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De l'impossible à l'irréductible. Pour une discipline de la singularité

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GEORGES BATAILLE

Des mots pour l’impossible

Sous la direction de Chiara Di Marco

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© 2018 – Éditions MiMésis www.editionsmimesis.fr e-mail : info@editionsmimesis.fr Collection : Philosophie, n. 60 ISBN : 9788869761690 © MiMedizionisrl P.i. C.F. 02419370305 Cedif Diffusion Pollen Distribution

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Georges Bataille 7 le Château

Chiara Di Marco 11

Présentation

CoMMel’eaudansl’eau

l’iMPossibleidentiFiCation

Sara Colafranceschi 41

l’iMPossibleentrenéCessitéetPossibilité

Fausto De Petra 59

batailleetlaCoMMunautédel’iMPossible

dela « CoMMunautédesaMants » àla « CoMMuniCation iMPossible »

Chiara Di Marco 91

« JePuisdéFinirlePossible… l’iMPossiblenePeutl’être » desMotsPourl’iMPossible

Claudia Dovolich 129

Fairedondel’aMitié

l’héritagede georges bataille

Gilles Ernst 163

georges batailleet « l’iM-Possible »

Marina Galletti 183

delaCoMMunautéPossibleàlaCoMMunauté “iMPossible”

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laCoMMunautédel’ivresseetdubesoin

Felice Ciro Papparo 217

del’iMPossibleàl’irréduCtible

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LE CHÂTEAU

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Texte établi par Marina Galletti

1. Il ne faut pas parler d’Ordre nécessaire, au sens où l’État est nécessaire. L’univers n’a pas les humbles besoins auxquels l’État répond comme il le peut. C’est l’envie que nous en avons qui justifie l’existence de l’ordre.

2. Naturellement, l’ordre ne peut rien faire, rien entreprendre. Il est l’effet (même, plus simplement, le signe) de l’oisiveté, de la soli-tude, du caprice, du silence, de la grâce.

1 Papiers Georges Bataille. Département des manuscrits occidentaux de la Bibliothèque Nationale. Enveloppe 1. Sur l’enveloppe, de la main de Bataille : « Le Château. texte écrit pour Septentrion ». 8 feuillets, (le der-nier étant de couleur rose), écrits sur le recto (à l’encre bleue), de cm.13, 5 x 21, présentant de nombreuses ratures et deux numérotations diffé-rentes : celle de Bataille (à l’encre bleue), partielle (le premier et les deux derniers feuillets n’étant pas numérotés), et une deuxième numérotation (au crayon noir), incluant les 8 feuillets, que nous adoptons. Le texte a été publié pour la première fois en Italie, en appendice à mon essai La

comunità “impossibile” di Georges Bataille. Da « Masses » ai difensori del male. Préface de Jacqueline Risset, Kaplan, Turin 2008. Je remercie

Julie Bataille de m’avoir autorisée à le republier et Gilles Ernst pour avoir contribué à la relecture d’un passage du manuscrit. Sur le feuillet 1 on peut lire (écrit au crayon noir) :

« Septentrion

La conscience que tous les hommes n’en sont qu’un »

À la suite, dans un cercle tracé au crayon bleu : « Le désert et

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3. Il ne s’agit pas, bien entendu, de fonder un ordre. Il existe de-puis longtemps. Ceux qui en font partie l’ignorent. Leur vie serait changée, s’ils le savaient. Cet Ordre qui est, le caprice et la réflexion mêlée (puisque néanmoins il n’est pas, mais c’est la seule manière

d’être avouable) à l’instant m’en donnent le nom, je l’écris à

l’ins-tant en tête de ces feuillets.

4. J’allais toute à l’heure écrire : de l’alcool, c’est un ravissement assez faible. La sainteté infinie, doucement extasiée, le parfum des fleurs, de la pluie, auxquels il ne manqua jamais que la queue de rat de la méchanceté.

5. Les « membres isolés » ont tort de ne pas croire à l’existence de l’ordre. Ils seraient, s’ils savaient, comme l’oubli, glissant dans les airs et légers. Ils échapperaient à la réalité qui en est la néga-tion. Ils seraient transfigurés s’ils ouvraient les yeux: ils oublieraient des limites qu’il est si facile d’oublier. Naturellement ils pourraient aussi trembler, mais ce n’est pas si facile. Même en somme, c’est le plus difficile. C’est la grâce, aussi rare, aussi sûre qu’une incroyable beauté.

6. Trembler veut dire être en dehors, s’évader: mais il n’est d’éva-sion que lucide. Comment sortir d’un monde réel dont le plus petit ressort serait ignoré, dont la plus petite signification échapperait.

7. Ce serait le déshonorer qu’appartenir à l’Ordre, et la pure royauté en serait ternie si la pensée de lui appartenir était plus qu’un désir, plus qu’un tremblement. Quelle immense ironie ! quelle

incer-Enfin, sur un feuillet bleu collé horizontalement sur la partie inférieure du feuillet 1, écrit à l’encre bleue foncé :

« pour Septentrion.

La raison d’agir, d’organiser etc. est la suivante. Si nous n’agissons pas les effets de notre propension à agir sur l’existence sont les plus désolants. Les «raisons d’être» sont moins altérées par l’action que par l’absence d’action.

Ce qui se fait sur ce plan doit être accompli, par négation des valeurs ». Puis dans un cercle : « Contre la négation molle de la poésie »

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titude ! et comme la possibilité seule en est lourde! mais personne n’étant sûr d’être Dieu, personne ne peut être assuré de ne l’être pas.

8. Personne ne peut donc être sûr de ne pas appartenir à l’Ordre. S’il est de nombreux moyens d’y entrer, ils n’ont pas d’efficacité. Mais le refus n’est nullement le moyen d’en sortir; on pourrait même dire que c’est le meilleur moyen d’y entrer si l’on n’avait peur d’en-gager la pensée dans des voies d’où elle sort aisément.

10 (sic). Il est doux de songer à l’énorme silence qui déjà répond à mes phrases et qui les noie, comme la première étoile venue est noyée dans l’immensité.

11. La pire disgrâce, pour un membre de l’Ordre, est2 de

mou-rir ou même d’être persécuté soit à cause de l’Ordre soit au nom de quelque principe sur lequel l’Ordre serait fondé. Une si parfaite méconnaissance de la morale de l’Ordre, la seule dont l’exigence, portant sur les petites comme sur les grandes actions, ait une aussi grande mais aussi insaisissable rigueur, entraîne presque à coup sûr un désaveu.

La première raison est que les principes pour lesquels on meurt doivent donner à celui qui meurt de la fermeté, que l’assurance, même dans la mort, est une servitude, qu’à cette fin ils doivent perdre une vérité par elle-même aussi inexprimable que l’ensemble. La seconde (qui est une autre forme de la première) est que parler de ce qui éveille la plus grande passion est peut-être déjà se taire. Haïr ce qui détourne de l’objet de la passion est l’aveu d’une faiblesse: si la passion est forte elle détourne décidément de ce qui n’en est pas l’objet. Mais l’objet ne peut différer de la passion même, déchaî-née sans mesure, immensément folle et dont l’intolérable brillant a l’hilarité, qui ne peut être contenue, de la nuit. Combien l’odeur d’étable ou de marais du diable est plus digne d’amour que l’intelli-gence de Dieu. Je ne puis ignorer que Dieu fut l’objet d’une passion plus grande, plus entière et plus insensée que rien d’autre mais c’est justement la honte de l’homme d’avoir confondu la passion avec le pouvoir, le tremblement du mal avec le goût de condamner, une violence louche sans égards et adorablement risquée avec la sagesse. 2 Dans un cercle : « écrire à Blanchot pour Le Caire ».

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PRÉSENTATION

COMME L’EAU DANS L’EAU

L’impossible identification

Il n’est rien dans la vie animale qui introduise le rapport du maître à celui qu’il commande, rien qui puisse établir d’un côté l’autonomie et de l’autre la dépendance… Le lion n’est pas le roi des animaux : il n’est dans le mouvement des eaux qu’une vague plus haute renversant d’autres plus faibles.

