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De la répression politique à la purge ethnique? L’impact de la révolution de 1956 sur le modèle communiste roumain

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Stefano Bottoni

De la répression politique à la purge ethnique ?

L’impact de la révolution de 1956 sur le modèle communiste

roumain

COMMUNISME ET QUESTION NATIONALE EN TRANSYLVANIE ENTRE 1945 ET 1956

Dans une large partie de l’Europe centrale et orientale, la fin de la Deuxième Guerre mondiale et l’immédiat après-guerre se sont accompagnés d’opérations d’épuration ethnique (sous la forme de massacres, d’expulsions, d’échanges de populations) qui redessinèrent radicalement la carte linguistique et culturelle des Etats en voie de soviétisation. Comme l’a souligné Andrea Graziosi, la révolution sociale apportée par le communisme dans la partie orientale de l’Europe fut aussi, et peut-être surtout, une révolution ethnique au sens d’une homogénéisation, au cours de laquelle la stabilisation d’un nouveau régime politique, le communisme « total » de Staline, s’est accompagnée d’un bouleversement de la composition nationale d’élites clivées entre « peuples de seigneurs » et « peuples sans histoire » 1. Des régions comme les Sudètes, la Silésie, la Galicie, l’Istrie ou la Dalmatie perdirent leur caractère multi-ethnique avec la disparition des communautés allemandes, polonaises, ukrainiennes ou italiennes2. La formation d’Etats nationaux « homogènes » et monolingues constitua en 1944-1946 un programme largement partagé au sein des élites politiques (y compris les partis communiste) et soutenu par une large partie des opinions publiques.

Le cas transylvain représente donc plutôt une exception dans ce panorama européen de gestion des confits nationaux dans l’après-guerre. Ici, exception faite de l’extermination d’environ 120 000 Juifs (environ les deux tiers de la communauté) au printemps et à l’été 1944, et de la déportation de 100 000 Allemands en Union Soviétique en janvier 1945, au nom de leur responsabilité collective dans les crimes nazis, les changements n’eurent pas la même portée que dans les autres régions multinationales. Bien qu’appartenant à une nation vaincue, la communauté hongroise (environ un million et demi de personnes, un quart de la population transylvaine) réussit au contraire à éviter l’expulsion collective dans une région 1 Andrea Graziosi, Guerra e rivoluzione in Europa 1905-1956, Bologna, Il Mulino, 2001.

2 Pour un cadre d’ensemble, voir l’introduction de Mark Kramer à P. Ther, A. Siljak (eds.), Redrawing nations:

ethnic cleansing in east-central Europe, 1944-1948, Boston, Rowman & Littlefield, 2001, pp. 1-41. Sur les

politiques de représailles en Europe orientale dans les années qui suivirent la Deuxième Guerre mondiale, voir I. Deák, J. T. Gross, T. Judt (éd.), The politics of retribution in Europe: World War II and its aftermath, Princeton UP, Princeton 2000; T. Snyder, The reconstruction of nations: Poland, Ukraine, Lithuania, Belarus, Yale UP, New Haven 2002. Sur les dynamiques, les conséquences socio-politiques et la mémoire historique de l’exode des Italiens d’Istrie et de Dalmatie, voir G. Nemec in M. Cattaruzza (éd.), Nazionalismi di frontiera. Identità

contrapposte sull’Adriatico nord-orientale 1850-1950, Soveria Mannelli, Rubbettino, 2003, pp. 203-223. Pour

un cadre général sur l’expulsion des Allemands et des Italiens après la Deuxième Guerre mondiale, voir Brandes, Faulenbach, Pupo, Cattaruzza, Sema, in Cattaruzza, Dogo, Pupo (éd.), Esodi. Trasferimenti forzati di

popolazione nel ‘900 europeo, Napoli, Esi, 2000. Pour une comparaison des statuts juridiques des communautés

hongroises en Tchécoslovaquie et en Roumanie dans les années 1945-1948, je me permets de renvoyer à Stefano Bottoni, « Politiche nazionali e conflitto etnico. Le minoranze ungheresi in Europa orientale, 1944-1950 »,

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redevenue roumaine. Y contribuèrent aussi bien la stratégie soviétique d’utilisation de la question nationale comme instrument de pression sur le gouvernement roumain, que la disponibilité des Hongrois de Transylvanie à participer à la vie politique roumaine et à la construction du régime « démocratique-populaire » sous le signe du Parti communiste, qui offrait à tous les groupes minoritaires une stratégie d’intégration sélective (adressée à certaines catégories sociales), mais en même temps universelle puisque supranationale, offrant la garantie d’une pleine égalité juridique et sociale3.

La composition sociale de la population hongroise favorisait l’adoption du discours communiste, au moins en partie : dans les centres urbains de Transylvanie, où ils représentaient environ 40% de la population, les Hongrois (avec les Juifs de langue et de culture hongroises) avaient constitué entre les deux guerres les forces vives des partis social-démocrate et communiste4. Dans les premières années du nouveau régime, le nouvel appareil local communiste fut dominé par des cadres ouvriers « non-roumains » ethniquement5. L’Union populaire hongroise de Transylvanie, alliée aux communistes, avait déjà plus de 500 000 membres en 1945 tandis que les Roumains ne commencèrent à rejoindre massivement le Parti qu’à partir de 1946. Des militants d’origine hongroise ou juive hongroise gardèrent des positions-clés jusqu’au début des années 1950. Cette domination se retrouve au niveau national : le gouvernement communiste de Petru Groza, loin de bannir la minorité hongroise, chercha à l’intégrer dans le nouveau régime par une série de concessions linguistiques et culturelles, comme l’institution à Cluj en 1945 de l’Université hongroise « János Bolyai ». Groza, lui-même, par son passé, personnifie cette approche : avocat, propriétaire transylvain roumain, il n’en est pas moins profondément imprégné de culture hongroise au point d’apparaître comme identitairement « double » (outre son hongrois indétectable, citons son épouse hongroise et ses nombreuses relations dans les élites intellectuelles marxistes hongroises)6.

En 1952, la politique du régime communiste roumain à l’égard des minorités subit un premier changement significatif, avec la création (à l’initiative et sous la pression de l’URSS) de la Région Autonome Hongrois (MAT - Magyar Autonóm Tartomány) sur le modèle des républiques autonomes de la Russie soviétique. La constitution d’une région autonome sur une base ethno-nationale en Transylvanie représentait une tentative unique en son genre de gestion d’un conflit national dans l’Europe orientale de l’après-guerre, exception faite de la Yougoslavie, dans laquelle l’Etat lui-même était fondé sur une fédération de républiques et de régions autonomes. À l’origine, les conseillers soviétiques en Roumanie proposèrent deux configurations possibles : la première, très large, comprenait jusqu’à Cluj, la capitale disputée de la province ; la deuxième, plus modeste, finalement adoptée par le parti communiste roumain, ne comportait que le Pays Sicule historique (13500 km2) autour de la ville de

Tîrgu-3 Sur l’évolution de la politique soviétique sur la question transylvaine, voir Tatiana V. Volokitina, Tofik. M. Islamov (éd.), Transilvanksij vopros. Vengero-Ruminskij territorial’nyi spor i SSSR, 1940-1946, Moscou, Rosspen, 2000.

4 Selon les données du Comintern sur 1933, sur les 1665 membres du parti communiste roumain clandestin, 26,4% étaient d’origine hongroise, et 18% d’origine juive. Voir Ioan Chiper, « Considerations on the numerical evolution and the ethnic composition of the Romanian Communist Party 1921-1952 », Arhivele Totalitarismului, 1-2/2002, pp. 12-13.

5 Virgiliu Ţârău, « Problema naţională în politica Partidului Comunist Român în anii 1944-1946. Consideraţii preliminare », in Anuarul Institutului de Istorie Cluj-Napoca. Cluj, Editura Academiei Română, 1997. Voir aussi le recueil de documents A. Andreescu, L. Năstasa, A. Varga (éd.), Minorităţii etnoculturale. Mărturii

documentare. Maghiarii din România (1945-1955), CRDE, Cluj-Napoca 2002; A. Andreescu, L. Nastasă L., A.

Varga (éd.), Maghiarii din România (1956-1968), CRDE, Cluj-Napoca 2003,

6 Cf. une biographie récente remarquable : Dorin-Liviu Bîtfoi, Petru Groza, ultimul burghez. O biografie, Bucarest, Compania, 2004.

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Mureş 7. Selon le recensement de 1956, la MAT était peuplée de 737000 habitants dont 77% de Hongrois.

