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Chapitre I. Les fondements de la crise politique au Mali

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Chapitre I. Les fondements de la crise politique au Mali

«J'avais vu que tout tenait radicalement à la politique et que,

de quelque façon qu'on s'y prît, aucun peuple ne serait jamais

que ce que la nature de son gouvernement le ferait être».

(J.-J. Rousseau, Les Confessions) 1- La République du Mali: genèse d'un nouvel État indépendant

Tous ceux qui connaissent un peu l‟histoire africaine le savent, mais auprès de ce qu‟il est convenu d‟appeler le grand public européen l‟information suscite toujours la perplexité: l‟Afrique fut la terre de grands empires. Le Mali d‟aujourd‟hui est au centre de cette longue histoire où il faut avant tout concevoir que l‟Afrique d‟autrefois, intensément reliée au reste du monde, le fut précisément par son espace apparemment le plus hostile à l‟occupation humaine: le Sahara, hier trait d‟union entre l‟Afrique e l‟Orient, entre l‟Afrique et l‟Europe. Fondamentale pour comprendre les relations de pouvoir aujourd‟hui en vigueur au Mali, l‟histoire des empires précoloniaux ouest-africains est celle d‟une multitude d‟entités qui se juxtaposent, s‟unissent ou se divisent selon des règles bien précises: d‟une part, les règles de succession collatérale (de frère en frère) ou patrilinéaire (de frère en fils); d‟autre part, les migrations de populations rajoutent une dimension à la reconfiguration des pouvoirs territorialisés. Des dynasties se sont maintenues localement en dépit de leur conquête par des pouvoirs centraux (Ghana, Mali, Songhaï) ou étrangers (Almoravides, Maroc, France)1. Au VIIIe siècle, autour des villes de Koumbi Saleh et Tegdaoust, l‟empire du Wagadu fut le premier État connu fondé sur un territoire qui irait aujourd‟hui du Mali jusqu‟à la Mauritanie2. Les riches mines d‟or du Wagadu suscitèrent la convoitise des Arabes qui menèrent une expédition en 7343. Dès alors, le Wagadu est connu sous le nom de Ghana par l‟intermédiaire des travaux du géographe Al-Fazari, l‟un des nombreux voyageurs arabes qui traversèrent cette partie du continent africain connue également sous le nom de «pays des Noirs» (Bilad-es-Sudan)4. Au cours des IXe et Xe siècles, le commerce transsahariencontribua à l‟essor des villes de Djenné et Gao, et à la naissance de puissants groupes politiques et sociaux. Au cour de ce XIe siècle, l‟Islam s'implanta dans une grande partie de la région, et la ville de

1 A. Boukari-Yabara, op.cit., p. 10. 2 Ivi, p. 7. 3 Ibidem. 4 Ivi, p. 8.

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Tombouctou fut fondée par les Touaregs5. Vers 1235, Soundiata Keita fonda l‟empire du Mali: en prenant le contrôle du commerce d‟or, ainsi que des routes transsahariennes, Soundiata intégra les villes de Djenne, Gao et Tombouctou dans un empire qui va jusqu‟à l‟Atlantique6

. Au XIVe siècle, le Mali resta néanmoins la première puissance régionale. Au cours de la seconde moitié du XIVe siècle, les chroniques des voyageurs arabes Ibn-Battuta et Ibn-Khaldun louent le Mali dirigé par Mansa Souleymane (1342-1360), Mari Diata (1360-1374) et Musa II (1374-1388)7. À partir du court règne de Maghan II (1387-1388), Gao et Djenné gagnèrent en autonomie et la dynastie des Diawara à Kingui se détacha du Mali, tandis que le roi de Gao, Sonni Madogo, attaqua le Mali8. Des groupes touaregs et mossi se rebellèrent autour de Tombouctou, et l‟espace sahélo-saharien entra dans une période de reconfiguration. En 1464, la conquête de la ville de Gao par Sonny Ali Ber inaugura la dynastie des Askia, et durant son règne(1464-1492), Sonny Ali réunit les anciens territoires éclatés de l‟empire du Mali, du Macina, des régions sous contrôle des Mossi, des Dogons et des Touaregs pour fonder l‟empire Songhai9