G. Bataille, Théorie de la Religion

Le huit juillet 1962 mourait Georges Bataille alors que la violence de sa réflexion, qui a atteint et secoué la littérature, l’histoire, la politique, l’économie et la philosophie du XXe siècle en dénonçant l’intellec-tualisme de la culture académique et le conservatisme de la politique – incapables de ressentir/saisir dans le présent l’incandescence qui se

soucie de la plasticité de la vie – semblait trouver du répondant dans

la génération des penseurs qui, dans les années soixante, ont donné le jour à ce qu’on a appelé la Nietzsche Renaissance. Un mouvement de

contre-culture, pouvons-nous dire, qui, né en France, s’est très vite

étendu à l’Allemagne, à l’Italie et aux États-Unis, rassemblant, dans un commun engagement visant à délivrer le penseur allemand du joug d’une lecture de droite1, une série de penseurs qui, dans l’écriture et

1 Rappelons que c’est dans les années soixante – où commence l’édition critique de l’œuvre de Nietzsche due à Giorgio Colli et Mazzino Montinari – que paraissent en France les fruits d’une série de réflexions qui trouvent leur noyau génétique dans la mise en demeure par Georges Bataille de l’actualité politique mystifiante de la pensée de Nietzsche parfaitement englobée dans la volonté impérative nazie. Ils posent à nouveau la question de l’actualité de sa pensée. Cette « renaissance », d’un côté, s’appuie sur le texte de Gilles Deleuze Nietzsche et la philosophie qui délivre Nietzsche du filet d’un irrationalisme vulgaire en lisant la volonté de puissance non

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la réflexion, ont fait grandir le don de Nietzsche/Bataille, celui d’une pensée qui se « dérobe » à elle-même, à la volonté de connaissance qui la lie à la position et à la recherche d’une origine et d’une fin sans cesser, toutefois, d’être encore pensée.

« Je pense comme une fille enlève sa robe » : telle est la condition constitutivement finie de la pensée et de l’existence ; le sens d’une

pensée sensible qui

[…] pense ceci : nous sommes là pour rien, le monde est là pour rien, nous sommes au monde pour rien – et ce que veut dire “être au mondeˮ. Penser c’est rien, c’est penser la pensée nue : la pensée qui ne fait qu’appeler son passage à l’autre, sans intention, au-delà de toute intention, pour rien […]. Elle est saisie de soi (aperception de soi), mais elle ne saisit pas dans l’acte d’une intention d’objet ni de projet : elle se saisit dans le dessaisissement de l’objet et tu projet, de l’intention et donc aussi de la conscience […] démunie non seulement de ses objet et de ses projet mai aussi de sa certitude de soi, certaine de son évanouis-sement, cogito dont la cogitatio est cet évanouisévanouis-sement, une implosion silencieuse aussi bien qu’un trou d’angoisse, aussi bien qu’une secousse de rire. Cogito excogité hors de soi2.

comme échappée de l’espace de la raison mais comme approfondissement/ élargissement de celle-ci et, donc, comme dépassement nécessaire de ses limites. D’un autre côté, la « renaissance » de la pensée de Nietzsche fait l’objet en 1964 d’un colloque international tenu à Royaumont où les ré-flexions philosophiques et politiques de Pierre Klossowski, Maurice Blan-chot, Michel Foucault, Gilles Deleuze, Bernard Pautrat et Jean-François Lyotard polémiquant avec la thèse de Heidegger considèrent la différence en tant que force problématique trouvant dans l’éternel retour, comme pen-sée plurale et affirmative, la possibilité d’une transvaluation du nihilisme réactif, une sortie de la métaphysique qui ne déclare pas la fin de la philo-sophie mais son inclination vers l’altérité comme multiplicité irréductible dans le savoir objectivant. Rappelons les contributions les plus importantes qui, dans le contexte français, ont lancé le débat : G. Deleuze, Nietzsche et

la philosophie, Puf, Paris 1962; M. Guéroult (dirigé par), Nietzsche,

Édi-tions de Minuit, Paris 1967; P. Klossowski, Nietzsche et le cercle vicieux, Mercure de France, Paris 1969; B. Pautrat, Versions du soleil, Seuil, Paris 1971; M. de Candillac/B. Pautrat, Nietzsche aujourd’hui ? Intensité, vol. I, Colloque de Cerisy (1972-2007), UGE, Paris 1973.

2 J.-L. Nancy, La Pensée dérobée. Accompagné de “L’échappée d’elle” de

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Je pense… Je ne sais quoi : telle est la vérité de l’être au monde

d’une subjectivité qui, déchirant dans la pensée l’unité et l’excellence de la figure Homme, vit l’exigence du sacrifice de soi comme expres-sion d’une générosité qui défait les nœuds d’une socialité purement politique, nouant les liens d’une communauté éthique, laquelle ne produit ni appropriation ni réciprocité, où il n’y a pas de lutte pour la reconnaissance ni de pensée de la connaissance mais seulement des êtres inachevés, ouverts et la générosité d’une communication qui, « en passant de l’un à l’autre », consume la volonté du sujet d’être tout et conteste le travail de gouvernement, de rationalisation de la peur de mourir d’une société qui réduit l’homme à une chose, utilisable. Car, pour Bataille, c’est la mort qui « révèle la vie dans sa plénitude et fait sombrer l’ordre réel3 », l’ordre des choses qui

« nous lie » à la discontinuité des individus en nous détachant de la vie, du continuum des êtres singuliers qui est le flux de l’ordre intime où rien n’a d’existence séparée. C’est alors la peur que nous devons aimer, c’est le glissement de la pensée vers l’inconnu que nous de-vons désirer : l’expérience d’une angoisse (détresse) extrême, anni-hilante, car « elle n’est pas vraiment le possible de l’homme. Mais

non ! L’angoisse est l’impossible ! Elle l’est au sens où l’impossible me définit ». Et si, à la différence de l’animal, l’homme « est le seul animal qui meurt en sens fermé [sic]. La conscience est la condi-tion de la mort achevée. Je meurs dans la mesure où j’ai conscience de mourir4 » ; c’est la mort qui se/me soustrait à/cette conscience.

La mort, cette expérience sans durée, dépourvue de sens, impos-sible et toutefois nécessaire, « montre soudain que la société réelle

mentait5 », qu’en profondeur la vie ne peut être consommée

avide-ment, ne peut être réduite à une chose, que l’angoisse mortelle d’une vie solipsistiquement repliée sur elle-même peut devenir angoisse joyeuse d’une vie généreuse, laquelle n’est pas toute entière œuvre et action mais aussi dépense improductive, passion inutile et insuffi-sance incomblable. C’est le don/amitié de Bataille, la violence d’une 3 G. Bataille, Théorie de la Religion, in Œuvres complètes, Gallimard,

Paris 1970-1988, 12 vol., VII, pp. 281-361, p. 309, (désormais O. C.). 4 G. Bataille, Le Coupable. L’Alleluiah in O. C., V, p. 241.

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pensée qui, pédagogiquement, ferme les yeux en contestant la

stu-pidité infinie, l’arrogance de l’intelligence afin de voir,

souveraine-ment, « ce qui vaut la peine d’être regardé6 ».

Nous devons à présent souligner que, contrairement à certains des “penseurs de la différence” – qui ont “beaucoup” reçu et devraient “beaucoup” au penseur noir – Bataille ne “ramène” la pensée de Nietzche à aucune idéologie7 qui le réinsère dans le cercle de

l’effi-cacité de l’action politique mais cultive envers lui cette amitié stel-laire qui est le sens paradoxal d’une communauté dans la distance, dans la solitude, l’expérience d’une subjectivité souveraine qui se

refuse à servir, celle d’un je qui est seulement dans la mesure où il se

6 G. Bataille. Théorie de la Religion, in O. C., VII, p. 309.

7 Nous devons rappeler que cette amitié “paradoxale” – le vouloir “répé-ter” l’expérience abyssale de Nietzsche vécue comme véritable identifi-cation – a ouvert la voie aux accusations de trahison adressées à Bataille car, en combattant les « falsifications antisémites » d’Elisabeth Foster, celui-ci n’accuse pas seulement l’appropriation/utilisation opérée par la droite mais aussi le malentendu de sa pensée à l’œuvre dans la gauche sociale, surtout chez Lukacs qui en fait un penseur du fascisme à travers une analyse qui ne considère pas la “totalité” c’est-à-dire l’existence tan-dis que « […] le mouvement même de la pensée de Nietzsche implique une débâcle des différents fondements possibles de la politique actuelle. Les droites fondent leur action sur l’attachement affectif à la pensée. Les gauches sur des principes rationnels (justice, égalité sociales) sont égale-ment rejetées par Nietzsche. Il devrait donc être impossible d’utiliser son enseignement dans un sens quelconque […]. Dans l’ensemble, l’exigence exprimée par Nietzsche, loin d’être entendue a été traitée comme toute chose dans un monde où l’attitude servile et la valeur d’utilité apparais-sent seuls admissibles », G. Bataille, Nietzsche et les fascistes. Une

répa-ration à Nietzsche « Acéphale », n° 2, 21 Janvier 1937, pp. 3-13, p. 5.

