque de la Pléiade qui, entre 1990 et 1995, a définitivement fait entrer Sade parmi les classiques de la culture française5. 4 Loin de pouvoir être considérés, contrairement à ce qui a souvent été fait, comme un simple écrit de circonstance qui visait un succès facile, Les Crimes de l’amour sont au cœur de la bataille, à la fois philosophique et littéraire de Sade contre le sentimentalisme en général et contre une morale qui se fonde sur la réciprocité. Je vais essayer de montrer comment les contes de Sade sont centrés sur une reconstruction lucide de la théorie de l’émotion à la base d’une pédagogie sentimentaliste, qui conduit toutefois à une réfutation du sentimentalisme même. Ce processus de perversion textuelle et conceptuelle fait exploser de l’intérieur la morale sentimentaliste, en utilisant ses outils expressifs – le conte édifiant et le pathétique – ainsi que ses principes théoriques (la doctrine de la sympathie6).
5 À une lecture superficielle, Les Crimes de l’amour semblent s’insérer pleinement dans le
genre de la littérature édifiante développé en Angleterre par Richardson7 et devenu à la
mode en France avec Prévost et Baculard d’Arnaud puis avec Rousseau. Les onze nouvelles, en dépit de leur hétérogénéité (on trouve le conte historique, le conte oriental, le conte d’amour, le conte moral et le conte gothique8), sont unies par un
chiffre stylistique et par des choix thématiques. En ce qui concerne le premier aspect, Sade abandonne la redondance des descriptions, typique des écrits clandestins : toutes les obscénités et les descriptions érotiques explicites sont bannies, en faveur du non-dit et de l’allusion, techniques narratives caractéristiques du roman sentimental. Cette cohérence formelle confirme le grand talent narratif de Sade lorsqu’il décrit la vertu innocente persécutée par le vice.
6 Dans le conte historique Juliette et Raunai, qui ouvre la collection, les deux jeunes et
tombe amoureux de la jeune fille – tout cela dans le contexte de la conspiration d’Amboise et des maux découlant de l’intolérance religieuse. La Double épreuve, conte moral à la Marmontel, met en scène une série de tentations imaginatives auxquelles le duc de Ceilcour, convaincu que les femmes ne l’aiment que pour son argent, soumet la frivole comtesse Nelmours et la vertueuse baronne Dolsé. Cette dernière ne supporte pas la dureté des épreuves imposées, et meurt juste au moment où Ceilcour prend conscience de l’authenticité de ses sentiments. Dans Miss Henriette Stralson, le protagoniste de l’histoire, le type même de la femme sensible, est persécutée par le riche Lord Granwel, qui la kidnappe trois fois pour faire capituler sa vertu. Pour préserver son innocence, la jeune fille tue le libertin et se suicide peu de temps après. Un sort semblable attend, dans la Suède éclairée et tolérante, la jeune Ernestine. Enlevée et violée par le cruel Oxtiern, la jeune fille meurt, en essayant de faire justice, tuée dans un duel (un piège organisé par le libertin) avec son propre père, qui ne survit pas à la douleur. La relation entre la victime et le libertin est également au centre de l’histoire de Faxelange : la jeune et belle héroïne finit par tomber amoureuse du malhonnête Franlo, et meurt malheureuse après que ce dernier est condamné à mort pour ses crimes. Le protagoniste de Dorgeville ou Le Criminel par vertu épouse involontairement sa sœur, qui est de plus une meurtrière et une infanticide. Mme de Farneille, mère d’Eugénie de Franval dans le conte éponyme, est injustement détestée par sa fille, qui l’empoisonne pour plaire au père libertin qui l’a corrompue depuis son enfance et pour qui elle éprouve un amour incestueux. La relation entre parents et enfants est de la même manière le ressort narratif de Laurence et Antonio (la deuxième nouvelle historique de la collection, située dans la Florence du XVIe siècle) et de La
Comtesse de Sancerre. Les deux histoires sont spéculaires : dans le premier cas, le père vicieux tombe amoureux de la femme de son fils, tandis que dans le second cas c’est la comtesse dissolue à devenir la rivale de sa propre fille, jusqu’à la faire tuer. Aussi dans Rodrigue, ou la Tour enchantée, conte baroque et visionnaire qui contient une allégorie politique claire9, est décrite la fin dramatique de Florinde, une jeune fille de seize ans
violée par le mauvais roi d’Espagne. Le mécanisme de la vertu persécutée caractérise ainsi toutes les nouvelles, jusqu’à trouver son exemplification la plus extrême, mais, à certains égards, paradoxale, dans la machine narrative raffinée de Florville et Courval, ou le Fatalisme. Dans ce conte philosophique10, l’héroïne – dont la confiance inébranlable dans la vertu nous rappelle celle de Justine – apprend en quelques minutes, avec horreur, qu’elle est sans le savoir l’amante de son frère, l’épouse de son père, la meurtrière de son fils et qu’elle a fait condamner sa mère à la mort.