. L‟empire Songhai, ou empire de Gao, figure l‟épanouissement ultime d‟une civilisation soudanienne fondée sur le commerce et l‟Islam. C‟est une société, dirait-on aujourd‟hui, bipolaire: d‟un còté Gao, siège politique de l‟empire, de l‟autre Tombouctou -à laquelle il faut associer la ville «soeur» de Djenné- lieu de l‟islam et du savoir10. Le pouvoir et les armes furent à Gao, le spirituel et la culture furent à Tombouctou, et le commerce est partout.11 Aux XVe et XVIe siècles, l‟empire de Gao était brillant, l‟organisation politique et militaire était l‟une des meilleures de l‟époque12. Reposant sur un rayonnement culturel, un pouvoir politique et militaire stable, une économie agricole et une puissance commerciale liée à son contrôle du commerce transsaharien (sel, or, chevaux), le Songhaï atteignit sa taille maximale sous le règne d'Askia Mohamed (1493-1529)13. À l'origine de la construction à Gao du tombeau des Askia, Mohamed fit de l'Islam la religion officielle de son empire au retour d'un pèlerinage à la Mecque en 149514. Tombouctou, où aboutirent les grandes caravanes de la traversée saharienne, connut un développement et un prestige extraordinaires.Fut une ville de mélange: Noirs et Arabo-Berbères, gens du fleuve et

5 Ivi, p. 8.

6 Il établit une administration décentralisée à la tête de laquelle il prit le titre de roi (Mansa), des départements

(kafo) et des villages (dougou) furent dirigés par l‟intermédiaire d‟un sultan ou ministre résident. Source: ibidem.

7

Ivi, p. 9.

8 Ibidem. 9 Ibidem.

10 T. Perret, Mali une crise au Sahel, Paris, Karthala, 2014, p. 140. 11

Ibidem.

12 H.B. Sangho, La paix au Sahel: effet boomerang ou revanche de la nature, Paris, Les Éditions du Panthéon,

2013, p. 20.

13 A. Boukari-Yabara, op.cit., p. 9. 14

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grands nomades, commerçants et érudits s‟y côtoient et partagent un vivre ensemble15. Le Songhaï s‟effondra à la fin du XVIe siècle sous les assauts des Marocains. Ainsi, après la défaite du Songhaï, alors que Tombouctou passa sous contrôle du sultan de Marrakech Ahmed al-Mansour et des pachas jusqu‟en 1833, des dynasties locales refont surface16. Si Tombouctou conservera jusqu‟au XIXe

siècle une certaine vitalité, l‟empire connut une rapide dislocation qui permit entre 1750 et 1850 l‟essor des royaumes bambara, notamment celui de Ségou. La domination bambara, instable car uniquement guerrière, s'étendit jusqu‟au Fouta Djalon guinéen, territoire qui permit l‟accès à la côte atlantique et au commerce avec les Portugais, les Français et les Anglais, favorisant l‟introduction des armes à feu qui permettent à Ségou d‟assurer son hégémonie17

. L‟époque bambara fut donc aussi celle d‟une géopolitique en mutation, où le Soudan ancien tourné vers l‟intérieur du continent. Au nord, l‟expansion bambara fut plus lâche et se heurta à la puissance montante de la Dina18

, le royaume peul du Macina de Cheikou Ahmadou, un marabout musulman, constitua le royaume peul en puissance régionale dans les années 182019. Le brassage des populations, l‟adhésion à l‟Islam et aux valeurs peul favorisèrent l‟intégration et l‟homogénéisation ethnique. En effet, l‟Islam apparut comme un facteur de mobilisation et d‟intégration au détriment des religions anciennes. L‟expérience de la Dina s‟acheva en 1862 sous la pression des rivalités pour le pouvoir et de convoitises extérieures, dont celle d‟El Hadj Omar Tall, un chef peul originaire du pays Toucouleur. Aux cours du XIXe siècle, l‟extension géographique des royaumes africains se heurta à l‟influence européenne qui introduisit des moeurs fondées sur la civilisation chrétienne. L‟histoire de l‟empire Toucouleur (1847-1878) fut marquée par des affrontements intra-africains et anticolonialistes. Grace à un art de la guerre maniant les ressources locales (fabrication de munitions par les forgerons), une organisation solide, une architecture de défense militaire et une connaissance topographique, l‟armée de l‟empire Toucouleur remporta de nombreuses victoires sur ses voisins. El Hadj Omar profita des guerres internes entre Kaarta et Ségou pour gagner des positions. Quand il mourut en février 1864, il laissa à son fils Amadou Tall un vaste empire islamisé et décentralisé, avec une administration des provinces dirigées par un chef religieux et un gouverneur militaire20. Son

