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Jean Desmarets de Saint-Sorlin, oubien de la diversité épique. A propos du Clovis, de la Marie-Madeleine et d'Esther.

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« Jean Desmarets de Saint-Sorlin, ou bien de la diversité épique.

A propos du Clovis

1

, de la Marie-Madeleine

2

et d’Esther

3

»

Le titre de mon intervention énumère trois poèmes de Jean Desmarets de Saint-Sorlin suivant l’ordre de publication de ces textes. Mais il est possible de les considérer selon un critère différent, qui correspond au degré d’accomplissement d’un projet théorique bien précis et qui voit en premier lieu toujours le Clovis, mais propose par la suite l’Esther et seulement après, en dernière et principale position, la Marie-Madeleine. Car, même si la Marie-Madeleine est publiée en 1669 et l’Esther en 1670, c’est en effet au niveau de la Marie-Madeleine que nous pouvons retrouver la mise en pratique la plus accomplie d’un dessein de renouveau de la poésie épique élaboré petit à petit depuis le début du siècle.

Le vœu de notre ami Jean-Marie Roulin était que je m’en tienne aux textes poétiques et que je laisse de côté pour une fois l’aspect théorique de la question relative à l’épopée au XVIIe siècle. Je le veux bien. Me consentant toutefois une toute petite prémisse: je voudrais en fait dire deux mots sur le projet de renouveau auquel j’ai fait référence, pour qu’on puisse par la suite apprécier l’évolution ascensionnelle d’un poème à l’autre de Jean Desmarets de Saint-Sorlin.

Je dirai alors que les mots d’ordre du renouvellement ont été prononcée à la fin du XVIe siècle par Guillaume Du Bartas. C’est lui qui a donné l’exemple du chemin à suivre dans ses Semaines4, et

surtout c’est lui qui a expliqué l’attitude théorique à prendre dans le Brief Advertissement5 écrit en

1584. Les mots d’ordre en question étaient originalité, modernité, autonomisation par rapport au passé, bien sûr. Cependant, Du Bartas suggérait aussi une autre nécessité, la gradation. Pour être moderne, il disait, l’épopée devait abandonner le paganisme en faveur du christianisme, mais il ajoutait que cela ne pouvait se produire “que pié à pié”. Dans son oeuvre, il exemplifiait, on trouvait encore “les mots de Flore, Amphitrite, Mars, Vénus, Vulcan, Jupiter, Pluton &c” même si lui, Du Bartas, était tout-à-fait d’accord avec ceux qui voulaient que ces mots “en fussent bannis”. Toutefois, en raison de leur plus que séculaire tradition poétique, il était impossible de les abolir d’un jour à l’autre. Lui, il ne pouvait que donner “les premiers assauts” à cette tradition. “Quelqu’un viendra”, concluait-il, “qui luy fera quitter du tout la place”. En 1584 Du Bartas proposait donc ce que quatre siècles plus tard théoriserait le philosophe allemand Hans Blumenberg disant qu’une religion nouvelle doit se mettre en relation avec l’ancienne pour pouvoir la répudier de façon plausible6.

Au XVIIe siècle, le plus acharné défenseur du projet dubartasien fut Jean Desmarets de Saint-Sorlin. Dans le contexte de la querelle des Anciens et des Modernes, nombreux furent les auteurs qui se prononcèrent sur un de ses chapitres les plus controversés, celui du choix à faire entre le merveilleux païen et le merveilleux chrétien. Très nuancées furent les attitudes de chacun de ces

1 Clovis ou la France Chrestienne, Poëme heroïque, par Jean Desmarets, Paris, A. Courbé, 1657 (II éd., poëme enrichy de plusieurs figures, Paris, Théodore Girard, 1666; III éd., reveu exactement & augmenté d’inventions & des actions merveilleuses du Roy, avec un discours pour prouver que les sujets chrestiens sont les seuls propres à la poësie heroïque et un traité des poëtes grecs, latins et françois, Paris, Cramoisy, 1673).