Voir aussi : Id., La vieille taupe. Marx, Nietzsche, Freud, in O. C., II,

Écrits posthumes 1922-1940, pp. 93-109 ; Nietzsche est-il fasciste ?, in

« Combat », n° 113, octobre 1944, p. 2. Sur la question de la “trahison” supposée de Bataille, cf. R. Dionigi, Bataille sur Nietzsche, Introduction à G. Bataille, Su Nietzsche, Cappelli, Bologne 1980; V. Chiore, La logica

dell’eccesso di Bataille. Il confronto con Hegel e Nietzsche, Giannini

Edi-tore, Naples 1986 ; F. Warin, Nietzsche et Bataille. La parodie à l’infini, Puf, Paris 1994 ; K. Galimberti, Nietzsche : una guida, Feltrinelli, Milan 2000, en particulier la deuxième partie consacrée à Nietzsche e la filosofia

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sait réduit à rien. Je qui n’est pas néant mais différence irréductible, singularité inessentielle “détachée” du cercle de la reconnaissance. Je qui est le chiffre d’une passivité puissante dans la mesure où, pou-vons-nous dire, il vit dans l’expérience d’une pratique pédagogique de contestation et de résistance à une politique et à une culture de l’action8. Souci philosophique, donc, pour un mode de vie qui ressent

le vide de l’existence, un manque qui résonne dans l’énigmatique et sèche “préférence” constamment répétée par le scribe Bartleby : « Je préfère ne pas » (I would prefer not to)9. Une formule “alchimique”

qui ébranle le langage en le poussant jusqu’à sa propre limite, en le faisant entrer dans la dimension de l’insignifiance, là où règne le bruit assourdissant d’un silence qui ne cesse de déranger l’ordre du discours qui dessine la trame de la socialité. Bartleby est un “ori-ginal”, un “solitaire”, dit Herman Melville, qui, comme Nietzsche/ Bataille, défie l’impossible simplicité du Cogito, conteste le bon sens et le sens commun, fissure le mur des signifiés, l’architecture d’un dictionnaire dont les termes, platoniquement parlant, sont les 8 « LA DOCTRINE DE NIETZSCHE NE PEUT PAS ÊTRE ASSERVIE. Elle peut seulement être suivie. La place à la suite, au service de quoi que ce

soit d’autre, est une trahison qui relève du mépris des loups pour les chiens.

EST-CE QUE LA VIE DE NIETZSCHE REND VRAISEMBLABLE QU’IL PUISSE AVOIR ‘LES AILES COUPEES’ PAR QUI CE SOIT ? Que ce soit l’antisémitisme, le fascisme, que ce soit le socialisme, il n’y a qu’utilisation. Nietzsche s’adressait à des esprits libres incapables de se laisser utiliser », G. Bataille, Nietzsche et les fascistes, op. cit., p. 4. 9 Cf. H. Melville, Bartleby the Scrivener, Putnam’s Magazine, London

1853, tr. fr. Bartleby Le Scribe, Gallimard, Paris 1996, où est réalisée l’expérimentation d’une écriture, comme l’a bien montré Gilles Deleuze, délirante, une expression qui entraîne les mots et, avec eux, l’écrivain/ lecteur à la limite de la signification, en ne communiquant que des devenirs indiscernables, non plus des formes d’identification mais des zones d’indifférenciation, de voisinage, des flux d’être qui se touchent et s’entrelacent, expressions de puissances impersonnelles qui interdisent toute possibilité de dire “Je”. Cf. G. Deleuze, La littérature et la vie in Id., Critique et Clinique, Éditions de Minuit, Paris 1993, pp. 11-17 ; Id.,

Bartleby ou la formule, ibidem, pp. 89-114 ; G. Agamben, Bartleby ou la création, Circé, Paris 2014 et l’intéressante lecture du texte de Melville de

Francesco Garritano, Aporie comunitarie. Sino alla fine del mondo, Jaca Book, Milan 1999, pp. 164-192.

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modèles qui sélectionnent, définissent l’authentique en excluant le reste. Des êtres originaux qui marquent un début, la greffe dans le présent d’un devenir possible, en manifestant « […] les lois géné-rales de la langue (les ‘présupposés’) autant que les simples particu-larités de la parole, puisqu’il sont comme les vestiges ou projections d’une langue originale unique, première, et portent tout le langage à la limite du silence et de la musique. Bartleby n’a rien de particulier, rien de général non plus, c’est un Original10 ».

« Je préfère ne pas » : la passivité de Bartleby est la marque d’une « dévotion à l’inutilité », de la résistance à « […] tout ce que l’uti-litarisme considère comme le mal du monde, l’oisiveté, la vie sans but, la pensée qui repose silencieusement en soi » ; c’est l’expres-sion paradoxale d’une puissance qui vit dans la “réserve” de la pa-role, dans « […] sa capacité de faire silence. Aucun discours ne sera jamais plus puissant qu’un silence en réponse à une question qui nous a été adressée ». Il en va de même pour l’écriture qui exprime sa puissance non pas dans le fait de dire « […] telle ou telle chose à dire, mais bien dans le peu ou le rien à dire, dans une condition où s’annule le devoir d’écrire11 ». Passivité qui est puissance d’une

vie qui a délivré la volonté de l’intention, puissance d’être d’une vie singulière et d’un désir impersonnel irréductibles à l’ordre de la généralité et de la particularité, à la normalité cohérente d’un penser commun et d’un pouvoir qui ne cessent de travailler à donner forme et signification à la présence anormale d’un il y a quelconque.

« Non serviam » : tel est le mot d’ordre du diable, la marque de l’impossible réduction du monde à l’action utile, de la nécessité pour Bataille de dénoncer l’asservissement de la pensée et de l’écriture à l’efficacité de la raison qui « domestique » le désir assujettissant la vie au joug de l’action utile. Ainsi, répondant à la question posée par René Char sur l’incompatibilité de l’écrivain – on est dans les années 50-60 en plein débat sur l’engagement moral et politique de l’intellectuel et de l’écrivain – Bataille précise :

10 G. Deleuze, Bartleby ou la formule, op. cit., p. 106.

11 G. Celati, Introduzione a Bartleby lo scrivano, in H. Melville, Bartleby

lo scrivano. Una storia di Wall Street, Feltrinelli, Milan 1991,

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Ma vaine ironie est peut être une manière de dormir plus profonde… Mais j’écris, je parle, et ne puis que me réjouir si l’occasion m’est don-née de vous répondre, de vouloir même, avec vous, le moment de l’éveil où du moins ne sera plus acceptée cette universelle confusion qui main-tenant fait de la pensée même un oubli, une sottise, un aboiement de chien dans l’église […]. J’ai choisi simplement de vivre : je m’étonne à tout instant de voir des hommes bouillants et avides d’agir se moquer du plaisir de vivre. Ces hommes confondent visiblement l’action et la vie, sans plus jamais voir que, l’action étant le moyen nécessaire au maintien de la vie, la seule recevable est celle qui s’efface, à la rigueur s’apprête à s’effacer, devant la “diversité brasillant” dont vous parlez, qui ne peut, et jamais ne pourra être réduite à l’utile […]12,

à la réduction du Je. De ce Je qui pense et donc, dans le langage et dans la connaissance, freine la passion d’un sujet (moi) qui résiste/ existe aux leurres d’une anthropologie des Lumières, laquelle a fait de la forme Homme l’image d’un mécanisme parfait et connu, qui redouble et obscurcit la vérité d’une profondeur informe et problé-matique d’un désirer qui ne s’épuise pas dans l’action, dans le travail d’une négativité qui nie, mais qui est pure « négativité sans emploi », désir qui ne peut pas être seulement satisfait/conservé mais qui est aussi gaspillé dans une existence vide. Désir qui est vie capable de parler, nous dit Bataille, comme de Rien, « […] ce n’est au fond que nier l’asservissement, que le réduire à ce qu’il est (utile), ce n’est en définitive que nier la valeur non pratique de la pensée, la réduire, par-delà l’utile, à l’insignifiance, à l’honnête simplicité du défaut, de ce qui meurt et qui défaille13 » dans la “simplicité” du travail

dialectique.