La création d’une région formellement autonome créa une division artificielle de la communauté hongroise, provoquant immédiatement des mouvements de mauvaise humeur et des protestations parmi les intellectuels résident dans des zones peuples majoritairement de Hongrois, mais restées à l’écart de l’autonomie, comme Cluj8. Jusqu’en 1956-1957, la MAT, surnommée aussi la « petite Hongrie » par la population locale, fonctionna comme une sorte de « serre culturelle » hongroise, dans laquelle l’entretien des traditions culturelles et linguistiques spécifiques était non seulement toléré – avec les nécessaires limitations idéologiques – mais même promu par l’appareil d’Etat, avec le financement d’écoles, d’institutions culturelles, académiques ou encore musicales. Mais la suprématie numérique et le contrôle formel des appareils locaux du Parti et de l’administration ne se traduisirent jamais par une autonomie institutionnalisée comme dans l’Union soviétique des années 1920 ou la Yougoslavie des années 1974-1989.

La stratégie d’intégration socio-politique et de promotion culturelle qui constituait le « modèle » roumain de gestion du problème national commença à entrer en crise dans les années qui suivirent la mort de Staline. Le choc du XXe congrès du PCUS, en février 1956, puis le déclenchement de la révolution hongroise, en octobre, se greffèrent sur un cadre de coexistence interethnique déjà gravement altéré au niveau local, tandis qu’au plan national, le communisme roumain post-stalinien commençait à s’orienter vers l’affirmation d’un modèle national où les minorités n’auraient plus leur place.

LE REGIME COMMUNISTE ROUMAIN AU DEFI DE LA DESTALINISATION

Les prémisses du tournant national

Le XXe congrès du PCUS surprit la Roumanie dans un moment de grandes transformations. En décembre 1955, le deuxième congrès du Parti Ouvrier Roumain (PMR) avait consacré Gheorghe Gheorghiu-Dej comme chef incontesté d’un régime qui venait de commencer un processus de « re-nationalisation » de la culture officielle, et d’effectuer une première tentative pour alléger la tutelle soviétique. En août 1955, une résolution du Bureau politique demandait à Moscou de retirer ses troupes, dont la présence en Roumanie avait perdu toute justification stratégique après le traité de paix avec l’Autriche du 15 mai9. Après avoir marqué sa surprise, Khrouchtchev déclara le 7 novembre qu’il envisageait un tel retrait, dans le cadre plus large d’une stratégie internationale de détente. Un autre motif d’optimisme pour le groupe dirigé par Dej était la reconquête d’une réelle marge de manoeuvre sur le plan économique, grâce à la reprise en main des grands groupes mixtes russo-roumains, les Sovrom. Amorcé en 1954, ce processus toucha à sa fin, par un curieux hasard, à la veille de la révolution hongroise, le 22 octobre 1956, avec la retour sous contrôle de l’Etat roumain de la Sovromquarţ et de la puissante Sovrompetrol10.

7 Voir le document soviétique publié dans le quotidien Cotidianul, 13 octobre 1998, « Regiunea Autonomă Maghiară, operă de inspiraţie leninist-stalinistă », p. 16.

8 Cf. Stefano Bottoni, « Tra stalinismo e nazionalismo. La creazione della Regione Autonoma Ungherese in Romania (1952) », Italia Contemporanea,, vol. 233, décembre 2003, pp. 679-700.

9 I. Scurtu (éd.), România. Retragerea trupelor sovietice – 1958, Editura didactică şi pedagogică, Bucarest, 1996, p. 43.

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Si l’intolérance grandissait à l’égard de la présence soviétique en Roumanie, sous la forme de dizaines de milliers de soldats et de centaines de conseillers politiques et d’agents du KGB répartis dans tous les ministères et sur l’ensemble des 16 régions, elle ne prenait pas encore la forme d’une prise de distance idéologique avec l’Union soviétique, telle qu’elle sera bruyamment proclamée dans la déclaration d’avril 1964. Après avoir purgé le parti, liquidé le phénomène du banditisme, et réalisé l’institutionnalisation d’un système qui n’avait été d’abord imposé que par la terreur, Gheorghiu-Dej commençait à construire un Etat destiné à jouir du plus grand degré possible d’autonomie par rapport à Moscou dans le cadre de la sphère d’influence soviétique – sans pour l’instant se doter d’une idéologie nationale bien définie.

L’une des conditions pour la création d’un consensus large, nécessaire pour un tel projet, était l’abandon de la répression de masse. En 1955, le nombre des prisonniers n’était plus que de 6000, contre 40 à 50000 entre 1949 et 195311. La même année, le système de la « condamnation administrative », introduit en 1950 et qui permettait de condamner un opposant supposé à une période allant de une à cinq années de réclusion dans une prison ou un camp de travail, sans aucune condamnation formelle, fut supprimé12. En 1956, le nombre d’arrestations effectuées par la Securitate atteignit son niveau le plus faible depuis 1948 (110 en avril, 90 en juillet et 63 en août), et la Securitate elle-même fut touchée par un processus de réorganisation : des milliers de collaborateurs inofficiels furent congédiés, et le réseau des informateurs fut réduit des deux tiers, avec notamment l’élimination des membres du parti et des informateurs inactifs ou peu sûrs13.

Le choc du rapport secret et le temps des incertitudes

Le dégel post-stalinien et l’impératif de consolidation socio-économique plaça Gheorghiu-Dej devant un problème qu’il n’avait pas été préparé à affronter : après s’être identifié, au début des années 1950, non tant avec l’idéologie – qu’il connaissait assez superficiellement – qu’avec le style de commandement de Staline, il devait à présent renoncer à l’instrument de la terreur de masse, un abandon qui ne pouvait être compris par une grande partie de la population que comme un signe de faiblesse de la part d’un régime structurellement fragile. C’est ce qui explique que la délégation roumaine ait accueilli avec effroi le rapport secret lu par Khrouchtchev à la fin du XXe Congrès du PCUS, dans la nuit du 24 au 25 février 1956. Alors que Miron Constantinescu, l’un des staliniens les plus orthodoxes jusqu’en 1953, vit aussitôt dans la dénonciation des crimes de Staline l’opportunité de briser le dogmatisme dominant à Bucarest, Gheorghiu-Dej attendit un mois pour évoquer officiellement le rapport secret, en opérant une habile mystification14. Au plenum du Comité central, convoqué du 23 au 25 mars, le premier secrétaire donna lecture d’une version remaniée et édulcorée, selon laquelle, en Roumanie, le « culte de la personnalité » avait été combattu avec succès dès 1952, année de la liquidation du « groupe

10 F. Banu, Asalt asupra economiei României de la Solagra la SOVROM (1936-1956), Nemira, Bucarest 2004, p. 173.

11 C. Troncotă, Istoria serviciilor secrete româneşti. De la Cuza la Ceauşescu, Editura Ion Cristoiu, Bucarest 1999, p. 476.

12Arhiva Consiliului Naţional pentru Studierea Arhivelor Securităţii (ACNSAS), Fond Documentar, dosar 53, vol. 1 ; Troncotă, Istoria serviciilor secrete, cit., p. 393.

13 ACNSAS, fond Documentar, dosar 202, p. 72.

14 V. Tismăneanu, Stalinism for all seasons. A political history of Romanian Communism, University of California Press, Berkeley 2003, pp. 142-143.

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fractionniste Pauker-Luca-Georgescu »15. C’est à ce moment que Constantinescu prit la décision de sortir à découvert pour mener sa propre bataille politique. Au cours d’une série de séances extraordinaires du Bureau Politique (les 3, 4, 6 et 12 avril), le plus intelligent et ambitieux des dirigeants de la « vieille garde » porta de graves accusations contre le secrétaire et son immobilisme16. Constantinescu attaqua le pouvoir exorbitant et l’arrogance de la

Securitate, qui se soustrayait systématiquement au contrôle du Parti, les atrocités commises durant la première phase de la collectivisation, le culte effréné cultivé par Dej, ainsi que son manque de courage pour avoir approuvé au sein du Politburo la demande de retrait de l’Armée rouge, mais confié au ministre de la défense le soin d’en avertir les Soviétiques17. L’affront provoqua une levée de bouclier de la part des autres dirigeants du Parti. Drăghici, en particulier, eut beau jeu de rappeler que Constantinescu était responsables des décisions prises collectivement par le groupe dirigeant. Constantinescu pouvait-il ignorer l’existence des camps de travail forcé et des « illégalités » systématiquement commises par la Securitate à partir de 1948 ?