2 Marie-Madeleine, ou le Triomphe de la Grace, poëme, composé par Jean Desmarets, Seigneur de S.Sorlin, Conseiller du Roy, et Controleur General de l’Extraordinaire des Guerres. A Paris, Denys Thierry, 1669.

3 Esther, poëme heroïque composé et dedié au Roy, par le Sieur de Boisval, Jean Desmarets de Saint-Sorlin, Paris, P. Le Petit, 1670.

4 La Sepmaine ou création du monde de Guillaume de Salluste, Seigneur Du Bartas, Paris, Buon, 1578; La Seconde

Sepmaine ou enfance du monde de G.de S. seigneur Du Bartas, A Paris, à l’olivier de P. L’Huillier, 1584.

5 Brief Advertissement du Seigneur Du Bartas sur quelques points de sa premiere et seconde sepmaine. A Paris, à l’olivier de P. L’Huillier, 1584.

6 En fait, Hans Blumenberg devait exposer sa théorie à ce sujet en 1957, dans son essai “Kritik und Rezeption antiker Philosophie in der Patristik” (Studium Generale 10).

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auteurs. Au-delà de l’opposition évidente entre les Anciens contraires à la mise en vers de la religion chrétienne et les modernes favorables, à l’intérieur même du parti des modernes l’accord ne fut pas général. Selon l’adhésion plus ou moins accentuée au projet inauguré par Du Bartas, il y eut des prises de position plus ou moins radicales. Certains auteurs suivirent Torquato Tasso qui, dans le premier de ses Discorsi dell’arte poetica e in particolare sopra il poema eroico, avait dit “Tolgasi l’argomento dell’epopeia da istorie di vera religione ma non di tanta autorità che siano

inalterabili”7. Ces auteurs théorisèrent donc la nécessité de la mise en vers de sujets chrétiens mais

en même temps celle de s’en tenir à l’histoire chrétienne, en raison du fait que les plus hautes vérités de la religion ne peuvent être aucunement affabulées. Mais il y eut aussi ceux qui théorisèrent la possibilité de mettre en vers les sujets religieux, même les sujets tirés des textes sacrés, à condition de ne pas toucher à la divinité suprème. Et il y eut ceux qui ne ressentirent pas l’impératif de la prudence et qui composèrent des poèmes ayant pour sujet jusqu’au Christ et à son entourage.

Le seul auteur toutefois qui réalisa en entier le projet de Du Bartas et qui arriva graduellement au bout du parcours, ce fut justement Jean Desmartes de Saint-Sorlin. Le procédé de mise en rapport avec l’ancienne religion afin de pouvoir l’expulser, il le réalisa en introduisant dans ses poèmes chrétiens le paganisme sous forme de ruse diabolique, invention de Satan pour perdre les hommes. Blumenberg explique bien ce procédé quand il dit: “La chrétienté a dû trouver un rapport avec les anciennes religions – et en même temps rendre méconnaisssable ce fait même, ce qui était pour elle une nécessité absolue. C’est le sens même de la réception de voiler sa propre fondation”8.

Dans l’idée de Desmarets, l’expulsion de l’esthétique païenne de l’épopée moderne venait ainsi à correspondre à la victoire de Dieu sur le Diable, des lumières sur les ténèbres.

Auteur de nombreux textes à sujet historique et biblique, Desmarets parvint au plus haut niveau de réalisation du projet dubartasien avec le poème consacré à Marie-Madeleine. Il le dit lui même dans sa Préface: “Voicy une sorte de poëme dont il n’y a ny preceptes ny exemples dans l’Antiquité; et ceux qui voudront en juger sur les règles d’Aristote ou sur les poëmes d’Homère et de Virgile se tromperont ou voudront en tromper d’autres pour leur faire faire de faux jugements”.