Nous comprenons alors la force explosive de l’affirmation de Bataille lorsqu’en réponse au “chargé d’un cours sur Hegel”, il dit : […] je me suis souvent dit qu’au sommet de l’existence il pourrait ne rien y avoir que de négligeable : personne, en effet, ne pourrait “reconnaître” un sommet qui serait la nuit. Quelques faits – comme une difficulté exceptionnelle éprouvée à me faire “reconnaître” (sur le 12 G. Bataille, Lettre à René Char sur les incompatibilités de l’écrivain, in

O. C., XII, pp. 16-28, ici pp. 17-18.

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plan simple où les autres sont “reconnus” ) – m’ont amené à prendre sérieusement mais gaiement, l’hypothèse d’une insignifiance sans appel […]14

qui n’est pas le néant de la pensée métaphysique – ce qui est à penser et à voir – mais le reste irréductible produit par le travail de l’intelligence ; un négatif insoluble, « irreprésentable » qui entame le mur de l’objectif où « […] seules les pierres qui l’élèvent sont réelles. Ce sont les choses, mais, des choses, la réalité n’est pas pro-fonde », elle repose seulement sur les certitudes de la conscience, un mur qui « […] tenait à la lourdeur qui tendait à faire une chose de la souveraineté15 ». Et c’est justement dans la preuve d’une

irréduc-tible insignifiance qu’il pense et qui nous fait placer sa pensée dans

14 G. Bataille, (Lettre à X., chargé d’un cours sur Hegel…), in Le Coupable.

L’Alleluiah, op. cit., p. 370.

15 G. Bataille, La Souveraineté, op. cit., p. 299. Nous devons rappeler que Bataille a péremptoirement choisi, prenant ainsi position à l’égard de l’existentialisme sartrien, de différencier rien et néant même si, comme le souligne Papparo – pour clarifier l’inversion des termes apparue dans la traduction italienne de La Souveraineté – « […] la proximité “significativeˮ, en français comme en italien, entre nulla et niente per-met une certaine “condensationˮ des termes. Mais, puisque Bataille choisit d’écrire rien (nulla) et non néant (niente), de cette notation “linguistiqueˮ […] il ressort non seulement qu’il veut ainsi s’éloigner d’une certaine philosophie […] mais que la distance, rendue termino-logiquement visible par ce choix de rien plutôt que néant, est avant tout établie au plan conceptuel et doit donc être maintenue et non pas

déformée (altérée). Par rien, en effet, Bataille met

programmatique-ment l’accent sur le fait que celui-ci est un non-quelque-chose, exac-tement l’opposé de ce qui est inscrit dans le néant philosophique : la “Choseˮ philosophiquement à penser, l’“objetˮ de la pensée ! Le rien, écrit Bataille, est une donnée expérientielle, non la sache de la pensée ; et même s’il devient “thèmeˮ pensant, “objetˮ de la pensée, étant un objet particulier […] très proche, ou presque impossible à distinguer de l’effusion “subjectiveˮ qui l’“objectiveˮ, nous ne pouvons jamais en faire, sinon à la limite, une “choseˮ », F. C. Papparo, Incanto e misura.

Per una lettura di Georges Bataille, ESI, Naples 1997, pp. 20-21. En ce

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la sémantique paradoxale d’une “science hétérologique16”,

inutili-sable ; “science” de ce qui excède l’homogénéité où l’objectivisme des savoirs scientifique et philo-sophique limite les multiples et différentes expressions de l’effervescence affective ; “science” qui commence exactement là où la connaissance claire et distincte ne “voit” plus. Là où l’humanisation du monde par le négatif n’a pas de prise, là s’ouvre l’espace inobjectivable des sujets compromis et compromettants – le sacré, la mort, la sexualité, le pouvoir – et là Bataille expérimente, à la limite de l’homogène et de la consomma-tion raconsomma-tionnelle, la violence d’une pensée qui se dérobe à elle-même en entrant dans la nuit du non-savoir17. C’est l’impossible

achève-ment du cercle dialectique, du savoir dans le savoir absolu qui révèle la contradiction propre à une Phénoménologie où

16 L’hétérologie, dit Bataille, n’est pas la science de l’hétérogène au sens habituel du terme. « L’hétérogène est même résolument placé hors de la portée de la connaissance scientifique qui par définition n’est appli-cable qu’aux éléments homogènes. Avant tout, l’hétérologie s’oppose à n’importe quelle représentation homogène du monde, c’est-à dire à n’importe quel système philosophique » qui assujettit l’espèce humaine au joug de l’utile en la liant « […] à la fabrication, à la consommation rationelle et à la conservation des produits. Mais le processus intellec-tuel se limite automatiquement en produisant de lui-même ses propres déchets et en libérant par de-là l’élément hétérogène excrémentiel d’une façon désordonnée. L’hétérologie se borne à reprendre consciemment et résolument ce processus terminal qui, jusqu’ici, était regardé comme l’avortement et la honte de la pensée humaine », G. Bataille, Dossier de

la polémique avec André Breton, in O. C., II, pp. 51-109, ici pp. 62 et sq.

Cf. G. Bataille, Définition de l’hétérologie, dirigé par M. Galletti, in « Ca-hiers Bataille », 1, 2011, Éd. Les CaCa-hiers, Meurcourt 2011, pp. 231-236. 17 Jean-Luc Nancy exprime, avec beaucoup de finesse, le “sensˮ de

l’éva-nouissement de la pensée, du glissement du savoir dans le non-savoir, comme une pensée qui « […] est saisie de soi (aperception de soi), mais elle ne saisit pas dans l’acte d’une intention d’objet ni de projet : elle ne se saisit pas dans le désaisissement de l’objet et du projet, de l’intention et donc aussi de la conscience […] démunie non seulement de ses objets et de ses projets mais aussi de sa certitude de soi, certaine de son évanouis-sement, cogito dont la cogitatio est cet évanouisévanouis-sement, une implosion silencieuse aussi bien qu’un trou d’angoisse, aussi bien qu’une secousse de rire. Cogito excogité hors de soi », J.-Luc Nancy, La Pensée dérobée,

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[…] la chaîne sans fin des choses connues n’est rien pour la connais-sance que l’achèvement de soi même. La satisfaction porte sur le fait qu’un projet de savoir, qui existait, en est venu à ses fins, est accompli, que rien ne reste plus à découvrir (d’important du moins). Mais cette pensée circulaire est dialectique. Elle entraîne la contradiction finale (touchant le cercle entier) : le savoir absolu, circulaire, est non-savoir définitif. A supposer en effet que j’y parvienne, je sais que je ne saurais maintenant rien de plus que je ne sais18.

Hétérologie. Science de ce qui est tout-autre : cette dimension

que Bataille expérimente comme « ordre de la force ou du choc » est, dans le social, la marque d’un noyau violent de puissance qui, s’il se lie nécessairement, dans la contingence du moment politi-co-historique, à l’affirmation du fascisme et du communisme – au point de lui faire entrevoir, dans La structure psychologique du

fascisme19, Hitler et Mussolini comme contrepoids possibles aux

figures vides et incapables d’initiative incarnées par les politiciens démocrates – ne nous autorise pas à supposer une adhésion/identi-fication de sa part, ainsi que le fait Habermas20, à une idéologie par

rapport à laquelle non seulement il a pris ses distances mais qu’il a mise radicalement en question. Il refuse une critique rationnelle de la modernité pour une expérience intérieure qui conteste l’empire de la raison en utilisant/suppliciant son instrument même, le langage signifiant. Si Hitler et Mussolini ont rassemblé dans leur personne une force excessive qui les a placés au-delà de la loi et de l’histoire homogène, s’ils ont produit un tumulte dans la vie qui a fasciné les masses, toutefois, affirme Bataille, cet excès de force réunie en la personne du chef s’est révélée une véritable instance autoritaire, une domination impérative, servile, qui s’est orientée contre les hommes en engendrant la haine de l’autre en tant que différent, étranger. Une réactivité qui est l’indice d’une souveraineté mystifiée, laquelle, en 18 G. Bataille, L’Expérience intérieure, in O. C., V, p. 127.