7 La proposition, presque obsessionnelle, de ce schéma narratif a, cependant, une
intention théorique précise, qui est soulignée par Sade dans L’Idée sur les romans qui précède le recueil de nouvelles. Ce préambule donne au lecteur la clé heuristique pour comprendre le vrai message pédagogique des Crimes de l’amour, en soulignant en même temps la continuité et le soutien mutuel qui existe entre les écrits clandestins et les écrits officiels en matière de transmission des savoirs. Dans L’Idée sur les romans Sade montre la nature intrinsèquement philosophique de la narration romanesque11. Le roman concerne, en effet, la dimension normative de ce qui doit être et non celle descriptive de ce qui est, et qui appartient au domaine de recherche de l’histoire : C’est Richardson, c’est Fielding qui nous ont appris que l’étude profonde du cœur de l’homme, véritable dédale de la nature, peut seul inspirer le romancier, dont l’ouvrage doit nous faire voir l’homme, non pas seulement ce qu’il est, ou ce qu’il se
montre, c’est le devoir de l’historien, mais tel qu’il peut être, tel que doivent le rendre les modifications du vice, et toutes les secousses des passions. (OC X, 12)
8 La réflexion philosophique et la narration romanesque partagent donc soit l’objet
d’étude (socratiquement, la connaissance de la nature humaine) soit la méthode d’investigation, qui consiste dans l’analyse de la passion, qui est le propre de l’homme. Sur cet aspect, Sade est un disciple fidèle de Rousseau et de Diderot : le discours philosophique sur l’émotion ne peut pas se développer abstraitement sur un plan théorique, mais seulement dans une dimension pratique, c’est-à-dire par la mise en scène de relations affectives être les êtres. 9 Cette confiance dans l’effet sensible de la création littéraire est l’un des fondements de l’esthétique et de l’éthique de la tradition sentimentaliste, à laquelle Sade prétend s’inspirer à l’exemple de Richardson et de Diderot : Ce n’est pas toujours en faisant triompher la vertu qu’on intéresse ; […] car lorsque la vertu triomphe, les choses étant ce qu’elles doivent être, nos larmes sont taries avant que de couler ; mais si, après les plus rudes épreuves, nous voyons enfin la vertu terrassée par le vice, indispensablement nos âmes se déchirent, et l’ouvrage nous ayant excessivement émus, ayant, comme disait Diderot, ensanglanté nos cœurs au revers, doit indubitablement produire l’intérêt qui seul assure des lauriers. (OC X, 12-13) 10 Cette thèse est confirmée par l’analyse de l’œuvre de Richardson, qui, avec La Nouvelle Héloïse de Rousseau, représente aux yeux de Sade l’expression la plus haute du genre romanesque : Si, après douze ou quinze volumes, l’immortel Richardson eût vertueusement fini par convertir Lovelace, et par lui faire paisiblement épouser Clarisse, eût-on versé à la lecture de ce roman, pris dans le sens contraire, les larmes délicieuses qu’il obtient de tous les êtres sensibles ? (OC X, 13) 11 Sensibilité (du personnage littéraire et du lecteur), larmes, persuasion passionnée, vertu. Sade montre qu’il a compris le modèle sentimentaliste avec une extrême lucidité qu’il applique ouvertement à ses nouvelles. C’est ne pas un hasard s’il définit son ouvrage – avec une autre référence à une forme typique de la littérature participative, celle du tableau vivant12 – un « tableau des mœurs séculaires » (OC X, 15). L’Idée sur les romans révèle donc la nécessité de rattacher Les Crimes de l’amour au sentimentalisme philosophique, afin de comprendre le message profond, déguisé dans une structure narrative complexe, qui se caractérise par un mélange raffiné de vérité et de fiction, de pathétique et d’humour, de dit et de non-dit.
Le modèle sentimentaliste
12 Bien qu’il soit fortement composite et ait été décliné de manière variée, le modèlesentimental répond à deux grands principes : le pathétique et la sympathie13. Le
pathétique, comme nous rappelle le chevalier Jaucourt dans l’Encyclopédie, est « cet enthousiasme, cette véhémence naturelle, cette peinture forte qui émeut, qui touche, qui agite le cœur de l’homme. Tout ce qui transporte l’auditeur hors de lui-même, tout ce qui captive son entendement, & subjugue sa volonté, voilà le pathétique. »14 La
possibilité de « sortir hors de soi-même » à travers les émotions présuppose qu’elles ne sont pas trivialement des données biologiques, mais qu’elles sont soumises à un processus continu de « modulation sociale ».