La nouveauté de ses poèmes consiste en premier lieu dans le choix du sujet, qui est à lui seul garantie d’un merveilleux nouveau et différent. Les sujets choisis par Desmarets sont tels qu’à l’intérieur de ses poèmes le merveilleux n’est plus ce dont le poète se sert pour embellir sa matière, mais devient au contraire la substance même de la poésie. Chrétien, le genre épique est la forme de poésie la plus élevée qui soit. A ce niveau-là, il n’y a plus de limites à respecter, parce que l’auteur de la merveille est Dieu, le poète n’est que celui qui la met en vers. Toute merveille est donc autorisée, pourvu qu’elle soit attribuée au principe créateur premier. C’est comme si le poète se faisait Dieu par l’écriture. Au moment où il compose, il prend la place de Dieu, il en répète – à l’écrit – les exploits inégalables. Il emprunte la toute puissance divine, et dans le domaine de sa création à lui – le poème épique – il devient tout-puissant comme Dieu. La matière de l’épopée, c’est Dieu qui la fournit, et le poète n’a pas le droit d’y inventer quoi que ce soit, mais il peut – et ici sa liberté est absolue – la disposer comme il veut. Dans la mise en forme poétique de la vérité chrétienne, il peut donner libre cours à son imagination inventive. Ce qui le caractérise par rapport aux auteurs anciens donc, c’est que pour eux l’invention résidait dans la matière et que, dans la disposition poétique de celle-ci, ils devaient suivre strictement les modèles existants. Le poète moderne, par contre, à condition qu’il respecte la vérité des faits, peut n’importe quoi dans le domaine de la mise en forme poétique, et plus celle-ci sera merveilleuse, plus elle correspondra à l’action du seul vrai Dieu.

7 “Le sujet du poème doit être puisé dans l’histoire de la vraie religion, mais il ne doit pas être tellement sacré qu’on n’y puisse toucher et y changer quelque chose” (Scritti sull’arte poetica, Torino, Einaudi, 1977, T. 1, p. 11. Discours publié en 1587).

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Desmarets entre dans les détails et explique qu’on peut donner libre cours à l’invention en tout ce que “les saints textes ne particularisent pas”9. Non seulement la fiction est alors légitime, mais elle

devient préfiguration des vérités suprêmes. C’est dans ce contexte que Desmarets fait référence à son explication du paganisme, quand il dit, à propos des fictions: “Le Demon ne les a apprises que des Saints Livres et sur ce modèle il les a inspirées aux Poetes Payens qui en ont fait les plus admirables richesses de leurs ouvrages”10. Conclusion de Desmarets: “La fiction vient

originairement de l’Esprit de Dieu. Aussi le Verbe Incarné s’en est admirablement servy dans ses paraboles. Au lieu de pouvoir estre accusées de mensonges, elles impriment fortement les veritez dans les ames”11.

Venons-en donc maintenant aux poèmes, en commençant par celui dont le sujet est tiré de l’histoire nationale.

Clovis ou la France Chrestienne

Il paraît une première fois en 1657 chez Augustin Courbé, précédé par un Advis au Clovis qui en explique l’art et la manière. Pour apprécier ce poème, nous dit l’auteur, il suffit le désir. Quel désir? Celui de voir triompher Dieu et de ne pas être esclaves ni d’un amour aveugle pour l’antiquité, ni de l’envie de ceux qui le sont. Sujet du poème est en effet le passage du mensonge à la vérité effectué à travers la lutte entre Dieu et le Diable. Et ici, comme il s’agit d’un poème historique où le héros est un homme, modalité épique qui donne au poète un pouvoir d’invention illimité, l’opposition diabolique au triomphe du christianisme peut assumer des formes extrêmes.

Le moyen dont Lucifer se sert pour dissuader Clovis de l’amour pour une chrétienne – Clotilde – est le mensonge. Il lui apparaît en rêve feignant qu’il est Jupiter et lui dit (livre XII):

… quitte pour jamais le feu qui te dévore Pour celle qui credule un Jesus-Christ adore, Un mortel miserable à la Croix attaché, Durant trois fois dix ans dans sa honte caché,

Qui pauvre et d’un coeur bas n’a prêché dans le monde Que misere, indigence, humilité profonde.

Les valeureux françois doivent suivre des Dieux Qui par leurs faits guerriers ont merité les Cieux.