19 Cf. G. Bataille, La structure psychologique du fascisme, in O. C., I, pp. 339-371.

20 Cf. J. Habermas, Entre érotisme et économie générale : G. Bataille, in Le

Discours philosophique de la modernité. Douze conférences, Gallimard,

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se fondant sur la sacralité du pouvoir, a donné naissance – et elle pourra encore y donner lieu –, dans la concentration de l’autorité religieuse et de l’autorité militaire, à un totalitarisme extrême dans la mesure où tous et chacun ne sont que partie d’un corps social « dont la tête est le chef-dieu » d’une autorité qui, pour s’affirmer, a reconnu l’autre en le qualifiant de bas et d’impur. Nous devons alors lire l’article de Bataille – publié en 1933 et puis en 1934 sur

Critique Sociale – en gardant en arrière-fond les analyses

anthropo-logiques de Mauss, socioanthropo-logiques de Durkheim, psychoanthropo-logiques de Freud et, surtout, l’exigence phénoménologique d’un rappel au vécu, comme description d’un phénomène qui, dans le rappel au concret proclame l’urgence éthique et politique de subvertir l’autorité d’un pouvoir qui en éloigne. C’est pourquoi, dépassant l’économisme de la vision marxienne « […] qui n’a tenté aucune élucidation

géné-rale des modalités propres à la formation de la société religieuse et politique21 », il voit dans les polarités homogène et hétérogène – qui

rappellent respectivement la forme d’une société régulée par la pro-duction et mesurée à l’utile et un ensemble orienté vers la dépense improductive – les instruments heuristiques pour la compréhension du tissu social et des dynamiques qui le composent dans la perspec-tive d’une émancipation de l’existant. Et si l’action fasciste est un mouvement hétérogène, elle l’est seulement dans la mesure où elle se place du côté supérieur et noble de l’hétérogène que la monarchie de l’intelligence a divisé/distingué, comme pour le sacré, en droite et gauche, pur et impur, donnant ainsi lieu à une hétérogénéité définie qui est et qui travaille à sélectionner et à évaluer la vie, bloquant ainsi toute option subversive.

En écoutant et en suivant les paroles et les styles transgressifs de Klossowski, de Foucault, de Deleuze, de Derrida et Nancy, nous pouvons, dans une certaine mesure, saisir l’exigence d’une ‘com-préhension’ due à un penseur qui, en interrogeant son temps, conti-nue à mettre en question notre contemporanéité elle-même en tant que celle d’une actualité servile qui est l’effet, pouvons-nous dire, de cette “petite fabrique puritaineˮ où le travail utile a effacé toute activité contemplative, où l’on ne connaît que des fins utiles. Une 21 G. Bataille, La structure psychologique du fascisme, op. cit., p. 339.

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efficacité refermée sur elle-même sous l’égide de la grâce divine dont le capitalisme arrivé à maturité est l’âme impersonnelle qui organise les relations dont les sujets sont les entreprises et les mar-chés. C’est pourquoi nous devons nous aussi apprendre à cultiver son amitié stellaire – en le soustrayant à cette « boîte à outils » où nombre de ses prétendus “amantsˮ ou “détracteursˮ déclarés ont enfermé sa pensée – pratiquant la passivité d’une lecture et d’une écriture pour lesquelles – ainsi que Bataille lui-même le “reconnaîtˮ chez Nietzsche – « […] dans l’abondance du possible, sans prin-cipe rationnel, le contraire et le contradictoire peuvent être tentés, tentative obéissant au seul principe du salut et de la valorisation de la condition humaine22 ». Là où celle-ci n’est pas seulement l’effet

mesuré de la perspective d’une pensée du possible, du politique, du nécessaire – une socialité bien-pensante, étendue, homogène, qui exige projectualité et gravité – mais aussi ouverture à la démesure d’une pensée de l’impossible, à une façon d’être en commun intense, hétérogène, impolitique, inutile, qui veut le jeu et le rire. Jeu souve-rain ou majeur qui, comme le don, ne peut pas servir : jeu pur, sacré dont l’unique fin est l’indifférence à toute fin ; c’est le jeu que la vie, pour être, doit apprendre à jouer avec la mort, car

[…] Ce n’est pas la mort qui est sérieuse, elle inspire toujours de l’horreur, mais si cette horreur nous atterre, au point d’abdiquer, pour ne pas mourir, nous donnons à la mort ce sérieux, qui est la conséquence du travail accepté. Humainement, la peur de la mort non surmontée et le labeur servile, qui dégrade et aplatit, sont une seule et même chose, immense et misérable, à l’origine de l’homme actuel et de son langage sérieux : celui de l’homme d’Etat, de l’industriel ou du travailleur23.

Un jeu majeur, impossible et toutefois nécessaire, celui d’un exis-ter qui justement se décide dans l’imprévisibilité des possibles où il survient seulement pour s’effacer.

22 G. Bataille, Deux interprétations récentes de Nietzsche, « Acéphale », n. 2, op. cit., pp. 28-32, ici p. 29.

23 G. Bataille, Sommes-nous là pour jouer ou pour être sérieux ? in O. C., XII, pp. 100-125, ici pp. 115-116.

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Nous voulons alors “être justesˮ avec Bataille ; nous devons être

justes avec la puissance violente et généreuse de sa pensée car, si –

comme le dit Jacques Derrida – Freud, avec sa thématisation de la trace psychique, a ouvert la voie de la déconstruction de la métaphy-sique occidentale nous permettant de « penser la vie comme trace avant de penser l’être comme présence24 », Georges Bataille, pour

l’amitié de Nietzsche, a expérimenté la nécessité d’un sacrifice de la raison – non pas un effacement, un anéantissement, mais l’échec du sujet identitaire et de la conscience objectivante pour une souverai-neté d’exister qui survient dans la suspension du désir d’appropria-tion qui a marqué l’univocité de la pensée occidentale –, révélant dans la vie le « […] jeu du “réel discursif” et de son évanouisse-ment ». Une violence/violation de la pensée qui, paradoxaleévanouisse-ment,

[…] coïncide avec l’évanouissement de la pensée. Mais elle exige un acharnement minutieux et elle ne cède à la violence – son contraire – qu’à la fin dans la mesure où, devenue elle-même la violence, elle se délivre de la mollesse où elle durait25.

Être justes avec Bataille, une ‘réparation’ à ne pas entendre

[…] au sens savant ou sévère où Bataille lui-même l’employa (en 1936, dans Acéphale, pour dégager Nietzsche de l’interprétation fausse ou abusive qui tendait à faire de lui, pour l’en accuser, un “pré-fas-ciste”). Non, une réparation au sens commun, faible du terme : qui veut que justice ait été après coup rendue à cette œuvre, qui n’y appelait pas pourtant […]; qui veut qu’elle soit lue […]. Lue et interprétée en tous les sens, dans le désordre, comme elle-même est faite et va. Langue et pensée ensemble ; c’est-à-dire tenant que la philosophie est une litté-rature encore et la littélitté-rature de la philosophie déjà ; ou inversement. […] C’est lue et interprétée en tous sens, obéissant au désordre auquel elle-même obéit, que peut être relancée la chance de ce qu’elle met en jeu (quelque chose, pour la pensée, comme une déconstruction ante 24 J. Derrida, Freud et la scène de l’écriture, in L’Écriture et la Différence,

Seuil, Paris 1967, p. 302.

25 G. Bataille, L’Expérience intérieure. Post-scriptum (1953), in O. C., V, p. 232. Ce texte devait apparaître comme Postface à la nouvelle édition de L’Expérience intérieure.

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litteram, et sauvage, c’est-à-dire qui ne chercherait pas à dissimuler la

violence qui l’anime, la déconstruction qu’elle recherche)26.