13 La sensibilité physique (ou sensation) et la sensibilité morale (ou sentiment) étant
indissociables, un rapport émotionnel peut s’établir entre l’auteur, le personnage et le lecteur. Les théoriciens du sens moral avaient souligné que la sympathie15 pouvait
accomplir une fonction morale active et proactive, jusqu’à assumer un rôle fondamental dans la formation de toutes les émotions humaines. Cette idée trouve une formulation exemplaire dans le Traité de la nature humaine (1739-1740) de David Hume :
Nulle qualité n’est plus remarquable dans la nature humaine, à la fois en elle-même et dans ses conséquences, que notre propension à sympathiser avec les autres et à recevoir par communication leurs inclinations et leurs sentiments, fussent-ils différents des nôtres, voire contraires aux nôtres.16
14 L’idée que le lien sympathique avec autrui représenterait la base de la moralité
humaine sera également formulée par Adam Smith dans la Théorie des sentiments moraux en 1759 : Aussi égoïste que l’homme puisse être supposé, il y a évidemment certains principes dans sa nature qui le conduisent à s’intéresser à la fortune des autres et qui lui rendent nécessaire leur bonheur […]. De cette sorte est la pitié ou la compassion, c’est-à-dire l’émotion que nous sentons pour la misère des autres, que nous la voyions ou que nous soyons amenés à la concevoir avec beaucoup de vivacité.17 15 La doctrine de la sympathie développée par les penseurs britanniques a, comme on le sait, profondément influencé les philosophes18. Diderot et Rousseau (pour se limiter aux deux exemples les plus significatifs) partagent avec les théoriciens du sens moral l’idée selon laquelle la base de la morale humaine serait une sorte de compassion originelle envers ceux qui souffrent. C’est dans ce caractère intrinsèquement relationnel de l’émotion que réside le grand potentiel pédagogique de la littérature selon les sentimentalistes. Le roman semble en fait capable non seulement d’illustrer le fonctionnement de la sphère émotionnelle, mais aussi – et c’est l’aspect décisif – de façonner l’émotivité du lecteur à travers le mécanisme sympathique décrit par les théoriciens du sens moral. Dans cette perspective, la fiction littéraire se caractérise comme interrelation entre deux sensibilités : celle du personnage littéraire et celle du lecteur. Bien que la première soit irréelle et imaginaire, elle n’en a pas moins des effets tangibles sur la sensibilité du second, partant du niveau physiologique pour atteindre, grâce à l’analogie entre sensibilité passive et sensibilité active, le niveau moral. Ce mécanisme marque le passage d’une conception passive de l’enquête philosophique sur l’émotion à une conception active : étudier l’émotion c’est aussi la susciter, la distinction entre le niveau descriptif et le niveau normatif se dissout. L’une des illustrations les plus efficaces de ce changement de perspective se trouve dans l’Éloge de Richardson de Diderot, publié en 1762, dans l’apothéose de la sensibilité. Diderot n’y exalte pas seulement les bénéfices moraux dérivant de la lecture des romans de Richardson, dont il est un fervent admirateur, il en révèle, en quelque sorte, la genèse, mettant en lumière le savant amalgame de vérité et d’invention, de réalité et d’imagination qui confère une véritable existence à la fiction littéraire. Cette expérience est vécue par Diderot lui-même, qui en donne un compte rendu détaillé :
Mon âme était tenue dans une agitation perpétuelle. Combien j’étais bon ! combien j’étais juste ! que j’étais satisfait de moi ! J’étais, au sortir de ta lecture, ce qu’est un homme à la fin d’une journée qu’il a employée à faire le bien. J’avais parcouru dans l’intervalle de quelques heures un grand nombre de situations, que la vie la plus longue offre à peine dans toute sa durée […]. Je sentais que j’avais acquis de l’expérience.19
16 Cette nouvelle évaluation de l’émotion romanesque trouve sa formulation dans L’Idée sur les romans (la deuxième préface de La Nouvelle Héloïse) de Rousseau, qui se sert pour l’illustrer de l’image de la communication immédiate entre les cœurs : « Cependant on se sent l’âme attendrie ; on se sent ému sans savoir pourquoi. Si la force du sentiment ne nous frappe pas, sa vérité nous touche ; et c’est ainsi que le cœur sait parler au cœur »20.
Émotion-pitié, émotion-amour propre
17 Justement Rousseau, pour lequel Sade éprouve une grande et sincère admiration21, est celui qui a formulé avec plus de clarté le lien originel entre émotion et pitié. Selon Rousseau, comme cela est illustré dans le Discours sur l’inégalité et à nouveau dans l’Émile , l’émotion dérive entièrement de la pitié, « vertu naturelle […] qui nous inspire une répugnance naturelle à voir périr ou souffrir tout être sensible et principalement nos semblables »22. La pitié est donc un sentiment sympathique qui établit une relation transparente et immédiate entre l’intériorité et l’extériorité, révélant la vérité de la première par le biais de la seconde : « [Les émotions] des cœurs ardents et sensibles étant l’ouvrage de la nature, se montrent en dépit de celui qui les a ; leur première explosion purement machinale est indépendante de sa volonté »23. En raison de cette capacité à être authentique, c’est-à-dire involontaire et spontanée, l’émotion ne signe pas seulement une différence décisive entre l’homme de la nature (amorale et insensible) et l’homme de l’homme (moral et émotionnel), mais peut être considérée comme une véritable source de normativité24.