La vérité, par contre, est représentée par l’image frappante du temple aux parois transparentes de cristal. Clotilde, victime d’un charme diabolique qui lui fait croire le faux au sujet de Clovis, y est transportée par la Vierge (livre III):

La Mere des beautez, pour la désabuser

Dans la source du vray veut la faire puiser. Elle voit, ou croit voir, dans la plaine azurée, Parmi le pur émail dont elle est colorée, Une blanche clarté qui s’amasse et reluit. La Vierge vers ce lieu l’adresse et la conduit. Une longue vapeur, que le Soleil éclaire, Trace un chemin d’argent à la divine Mère.

Leurs pieds en mesme temps foulent d’un noble pas

9 Il l’affirme dans le Discours pour prouver que les sujets chrétiens sont les seuls propres à la poésie héroique, préposé à la troisième éd. du Clovis, faite à Paris, chez Cramoisy, en 1673.

10 Ibid. 11 Ibid.

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Des chimères de l’air les mobiles amas. Enfin vers le Saint lieu Clotilde parvenue, Voit briller de plus pres, sur une large nue, Un Temple non basti de marbre ou de metal,

Mais dont les riches murs ne sont qu’un pur crystal.

Le Clovis, en d’autres termes, réalise la transformation de l’ancienne épopée de glorification nationale et apologie du souverain en moderne poème de la conversion: le roi n’y est plus chanté pour ses conquêtes terriennes, mais en raison de la seule et unique conquête spirituelle capable de lui assurer la gloire véritable, le renoncement au mensonge au nom de la vérité.

Le sujet choisi par Desmarets est donc la tentative du Diable d’empêcher la christianisation de la France qu’il voit s’ébaucher au moment où Clovis tombe amoureux d’une femme chrétienne. Le Diable vole vers les montagnes entre la Bourgogne et la Lorraine pour retrouver le magicien Auberon, qui milite à son service, et lui demander de l’aide (livre I):

Use de ton sçavoir [lui dit-il] et sourd à la pitié, Arreste leur voyage, et romps leur amitié.

Le magicien déclanche alors une tempête au cours de laquelle Clovis et Clotilde, surpris dans un bois, doivent demander asile dans un palais magnifique, qui est bien entendu le palais du magicien. Prisonniers de ce dernier, assoiffés, ils boivent de l’eau enchantée qui les rend ennemis l’un de l’autre.

Parmi les ruses diaboliques employées pour satisfaire la volonté de Lucifer, à plusieurs reprises figure celle de la fausse apparence: Clovis croit rencontrer Clotilde, en fait c’est une des deux filles d’Auberon, la princesse Albione, qui a pris le visage de Clotilde et en tant que telle essaie de convaincre Clovis qu’elle est prête à laisser sa religion pourvu qu’il continue à l’aimer. Aurèle, fidèle compagnon de Clovis que le Ciel a choisi pour aider l’homme à s’opposer au pouvoir de Lucifer, est envoyé chez un Pieux solitaire qui lui fait un don magnifique: une armure resplendissante comme le soleil, qui est sainte et qui le protègera de tout artifice diabolique. C’est une armure que le Pieux solitaire a eue d’un Ange, et sur laquelle sont gravées tous les faits à venir concernant Clovis et l’histoire de France: le baptême de Clovis en premier lieu, la victoire de Louis IX a Damiette, les exploits guerriers de la pucelle d’Orléans, jusqu’aux actions héroiques de Louis XIV. Une fois reçue des mains d’Aurèle l’armure celeste, Clovis part consulter “la Vierge de Nanterre”, Sainte Geneviève, pour apprendre d’elle comment il doit agir afin de reconquerir Clotilde. C’est à ce moment là qu’il fait le rêve au cours duquel Lucifer habillé en Jupiter lui ordonne de renoncer à son amour pour Clotilde, lui promettant en échange “l’allemande Cypris”. Le clou de l’action voit ensuite Clovis se battre contre le prince Sigismond, fils de Gondebaut – Gondebaut étant l’oncle de Clotilde, le seul qui ait le pouvoir de décider du sort de la femme – parce que Sigismond à son tour est amoureux de Clotilde. Clovis est sur le point de gagner, quand Alaric paraît, résolu lui aussi à se battre pour avoir la belle chrétienne. Mais Clovis est le plus fort. Se voyant en difficulté, Auberon enlève la femme après avoir pris l’aspect d’Aurèle. Mais déjà les signes de la conversion de Clovis commencent à percer (livre XIV):