Dans cette optique, être justes avec Bataille signifie, à mon avis,

le reconnaître, mais non sur le plan simple « où les autres sont

“reconnusˮ », celui d’une négativité destructrice de l’être, mais sur le plan risqué d’une négativité impuissante qui n’espère pas, ne cherche pas d’issue. Une négativité affirmative donc qui vaut jus-tement là – à la limite du possible, de l’achèvement du savoir dans le savoir absolu – où il semble désormais impossible que subsiste quelque chose. Car, « Si l’action (le “faire”) est – comme dit Hegel – la négativité, la question se pose alors de savoir si la négativité de qui n’a “plus rien à faire” disparaît ou subsiste à l’état de “négati-vité sans emploiˮ27 ». Négativité sur laquelle et dans laquelle s’est

ouverte l’existence même de Georges Bataille, l’expérience d’une déchirure inguérissable, d’une blessure dans l’identité du sujet et 26 M. Surya, Présentation, in « Lignes », 17 mai 2005, pp. 5-6. Cf. aussi Id.,

Nul ne sait au juste, in « Cahiers Bataille », n° 1, 2011, pp. 9-10, où est

formulée l’invitation péremptoire à veiller sur son écriture-pensée afin que « rien ne vienne – académisme, professoralité, carrières – qui atténue le caractère de scandale – pas seulement sexuel – de ce qu’ils ont écrit ». Une vigilance que nous retrouvons dans les paroles par lesquelles Blanchot, confessant la difficulté de pouvoir « évoquer en termes justes une pensée aussi extrême et aussi libre, toujours liée à l’exigence d’un mouvement, en se contentant de le répéter », nous parle de « celle que Georges Bataille a nommée ‘expérience intérieure’ et dont l’affirmation attire sa recherche en son point de plus grande gravité » par des mots qui méditent sur une absence plutôt qu’ils n’expliquent une pensée que seule la lecture directe, la rencontre, au corps à corps, nous permet de saisir dans ses écrits. Ceci « à condition qu’elle la ressaisisse dans l’ensemble de ses expressions et en maintenant au centre, à côté de L’Expérience intérieure, du Coupable et de La Part maudite, les livres qu’il publia sous pseudonyme et dont la puissance de vérité est incomparable : je pense d’abord à Madame Edwarda dont j’ai parlé jadis ici-même en l’appelant faiblement “le plus beau récit de notre temps” » à condition d’être conscients « qu’il nous arrive de parler après lui de désespoir, d’horreur, d’extase, de ravissement, et nous ne pouvons qu’éprouver notre maladresse, davantage notre mensonge et notre falsification », M. Blanchot, L’expérience-limite in « Nouvelle Revue Française », 118, oct. 1962, pp. 577-592, pp. 577-579.

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dans les certitudes de la pensée, qui est le chiffre d’une vie qui atteint sa force au maximum, « à la limite même de la mort ». Expérience d’un mourir où les apprentis-sorciers de Acéphale ont reconnu la possibilité d’un mode d’existence inutile, au-delà « du mérite et de l’intention », l’exercice d’une pensée sans contenu qui n’est pas la nuit où disparaît toute différence mais l’obscurité/non-sens, “tache aveugleˮ qui « illumine » la lumière de l’intelligence en la rejetant dans l’obscurité de l’existence dont, paradoxalement, elle est née de sorte que « […] ce n’est plus la tache qui se perd dans la connais-sance, mais la connaissance en elle28 ».

Être justes avec Bataille signifie alors lire et écrire (avec) Bataille

sans abdiquer la scientificité d’un travail qui traduit/assimile la sin-gularité d’une existence dans l’achèvement d’une identité, dans la définissabilité d’un paradigme théorique, dans le proprium d’un style ou d’une discipline ni céder à une identification idéologique préju-diciable à un auteur qui a toujours entendu l’écriture non comme

or-ganon d’engagement politique mais comme expression-expérience

politique dans la conscience douloureuse du risque constant, comme dit Derrida, de pouvoir arriver à « faire sens29 », à reconduire le

non-sens de la pensée au non-sens de la discursivité, la violence des forces – « […] Toute vie profonde est lourde d’impossible30 » – à l’ordre

de l’action.

C’est pourquoi, en se liant « à la fragilité cristalline, inexorable des choses – sans souci de répondre à des esprits chargés de questions vides31 » –, Bataille a constamment vécu, pensé et écrit sous le signe

d’une contradiction cohérente qui émerge, à chaque fois, dans la re-cherche obstinée et rigoureuse d’une communauté qui est seulement dans la faillite du commun ; dans la position d’un savoir qui, plus il s’approfondit, moins il voit, se déclinant comme un non-savoir qui, ne se laissant pas traduire en discours, met à nu l’impuissance de la pensée ; dans l’expérience d’un mysticisme a-théologique où le 28 G. Bataille. L’Expérience intérieure, op. cit., p. 129.

29 Cf. J. Derrida, De l’économie restreinte à l’économie générale. Un

hégélianisme sans réserve, in L’Écriture et la Différence, op. cit., pp.

369-403.

30 G. Bataille, L’Expérience intérieure, op. cit., p. 74. 31 Ibid., p. 109.

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chemin ascétique n’est pas « […] le signe de la prétention à devenir tout, par possession de Dieu […] », mais la mise en acte de la « […] chose la plus étrange », dans la mesure où

[…] À l’extrême du savoir, ce qui manque à jamais est ce que seule donnait la révélation : une réponse arbitraire, disant : ‘tu sais main-tenant ce que tu dois savoir, ce que tu ignores est ce que tu n’a nul besoin de savoir : il suffit qu’un autre le sache et tu dépends de lui, tu peux t’unir à lui’. Sans cette réponse, l’homme est dépossédé de moyens d’être tout, c’est un fou égaré, une question sans issue […] ne plus se vouloir tout est pour l’homme l’ambition la plus haute, c’est vouloir être homme (ou, si l’on veut, surmonter l’homme – être ce qu’il serait, délivré du besoin de fixer son regard vers le parfait, en faisant le contraire)32.

Mais, surtout, dans la pratique d’une écriture qui vit de paroles

sensibles, termes paradigmatiques et pourtant indéfinissables car

produits dans le jeu paradoxal d’un glissement sémantique continu dans lequel se donne non pas le sens plein, idéal, mais le mouve-ment de sa soustraction/dépense qui est le chiffre d’une contestation absolue du préjugé subjectiviste, conscientialiste qui opère dans la pensée et dans la culture occidentale. Sa vie elle-même est animée emblématiquement par la nécessité d’expérimenter des relations et des liens politiques et culturels délivrés du joug d’un pouvoir impé-ratif et, en même temps, de l’exigence d’une indépendance singu-lière. Expérience d’un engagement politique/intellectuel où la pra-tique des liens vit, paradoxalement, dans la continuelle et nécessaire reproposition de l’échec : l’exigence d’un matérialisme bas dans la pensée et l’affirmation du droit d’une hétérogénéité qui ne se fasse pas, comme le fascisme, force impérative, anime sa ‘bataille’ anti-idéaliste décidée à entamer l’ordre des institutions – mais aussi à 32 Ibid., pp. 37-38. « L’ascèse postule la délivrance, le salut, la prise de

possession de l’objet le plus désirable ». Elle n’est possible qu’après

la mise en acte lucide, froide d’un projet de salut. Un mouvement de rédemption qui n’est rien d’autre que la confirmation justifiée d’un mode d’être de l’homme limité dans le projet, organisé dans le savoir, car « […] Si l’ascèse est un sacrifice, elle l’est seulement d’une part de soi même que l’on a en vue de sauver l’autre », ibid., pp. 34-35.

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mettre en discussion l’esprit trop calme du surréalisme de Breton qui voyait dans la morale révolutionnaire le vrai positif à opposer au faux positif de la morale bourgeoise –, perturbant les canons des disciplines et le sérieux du savoir académique.

De la fondation de la revue Documents à l’adhésion au Cercle communiste démocratique de Souvarine33 – où s’effectue la

théori-sation d’un marxisme non orthodoxe à travers les pages de Critique

sociale, organe de résistance contre l’hypertrophie d’un État qui se

veut « représentation ontologique de la communauté humaine » –, la pratique des liens se traduit pour Bataille dans l’expérience d’un échec continuellement et nécessairement reproposé. Ainsi le ferment révolutionnaire et l’exigence d’un matérialisme bas le poussent à s’éloigner du cercle trop organisé/organique de Souvarine pour don-ner naissance au groupe de Contre-Attaque ; un véritable espace d’insurrection de la pensée et de praxis politique qui se propose de produire une « politique dans la rue » car seule une passion né d’en bas et non l’intérêt des politiciens pourrait défier l’aveugle-ment d’une politique totalitaire. Mais la victoire du Front Populaire referme bien vite la blessure ouverte dans la praxis institutionnelle, renvoyant l’action politique à ce même parlementarisme contre lequel s’élevait Contre-Attaque. L’échec n’anéantit pas l’exigence de Bataille, elle repropose l’épreuve des liens, dans la passion de Nietzsche, dans l’expérience extrême et radicale d’Acéphale : espace pour un penser autre – conjuration sacrée – mais aussi lieu d’un

par-tage a-économique, d’un mode d’être qui dans le monstre acéphale

est l’emblème d’une conversion radicale du cheminement humain. D’une communauté-communication qui ne s’exprime pas dans le désir d’un monde perdu – le sentiment des lâches, dit Bataille, de ceux qui ne savent pas et ne veulent pas combattre – mais dans cette « […] audace nietzschéenne qui veut pour les figures qu’elle com-33 Nous devons à Maurice Blanchot une féroce défense contre les accusa-tions de Souvarine visant une certaine admiration de Bataille pour Hitler, in Les intellectuels en question. Ébauche d’une réflexion, parue pour la première fois dans le numéro de mars 1984 du « Débat », et republié depuis chez Farrago, Paris 2001, mais auparavant in Pour l’amitié, Four-bis, Paris 1996.