18 Bien qu’il cherche à son tour l’origine de l’émotion dans la conformation originelle de
l’individu, Sade conteste fermement l’hypothèse de Rousseau. Selon lui, l’émotion plonge ses racines non dans la pitié, mais dans l’amour de soi, seul principe naturel qui caractérise l’être humain : « L’amour-propre est le sentiment le plus actif dans l’homme ; on gagne tout en l’intéressant » (Aline et Valcour, OC VI, 319). En raison de cet égoïsme intégral, tous les hommes cherchent à réaliser leur propre plaisir, qui peut être satisfait seulement dans la relation interpersonnelle. Sa réalisation coïncide donc avec l’obtention du pouvoir, avec une forme d’oppression, émotionnelle avant même que sexuelle, sur autrui. Dans cette perspective, toute impulsion sympathique est un obstacle à la pleine expression de soi et « la pitié, loin d’être une vertu, n’est qu’une faiblesse » (Histoire de Juliette, OC VIII, 271). Dans Aline et Valcour, ce renversement de l’anthropologie des théories du sens moral est mis dans la bouche de l’incestueux Président de Blamont, qui reproche sa sensibilité à sa compatissante épouse : Quand vous cédez au sentiment de la pitié plutôt qu’aux conseils de la raison, quand vous écoutez le cœur de préférence à l’esprit, vous vous jetez dans un abîme d’erreurs, puisqu’il n’est point de plus faux organes que ceux de la sensibilité, aucuns qui nous entraînent à de plus sots calculs et à de plus ridicules démarches. (OC V, 336) 19 De cette explication différente de la genèse de l’émotion vient l’évaluation inverse de son efficacité morale : alors que la tradition sentimentaliste relie une telle efficacité à l’intention et à la spontanéité de l’émotion elle-même, Sade la considère exclusivement en fonction de ses effets, c’est-à-dire sur la base du contrôle rationnel que le sujet peut exercer sur elle. L’œuvre clandestine – La Nouvelle Justine ou les Malheurs de la vertu (1799) et L’Histoire de Juliette, ou les Prospérités du vice (1800) sont exemplaires dans ce sens – est axée sur le contraste ouvert entre ces deux modèles d’émotion : d’une part,
l’émotion-pitié, prérogative des personnages bons et religieux, qui, chrétiennement, font passer leur prochain avant eux-mêmes ; de l’autre part, l’émotion-amour propre, le trait distinctif des libertins ou « criminels », qui considèrent leur prochain non comme un alter ego, mais comme un simple moyen de réaliser leur plaisir personnel.
20 La technique d’argumentation de Sade est connue : elle consiste à dissocier
complètement l’émotion-pitié, à la base de la vertu sentimentaliste, du bonheur, qui n’est accessible qu’à celui qui a su embrasser l’émotion-amour propre, c’est-à-dire au criminel. Puisqu’une dialectique émotionnelle centrée sur l’égoïsme est nécessairement compétitive aussi bien que comparative, tous ceux qui croient à la vision sentimentale de l’émotion sont destinés à devenir les victimes des libertins. Cette dualité de l’émotion – suspendue entre les polarités du plaisir et de la souffrance – est clairement théorisée dans L’Histoire de Juliette par le libertin Noirceuil : « Toutes les passions ont deux sens, Juliette : l’un très injuste, relativement à la victime ; l’autre singulièrement juste, par rapport à celui qui l’exerce » (OC VIII, 140). Justement l’histoire de Juliette et de sa sœur Justine (objet de trois réécritures successives par Sade25) est l’exemple le plus clair de ce mécanisme. 21 Dans la production romanesque clandestine, l’attaque au sentimentalisme est donc évidente soit au niveau formel soit au niveau du contenu. Quant au premier aspect, le langage obscène et la description obsessionnelle des orgies et des tortures renversent de façon provocante l’esthétique sentimentale, selon laquelle tout ce qui concerne la sexualité peut être seulement deviné et imaginé. En ce qui concerne le second aspect, l’éthique de la réciprocité centrée sur la compassion est toujours dramatiquement inefficace et dommageable dans le récit. Sur ce dernier point, la critique sadienne aboutit ouvertement à la dérision, comme le confirme emblématiquement – parmi les nombreux exemples qu’il serait permis de citer – la fin de Justine, qui meurt brûlée par la foudre (c’est la punition conventionnellement réservée aux pécheurs et aux sacrilèges).
22 Si dans sa production clandestine Sade attaque frontalement la morale sentimentaliste,
en opposant ouvertement à elle un autre type d’émotion, qui vient d’une vision anthropologique opposée, dans la production honnête il adopte une stratégie différente, mais tout à fait complémentaire. Au lieu de combattre le sentimentalisme de l’extérieur, Sade le réfute pour ainsi dire de l’intérieur, en utilisant ses propres principes stylistiques (le conte édifiant) et théoriques (le pathétique et la doctrine de la sympathie). Le résultat paradoxal de ce détour est que la même moralité sentimentale fournit la base de l’immoralisme de Sade, dont le but ultime est de montrer l’impossibilité d’une éthique basée sur la réciprocité émotionnelle, jusqu’à convertir le lecteur à l’émotion-amour-propre.