Ce qui resta l’un des rares moments de vraie confrontation à l’intérieur du régime communiste roumain se conclut sans un clair vainqueur. La légitimité de Gheorghiu-Dej ne fut pas entamée par une attaque interne qui ne fut pas connue de l’opinion publique. Constantinescu et Chişinevschi ne furent sanctionnés que par un simple avertissement, et obtinrent que le Politburo s’occupât à nouveau de la question du retrait des troupes soviétiques du pays. Les documents du XXe congrès furent analysés et débattus au cours de milliers de réunions publiques tenues en mai et en juin. Les concessions de Gheorghiu-Dej au nouvel « esprit » se limitèrent à la publication par Scînteia, le 3 juillet, d’un décret du CC du PCUS condamnant le culte de la personnalité18.

Entre-temps, l’inquiétude gagna la vie culturelle. Le 12 avril, l’hebdomadaire Gazeta literară, organe de l’Union des écrivains, publia un entretien avec l’écrivain Alexandru Jar, contenant des critiques appuyées du culte de la personnalité et des entraves imposées à la vie culturelle par le réalisme socialiste19. Considéré comme un stalinien sans talent, ami de l’influent chef de la section d’Agit-Prop du Comité Central, Leonte Răutu, mais tenu à l’écart par beaucoup de ses collègues à cause de son origine juive, Jar tomba probablement dans un piège tendu par Răutu lui-même. Un mois plus tard, il fut invité à exposer ses thèses devant les dirigeants du parti, et Jar répéta ses griefs, dénonçant la « double vie » à laquelle les rigidités idéologiques condamnaient même les intellectuels fidèles à l’idée socialiste. Le 15 mai, l’écrivain fut expulsé du Parti à l’unanimité, et radié de l’Union des écrivains20. Contrastant singulièrement avec le Congrès des Ecrivains tchécoslovaque du mois d’avril, qui s’était transformé en un âpre débat, et plus encore avec les discussions du Cercle Petőfi, l’affaire Jar et l’absence de tout débat au cours du Congrès des écrivains tenu au cours du mois de juin fournirent la preuve de la terrible faiblesse de la tendance réformatrice et libérale au sein du Parti communiste roumain21. Dans les mois qui suivirent, les intellectuels se contentèrent de quelques concessions, comme la retour sur le marché littéraire de quelques

15 D. Deletant, Teroarea comunistă în România. Gheorghiu-Dej şi statul poliţienesc 1948-1965, Polirom, Iaşi 2001 (ed. or. 1999), p. 195. Voir aussi I. Bocă, 1956 un an de ruptură. România între internaţionalismul

proletar şi stalinismul antisovietic, Fundaţia Academia Civică, Bucarest 2001, pp. 20-21.

16 Voir le procès-verbal de la session du Politburo d’avril 1956 dans A. Tudor, D. Cătănuş (éd.), O destalinizare

ratată. Culisele cazului Miron Constantinescu-Iosif Chişinevschi (1956-1961), Elion, Bucarest, 2001, pp.

50-169.

17 A. Tudor, D. Cătănuş (éd.), O destalinizare ratată, p. 16. 18 Tudor-Cătănuş, O destalinizzare ratată, cit., pp. 35-37. 19 Bocă, 1956. Un an de ruptură, cit., p. 64.

20 Ivi, p. 66. 21 Ivi, pp. 68-69.

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écrivains mis l’index après 1945 pour leur nationalisme, comme Octavian Goga, Tudor Arghezi ou Liviu Rebreanu.

La relative détente du climat politique poussa à la contestation ouverte certains des groupes persécutés en tant que tels par le régime, comme la communauté grecque-catholique, qui comptait, au moment de sa dissolution forcée en 1948, environ un million et demi de fidèles en Transylvanie, la plupart d’origine roumaine. Pendant l’été 1956, le mouvement catholique clandestin reprit l’initiative, et des pétitions collectives demandant la réouverture des lieux de culte confisqués furent adressées aux autorités. En Transylvanie septentrionale, dans la seule région du Maramureş, plus de 15000 signatures furent recueillies, et le défi fut porté à son comble le 12 août 1956, lorsqu’une liturgie grecque-catholique fut célébrée en plein jour, dans le centre de Cluj, devant la cathédrale orthodoxe. L’Etat réagit en arrêtant et condamnant à des peines préventives deux évêques qui venaient d’être libérés après plusieurs années de détention22.

L’été 1956 fut donc en Roumanie, comme dans l’ensemble du bloc soviétique, un moment de flottement, pendant lequel l’allègement de la pression répressive conduisit à l’émergence d’une série de dilemmes politiques, économiques et culturels difficiles à résoudre pour un régime privé d’une claire identité.

PLURALISME ET DROIT A L’IDENTITE NATIONALE : LES REVENDICATIONS DE LA MINORITE HONGROISE

Une minorité entre deux mondes

Dans la première moitié de 1956, les différences de perspectives politiques entre les régimes hongrois et roumain devinrent frappantes. Alors que le réformisme de Nagy avait déclenché une transformation de l’esprit public hongrois qui se révèla irréversible au fur et à mesure de l’année 1956, le régime de Gheorghiu-Dej semblait au contraire largement imperméable au processus de déstalinisation. Le destin de « pont » entre deux pays si différents, imposé aux Hongrois de Transylvanie en 1920, puis à nouveau en 1947, devenait un défi dramatique, portant sur la question de l’appartenance culturelle et politique. Aucun Hongrois, pas même la direction stalinienne de la MAT, ne pouvait nier que la Hongrie était bien plus qu’un simple pays frère. Pour beaucoup de citoyens roumains de nationalité hongroise, la Hongrie était la patrie désirée et idéale. En plus d’être le souvenir d’un empire disparu, elle était aussi une dimension du présent : Radio Kossuth, le premier canal de la radio de Budapest, accompagnait depuis l’Entre-deux-guerres les journées de ceux, de plus en plus nombreux, qui possédaient un appareil radiophonique.

A partir du printemps 1956, les intellectuels furent particulièrement réceptifs à la libéralisation en train d’exploser en Hongrie, avec les débats publics organisés par le Cercle Petőfi. C’est cette contagion de la libéralisation hongroise sur la Transylvanie qui ressort du journal intime de Lajos Jordáky, intellectuel autodidacte social-démocrate et autonomiste, libéré en 1955 après trois années de prison, réhabilité et réintégré comme professeur à l’université Bolyai :

22 C. Vasile, Intre Vatican şi Kremlin. Biserică Greco-Catolică în timpul regimului comunist, Curtea Veche, Bucarest, 2003, pp. 248-252.

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15 mars. Aujourd’hui, j’ai consacré deux heures de cours à la révolution hongroise de 1848. J’ai parlé de sa signification politique nationale et internationale. Les étudiants m’attendaient revêtus d’habits de fête. C’était une scène émouvante. Nous sentions tous notre solidarité, la mienne et celle des étudiants pour les étudiants de mars et pour leurs idéaux humanistes, progressistes et révolutionnaires. (...) L’esprit de mars vit et agit encore aujourd’hui dans notre esprit et je crois qu’il nous pousse à de grandes actions.

7 avril. Longue conversation avec Ernő Gáll23. Le discours lu à huis clos par Khrouchtchev, le

discours tenu ensuite par Gheorghiu-Dej et les propos tenus par Miron Constantinescu ici à Cluj. Tout ce qu’écrit la presse occidentale et que nous lisons des vieux antistaliniens n’est rien comparé à ce qu’ils ont vraiment dit au XXe congrès. Crimes en série, mensonges, auto-glorification, terreur, et qui sait quoi encore – c’est difficile d’en faire la liste. Qu’est-ce que le stalinisme a à faire avec le socialisme ? Certes, ils ont construit un pays industrialisé, mais au prix de la plus terrible oppression. A la réunion des activistes, on a attaqué à plusieurs reprises Bányai (le recteur de la Bolyai – SB). Le colonel Nedelcu (commandant régional de la

Securitate – SB) a dit que les services régionaux de sécurité avaient fait un concours à celui

qui « transportait le plus de force-travail » au Canal24. Ce n’est pas impressionnant, c’est bien

plus que cela25.

A ce moment, les principales villes de Transylvanie commencent à bouillonner de revendications politiques. Celles-ci sont portées par une élite de plus en plus consciente qu’en dehors de la Région Autonome, le régime de Gheorghiu-Dej poursuit une politique d’homogénéisation basée sur la conquête progressive de la majorité ethnique dans les principaux centres urbains. En 1956, Cluj compte près de 155 000 habitants, dont 50,3% de langue maternelle hongroise, contre 48,2% de langue maternelle roumaine, soit 18% de plus qu’en 194826.