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pose une puissance qui ne s’incline devant rien34 », une expérience

de soi qui est l’exposition au risque même de l’exister, à la plura-lité irréductible du monde, dans la nécessité et dans la contingence d’une vie marquée, traversée de part en part par la finitude et par la temporalité/mort.

Il faut donc rendre sa pensée et son écriture désœuvrée. Il faut en suivre le mouvement pour découvrir, peut-être, comme dans le désœuvrement du penser et dans l’absurdité de l’exister s’ouvre jus-tement la possibilité d’une transformation radicale de la pensée et de l’existant, la possibilité, finalement, d’être hors du ‘mensonge bourgeois’ – l’égalité dans la politique, l’homogénéité dans la pro-duction, les idéaux de « qui n’admet dans sa vie que la présence des choses à faire » –, une chance qui exige « le don de soi et l’audace qui choisit35 », laquelle est liberté de donner, de se perdre, la

déci-sion de rompre le « vase clos » où la « connaissance attentive » a placé l’Univers. Car si la connaissance raisonnée est nécessaire pour l’homme, il est aussi vrai, observe Bataille, qu’il n’y a pas de savoir/ réponse possible à l’impossible qui est l’homme car

[…] La connaissance est existence : elle est l’expérience que l’tence fait de soi-même et du monde, quand faire cette expérience, exis-ter, sont une même chose. Sans doute, si le seul exercice de l’intelligence donnait un résultat indéniable et satisfaisant, l’existence serait regardée comme on regarde souvent le corps, comme un support, indispensable mais étrange. Il n’en est pas ainsi. Il n’y a pas exactement ce que la connaissance décrit : là-dessus, les divers hommes qui connaissent n’ont pas trouvé d’accord. Il y a l’homme que je suis vivant le monde et les accord des connaissances. La promesse d’un temps futur où l’intelli-gence serait satisfaite ne peut changer en rien cet il y a : promettre ainsi n’est qu’une réponse arbitraire entre les autres36.

Le don de Bataille. Nous ne devons pas abandonner la rationalité

ni penser à la refonder à partir d’autre chose mais nous devons la 34 G. Bataille, Chronique nietzschéenne, in « Acéphale », op. cit., n° 3-4,

Juillet 1937, pp. 15-23, p. 19.

35 G. Bataille, La limite de l’utile. Notes, op. cit., pp. 534-535. 36 Ibid., pp 532-533.

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remettre en communication avec elle-même, l’ouvrir au fond obscur qui tache la rigueur de l’intelligence, à cette matérialité basse qui la limite en l’empêchant de s’épuiser dans les certitudes du savoir seules. La connaissance, en effet, est aussi émotion – angoisse, rire, larmes, éros –, c’est la vérité d’un mode d’être « de l’homme que je suis vivant dans le monde », qui s’étonne et s’interroge en remet-tant en question tout accord satisfaisant ; c’est l’expérience d’une conscience annihilée, d’un sujet pathique, fortuit, riche de désirs et de besoins qui, à la limite du savoir, vit l’angoisse de l’impossibi-lité d’être pleinement assouvi, l’expérience du vide à la limite de la plénitude.

« Je ne suis rien. Je ne sais quoi ». Scandale et profondeur d’un penser qui, compromettant « […] tout l’être exprime l’impossibilité de s’arrêter jamais à une quelconque consolation ou à quelque vérité que ce soit, ni aux intérêts ou aux résultats de l’action ni au certi-tudes du savoir et de la croyance37 ». Cela signifie que la raison peut

trouver en elle-même et par elle-même la forme de l’auto-limitation – « Non l’homme n’épuise pas sa négativité dans l’action ; non, il ne transforme pas en pouvoir tout le néant qu’il est38 » – lorsqu’il

ressent la nécessité non seulement de s’attarder dans le plaisir de la connaissance mais encore d’introduire une insignifiance dans l’exer-cice cognitif, car ce qu’il est nécessaire de savoir, c’est que

[…] la vérité a des droits sur nous. Elle a même sur nous tous

les droits. Pourtant nous pouvons, et même nous devons répondre à

quelque chose qui, n’étant pas Dieu, est plus forte que tous droits : cet Impossible auquel nous n’accédons qu’en oubliant la vérité de tous les

droits, qu’en acceptant la disparition39

pour ressentir ainsi, dans l’évanouissement même du réel dis-cursif, dans la dépense de la pensée objectivante l’insignifiance inexorable d’un homme qui « n’a plus rien à faire », d’une pensée et d’une écriture désœuvrée. Scandale et profondeur de cette parfaite 37 M. Blanchot, L’expérience-limite, op. cit., p. 579.

38 Ibid., pp. 581-582.

39 G. Bataille, L’Impossible. Préface de la deuxième édition, in O. C., III, pp. 97-223, ici p.102.

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puérilité de Kafka que Bataille rappelle dans La Souveraineté pour

ouvrir, avec Nietzsche et après Nietzsche, « une autre perspective » sur l’impossible, pour ne pas «perdre de vue l’essentiel. L’essentiel est toujours le même : la souveraineté n’est RIEN40 ». Parce que

Kafka, “l’un des plus grands génies de notre époque” est, comment le dire, la tempête parfaite, la chance qui, en survenant, ôte le sens à tout but, à une espérance dans le temps qui nous fait manquer ponc-tuellement le présent, à une satisfaction qui “normaliseˮ le désordre/ tension du désir qui est la plasticité de la vie.

Exigence de communauté, épreuve des liens et échec. Une

diffi-culté qui répète l’impossible identification du penseur à un courant de pensée, à une idéologie politique ou à un groupe, qui n’est ni refus de responsabilité éthique ni, encore moins, absence de sensi-bilité politique mais à condition de soustraire l’éthique aux formes normatives des religions particulières et la politique au rôle d’admi-nistratrice de la vie, d’agent d’absorption-épuisement des conflits sociaux, économiques et de pacification, à travers les savoirs, des poussées destructurantes du désir. Cela signifie rendre à la politique sa tonalité éthique originelle en la nourrissant de cette ‘passion’ du sacré que le mouvement de désenchantement (Entzauberung) ou de dédivinisation (Entgöttlichung) du monde, sous-jacent à la nais-sance et au développement de l’Occident, a mystifiée en remplaçant la fécondité symbolique du sacré par la foi en une théorie politique – l’essence d’un pouvoir impératif, dirait Bataille, qui, par l’idéologi-sation-idéalisation des valeurs du progrès, de la race, du parti, a fait de l’en-commun le bien-être des individus et des collectivités parti-culières – théorie qui, déjà avec les nationalismes du XIXe siècle, a

ouvert la voie aux différents totalitarismes, lesquels, dans le siècle qui vient de s’écouler, ont dévasté le cœur de l’Europe et continuent de vivre, aujourd’hui, dans les différents fondamentalismes qui par-courent la planète entière.

Étique de l’inachèvement. C’est l’horizon ouvert d’une pensée et

d’un mode de vie qui trouvent leur marque dans l’affirmation de ce 40 G. Bataille, La Souveraineté, op. cit., p. 456.

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principe d’insuffisance qui est « à la base de la vie humaine41 »,

prin-cipe qui, en refusant « […] l’ipse, la particule infime, cette chance imprévisible et purement improbable, est condamné à se vouloir autre : tout et nécessaire42 » ; une nécessité de puissance sans limite

qui s’incarne dans la figure hégélienne de l’esclavage, dans les prin-cipes d’une économie restreinte qui construit des formes de liens intéressés, utiles, qui subordonnent l’agir à l’efficacité en articulant ainsi la vie dans un discours qui exclut la « communication profonde des êtres43 ». C’est le discours d’un pouvoir qui maudit toute forme

de dépense, saturant dans la solidité des savoirs toute ‘expérience’ en pure perte, éludant l’esprit du don, la générosité sans capitalisation possible, sans représentation possible, qui est et n’arrive que dans la mesure où elle se disperse. Insuffisance que Bataille croit essentielle pour expliquer le paradoxe d’une morale qui triomphe justement « […] au moment de la ruine de ses fondements44 », paradoxe qui est

aussi celui d’une politique qui, sur le versant marxiste comme sur celui des démocraties occidentales, pour l’individuel comme pour le commun, triomphe justement lorsqu’elle bloque la passion en fonc-tion du besoin et de la productivité. Un intérêt qui a effacé la généro-sité qui est la force même de l’obligation morale, du principe moral ou de la norme juridique qui fondent et règlent le vivre-ensemble. Pour affirmer la générosité, la vie a besoin d’une communication 41 G. Bataille, L’Expérience intérieure, op. cit., p. 97. « […] isolément, chaque homme imagine les autres incapables ou indignes d’“être”. Une conversation libre, médisante exprime une attitude de la vanité de mes semblables ; un bavardage apparemment mesquin laisse voir une aveugle tension de la vie vers un moment indéfinissable. […] L’inquiétude des uns et des autres s’accroît et se multiplie dans la mesure où ils aperçoivent, aux détours, la solitude de l’homme dans une nuit vide ».