Une pédagogie immoraliste : métamorphose de l’émotion
23 Alors que la grande production romanesque de Sade se concentre sur l’identification
entre le crime et le bonheur, d’une part, et l’identification entre la vertu et le malheur, d’autre part, contredisant ouvertement le topos sentimentaliste de la virtue in distress, les nouvelles héroïques et tragiques rassemblées dans Les Crimes de l’amour se caractérisent par un triomphe systématique de la vertu : ou sur cette terre, ou dans l’au-delà, comme cela est répété obsessionnellement. Tout aussi systématique est la défaite du vice, ou sous la forme de punition du coupable ou sous la forme de son
repentir. C’est Sade lui-même, dans son aigre réponse à Villeterque (auteur d’un compte-rendu fortement négatif de l’ouvrage sadien26) qui a insisté sur ce point jusqu’à réfuter résolument l’étiquette de « tableaux du crime triomphant »27 que le folliculaire avait utilisée pour définir son livre : Où le crime triomphe-t-il dans ces nouvelles que vous attaquez avec autant de bêtise que d’impudence ? Qu’on m’en permette une très-courte analyse seulement, pour prouver au public que Villeterque ne sait ce qu’il dit quand il prétend que je donne dans ces nouvelles le plus grand ascendant au vice sur la vertu. (OC X, 512)
24 L’analyse de Sade est fondamentalement correcte (si on s’arrête à une lecture
superficielle du texte) et fait ressortir l’un des aspects les plus problématiques des Crimes de l’amour, qui a certainement contribué à leur dévaluation : pour s’adapter au modèle sentimentaliste, la plupart des nouvelles aboutit à une conclusion forcée et improbable, et de nombreux personnages sont dépourvus de cohérence psychologique, passant soudainement du mal absolu au repentir le plus sincère. Exemplaire est le cas d’Eugénie de Franval. La jeune fille, qui dès sa naissance a été éduquée par son père dans l’immoralité et le mépris de la religion, est présentée tout au long de l’histoire comme « à la fois horreur et miracle de la nature » (OC X, 428). 25 Toute son éducation, en d’autres termes, confirme la relativité absolue de la morale
(par exemple, elle considère l’inceste naturel) et sanctionne l’échec de l’idéal sympathique sous-jacent à la philosophie de Rousseau, dont la conception de la loi de la nature est ironiquement renversée par Monsieur de Franval : Or, la loi de la nature la plus intimement gravée dans nos âmes est de nous défaire les premiers, si nous le pouvons, de ceux qui conspirent contre nous ; cette loi sacrée, qui nous meut et qui nous inspire sans cesse, ne mit point en nous l’amour du prochain avant celui que nous nous devons à nous-mêmes... d’abord nous, et les autres ensuite, voilà la marche de la nature. (OC X, 479) 26 Eugénie, fidèle à ses principes, empoisonne sa mère, qui empêche la relation avec son père, et devient une sorte d’héroïne sentimentale :
Eugénie, rendue à la nature, poussant des cris affreux, s’avouant coupable, invoquant la mort, voulant se la donner, tour à tour aux pieds de ceux qu’elle implore, tour à tour collée sur le sein de sa mère, cherchant à la ranimer de son souffle, à la réchauffer de ses larmes, à l’attendrir de ses remords. (OC X, 488)
27 La fin de la fille, qui « se précipite sur sa mère et meurt en même temps qu’elle » (OC X,
489), est la mort sympathique par excellence : c’est la douleur physique de la mère qui tue Eugénie par le biais de la sensibilité morale. Le triomphe de la pitié sur l’immoralisme serait également confirmé par le repentir tout aussi inattendu de Monsieur de Franval qui se suicide sur le corps de l’épouse injustement tourmentée, laissant place à la morale tout à fait conventionnelle de cette nouvelle tragique : « Quelle créature en effet plus précieuse, plus intéressante aux regards des hommes que celle qui n’a chéri, respecté, cultivé les vertus de la terre, que pour y trouver à chaque pas, et l’infortune et la douleur ? » (OC X, 492). 28 Si la conclusion d’Eugénie de Franval est à certains égards emblématique, ce n’est pas par
hasard : la nouvelle clôt le recueil des Crimes de l’amour, qui présentent d’autres dénouements narrativement faibles, comme ceux de Juliette et Raunai, Laurence et Antonio ou La Comtesse de Sancerre. Cette femme machiavélique et impitoyable qui se venge de sa fille en la faisant tuer par son amant – avec une cruauté digne de la Clairwil de L’Histoire de Juliette – se convertit à la religion et dédie le reste de sa vie à l’expiation :
La seule comtesse survécut à ces crimes, mais pour les pleurer toute sa vie ; elle se jeta dans la plus haute piété, et mourut dix ans après religieuse à Auxerre, laissant la communauté édifiée de sa conversion, et véritablement attendrie de la sincérité de ses remords. (OC X, 424) 29 Il serait naïf d’interpréter les indéniables faiblesses formelles des Crimes de l’amour comme le résultat de la maladresse de leur auteur ou comme la conséquence d’un travail éditorial négligé. D’une part, la sélection minutieuse (les nouvelles étaient initialement 2828) et la révision des textes montrent la présence d’une conception
théorique claire. D’autre part, l’habileté narrative de Sade et sa capacité à créer des personnages cohérents et fascinants (on peut penser à tous les grands « criminels » de la production romanesque) sont hors de question. Il est donc légitime de supposer que les faiblesses formelles apparentes sont en réalité une partie intégrante et active de la controverse contre le sentimentalisme et, plus spécifiquement, d’un processus de perversion textuelle qui, par le biais d’une dé-moralisation du pathétique rendue possible par la parodie29, réoriente l’usage de l’émotion littéraire.