Clovis dédaigne alors d’avoir ses Dieux propices Et ne perd plus de temps à de vains sacrifices

Il donne ensuite à son armée l’enseigne chrétienne, l’oriflamme. Alors Denys, “l’Apostre de la France”, lui révèle le lieu où Auberon tient prisonnière Clotilde afin qu’il puisse partir la chercher (livre XV):

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Qui d’un antre couvroit l’ouverture charmée, Devient un tourbillon de vent et de fumée,

Qui laisse un libre espace, et dans les airs se perd.

Dès qu’elle le voit, Clotilde se met à genoux devant lui et lui demande de devenir chrétien. Clovis est prêt et demande le baptême non sans avoir incité ses hommes, les guerriers francs, à quitter les fausses idoles suivant son exemple (livre XVII):

Quitons, genereux Francs, toute Idole profane, Jupiter, et Mercure, et Pallas, et Diane.

Suit la scène du baptême, qui a lieu à Reims. Baptisé, Clovis fait un rêve, bien différent désormais du premier. Il se rêve imposant la main et guérissant par ce geste. Le Prélat lui explique ce que Dieu a voulu signifier (livre XIX):

Sçache qu’il t’a fait voir l’image d’un mistère, Dieu veut que de nos Rois la main soit salutaire.

Nous avons là chantée l’acquisition de la thaumaturgie de la part de la souveraineté. Clovis met en pratique à l’instant sa nouvelle faculté et guérit un enfant par l’imposition de la main. Mais pour que le poème puisse terminer, il doit se produire le combat direct entre Clovis et Alaric. Pour un moment aucun des deux combattants ne prévaut sur l’autre, mais puis, conduisant le poème à son point culminant, Clovis demande à Dieu d’en décider du combat (livre XX.):

Au Ciel en ce moment le Franc lève la teste, Et fait au Fils de Dieu cette juste requeste : Seigneur guide ce fer sur l’impie Arien,

Pour l’honneur de ton Nom plutost que sur le mien. Aussitost d’un éclair la terre s’illumine,

Clovis sent le présage, et la force divine. Sur la teste du Goth porte le coup fatal,

Clovis tue donc son ennemi et, ce faisant, il proclame le triomphe du ciel et de la vérité.

Esther

Poème à sujet vétérotestamentaire en quatre chants, il est précédé par un texte théorique en vers qui a pour titre L’Excellence et les plaintes de la poésie héroique. La figuralité concernant le passage du polithéisme païen au monothésime chrétien y devient plus structurelle encore. L’Esther démontre comment la victoire de la vérité sur le mensonge opérée par Dieu à travers le démasquement du Diable et de ses artifices est signifiée par celui de la fausse mythologie païenne opérée par le poète Desmarets grâce au choix d’un merveilleux et d’un surnaturel chrétiens.

De quoi il s’agit: pour aider les juifs exilés, Dieu a fait en sorte que le roi de Perse Artaserse tombe amoureux d’une femme juive, Esther. Lucifer est furieux à l’idée que son pouvoir auquel jusqu’à présent Artaserse a obéi soit mis en danger par l’amour que Dieu lui a inspiré. L’action est donc structurée sur les tentatives que le Diable fait pour rendre vaine celle de Dieu, se servant des fausses divinités, Apollon et Jupiter surtout. Pour contraster l’amour voulu par Dieu, Lucifer favorise toute attitude infâme, de la ruse à la trahison et jusqu’au parricide. Mais le ciel est plus fort, et gagne. Le poète qui choisit ce sujet en dévoilant la fausseté de la poésie païenne, reproduit par ses vers l’action de Dieu, le seul Dieu de vérité. Et comme Dieu a voulu montrer la supériorité de l’amour d’Esther en confrontant sa pureté avec la corruption du sentiment de Vasthi qui est, elle, subjuguée

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par Lucifer, de la même manière Desmarets établit une comparaison entre la poésie chrétienne et la poésie païenne pour montrer la supériorité de la première:

Qui des deux est plus grand, si quelqu’un les compare, Lequel est glorieux par un effet plus rare,

Ou le Dieu de Moïse, ou le Grand Jupiter? Ou le charme d’Helene, ou le charme d’Esther? Ou le fougueux Achille, ou celuy qui sur l’herbe Abatit le grand corps du Philistin superbe, Et qui toujours aidé du celeste secours, Etouffa dans ses bras des lions, et des Ours?12

Desmarets en arrive à la conclusion suivante:

Des Grecs le merveilleux n’est jamais véritable Mais les grands faits de Dieu passent l’imaginable. En eux seuls, au mépris des contes fabuleux, La vérité s’accorde avec le merveilleux: Et le vers heroïque aura sa gloire entiere, S’il en peut par son art égaler la matiere.13

Lucifer veut donc essayer de faire renaître l’ancien amour d’Artaserse pour la païenne Vasthi. Dans ce but, il suscite l’image d’Apollon qui devrait à elle seule, selon Lucifer, convaincre le roi (chant I):

Apollon se présente, ainsi qu’il est orné Quand la Fable le peint, de rayons couronné.

Apollon impose au roi un choix: soit le règne, soit Esther. Il s’agissait d’une vision onirique: quand le roi se réveille il raconte son rêve à Esther pour qu’elle l’aide à l’interpréter. La femme lui dit que, ayant confience en Dieu, il ne doit avoir peur de rien. Mais le roi, subjugué par Lucifer, hésite et décide de faire un sacrifice en l’honneur d’Apollon pour apaiser sa colère. La Pitie, chargée de déclarer la volonté des dieux, voudrait bien faire retomber le choix sur Vasthi, mais le ciel l’en empêche (chant I):

Prince, dit-elle enfin, je cede au grand pouvoir. Je ne puis d’Apollon déclarer le vouloir. Un Dieu plus fort que luy me force de te dire Que la vertu d’Esther est digne de l’Empire.

Les artifices diaboliques pour convaincre Artaserse à choisir Vasthi se multiplient, mais voilà que Dieu intervient (chant IV):

[…] pendant que l’Enfer excite les humains A tremper dans le sang leurs parricides mains,

Pour rompre leurs complots, veille l’Autheur du Monde Et veut que d’un seul mot un Hebreu les confonde.

12 Desmarets le dit dans le texte théorique préposé au poème, L’Excellence et les plaintes de la poésie héroique. 13 Ibid.

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Il s’agit de Mardochée, Dieu veut que la vérité triomphe par lui et pour cette raison il n’a pas révélé qu’il est l’oncle d’Esther: en incognito, il pourra agir plus librement. Il peut donc prévenir Esther du complot organisé contre Artaserse, tandis que Vasthi essaie, désormais en vain, d’évoquer les démons ses amis (chant IV):

Tout l’Enfer est muet, quand le Ciel a parlé.

Vasthi à ce moment là n’a plus d’autre solution que le suicide, imitée par la Pitie. La scène de leur mort, macabre et peinte en flammes complètement noires termine la première version du poème. Une deuxième version publiée en 1673 comporte trois livres supplémentaires par rapport aux quatre de la première édition, trois nouveaux livres dans lesquels Desmarets donne une suite au triomphe de Dieu. Parmi les nouvelles inventions, il introduit un rêve prophétique de Mardochée qui annonce le massacre du peuple juif. L’oncle demande l’intervention de la reine Esther, laquelle s’adresse au roi en ces termes (chant VI):

Si, dit-elle, jamais j’ai pu plaire à tes yeux, Si pour m’unir à toi les favorables cieux Ont dompté de l’Enfer la malice & l’envie, Pour mon peuple & pour moy je demande la vie

Et elle obtient ce qu’elle demande, mais pour que la victoire soit explicite les sujets d’Artaserse doivent sa battre contre les juifs. Le Roi, qui se dit impartiel, assistera au duel de son balcon, à ses côtés il aura Esther et Mardochée. Pour qu’il soit éliminé et avec lui le soutien du peuple d’Esther, il est prévu que dix flèches le transpercent. Et voilà le miracle qui le sauve, la main de Dieu qui agit à travers Mardochée (chant VII):

Il sent venir d’en haut un mouvement nouveau, Soudain devant le Prince il étend son manteau; Et dans le mesme instant s’y trouvent attachées Devers le corps du Roi dix flèches décochées.