42 Ibid., p. 101. 43 Ibid., p. 109.

44 G. Bataille, La victoire militaire et la banqueroute de la morale qui

mau-dit, in O. C., XI, pp. 532-549, ici p. 533. Le texte de Bataille est la

ré-ponse/commentaire à l’essai de Simone Weil L’Enracinement. Prélude à

une déclaration des devoirs envers l’être humain, Gallimard, Paris 1949.

Cf. R. Esposito, Categorie dell’impolitico, il Mulino, Bologne 1999 ; M. Esposito, Une passion en commun. Extase et politique chez Georges

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profonde et celle-ci exige, pour Bataille, une “loyautéˮ et une amitié inconditionnées. Même si

[…] La loyauté, n’étant pas due en-dehors d’une communication de fait, n’est pas due aux étrangers. Ce n’est pas simple, mais de toute façon, la loyauté liée à la communication est loin d’exclure générale-ment la loyauté. L’humanité ne suffit pas d’emblée à fonder les liens de la communication profonde, qui demande d’abord d’être donnée dans l’expérience proche, ainsi dans les limites d’un clan. Un sentiment rela-tivement fort annonce bien l’universalité de la communication entre les hommes : l’interdit général frappant le meurtre en est la preuve. Mais par ailleurs la transgression de l’interdit est justement la voie par laquelle la communication profonde est opérée rituellement45.

La morale mais aussi la politique masquent la profondeur du sa-crifice qui arrache les êtres au « monde de l’utilité » dans la ritualité de représentations qui bien-disent/bénissent la vie.

Dépolitisation de la politique. Marque d’un lien détaché de la

forme du pouvoir individuel ou de l’état, un désœuvrement impo-litique de la poimpo-litique qui ne signifie pas quelque chose de complè-tement différent du politique, mais le politique par rapport à son impossible, à ce qu’il est et qui ne peut être, qui n’est pas sa limite négative – laquelle opposerait indissolublement la séquence séman-tique poliséman-tique-puissance-œuvre-fin à impoliséman-tique-souveraineté-dé- impolitique-souveraineté-dé-sœuvrement-absence de fins – mais la limite différentielle qui rap-pelle le sens d’une division qui est à la fois un nœud qui nous lie et détache46, un partage ou, pouvons-nous dire avec Blanchot, le

jeu paradoxal d’un non-rapport, un rapport sans-mesure, sans iden-tification et savoir possibles qui lie en excluant toute propriété ou appropriation. Nous devons alors penser moins à une fusion entre politique et impolitique qu’à une com-plication de plans de sens, une co-existence dans la différence qui conteste la puissance signifiante du langage, la prétention identitaire du sujet, ipse et alter ego – mais 45 G. Bataille, La victoire militaire et la banqueroute de la morale qui

maudit, op. cit., p. 545.

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aussi l’emphatisation d’une instance égalitaire que capitalisme et communisme lient à l’instance servile du travail –, en ouvrant la possibilité d’une communication/ouverture entre des dimensions hétérogènes. Une communication sensible, pouvons-nous dire, qui est et survient seulement dans la blessure qui infecte la plénitude des êtres, l’excellence anthropologique de l’Homme mais aussi la perfection divine car

[…] La mise à mort du Christ porte atteinte à l’être de Dieu. Les choses auraient lieu comme si les créatures ne pouvaient communiquer avec leur Créateur que par une blessure déchirant l’intégrité […]. Mais la “communication” qui ne peut se faire sans blesser ou souiller les êtres est elle-même coupable. Le bien, de quelque façon qu’on l’envisage, est le bien des êtres mais voulant l’attendu. Il nous faut mettre en cause – dans la nuit, par le mal – ces êtres même en vue desquels nous le voulons. Un principe fondamental est exprimé comme il suit : la “com-munication” ne peut avoir lieu d’un être plein et intact à l’autre : elle veut des êtres ayant l’être en eux-mêmes mis en jeu, placé à la limite de la mort, du néant47.

Elle veut des êtres singuliers, des subjectivités impersonnelles, des existences finies et inachevées qui ne communiquent que leur désir de se perdre, d’être dans la perte, le commun, pouvons-nous dire, comme expression d’un ‘communisme’ ontologique où l’onto-logie n’est pas l’ontol’onto-logie de l’Être comme fondement de ce qui est – l’Être sans êtres heideggerien – mais toujours de cet être « que je suis, moi, vivant le monde ». L’Il y a qui excède toujours ce qui est, être singulier qui, paradoxalement, est tous les possibles et la possibilité même de leur disparition, impossible donc qui échappe au regard du savoir, à la pensée du possible, car « […] Si l’homme ne

fermait pas souverainement les yeux, il finirait par ne plus voir ce qui vaut la peine d’être regardé48 ». Impossible que nous devons vivre

comme notre extrême possibilité, comme l’instant qui fait entrer le 47 G. Bataille, Sur Nietzsche, op. cit., pp. 43-44.

48 G. Bataille, L’Expérience intérieure, op. cit., p. 192. La citation qui sert d’exergue au chapitre intitulé Méthode de méditation est un vers de René Char.

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savoir dans le silence du non-savoir. Impossible, expérience-limite – « l’un des derniers mots qu’il ait rendus publics » que Blanchot invite à entendre rigoureusement dans la mesure où

[…] il faut entendre que la possibilité n’est pas la seule dimension de notre existence et qu’il nous est peut-être donné de vivre chaque évé-nement de nous-mêmes dans un double rapport, un fois comme ce que nous comprenons, saisissons, supportons et maîtrisons (fût-ce difficile-ment et douloureusedifficile-ment) le rapportant à quelque bien, quelque valeur, c’est-à-dire en dernier terme à l’Unité : une autre fois comme ce qui se dérobe à tout emploi et à toute fin, davantage comme ce qui échappe à notre pouvoir même d’en faire l’épreuve, mais à l’épreuve duquel nous ne saurions échapper : comme si l’impossibilité, cela en quoi nous ne pouvons plus pouvoir, nous attendait derrière tout ce que nous vivons, pensons et disons, pour peu que nous ayons été une fois au bout de cette attente, sans jamais manquer à ce qu’a exigé de nous ce surplus, ce surcroît, surplus de vide, surcroît de négativité qui est en nous le cœur infini de la passion de la pensée49.

Penser/Être (avec) Bataille. Un pas audacieux, une décision

d’existence qui est le chiffre d’une liberté difficile pour le penser dans la mesure où la pensée découvre dans le penser même sa propre possibilité qui n’est pas seulement exercice théorétique de l’intelli-gence mais aussi pratique éthique d’une raison sage qui est rigou-reuse dans la décision de se dépouiller de la commode « redingote mathématique » de la pensée sérieuse. Une raison qui se fait jeu érotique, tentation démoniaque, excès qui contamine la froideur ré-flexive de l’Occident en exposant la non nécessité des limites, l’uti-lité d’un discours qui a construit une forme de pensée et un mode de vie devenus le modèle d’une socialité où, comme nous le rappelle Blanchot dialoguant avec Lévinas,

49 M. Blanchot, L’expérience-limite, op. cit., pp. 307 et 586. « L’interdit manque le point où cesse le pouvoir. La transgression n’est pas un acte dont, dans certaines conditions, la puissance de certains hommes et leur maîtrise se montreraient encore capables. Elle désigne ce qui est radicalement hors de portée : l’atteinte de l’inaccessible, le franchissement de l’infranchissable. Elle s’ouvre à l’homme lorsqu’en celui-ci le pouvoir cesse d’être la dimension ultime ».

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