30 La réfutation du pathétique sentimentaliste passe ainsi par une double métamorphose.
Sur le plan textuel, Sade transforme le pathos en dérision30, non seulement en
décrivant des manifestations émotionnelles excessives, qui se trouvent répétées au point d’être dévaluées aux yeux du lecteur, mais aussi en montrant l’échec systématique de la vision sentimentaliste de l’émotion grâce à l’exagération de dénouements31. À un deuxième niveau cependant – et c’est l’aspect le plus intéressant –
Sade étend ce processus à la relation entre le personnage littéraire et le lecteur. Il reconnaît la validité du mécanisme sympathique de la circulation de l’émotion à la base du roman édifiant (magistralement illustré par Diderot dans son Éloge de Richardson), mais, ayant modifié les fondements anthropologiques de l’émotion, il recourt à ce mécanisme d’une manière complètement inédite. C’est en effet le pathétique, en vertu de la relation étroite qu’il entretient avec l’aspect actif de la sensibilité, qui doit convertir le lecteur au libertinisme : la séduction esthétique-érotique exercée par la représentation de l’émotion, notamment par la souffrance de la victime, conduit à une suspension du faux jugement moral (selon lequel il serait mal de faire souffrir quelqu’un), en conduisant implicitement le lecteur à embrasser les principes de l’immoralisme. 31 La nouvelle dans laquelle ce processus « d’implosion » de la morale de la réciprocité peut être vu plus clairement à l’œuvre est Florville et Courval. Exemplaire est la relation qui lie Florville à ses deux « mentors » : la libertine madame de Verquin, qui la pousse malgré elle vers la passion amoureuse, et la vertueuse madame de Lérince, qui la conduit sur la voie de la vertu. La première est explicitement présentée avec mépris, tandis que la seconde est louée puisqu’elle incarne toutes les valeurs de l’éthique de la réciprocité : C’était dans la plus extrême sensibilité que l’on trouvait en elle les principes de sa foi […]. Elle ne se permettait même pas une plaisanterie qui pût affliger son prochain ; pleine de tendresse et de sensibilité pour ses semblables […]. Des conférences de morale et de piété, le plus d’actes de bienfaisance qu’il nous était possible, tels étaient les devoirs qui partageaient nos jours ». (OC X, 223-224)
32 Néanmoins, la description de la mort de ces deux femmes si différentes pousse
implicitement le lecteur dans le sens de la libertine et non de la femme de bien. Quand elle apprend qu’elle a une maladie incurable, Mme de Verquin rassemble autour d’elle
ses proches pour mourir paisiblement couchée sur un lit parsemé de fleurs et entourée de tout le confort matériel.
33 Bien que cette mise en scène soit condamnée par Florville comme « le dernier
égarement du crime », la comparaison avec le départ de Madame de Lérince implique, au niveau métalittéraire, un net changement de perspective : Cette mort ne fut pas aussi tranquille que celle de Mme de Verquin ; celle-ci, n’ayant jamais rien espéré, ne redouta point de tout perdre : l’autre sembla frémir de voir disparaître l’objet certain de son espoir. Aucun remords ne m’avait frappée dans la femme qu’ils devaient assaillir en foule : celle qui ne s’était jamais mise dans le cas d’en avoir, en conçut. Mme de Verquin, en mourant, ne regrettait que de n’avoir pas fait assez de mal ; Mme de Lérince expirait, repentante du bien qu’elle n’avait pas fait. L’une se couvrait de fleurs, en ne déplorant que la perte de ses plaisirs ; l’autre voulut mourir sur une croix de cendres, désolée du souvenir des heures qu’elle n’avait pas offertes à la vertu. Ces contrariétés me frappèrent. (OC X, 244) 34 En conclusion, le recueil des Crimes de l’amour, chef-d’œuvre négligé de Sade, peut être considéré non seulement comme un moment décisif dans sa production, mais aussi comme une étape essentielle de son projet pédagogique. Dans ce travail, Sade réussit à réfuter le didactisme moral conventionnellement associé à la littérature sentimentale, en utilisant sciemment ses processus formels et stylistiques de telle manière qu’il brise ses bases morales. D’une part, il rejette en fait le pathos au fondement de l’émotion- piété et, d’autre part, il se sert du pathos même, dans sa déclinaison immorale, c’est-à-dire comme un fondement de l’émotion-amour propre, pour redécouvrir, et faire redécouvrir sympathiquement au lecteur, la nature authentique de l’homme.
NOTES
1. En matière d’éducation et d’instruction, la philosophie des Lumières poursuivait des objectifs
directement liés à sa vision éclairée de l’humanité. Dans cette perspective, la diffusion de la connaissance était le seul antidote à l’ignorance et à l’intolérance favorisées par l’Église et par le savoir métaphysique. Sur cet aspect, voir Rotraud von Kulessa (dir.), Démocratisation et
diversification. Les littératures d’éducation au siècle des Lumières, Paris, Garnier, 2015. 2. Donatien-Alphonse-François de Sade, Histoire de Juliette, dans Œuvres complètes du Marquis de Sade, éd. de Gilbert Lely, 16 vols., Paris, Cercle du livre précieux, 1966-1967, vol. VIII, p. 94. Toutes les références ultérieures renverront à cette édition (OC). 3. Sur la littérature la plus récente concernant les écrits honnêtes de Sade, voir John Phillips, « Sade. État présent », French Studies, no 68-4, 2014, p. 526-533. À notre connaissance, la seule monographie consacrée aux Crimes de l’amour, dans une perspective strictement littéraire, est Philippe Seminet, Sade in His Own Name. An Analysis of « Les Crimes de l’amour », New York, Peter Lang, 2003. 4. Pour une lecture philosophique d’Aline et Valcour voir Michel Delon et Catriona Seth (dir.), Sade en toutes lettres : autour d’« Aline et Valcour », Paris, Desjonquères, 2004, James Fowler, “When Opposites Attract: Moral Polarity in Sade’s Aline et Valcour”, Neophilologus, no 95-1, 2011, p. 51-63. Je me permets de renvoyer aussi à Marco Menin, “Sade’s Ethics of Emotional Restraint: Aline et
Valcour Midway between Sentimentality and Apathy”, Philosophy and Literature, no 40-2, 2016,
p. 366-382.
5. Voir Donatien-Alphonse-François de Sade, Œuvres, éd. de Michel Delon et Jean Deprun, 3 vols.,
Paris, Gallimard, 1990-1995.