Une fois le Roi sauvé et les juifs avec lui, Desmarets reprend la conclusion de la première version, Vasthi et la Pitie face au silence de l’Enfer qui ne répond plus à leur appel se donnent la mort par le feu. Esther occupe les tous derniers vers:

Benissant le Seigneur a le coeur satisfait, Et sent de sa bonté le triomphe parfait. C’est la victoire définitive du bien et de la vérité.

Marie-Madeleine ou le triomphe de la grâce

Desmarets est ici au plus haut point de son élaboration. Et il donne preuve d’une très grande cohérence dans la mise en pratique des principes qu’il a établi. En premier lieu dans le choix qu’il fit par rapport aux deux querelles magdaléniennes majeures du siècle, d’une part le problème des trois femmes évangéliques réunies dans une seule personne, et de l’autre celui de l’ermitage provençal de la sainte. En ce qui concerne l’unification, Desmarets fut pour. En ce qui concerne la légende provençal, il fut contre. Et cela parce que, dans le premier cas, il ne s’agissait que de donner une forme particulière à quelque chose qui était dans l’Evangile. D’autant plus que la création d’une femme une et trine en même temps – création tout-à-fait légitime en tant que fiction seulement “dispositive” – était le système le meilleur pour permettre une lecture figurale du personnage: la

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Sainte Amante de Jésus pouvait ainsi symboliser la Trinité divine. Par contre, le fait de croire à la tradition de l’ermitage provençal aurait signifié aller au-delà de l’écriture sainte, ce qui aurait impliqué la transgression de la seule règle à respecter.

Le poème se compose de dix chants. Très rigoureusement, il est structuré en deux parties: les cinq premiers chants consacrés à la pécheresse, les cinq derniers à la sainte. La première partie, qui correspond à la possession démoniaque de Marie-Madeleine, signifie la possession du monde par les fausses idoles, donc l’ère du paganisme. Puis il y a l’intervention de l’Homme-Dieu, qui provoque matériellement l’expulsion de Lucifer du coeur et de l’esprit de Marie-Madeleine, donc sa conversion et qui représente, par conséquent, le début de l’ère chrétienne. Les cinq premiers chants sont pour ainsi dire le lieu du mensonge, les cinq derniers celui de la vérité. Desmarets se donne évidemment grande liberté d’invention dans la première partie, là où il s’agit de la période de la vie de Marie-Madeleine “que le saint texte ne particularise pas”. Mais à partir du moment de l’intervention de Jésus-Christ, il se met à respecter de très près la narration évangélique, il ne se permet plus aucune affabulation parce que, à ce moment-là, il deviendrait arbtraire de le faire. Au début du poème Desmarets nous présente une Madeleine très belle mais très méchante. Aimée par Abner, elle ne répond pas à son amour parce que, inspirée par le Diable, elle n’aime que sa propre beauté et préfère passer d’homme à homme pour être sûre tout le temps de son pouvoir de séduction. Un amour inconstant et superficiel qui correspond à l’image du polythéisme paien. Au deuxième chant, il est question de l’orgueil de Marie-Madeleine: Abner a fini par choisir la vertu d’une autre femme, Orcade, et Madeleine ne le supporte pas. Inventant une intrigue diabolique pour perdre celui qui l’a offensée, elle va chez Hérodiade, qui voudrait que le prince épouse sa fille Salomé, et lui fait croire qu’Abner pousse le Prince à trahir Salomé avec Orcade. Les deux femmes décident qu’Abner doit mourir et organisent une chasse à l’ours, au cours de laquelle on lui dressera une embuscade (chant III). Au chant IV, Desmartes “particularise” la possession de Marie-Madeleine. Il met en scène la troupe de Démons qui ont pris siège en elle. Et c’est Lucifer qui provoque l’intervention de Jésus, l’interpellant pour l’insulter et lui demander raison de ce qu’il considère une usurpation de pouvoir. Nous voilà au tournant du poème. Le cinquième est le chant charnière entre la première et la deuxième partie:

Soudain d’une splendeur la chambre est éclairée, Puis paroist en sa majesté

Du puissant fils de DIEU l’admirable beauté, Dans le Ciel, sur la Terre, aux Enfers révérée.