15

T. Perret, op.cit., p. 140.

16 A. Boukari-Yabara, op.cit., p 10. 17 T. Perret, op.cit., p. 141.

18 Signifiant «foi en l‟Islam», la Dina désigne l‟Etat théocratique musulman fondé par Cheikou Amadou en 1818

dans l‟empire du Macina. Réunissant plusieurs groupes ethniques du delta intérieur du Niger, la Dina accueille une centaine de marabouts dans les provinces et à Hamdallaye, la capitale créée en 1820 et dont la signification est «Louage à Dieu». Voir A. Boukari-Yabara, op.cit., p. 11.

19 T. Perret, op.cit., p. 142. 20

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règne marqué par des alliances malheureuses avec la France prit fin lorsque les Français s'emparèrent avec beaucoup de difficulté de Ségou puis de Nioro entre avril 1890 et janvier 189121. À cette époque, le principal opposant à la conquête coloniale français fut Samory Touré. Il construisit un empire par la force et la diplomatie: Samory utilisa la conversion à l‟Islam comme instrument d‟unification d‟un vaste empire mandingue, fondé en 1878 dans la région du Wassoulou, à cheval sur le Mali, la Guinée, la Cote d‟Ivoire et la Sierra Leone actuelles22. L‟expansion de son empire conduisit Samory à entrer en contact puis en conflit avec les Français et les Anglais à partir de 188123.

Lors de la reprise de leurs conquêtes coloniales au tournant des années 1880, les Européens, particulièrement Français et Britanniques, convoitaient la boucle du Niger et la mythique Tombouctou24. Les officiers français établirent peu à peu le pouvoir de la République sur le haut fleuve Sénégal-Niger, repoussant les compétiteurs Toucouleur, sans oublier Samory Touré, jusqu‟à l‟instauration de la colonie du Soudan français en 1890. Tombouctou fut prise en 1894 aux Touaregs, et Bamako devint capitale en 190825. L‟époque coloniale est marquée par la volonté de renommer les territoires en fonction des réaménagements politico-administratifs26: dénommé le Soudan français en 1890, le territoire malien intégra en 1899 un ensemble administratif comprenant les territoires correspondant aujourd‟hui au Sénégal, à la Mauritanie, au Niger et au Burkina Faso. L‟ensemble, renommé Haut-Sénégal et Moyen-Niger (1899-1902), puis Sénégambie-Moyen-Niger (1902-1904), et enfin Haut-Sénégal-Moyen-Niger, se maintint jusqu‟en 192027. À cette date, le nom de Soudan français fut donné au Mali. Après avoir été administrativement annexé au Sénégal dans les années 1890, le Soudan français intégra à son tour des parties de la Haute-Volta (Burkina Faso) entre 1932 et 1947 et s'inséra dans l‟Afrique occidentale française (AOF)28

. À partir de 1946, le Soudan français fut intégré à l‟Union française29. 21 Ibidem. 22 Ibidem. 23 Ibidem.

24 M. Cuttier, Les ressorts structurels de la crise au Sahel, “Res Militaris”, Vol. 3, Été 2013, n. 3, p. 8

(disponible sur:http://resmilitaris.net). Voir également J. F. A. Ajayi, M.Crowder (eds.), History of West Africa, Vol. II (Second edition), London, Longman, 1987, pp. 403-428.

25

Ibidem.

26 A. Boukari-Yabara, op.cit., p. 15. 27 Ibidem.

28 L‟Afrique sous contrôle français est partagée en deux grandes fédérations, l‟Afrique occidentale française

(AOF), et l‟Afrique équatoriale française (AEF). L‟AOF est constituée par le Sénégal, la Mauritanie, le Soudan, la Cote d‟Ivoire, la Haute Volta (aujourd‟hui, Burkina Faso), et le Dahomey (Bénin actuel). En revanche, font partie de l‟AEF le Congo, le Gabon, l‟Oubangui-Chari (République Centrafricaine) et le Tchad. Le Togo et le Cameroun, en tant que territoires sous tutelle des Nations unies et Madagascar, en raison de son éloignement, ont un statut à part. Chaque territoire est dirigé par un gouverneur, nommé par le gouvernement français. Le