6. La doctrine de la sympathie, théorisée par Hume et Smith en Écosse (voir infra, notes 16 et 17),
reprise par Diderot et Rousseau en France, prévoit la possibilité de transmettre des enseignements moraux par l’identification du lecteur au personnage de roman. 7. Dans ses romans – notamment Paméla ou la Vertu récompensée (1740) et Clarisse Harlowe (1748), traduits en français par l’abbé Prévost – Richardson sait provoquer l’admiration du lecteur par la représentation de la vertu en butte aux attaques du mal. Grand en Angleterre, le succès de Richardson fut encore plus grand en France, comme en témoigne l’Éloge de Richardson écrit par Diderot (voir infra, note 19). Sur cet aspect, voir James Fowler, Richardson and the Philosophes, Oxford, Legenda, 2014. 8. Voir Lorna Berman, “The Marquis de Sade and Courtly Love”, Eighteenth-Century Fiction, no 11-3, 1999, p. 285-300, Stephen Werner, “Diderot, Sade and the Gothic Novel”, Studies on Voltaire and the
Eighteenth-Century, no 114, 1973, p. 273- 290, Katherine Astbury, “The Marquis de Sade and the
Sentimental Tale: Les Crimes de l’amour as a Subversion of Sensibility”, Australian Journal of French Studies, no 39-1, 2002, p. 47-59. 9. À travers la figure de Rodrigue, dernier roi chrétien d’Espagne, Sade critique le mélange du pouvoir politique et du pouvoir religieux, source d’oppression et d’intolérance. 10. Dans ce cas également, le développement de thèmes philosophiques, liés notamment à la renaissance de la philosophie épicurienne, est évident. Voir André Arlette, « Recherches sur l’épicurisme de Sade : Florville et Courval », Studies on Voltaire and the Eighteenth-Century, no 151, 1976, p. 119-129. Sur la particularité de l’épicurisme de Sade, voir Marie-France Silver, « Un exemple des métamorphoses de l’épicurisme au dix-huitième siècle : l’idée de nature dans les romans du marquis de Sade », Studies on Voltaire and the Eighteenth-Century, no 90, 1972, p. 523-525, Caroline Warman, « Modèles violents et sensations fortes dans la genèse de l’œuvre de Sade », Dix-huitième Siècle, 35-1, 2003, p. 231-239. 11. Voir Carola Inés Pivetta, « Sade y su idea sobre las novelas : estrategias argumentativas de un polemista discreto », Thélème. Revista Complutense de Estudios Franceses, no 32-2, 2017, p. 271-284.
12. Sur l’esthétique du tableau au XVIIIe siècle, voir Pierre Frantz, L’esthétique du tableau dans le
théâtre du XVIIIe siècle, Paris, Presses universitaires de France, 1998.
13. Voir Robert F. Brissenden, Virtue in Distress: Studies in the Novel of Sentiment from Richardson to
Sade, London, Macmillan, 1964, p. 11-64, David Denby, Sentimental Narrative and the Social Order in France, 1760-1820, Cambridge, Cambridge University Press, 1994, p. 71-94.
14. Louis de Jaucourt, entré « Pathétique, le (Éloquence, Poësie, Art orat.) », dans Denis Diderot et
Jean le Rond d’Alembert (dir.), Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des
métiers…, 17 vols., Paris-Neuchâtel, Briasson, David, Le Breton, Durand-Faulche, 1751-1765,
vol. XII, p. 169-170, ici p. 169.
15. Pour une synthèse de la littérature critique sur la sympathie du XVIIIe siècle, voir David
Marshall, The Surprising Effects of Sympathy : Marivaux, Diderot, Rousseau, and Mary Shelley, Chicago, University of Chicago Press, 1988. Entre les études récentes, voir Thierry Belleguic, Eric Van der Schueren, et Sabrina Vervacke (dir.), Les discours de la sympathie. Enquête sur une notion de l’âge classique à la modernité, Laval, Presses de l’Université Laval, 2007, Jonathan Lamb, The Evolution of Sympathy in the Long Eighteenth Century, Londres, Pickering & Chatto, 2009, Michael L. Frazer, The Enlightenment of Sympathy: Justice and the Moral Sentiments in the Eighteenth Century and Today, Oxford, Oxford University Press, 2010, Eric Schliesser (ed.), Sympathy: A History, Oxford, Oxford University Press, 2015.
16. David Hume, A Treatise of Human Nature, David F. Norton et Mary J. Norton (ed.), Oxford, Oxford University Press, 2007, p. 206, trad. Jean-Pierre Cléro, Les passions. Traité de la nature humaine, Livre II, Paris, Flammarion, 1991, p. 155-156. 17. Adam Smith, The Theory of Moral Sentiments, Knud Haakonssen (ed.), Cambridge, Cambridge University Press, 2002, p. 11, trad. Michaël Biziou, Claude Gautier et Jean-François Pradeau, Théorie des sentiments moraux, Paris, Presses universitaires de France, 1999, p. 23-24.