A l’inverse, au sein de la Région autonome hongroise, les recensements montrent une stabilité, voire en certains endroits une légère augmentation de la proportion de Hongrois. C’est sans doute cette relative protection dont jouit encore la « petite Hongrie stalinienne » qui explique que les idées réformistes n’y jouissent pas d’un soutien unanime. En particulier, les rédacteurs de la revue littéraire Igaz Szó, publiée à Tîrgu-Mureş et considérée comme la joyau de la culture nationale stalinienne, réagirent avec gêne au défi venu de Hongrie. Le rédacteur en chef, Győző Hajdu, exprima clairement son opposition au nouveau cours dans un entretien avec l’attaché culturel de l’ambassade hongroise venu à Tîrgu-Mureş à la fin du mois de juillet. Ce sont d’ailleurs les rapports des diplomates hongrois envoyés en Transylvanie pendant l’été qui permettent de reconstituer la profonde fracture apparue au sein de la minorité hongroise, une fracture aux origines à la fois politiques, géographiques et personnelles. Au cours du congrès de l’Union des écrivains, Hajdu réussit à faire adopter une motion de condamnation de la revue littéraire hongroise concurrente, éditée à Cluj, Utunk, d’orientation plus libérale et aussi plus populaire auprès des lecteurs27. Mes ces proclamations

23 Ernő Gáll (Oradea 1917- Cluj 2000). Philosophe et vice-recteur de l’Université Bolyai en 1952-1956.

24 La construction du canal Danube - Mer Noire fut décidée par le régime en 1949 pour imiter les grands travaux staliniens. Le chantier, utilisant massivement de la main d’œuvre forcée, fut suspendu par Gheorghiu-Dej à l’été 1953.

25 Voir les extraits du journal dans Gusztáv Molnár, « Jordáky Lajos naplója », Medvetánc, 2-3/1988, pp. 282-283.

26 L’année suivante, en 1957, Gheorghiu-Dej est informé discrètement, au cours d’une réunion du Comité

central, des résultats encore secrets du nouveau recensement, selon lesquels, pour la première fois, les Roumains sont majoritaires à Cluj : il manifestera sa joie en portant un toast en l’honneur de cet événement historique. Entretien avec l’historien Samu Benkő, 1er décembre 2003.

27 Sur le conflit entre ces deux élites, cf. Magyar Országos Levéltár, TÜK, Románia 1945-64, XIX-J-1-j-Rom-00656912, Bucarest, 30 juillet 1956 ; Stefano Bottoni, « A hatalom értelmisége – az értelmiség hatalma. A Földes László ügy [L’intelligentsia du pouvoir – le pouvoir de l’intelligentsia. L’affaire László Földes] », Korall, 18, décembre 2004, pp. 113-134.

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de loyauté et ces dénonciations de faible combativité idéologique ou de nationalisme ne pouvaient rien contre l’ébullition en train de gagner les milieux intellectuels.

Après la destitution de Rákosi à Budapest, à la mi-juillet, la force d’attraction du réformisme hongrois devint en effet plus forte que jamais. A partir du 1er août, un accord conclu discrètement entre les deux gouvernements permit aux citoyens hongrois et roumains de traverser la frontière munis de leurs seuls documents d’identité. Jusqu’au 23 octobre, des milliers de Hongrois de Transylvanie profitèrent de cette opportunité pour visiter la mère patrie. Pour la jeune génération des intellectuels communistes, cette première visite coincidant avec les débats du Cercle Petőfi ou avec le ré-enterrement solennel de László Rajk, le 6 octobre, fut un moment d’intense resocialisation politique et souvent un tournant en faveur des réformes, puis de la révolution28. Les opposants traditionnels au régime transformèrent eux aussi leurs visites privées en occasions de rencontres politiques, comme la pasteur calviniste László Varga, qui sonda d’importantes personnalités religieuses et politiques sur leur vision de la question transylvaine. Il fut condamné aux travaux forcés à vie en 195729.

En sens inverse, un nombre grandissant de délégations ou de visiteurs venus de Hongrie visitait la Transylvanie, contribuant à la création d’une nouvelle atmosphère politique. Ainsi, Pál Pándi, l’un des journalistes les plus en vue du quotidien du Parti communiste hongrois Szabad Nép se rendit en Roumanie en juillet 1956 pour un voyage semi-officiel d’un mois. Après avoir passé quelques jours à Bucarest, première étape obligée selon un cérémonial invariable en vigueur depuis 1948, Pándi se rendit dans les régions à forte présence hongroise, séjourna pendant presque un mois dans la Région autonome et à Cluj, et rencontra des dizaines de représentants de l’intelligentsia. Les informations recueillies sur la situation des Hongrois de Transylvanie lui permirent d’écrire un article portant le titre significatif : « Sur nos affaires communes », paru le 9 septembre dans Szabad Nép. Cet article, formulant des critiques polies mais explicites sur la politique des autorités roumaines, fut une révélation pour le public hongrois, et un choc pour les autorités de Bucarest. L’édition incriminée fut retirée de la vente en Roumanie, et l’attaché de presse de l’ambassade hongroise fut convoqué au ministère des affaires étrangères pour un éclaircissement.

Les concessions du pouvoir

En feuilletant les éditions du mois de septembre et d’octobre des quotidiens locaux, on se rend compte de l’enthousiasme grandissant accueillant chacune de ces visites comme un événement de premier plan. On comprend alors le sentiment de panique qui s’est emparé des principaux dirigeants du PMR, confrontés à l’émergence d’une double loyauté de la minorité hongroise. Quand le recteur de l’université hongroise de Cluj, László Bányai, connu pour être l’un des plus fidèles exécutants de la ligne officielle du parti, écrivit une lettre au Comité Central pour faire part de l’insatisfaction des intellectuels30, la direction du PMR se résolut à affronter cette question sous un angle politique, et non plus seulement sécuritaire. Le 18 septembre, le Bureau politique du CC approuva une série de « propositions concernant la population hongroise de la République populaire roumaine »31. La liste des mesures

28 Ce fut le cas pour les assistants de la faculté des lettres de l’Université Bolyai, Gyula Dávid, Elemér Lakó et János Varró, qui passèrent plus d’un mois à Budapest en septembre et octobre 1956. On retrouve un parcours similaire avec le professeur Elemér Jancsó, qui revint de Budapest en novembre 1956 après avoir été un témoin oculaire de la révolution. Institut pour l’histoire de la révolution du 1956, Budapest, Archives d’histoire orale (OHA), n. 481/1992 (Sára Papp Csehiné), pp. 95-128.

29 Jugement n°1795 de la Cour martiale de Cluj, 11 novembre 1957. ACNSAS, fond Informativ, dosar 2490, pp. 2-8.

30 Lettre datée du 13 septembre, Arhivele Naţionale Istorice Centrale (ANIC), Bucarest, fond CC al PCR, Cancelarie, dos. 102/1956, pp. 42-45.

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annoncées traduisait la volonté d’accomplir un certain nombre de gestes de portée essentiellement symbolique : la promotion d’intellectuels hongrois au sein de l’Union des écrivains et de l’Académie des sciences, la création d’une maison d’édition d’Etat en langue hongroise, la célébration de l’anniversaire du poète János Arany, ou encore la restauration de la maison natale du poète Endre Ady.

Trois représentants de premier plan du régime furent chargés d’une délicate mission de médiation avec les principaux représentants de l’intelligentsia de Cluj : le hongrois János Fazekas, secrétaire exécutif du CC, dont la stratégie politique était basée sur le maintien des acquis obtenus ; Miron Constantinescu, devenu un des principaux protagonistes du jeu politique depuis son attaque contre Gheorghiu-Dej ; et Vasile Vaida, premier secrétaire philo-hongrois de la région de Cluj. Leur mission dura plus de deux semaines, au cours desquelles ils écoutèrent les demandes des intellectuels hongrois, tentant de parvenir à un compromis, comme le reconnais l’intransigeant Jordáky lui-même :

28 septembre. Ce soir, nous avons eu une réunion de deux heures avec Miron Constantinescu, János Fazekas et Vasile Vaida. Nous avons abordé aussi les revendications à caractère national et les solutions possibles en ce qui concerne l’université, les étudiants, les intellectuels et les ouvriers, ainsi que les questions de toponymie pour faire ressentir le caractère également hongrois de Cluj et des autres villes transylvaines. (...) La réunion a été fructueuse, et si de leur part il ne s’est pas agi uniquement d’une tactique, mais d’un tournant honnête et sincère, nous en verrons les résultats.