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Aux sorties de la Grande Guerre, la superposition des conflits de contestation envers la présence française dans les colonies s'accrut. Du 30 janvier au 8 février 1944, la Conférence de Brazzaville (Congo-Brazzaville) marque la «détente», Charles de Gaulle, se portait garant «que la gestion interne des territoires revenait aux élites africaines», mais ne parle pas encore d‟indépendance30

. Ce n‟est qu‟au lendemain de la Seconde Guerre mondiale que vont naître de nouvelles perspectives. Jusque-là, les soudanais ne pouvaient pas siéger à des postes électifs. Afin d‟y remédier, la participation des africains en tant qu‟électeurs et élus au scrutin de 1945 est proposée31. Sur le plan politique, la fondation du Rassemblement Démocratique Africain (RDA)32 constitue un événement capital dans l‟histoire de la décolonisation de l‟Afrique noire française33

. Constitutif de l‟apprentissage du jeu électoral et de la démocratie, le Soudan français va se doter de trois partis politiques en 1946: le Parti Soudanais Progressiste (PSP), le parti SFIO -Section française de l‟Internationale ouvrière- du Soudan et le Parti Démocratique du Soudan (PDS)34. Dans la même année, lors du congrès constitutif du RDA, la vie politique soudanaise va se bipolariser, avec la dissolution des trois partis existants. Fily Dabo Cissoko, instituteur, formera le PSP autonome et Modibo Keita, père de l‟Indépendance, conservera l‟appellation soudanaise du RDA soit l‟Union Soudanaise du RDA (US-RDA)35.

gouverneur est assisté par une Assemblée territoriale. Voir G. Migani, La France et l’Afrique sub-saharienne, 1957-1963. Histoire d’une décolonisation entre idéaux eurafricains et politique de puissance, Bruxelles, P.I.E Peter Lang, 2008, pp. 24-25. Voir également J. F. A. Ajayi, M.Crowder (eds.), op.cit., pp.485-489.

29 La Constitution de la IVe République, approuvée par référendum en 1946, définit non seulement les structures

d‟un régime parlementaire, mais réorganise aussi les relations entre la République française et son ancien empire. Désormais, la France et ses territoires coloniaux feront partie de l‟Union française, comme il est affirmé à l‟art. 60 (titre VIII) de la nouvelle Constitution: «L‟Union française est formée, d‟une part, de la République française qui comprend la France métropolitaine, les départements et territoires d‟outremer, d‟autre part des territoires et États associés». Les territoires d‟outremer (TOM) sont constitués par les colonies africaines, tandis que les départements (DOM) se situent dans l‟océan Atlantique et Pacifique. Les États associés sont le Laos, le Viêtnam et le Cambodge; le Togo et le Cameroun sont des territoires associés. Voir G. Migani, op.cit., pp. 23-24.

30 M. Bussi (ed.), L’État-nation africain à l’épreuve de la démocratie, entre présidentialisation et décentralisation: l’exemple du Mali, “L'Espace Politique [En ligne]”, mis en ligne le 30 juin 2009, n. 7, 2009-1 (disponible sur: https://espacepolitique.revues.org/1270).

31 Voir G. Lisette, Le combat du Rassemblement Démocratique Africain pour la décolonisation pacifique de l’Afrique Noire, Paris, Présence Africaine, 1983, pp. 10-23.

32

Le Rassemblement Démocratique Africain était une entité qui regroupait les différents partis politiques africains, fondée à l‟issue du Congrès de Bamako en octobre 1946. Le Congrès constitutif du RDA définit clairement le but du Mouvement: l‟émancipation des pays africains du joug colonial par l‟affirmation de leur «personnalité politique», économique, sociale et culturelle, et l‟adhésion librement consentie à une union de nations et de peuples fondée sur l‟égalité des droits et des devoirs. Voir sur “Le Congrès constitutif du RDA” G. Lisette, op.cit., pp. 24-43.

33 M. Cornevin, Histoire de l’Afrique contemporaine de la deuxième guerre mondiale à nos jours, Paris, Petite

Bibliothèque Payot, 1978, p. 116.