18. Luca Turco, “Sympathy and Moral Sense, 1725-1740”, British Journal for the History of
Philosophy, no 7-1, 1999, p. 79-101. 19. Denis Diderot, Éloge de Richardson, dans Œuvres complètes, 33 vols., éd. de Herbert Dieckmann, Jean Fabre (puis Jean Varloot) et Jacques Proust, Paris, Hermann, 1975-2004, vol. XIII, p. 192-193. 20. Jean-Jacques Rousseau, Entretien sur les romans, dans Édition du Tricentenaire-Œuvres complètes, éd. de Raymond Trousson et Frédéric S. Eigeldinger, 24 vols., Genève/Paris, Slatkine/Champion, 2012, vol. XV, p. 1221. 21. Sur l’influence décisive de Rousseau sur Sade, voir Michel Delon, « Sade face à Rousseau »,
Europe, no 522, 1972, p. 43-48, Philippe Roger, « Rousseau selon Sade ou Jean-Jacques travesti »,
Dix-huitième siècle, no 23-1, 1991, p. 383-405, Mladen Kozul, « Lire Sade avec Rousseau », Romance
Studies, no 32-3, 2014, p. 171-182. 22. Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, dans Édition du Tricentenaire-Œuvres complètes, cit., vol. V, p. 87. 23. Jean-Jacques Rousseau, Dialogues. Rousseau juge de Jean-Jacques, dans Édition du Tricentenaire-Œuvres complètes, cit., vol. III, p. 284. 24. Comme études générales sur l’émotion chez Rousseau, voir Michel Gilot et Jean Sgard (dir.), Le Vocabulaire du sentiment dans l’œuvre de Jean-Jacques Rousseau, Genève/Paris, Slatkine, 1980, Laurence Mall et Brigitte Weltman-Aron (dir.), De l’émotion chez Rousseau, numéro de la revue
L’Esprit Créateur, no 52-4, 2012, Jacques Berchtold (dir.), Rousseau, passionnément : « Mes passions
m’ont fait vivre, et mes passions m’ont tué », Paris, Éditions Mare et Martin, 2013.
25. Les trois ouvrages en question sont notamment Les Infortunes de la vertu (1787), Justine, ou les
Malheurs de la vertu (1791) et La Nouvelle Justine (1799).
26. Fervent admirateur de Rousseau, Villeterque est l’auteur, entre autres, d’un roman
sentimental intitulé Zéna ou la jalousie et le bonheur, rêve sentimental (1786).
27. Alexandre-Louis de Villeterque, « Compte rendu des Crimes de l’amour du marquis de Sade »,
Journal des arts, des sciences et de littérature, 1 fructidor an VIII (19 août 1800), no 79, p. 114. Sur ce
texte, voir Chiara Gambacorti, « “...ces tableaux du crime triomphant...” Écriture moralisante et perversion textuelle dans Les Crimes de l’amour du Marquis de Sade », Dix-huitième siècle, no 39-1,
2007, p. 383-405.
28. Voir Éric Le Grandic, Postface à Donatien-Alphonse-François de Sade, Les Crimes de l’amour,
Paris, Zulma, 1995, p. 485-495.
29. Voir Linda Hutcheon, « Ironie et parodie : stratégie et structure », Poétique, no 36-9, 1978,
p. 466-477. Sur la parodie au dix-huitième siècle, voir Gustave Lanson, La parodie dramatique au
XVIIIe siècle, dans Id., Hommes et livres (Paris, 1895), réprod. Genève, Slatkine, 1979, p. 261-293,
Valeria Belt Grannis, Dramatic Parody in Eighteenth Century France, New York, Publications of the Institute of French Studies, 1931. 30. Sur l’usage de l’ironie dans l’œuvre sadienne, voir John Phillips, “Laugh ? I nearly died!: Humour in Sade’s Fiction”, Eighteenth Century: Theory and Interpretation, no 40-1, 1999, p. 46-67, Stephen Werner, The Comic Philosophes: Montesquieu, Voltaire, Diderot, Sade, Birmingham (Alabama), Summa Publications, 2002, p. 99-124, Walter D. Redfern, French Laughter: Literary Humour from Diderot to Tournier, Oxford, Oxford University Press, 2008, p. 49-52. Sur l’usage spécifique de la parodie chez Sade, voir Lucienne Frappier-Mazur, Writing the Orgy: Power and Parody in Sade, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1996. Cependant, aucune de ces études n’analyse ouvertement Les Crimes de l’amour.
31. Pour une analyse linguistique des six premiers contes des Crimes de l’amour, voir Roberta J.
Hackel, De Sade’s Quantitative Moral Universe : Of Irony, Rhetoric, and Boredom, The Hague/Paris, Mouton, 1976.
RÉSUMÉS
Cet article explore la façon dont l’œuvre romanesque de Sade véhicule une pédagogie métalittéraire précise, axée sur un renversement conscient de la rhétorique pédagogique typique de la philosophie sentimentale en général, et de celle de Rousseau en particulier. Cet aspect ressort spécialement dans les soi-disant écrits honnêtes. Dans ces écrits, au lieu de combattre le sentimentalisme de l’extérieur, Sade en fait imploser les fondements moraux de l’intérieur, en utilisant les principes stylistiques (le conte édifiant) et théoriques (le pathétique et la doctrine de la sympathie) du sentimentalisme même. This article explores how Sade’s novels convey a precise meta-literary pedagogy, focused on a conscious reversal of the pedagogical rhetoric typical of sentimental philosophy in general, and of Rousseau’s philosophy in particular. This aspect is especially evident in the so-called honest writings. In these writings, instead of fighting sentimentalism from the outside, Sade destroys from the interior the moral foundations of sentimentality, using its own stylistic principles (the edifying tale) and its own theoretical principles (the pathos and the doctrine of sympathy).