Mais le compromis conclu entre le pouvoir de Bucarest et les élites minoritaires transylvaines reposait sur des bases fragiles, et présupposait l’arrêt, ou tout au moins la consolidation du processus réformateur à Budapest, où le Parti était au contraire en train de perdre le contrôle de la situation. L’effondrement total de l’appareil d’Etat communiste en Hongrie dans les jours qui suivirent le 23 octobre constituèrent pour Bucarest un sévère avertissement, et aussi un prétexte pour durcir sa politique à l’égard des populations allogènes, reprenant le grand projet de 1918 d’un Etat-nation roumain, pour le mener à son terme.

LES JOURS DE LA REVOLUTION

Le pouvoir roumain face au risque de la contagion

Au soir du 23 octobre, le début des affrontements armés à Budapest surprit Gheorghiu-Dej en Yougoslavie, où il s’était rendu pour rendre la visite effectuée par Tito au mois de juin. Tout en maintenant un contact téléphonique étroit avec Bucarest par l’intermédiaire de Nicolas Ceausescu, il choisit de ne pas anticiper son retour, prévu pour le 28 juin. Il délégua les mesures à prendre aux autres membres du Bureau politique, qui agirent avec rapidité et efficacité. Au cours d’une réunion extraordinaire tenue dès le 24 octobre, ils décidèrent de censurer toutes les nouvelles provenant du pays voisin, de fermer les frontières, et dans le même temps d’éviter les mesures trop répressives qui auraient pu mécontenter les populations hongroises ou allemandes32. Pour assurer une gestion « politique » de la crise, des émissaires furent envoyés dans les régions les plus sensibles : János Fazekas dans la Région Autonome Hongroise, Miron Constantinescu à Cluj, d’autres dans les régions mixtes d’Oradea, Baia Mare

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et Timişoara33. Le 26 octobre, encore en l’absence du premier secrétaire, le Bureau politique tint une nouvelle réunion opérationnelle et se mit d’accord sur un programme d’action en 22 points, dont les principaux étaient la convocation de réunions dans tous les lieux de travail pour « analyser les événements de Hongrie », l’adoption de mesures immédiates pour l’amélioration du ravitaillement alimentaire de la population, le renforcement de la défense militaire des confins occidentaux34. Au cours de cette réunion furent également précisées les modalités de la répression des éventuelles manifestations d’opposition par le ministère de l’intérieur.35

Les craintes des autorités à propos d’une possible contagion de la révolte hongroise ne tardèrent pas à se réaliser. Le 29 octobre, une tentative de grève dans les usines de Griviţa à Bucarest fut étouffée par des concessions économiques, mais le 30, rien ne put arrêter, à Timişoara, la mobilisation des étudiants de l’Université polytechnique, malgré l’interdiction du recteur et des dirigeants régionaux du parti. Au cours de l’assemblée générale, tenue dans le réfectoire devant presque trois mille étudiants et professeurs, sont apparues des demandes sociales (amélioration des conditions de vie dans les collèges, élimination des disfonctionnements du système universitaire, augmentation des salaires et des retraites), mais aussi « politiques » (abolition de l’enseignement obligatoire du russe, fin de la collectivisation, liberté de la presse). Les discours des deux représentants du Comité Central invités à Timişoara, Petre Lupu et Ilie Verdeţ, furent interrompus par des injures, des gestes de raillerie, et des revendications politiques (« nous voulons la liberté ! »), qui les contraignirent à un départ précipité36. Sur ordre du CC37, la Securitate encercla l’édifice avec des blindés et les étudiants bloqués dans le réfectoire furent arrêtés et emmenés dans une caserne soviétique située à environ dix kilomètres de la ville, dans le village de Becicherecu Mic, où ils furent internés pendant une semaine, jusqu’à la deuxième intervention en Hongrie. Une manifestation de solidarité convoquée en ville pour le 31 octobre fut réprimée, et les armes utilisées pour venir à bout des étudiants barricadés dans leur pensionnat, qui furent ensuite internés dans le même camp. Quelques semaines plus tard, trente-deux des organisateurs seront traduits en justice pour incitation au crime et condamnés à plusieurs années de prison38.

A la suite des événements de Timişoara, au soir du 30 octobre, fut constitué un Commandement général formé de quatre membres (Emil Bodnărăş, épaulé par Alexandru Drăghici, Nicolae Ceauşescu et Leontin Sălăjan), chargé de « prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer l’ordre le plus complet sur le territoire de la République populaire roumaine »39. Dans tout le pays, en octobre et novembre 1956, le nombre des arrestations « politiques » s’éleva à 1120, contre moins de deux cent pour les deux mois précédents, et toute tentative de manifestation fut violemment réprimée. Quand, le 5 novembre, les étudiants de Bucarest, parmi lesquels le jeune Paul Goma, se retrouvèrent sur la place de l’Université selon un mot d’ordre circulant de bouche à oreille, le police, avertie par des informateurs toujours plus nombreux, quadrillait déjà l’endroit de centaines d’agents, tandis que des nids de mitrailleuses avait été installés préventivement aux différents carrefours. Les étudiants se

33 A. Andreescu-L. Nastasă-A. Varga (ed.): Maghiarii din România (1956-1968), Cluj-Napoca, CRDE, pp. 184-185.

34 Le procès-verbal de la session dans C. M. Lungu-M. Retegan (éd.), 1956. Explozia. Percepţii române,

iugoslave şi sovietice asupra evenimentelor din Polonia şi Ungaria, Bucarest, Editura Univers enciclopedic,

1996, pp. 91-95. 35 Ivi, p. 94.

36 Bocă: 1956. Un an de ruptură, cit., p. 137.

37 Si veda il Protocollo della seduta dell’Ufficio politico del 30 ottobre 1956. Explozia, cit., p. 143. 38 Adrian Pop, « A temesvári és a bukaresti diákság tiltakozó megmozdulásai », Korunk, 1996/10, p. 47. 39 C. M. Lungu-M. Retegan (éd.), 1956. Explozia, cit., p. 144.

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dispersèrent, mais ne réussirent pas à éviter l’assaut. Seize personnes furent déférées devant les tribunaux, et furent condamnées en avril et mai 1957 à des peines allant de six mois à cinq ans de prison40.

La Transylvanie entre révolution et passivité

Du fait de la proximité géographique comme de la composition de la population, c’est en Transylvanie que la tension politique fut portée à son comble dans ces jours de totale incertitude. La nomenklatura locale était en véritable état de siège, comme le raconte le chef de la section économique du Comité régional, Elek Kuti, évoquant l’arrivée à Tîrgu-Mureş de l’envoyé du CC, Fazekas, le 25 octobre :

Ils dormaient à l’intérieur du siège du Parti, dans mon bureau, parce qu’ils avaient peur. C’était une situation curieuse, personne ne savait vraiment ce qui se passait en Hongrie. Ils firent apporter un tas d’arme depuis les casernes pour que nous puissions protéger les chefs s’il arrivait quelque chose. 41

De fait, au sein de la population hongroise de Cluj, continuellement à l’écoute de la radio de Budapest passée aux mains des révolutionnaires, le virus révolutionnaire ne tarda pas à se propager, en particulier dans la jeunesse. Les étudiants de la section hongroise de l’Académie des Beaux Arts Ion Andreescu convoquèrent pour le 24 octobre une assemblée chargée d’élire des représentants pour la Fédération universitaire. En effet, au cours du mois d’octobre, le CC avait fini par approuver la formation de fédérations étudiantes indépendantes au moins formellement des jeunesses communistes. La réunion se transforma brutalement en manifestation de masse, au cours de laquelle fut présenté un document en 5 points sur l’autonomie universitaire et le renforcement des liens avec les associations étudiantes occidentales. On réclamait aussi l’abolition de la discrimination exercée lors de l’admission à l’université à l’égard de ceux qui appartenaient aux catégories sociales « malsaines »42. A la demande du recteur, des unités militaires firent le siège du bâtiment universitaire et identifièrent les étudiants présents. Deux d’entre eux, Imre Balázs et Arisztid Tirnován, revenus depuis peu d’un séjour en Hongrie, furent arrêtés et condamnés à sept ans de prison43. Entre temps, une assemblée générale réunie à l’initiative des étudiants de la faculté des lettres à l’Université Bolyai avait abouti à une « projet de statut » pour la Fédération étudiante en voie de constitution. Les cinq promoteurs de cette initiative seront arrêtés les 17 et 18 novembre, et quatre d’entre eux condamnés en 1957 à plusieurs années de prison44.