Marie-Madeleine est la seule rebelle à son saint pouvoir. Mais il suffit qu’il la regarde dans les yeux pour que tous les Démons soient obligés de quitter la place. C’est le moment de la conversion, celui aussi où la ruse diabolique qui préside à la fausse religion est démasquée:

Des Démons à l’instant la rage est ranimée. Leurs efforts sont plus vehemens,

Marie épand ses cris, sent d’horribles tourmens. Ses yeux lancent des feux, sa joue est enflammée. JESUS dit: Esprit orgueilleux

Retourne en l’abysme des feux.

Sors, je te le commande, & ta bande maudite.

A partir de ce moment, toute invention qui ne soit exactement recréation des exploits divins cesse. Ainsi, dorénavant, tous les faits que raconte Desmarets sont bien connus. Marie-Madeleine, qui vient d’abandonner les fausses amours en faveur de l’amour unique, image du monothéisme chrétien, commence à répandre la nouvelle. C’est avec sa soeur Marthe et son frère Lazare qu’elle entame son apostolat (chant VI). Suit la première onction, chez Simon le Pharisien. Le chant VII est

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celui de la mort et de la résurrection de Lazare, mais aussi celui où Jésus explique à Marthe que sa soeur Marie a choisi “la meilleure part”. Puis il y a la deuxième onction, et l’explication figurale de celle-ci par Jésus (chant VIII). Ensuite, le Dimanche des Rameaux, la Cène, l’épisode du Mont Thabor, le Calvaire, la Passion et la Mort (chant IX). Le tout vécu et relaté à travers les yeux de Marie-Madeleine, ces yeux par lesquels la conversion s’est produite. Dans le dixième et dernier chant, Desmarets met en vers l’épisode des deux Anges qui expliquent à Marie-Madeleine le miracle de l’Ascension, l’apparition de Jésus en jardinier et l’épisode du noli me tangere, la pêche miraculeuse, la dernière apparition de Jésus aux disciples, la descente du Saint-Esprit et, en toute conclusion, le triomphe de la grâce qui donne titre au poème:

La Grâce arma les coeurs, rendit les âmes fortes, Fléchit les esprits les plus durs,

Confondit les Tyrans, & des cachots obscurs Sans fer brisa les fers, sans clef ouvrit les portes.

Toute l’histoire de la Marie-Madeleine est pétrie de figuralité. Son amour est sublime parce qu’il va au-delà de l’humain, il n’est pas déterminé par la raison et il est absolu. Encore, il s’agit d’un amour qui ne passe pas à travers le prisme de la parole, c’est un amour par les yeux et en cela gagnant sur le mensonge. Ce sont ces caractères qui font du thème le meilleur que Desmarets puisse trouver pour célébrer la pleine réussite de son plan de modernisation de l’épopée. Par l’utilisation de ce thème, il arrive à la création de ce qui peut être considéré comme le mythe moderne. Il ne s’agit pas d’un mythe alternatif oubien substitutif par rapport au mythe traditionnel, il est offert au contraire comme l’évolution nécessaire et inévitable de ce dernier. Le mythe nouveau, qui n’implique pas la mort du mythe traditionnel dont il se limite à offrir une interprétation différente, peut ainsi en confirmer et en poursuivre la fonction. Ce mythe, comme le mythe traditionnel, continue à exercer une foncion sociale: celle d’assurer en même temps la sauvegarde de valeurs apparemment opposées, la stabilité et la continuité. Si d’ailleurs cette nouvelle tradition que Desmarets contribue à créer a été particulièrement fertile, c’est surtout grâce à la dimension fortement préfigurative dont les poèmes ici présentés fournissent le plus riche des témoignages.

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