Dans les jours qui suivirent, les manifestations se multiplièrent, et prirent un caractère national marqué. Le 26 octobre, une vingtaine d’étudiants de l’université hongroise Bolyai se retrouvèrent au cimetière de la ville pour nettoyer les monuments funéraires des écrivains hongrois qui y étaient enterrés. Ce geste faisait partie d’un programme prévu de longue date avec le rectorat, mais il se chargea d’une signification politique plus marquée quand, le 1er novembre, une délégation dirigée par trois assistants du département de littérature hongroise se rendirent au cimetière non seulement pour déposer des couronnes de fleurs sur les tombes

40 Bocă, 1956, cit., pp. 149-160. Sur les actions menées à Timişoara, voir les témoignages et les documents recueillis par Mihaela Sitariu, Oaza de libertate. Timişoara, 30 octombrie 1956, Polirom, Iaşi 2004.

41 Entretien de József Gagyi n°33, 2002 (project de récherche sur l’histoire orale de la Région Autonome Hongroise, Târgu-Mureş).

42 Á. Székelyhidi (éd.), Magyar ’56. Forradalom és szabadságharc Magyarországon. Hatások a

Kárpát-medenceében, Magyarok Világszövetsége 1956-os Bizottság, Budapest 1996, 2 voll., p. 188.

43 Ivi, p. 189.

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remises à neuf, mais surtout pour rendre hommage aux morts de la révolution hongroise45. Les trois jeunes chercheurs furent arrêtés et condamnés pendant la seconde phase de la répression, en 1958.

Depuis les premiers jours, l’élément roumain semblait comme paralysé. Seul un manifeste isolé proclamant « Etudiants roumains, solidarité avec vos camarades hongrois » apparut sur le journal mural de l’Institut des sciences juridiques de l’université Babeş le 25 octobre, et fut immédiatement arraché et signalé à la Securitate46. L’université plongea dans le silence, et son recteur, Raluca Ripan, interdit tout contact avec les étudiants et professeurs de la Bolyai. Au total, les tactiques de diversion et de manipulation de la Securitate, mettant en avant le revanchisme hongrois, atteignirent leur but, empêchant toute dynamique politique commune.

A cette fracture nationale s’ajouta un fossé politique et générationnel au sein même des élites hongroises. Ceux qui, à l’intérieur du corps enseignant, occupaient des positions de responsabilité (non seulement à Cluj, mais aussi dans la Région Autonome, à l’Institut médico-pharmaceutique de Tîrgu-Mureş) régirent avec une unité qui surprit le parti lui-même. A la Bolyai, les autorités académiques (le rectorat, le président de la faculté, les professeurs titulaires les plus influents, la cellule du parti) suivirent les consignes de la direction du Parti sans opposer la moindre résistance, jusqu’à la dénonciation de leurs propres étudiants et collègues47.

Au sein de la Région autonome hongroise, cette loyauté des élites hongroises vis-à-vis de l’Etat communiste, jointe à une très forte pression des services de sécurité, permit de garder la situation sous contrôle, malgré une forte agitation, notamment parmi les mille étudiants de l’Institut médico-pharmaceutique de Tîrgu-Mureş. Les bulletins journaliers envoyés au Comité Central pour rendre compte des réunions organisées sur les lieux de travail traduisent l’humeur de la population locale48 :

26 octobre. Région autonome hongroise. 17 réunions de cellules ont déjà été organisées à Tîrgu-Mureş. Les éléments hostiles continuent à faire ouvertement l’éloge des événements de Hongrie et à inciter à la violence. Aujourd’hui, l’écrivain Zoltán Hajdu nous a informé que dans un bus, un cheminot s’est écrié « mieux vaut crever que mourir de faim », et cette affirmation n’a été combattue par aucune des personnes présentes. (…) Le koulak Gyula Zoltán a crié dans la commune de Bitfalău « cela réussira aussi chez nous, nous nous rencontrerons avec nos frères hongrois ».49

2 novembre. Région autonome hongroise. L’état d’esprit s’est sensiblement amélioré, à l’exception de quelques manifestations étudiantes isolées à l’occasion du jour des morts. Ils ont réussi à convaincre une personne âgée de déposer sur une tombe une couronne avec l’inscription « A nos héros ». Cette tombe était illuminée par 150 bougies déposées par les étudiants de Tîrgu-Mureş. Au cours de la nuit, au dépôt des moyens de transports publics, on a trouvé trois manifestes hostiles.50

45 ACNSAS, fond Informativ, dosar 3010 (dossier personnel de János Varró et Elemér Lakó), vol. 1. 46 Lungu-Retegan (éd.) : Explozia, cit., p. 101.

47 Lorsqu’après le 4 novembre de nombreux étudiants vinrent en cours en habits de deuil, ce fut le président de la faculté des lettres, Gyula Márton, qui prit lui-même en main les investigations. OHA, Budapest, entretien avec Júlia Szilágyi, 1992, n. 480, p. 18.

48 Explozia, cit., pp. 85-91 (bulletin du 26 octobre), 96-105 (bulletin du 27 octobre), 112-121 (bulletin du 28 octobre), 123-133 (bulletin du 29 octobre).

49 Explozia, cit., pp. 86-87. 50 Explozia, cit., pp. 164-165.

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Globalement, la peur, partagée par les activistes du parti et une large part de la population hongroise de la MAT, de perdre les droits linguistiques ainsi que les positions personnelles conquises dans la dernière décennie fut un élément décisif dans le maintien d’un calme relatif. La pression répressive (rondes diurnes et nocturnes, agents en civils aux points stratégiques de la ville, présence massive de la Securitate dans les réunions chargées d’ « analyser » collectivement la situation) se combina à une action politique frénétique coordonnée par l’envoyé du CC, Fazekas, qui parcourut la région pendant deux semaines pour convaincre la population de maintenir le calme et de prouver à Bucarest la loyauté de la minorité hongroise.

DU COMPROMIS A L’AFFRONTEMENT

L’impossible normalisation (novembre – décembre 1956)

Même si plus de mille arrestations furent effectuées en octobre et novembre 195651, c’est la carte de l’apaisement, plus que celle de la répression de masse, que choisit de jouer le pouvoir communiste jusqu’à la fin de l’année 1956. Au cours du Plenum du Comité central du 27 au 29 décembre, on décida la diminution du rythme de croissance prévu pour l’industrie, l’augmentation générale des salaires et des retraites, mais surtout des mesures d’apaisement en direction des campagnes, en particulier l’abolition des livraisons obligatoires des produits agricoles les plus importants.

En Transylvanie, cette ouverture du pouvoir rencontra la volonté de normalisation des élites locales. A Cluj, une nouvelle mission de Miron Constantinescu eut pour but de tourner la page : le 5 novembre, une assemblée conjointe des universités hongroise et roumaine rassembla plus de 1500 étudiants et enseignants, et se termina par une condamnation solennelle de la révolte et l’envoi d’une télégramme à Gheorghiu-Dej et au Parti pour les assurer de la fidélité des universités. En récompense du service rendu, le 13 novembre, le recteur de la Bolyai, Bányai, fut promu vice-ministre de l’Education dans le cadre d’un remaniement gouvernemental confiant ce portefeuille à Constantinescu lui-même. En décembre, l’autorisation de faire reparaître le mensuel Korunk, attendue depuis plusieurs années, fut enfin donnée.

Pour consolider ce compromis, les autorités locales lancèrent une massive campagne de presse pour condamner les événements hongrois et proclamer leur fidélité envers l’Etat roumain. Par un curieux synchronisme, le même mois de novembre fut marqué par la grande résonance donnée à une série d’initiatives culturelles hongroises, comme par exemple la fastueuse commémoration du mathématicien Farkas Bolyai, dont le nom fut donné au plus prestigieux lycée de Tîrgu-Mureş52. Une semaine plus tard paru dans Vörös Zászló un communiqué apparemment neutre, mais significatif de la politique de l’identité comme compensation poursuivie pendant ces mois dans la MAT : il communiquait les résultats du recensement national du 25 février, région par région.53. La publication sur une plein page des données relatives à la langue maternelle et à la nationalité des 700 000 habitants de la RAU devait renforcer l’impression des lecteurs de vivre dans une « petite Hongrie », une sorte de serre protégée des drames et des fractures vécues par la mère patrie.

51 ACNSAS, fond Documentar, dosar 53, vol. 2. 52 Vörös Zászló, 17 novembre 1956.

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En réalité, plus rien n’était comme avant en Transylvanie, et les drames des jours de la révolution avait créé une fracture difficilement surmontable entre l’identité politique roumaine et la solidarité nationale avec la Hongrie. A Bucarest, l’interprétation “ethnique” des événements était en train de prendre le dessus : la révolution aurait apporté la preuve de la déloyauté de la minorité hongroise, y compris dans la Région autonome. A la veille de la conférence extraordinaire du Parti convoquée pour décembre, une première mesure disciplinaire fut prise : l’expulsion de l’Institut médico-pharmaceutique de trois étudiants « ennemis du régime, fait prouvé à l’occasion des événements de Hongrie » 54.

La mise en place de la répression (janvier - février 1957)

Les mesures d’apaisement prises à la fin du mois de décembre au Plenum du Comité central constituaient également une préparation politique à la vague de répression qui se préparait. Elément d’une reprise en main générale au sein du bloc de l’Est, les grandes lignes en furent tracées au sommet tenu à Budapest, du 1er au 4 janvier 1957, en présence des pays du pacte de Varsovie, à l’exception de la Pologne, sous la direction de la délégation soviétique menée par Khrouchtchev et Malenkov55.

En apparence, la situation en Roumanie se présentait différemment qu’en Hongrie : malgré les manifestations et quelques naïves tentatives de putsch, le régime de Bucarest avait obtenu une démonstration de loyauté, certes extorquée par l’intimidation et la terreur, mais révélatrice de la stabilité d’un régime jusque là jugé fragile par les observateurs occidentaux56, mais aussi en son sein. Mais l’ennemi devait être recherché et trouvé ; non pour punir, comme en Hongrie pour les milliers de jeunes de toutes les classes sociales qui avaient effectivement combattu, mais pour frapper de manière préventive ce nœud de forces (les noyaux légionnaires clandestins, les bandes armées, les sectes religieuses, les « sionistes » et les « nationalistes hongrois ») qui représentait désormais une menace non tant pour le monopole de l’idéologie communiste, à laquelle peu croyaient sérieusement, que pour la sécurité interne de l’Etat.

Les 14 et 15 janvier 1957 se tint au ministère de l’intérieur une réunion des forces de sécurité sur la situation politique, dont le résultat fut l’ordre opérationnel 70/1957 émis le 17 janvier et transmis à l’appareil central et aux directions régionales de la Securitate57. L’accent était donc mis tantôt sur des catégories à risques (les légionnaires, les fascistes hongrois), tantôt sur des aires géographiques : les régions les plus densément peuplées par des Hongrois (la MAT et la région de Cluj, avec plus de 250 000 Hongrois) et celles qui regroupaient le plus grand nombre de légionnaires, mais aussi de « sionistes » (Bacău et surtout Iaşi). Les directions régionales étaient chargées d’envoyer avant le 6 mai un rapport en 13 exemplaires, dont l’un en russe, à l’intention des conseillers soviétiques58.

54 Arhivele Naţionale Direcţia Judeţeană Mureş (Târgu-Mureş), Fond 1134 (Comitetul regional al PCR Mureş 1950-1968), dosar 154/1956, f. 109-116.

55 Le communité final fut publié par l’organe officiel du Parti communiste hongrois, Népszabadság, le 6 janvier 1957. Il est reproduit dans Cs. Békés – M. Byrne – J. M. Rainer (ed.), The 1956 Hungarian revolution. A history

in documents, Budapest, CEU Press, 2002, pp. 493-495.

56 Sur la perception occidentale de la faiblesse du régime de Gheorghiu-Dej dans la première moitié des années 1950, voir les documents du Foreign Office. London, National Archives (PRO), FO/371 – Romania, Political correspondence, en particulier 111621 (Annual review 1953) et 116579 (Annual review 1954).

57 ACNSAS, fond Documentar, dosar 202, p. 117.

58 Jusqu’à la fin de 1958, aucun ordre du ministère de l’intérieur roumain ne pouvait entrer en vigueur sans l’accord préalable des conseillers soviétiques. Troncotă, Istoria serviciilor secrete româneşti, cit., pp. 347-349.

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Entre-temps, le Comité central lui-même commença a aborder les éventuels changements de ligne politique rendus nécessaires après la révolte hongroise. Le 23 février 1957 se déroula, au siège du CC, une réunion cruciale avec les services de sécurité, menée par Nicolae Ceauşescu, une figure montante qui commençait à utiliser son capital de relations accumulé au cours de 10 ans de travail dans les appareils bureaucratiques les plus durs (ministères de la défense et de l’intérieur, sections des cadres et de l’organisation du CC). La réunion se concentra sur l’analyse détaillée de la situation transylvaine, et le conflit domina la confrontation entre le Parti et le Ministère de l’Intérieur.59 Décrivant l’état d’esprit des deux universités de Cluj, le premier secrétaire régional Vaida dénonça l’approximation de l’action des organes de l’Etat, compensant par une excessive brutalité « la faiblesse de leurs informations »60 et l’ignorance de la langue hongroise. Vaida ajouta qu’aussi bien le Comité régional du Parti que la direction locale de la Securitate s’étaient opposées en vain au procès des initiateurs du Statut universitaire, prévu pour le 27 février61. Drăghici lui répondit ironiquement : « si nous commençons à suivre la Bolyai, nous devrons bientôt nous mettre aussi à promouvoir les idées d’Imre Nagy ! »62 et prononça une condamnation politique de l’université hongroise, qui préfigurait sa dissolution au sein d’une structure « unitaire » (roumaine) nommée Babeş-Bolyai, en 1959 :

Il me semble qu’à Cluj, Vaida et les autres camarades subissent la pression de certains éléments de l’université Bolyai qui ont des vues incorrectes, libérales. (...) Quand je suis allé à Cluj, au moment des événements de Hongrie, les camarades de la Securitate ne voulaient pas m’emmener à la Bolyai pour ne pas créer d’agitation parmi les éléments les plus durs. Il y a toute une série de gangsters et de chauvinistes, et face à eux, il faut affirmer une position plus ferme63.

Contrairement à Vaida, le secrétaire de la RAU, Csupor, comprit immédiatement le changement de climat politique, et tenta d’anticiper les critiques qui auraient pu lui être faites : il avertit la Securitate de la persistance d’une « activité hostile tenace » dans la région dont il avait la charge depuis cinq années. « Ils se préparent pour le printemps, avec des plans hostiles, et avec toute une série de lettres qu’ils disent recevoir de Hongrie. On voit bien qu’ils tentent de s’organiser ». Il demandait en conséquence un renforcement des effectifs des forces de sécurité. Drăghici promit d’envoyer des officiers de langue maternelle hongroise pour conduire les interrogatoires et le « travail d’information ». Dans son intervention finale, Ceauşescu tira de tout autres enseignements de la crise des mois d’octobre et novembre, et mit l’accent sur la mobilisation politique de la population :

Notre tâche est de parler avec les gens pour leur faire comprendre notre message, et le camarade Csupor, au lieu de demander un renforcement des organes de sécurité, devrait plutôt poser le problème de l’intensification du travail politique, pour que la masse des lettres hostiles envoyées depuis la Hongrie ne cause pas de dommages au travail politique accompli au sein de la population.64

Sous la pression des organes locaux, désireux de redonner sens au projet de « petite Hongrie socialiste », le Comité central autorisa finalement la célébration des fêtes du 15 mars au sein de la Région autonome. Mais dans la nuit du 14 au 15 mars, des groupes de jeunes lycéens se livrèrent à des provocations dans différentes localités, notamment à Albeşti, le 59 ANIC, CC al PCR, Cancelarie, dosar 113/1957.

60 Ivi, p. 7. 61 Ivi, p. 9. 62 Ibidem. 63 Ivi, 40. 64 Ivi, p. 46.

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village natal de Petőfi. Les incidents nourrirent des rapports du ministère de l’intérieur sur la déloyauté de la minorité hongroise, et provoquèrent une sévère réaction politique et militaire. Les 19 et 20 mars, des dizaines d’arrestations et de perquisitions furent opérées par la Securitate en Transylvanie. Au même moment, lors de l’ouverture solennelle de la Grande Assemblée Nationale, le premier ministre Chivu Stoica prononça un discours publié dans la presse locale et nationale, dans lequel le thème du revanchisme hongrois était traité avec une franchise inhabituelle :

La sanglante attaque contre le pouvoir hongrois s’est accompagnée d’un renforcement de la propagande agressive conduite par les bandes contre-révolutionnaires qui réclamaient la révision des frontières entre la Hongrie et ses voisins. Les éléments revanchistes ont aussi cherché à concrétiser les prétentions des horthystes sur la Transylvanie et sur les autres territoires appartenant aux Etats voisins de la Hongrie. 65

Au cours du printemps, le ministère de l’intérieur accrut sa pression sur les organes locaux transylvains. Le 17 mai 1957, Drăghici convoqua les responsables de la police secrète des régions de Cluj, Iasi et Bacau pour une réunion au plus haut niveau, et mit en cause les rapports entre les services locaux, en particulier le Colonel Kovács, commandant de la Securitate de la RAU, et le « chauvinisme hongrois » :

A mon avis, à l’origine du problème, il y a un chauvinisme hongrois. Tant que tu ne prendras pas position contre ce chauvinisme, de quelque bord qu’il soit, tu ne réussiras jamais à stimuler tes agents dans le travail contre les éléments hongrois66.

Au-delà du ministère de l’intérieur, c’est l’ensemble de l’appareil de gouvernement qui subit alors des mutations politiques profondes. La réduction du nombre de ministères de 30 à 15, décidée en mars 1957, s’était accompagnée du renforcement de la tendance nationale, avec l’arrivée de Grigore Proteasa aux affaires étrangères, de Draghici en tant que ministre de l’intérieur (qu’il était de facto depuis 1952), et d’Aurel Vijoli aux finances. A l’été, une période de flottement due à l’ultime offensive du « groupe anti-parti » contre Khrouchtchev à Moscou offrit à Gheorghiu-Dej l’opportunité de se débarrasser des deux derniers « rebelles » du Bureau politique, Miron Constantinescu et Iosif Chisinevschi. L’humiliante autocritique publique des deux hauts dirigeants signa la faillite de l’unique tentative de révision idéologique jamais tentée au sein du stalinisme roumain. Constantinescu perdit en même temps son poste de ministre de l’éducation, auquel il avait été appelé pour calmer la colère des étudiants. Avec l’homme qui avait été envoyé à Cluj dans les moments les plus difficiles pour promouvoir des solutions d’apaisement, s’éloignait la perspective d’un nouveau compromis politique avec la minorité hongroise.

REPRESSION POLITIQUE, INGENIERIE SOCIALE

Les mutations de la répression politique

L’étreinte politique, idéologique et sociale infligée à la société entre 1956 et 1961 s’inscrit dans une phase longue de répression mise en oeuvre entre 1948 et 1964, mais elle constitue une période spécifique, et représente selon nous la vraie genèse du régime de

65 Vörös Zászló, 21 mars 1957.

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Ceauşescu. Les archives de la Securitate nous permettent de disposer aujourd’hui de données générales sur la dimension quantitative du phénomène67 :

Il numero effettivo degli arresti preventivi dovette però risultare assai più alto. Nella seconda del 1958 vennero infatti interrogati 47.463 elementi “sospetti”, e altri cinquantamila circa entro il 196068.

Sur les condamnations prononcées par les Cours martiales de Bucarest, Cluj et Iaşi, nous disposons d’informations fiables sur la période allant de janvier 1957 à juillet 1959 : 2737 condamnations (dont 10 à la peine capitale) en 1957, 4083 en 1958 (dont au moins 34 à mort), et 3139 dans les sept premiers mois de 1959, soit un total de 9978. Le rythme de la répression s’accéléra en 1958 et suivit une courbe ascendante jusqu’à la première moitié de 1959, conséquence directe de la ligne dure contre toute forme de dissidence décidée lors de la conférence des partis communistes à Moscou, du 14 au 16 novembre 1957.69

Le régime ne quittait jamais des yeux les anciens détenus, inscrits automatiquement au ficher politique, et pour beaucoup placés sous une stricte surveillance, à travers les informateurs de la Securitate (jusqu’à 10 ou 15 pour un seul suspect). Beaucoup d’entre eux avaient été recrutés au moment de leur incarcération, et étaient passés « de l’autre côté », entamant une collaboration (même forcée ou partielle) avec le régime. Les organes disposaient d’à peine 15 000 agents au moment de la révolution de 1956 ; au 1er octobre 1960, leur nombre était passé à 30 000, et à peine 8 mois plus tard, à la fin de juin 1961, les informateurs étaient au nombre de 42 809, dont un millier pour la seule Région Autonome Hongroise, contre moins de 500 trois ans plus tôt70. En 1963, leur nombre atteint presque 80 000, pour atteindre 110 000 en 1967, au début de l’ère Ceauşescu, encore quatre fois moins qu’à la chute du régime, en 198971.

67 Source du tableau : rapport du Consiluli Securităţii Statului sur les arrestations effectuées pour motifs politiques entre 1950 et 1968, Bucarest, 17 juillet 1968. ACNSAS, Fond Documentar, dosar 53, vol. 1, pp. 76-79.

68 Stéphane Courtois (éd), Il libro nero del comunismo europeo. Crimini, terrore, repressione, Milano, Mondadori, 2006 (éd. or. 2002), p. 340.

69 ACNSAS, fond Documentar, dos. 114, p. 8. 70 ACNSAS, fond Documentar, dosar 129, vol. 1, p. 3.

71 Sulla penetrazione sociale della Securitate si veda C. Anisescu, “Dinamica de structură şi rol a reţelei informative în perioada 1948-1989” in AAVV, Arhivele Securităţii 1, Bucarest, Pro Historia, 2002, p. 10-40.

Arrestations

politiques Détenus politiquesen détention administrative

Total des

arrestations Fixation de domicile forcé

automne 1956 1.120 / 1.120 / 1957 3.257 / 3.257 523 1958 6.362 946 7.308 349 1959 8.910 1.954 10.864 249 1960 1.711 113 1.824 155 1961 2.232 516 2.748 192 Total 23.592 3.529 27.121 1.468

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La campagne « moralisatrice »

Mais la majeure partie des arrestations et des condamnations furent infligées non par les Cours martiales, au cours de procès politiques intentés aux « individus contre-révolutionnaires », mais par des tribunaux civils au cours de procédures apparemment « apolitiques ». Pour les seules années 1957-1959, environ 150 000 personnes furent condamnées uniquement pour des faits de nature économique en application du décret 240/1955 sur la défense de la propriété socialiste72. Le 27 février 1957, le gouvernement publia un autre décret introduisant deux nouveaux paragraphes dans le code pénal (578/4 et 578/5) destinés à punir les offenses verbales ou physiques, les « manquements au respect dû à la société » et les « violations des normes de la vie sociale », autant d’actes punis par des peines de prison allant de 3 mois à 5 ans en cas de récidive73. Quelques semaines plus tard, le 30 juillet, parut dans la presse de décret 324/1957 du Conseil des ministres, puissant les mendiants, prostituées et surtout les « trafiquants » et les « spéculateurs » de peines similaires74.

La campagne « moralisatrice » fit partie intégrante de la reprise en main idéologique. Grâce à la presse, qui introduisit une rubrique quotidienne intitulée « nouvelles du tribunal » à l’été ou à l’automne, elle devint un thème récurent de la propagande, alors que les procès politiques avaient été menés au contraire dans le plus grand secret. A titre d’exemple, on citera ici la dramaturgie pédagogique d’un procès public typique de cette époque : la cour populaire de Tîrgu-Mureş examine le cas d’une dirigeante de coopérative accusé d’avoir détourné 33 700 lei, et la condamne à 13 années de travaux forcés, et 6 ans supplémentaires de perte des droits civils.

A son arrivée, Emma Végh se présenta avec son arrogance habituelle. Mais lorsqu’elle se trouva devant 150 travailleurs indignés, qui se pressaient pour entrer, quelque chose s’est brisé en elle. La grande dame bourgeoise entra dans la salle du tribunal avec son habit de prisonnière, au milieu des insultes des travailleurs. Ilona Jakab est un petit bout de femme, mais ses paroles la grandissent : « pendant que nous nous épuisions sous 40 à 50 degrés pour faire fleurir la coopérative, cette salope, qui n’est pas digne d’un nom humain, nous a volé les fruits de notre travail! »75.

A la différence de 1949-52, la seconde offensive fit également de nombreuses victimes parmi les figures de la nomenklatura locale : en août 1958, le vice-président du conseil régional et le président du comité sportif de la MAT furent arrêtés et condamnés pour corruption et abus de pouvoir. Plus encore que dans les procès « politiques », c’est dans ces accusations de corruption que nous pouvons distinguer le trait d’union entre populisme social et promotion ethnique : il suffisait aux lecteurs des journaux de prêter attention aux noms des accusés pour découvrir que la majorité d’entre eux, surtout s’ils dirigeaient des entreprises ou des institutions, appartenaient à une minorité.

Catholiques et Juifs en ligne de mire

En 1958, un autre procès utilisa les mêmes méthodes de mobilisation et de médiatisation avec une autre cible : l’Eglise catholique romaine de langue hongroise, et en particulier son chef, Áron Márton, évêque d’Alba Iulia, emprisonné en 1949, libéré en 1955, puis assigné à résidence en 1957 après une extraordinaire visite épiscopale en terre sicule. 72 ANIC, fond Cancelarie, dosar 12/1958, pp. 37-69.

73 Vöros Zászló, 5 juin 1957. 74 Vöros Zászló, 30 juillet 1957. 75 Vörös Zászló, 26 juillet 1958.

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