34 M. Bussi (ed.), op.cit. 35

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En 1956, dix années après l‟approbation de la Constitution, il était désormais temps de réformer l‟Union française. À la fin des années 1950, La France est confrontée aux défis de la décolonisation. La question des différentes voies possibles d'accession à l'indépendance agite les hommes politiques africains depuis plusieurs années et suscite de nombreux débats. Le gouvernement de Guy Mollet, qui s‟est constitué à la suite des élections de janvier 1956, cherche à trouver une solution qui concilie une autonomie majeure des territoires d‟outremer sans, pour autant, envisager l‟indépendance. En 1956 a été adoptée la loi-cadre Defferre, préparée par le gouvernement de Guy Mollet, qui vise à conduire les peuples d‟outremer vers la gestion démocratique de leurs affaires et donner plus pouvoir aux élites locales36. L‟idée d‟autonomie n‟implique pas la reconnaissance d‟une nationalité différente, mais seulement la prise de conscience des particularités économiques, sociales et géographiques des territoires africains. Les premières élections générales à suffrage universel dans les territoires d‟outremer ont lieu le 31 mars 195737

. Les principales formations des TOM furent le Rassemblement démocratique africain (RDA), présidé par Houphouët-Boigny, un homme politique d‟origine ivoirienne, qui fut ministre d‟Etat dans le gouvernement de Guy Mollet, la Convention africaine, controlée par Léopold Sédar Senghor, et le Mouvement socialiste africain, présidé par Lamine Gueye, d‟origine sénégalaise comme Senghor38

. Les élections sont gagnées par le RDA: la victoirefut particulièrement nette en Guinée et au Soudan, ce qui eut des conséquences sur le déroulement du congrès du parti, qui se tien à Bamako en septembre 195739. Pendant le congrès, Sékou Touré et Modibo Keita, respectivement vice-présidents de la Guinée et du Soudan, s'opposaient à Houphouët-Boigny, en soutenant l‟hypothèse d‟une fédération africaine dotée de forts pouvoirs qui négocierait avec la France l‟indépendance ou constituerait avec elle une confédération40

. Par contre,Houphouët-Boigny défendait l‟idée d‟une fédération franco-africaine, au sein de laquelle tous les territoires d‟outremer disposeraient d‟une pleine autonomie41

.

36 La loi-cadre est approuvée par le Parlement français en juin 1956, et les décrets entrent en vigueur en avril

1957. La réforme introduit dans les TOM le suffrage universel. En ce qui concerne l‟organisation politique des territoires africains, il est affirmé le principe d‟une africanisation de l‟administration territoriale. La loi-cadre prévoit aussi une augmentation des compétences des Assemblées territoriales, et la création des Conseils de gouvernement, présidés par le Gouverneur ; celui-ci sera secondé par un vice-président élu et responsable devant l‟Assemblée territoriale. Les fédérations d‟AOF et AEF continuent à exister en tant que regroupements de territoires, et disposeront d‟une personnalité civile et de l‟autonomie financière. Voir G. Migani, op.cit., pp. 25-27. Voir aussi J. F. A. Ajayi, M.Crowder (eds.), op.cit., pp. 758-766.

37 Ivi, p. 27. 38 Ibidem. 39 Ivi, p. 28. 40 Ibidem. 41

La position d‟Houphouët-Boigny est conditionnée par les intérêts de son pays, la Cote d‟Ivoire, qui est beaucoup plus riche que ses voisins, et qui, en cas de création d‟une fédération africaine contribuerait à son

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La guerre d‟Algérie plonge la IVe

République dans sa dernière crise42. Après le retour au pouvoir du général de Gaulle, rappelé dans le but de trouver une solution au conflit qui déchire la France, le processus de décolonisation connut une accélération. Le général de Gaulle conditionne son retour à la possibilité de réformer les institutions de la République43. Il était conscient de l‟importance stratégique du continent africain, cependant, il était aussi convaincu de la nécessité d‟offrir une perspective d‟évolution aux populations colonisées. Rendu public le 25 juillet 1958, un avant-projet de constitution reconnaît aux TOM la pleine autonomie mais non le droit à l‟indépendance44

. Les députés africains manifestèrent ouvertement leur déception face à une constitution qui ne répond pas à leurs attentes et qui, par ailleurs, ne se différencie pas trop du régime de la loi-cadre. Le 8 août, le général de Gaulle intervient et déclare qu‟à son sens les TOM doivent avoir le choix entre maintenir le

statu quo, devenir des départements, faire partie d‟une fédération franco-africaine ou choisir

la sécession et devenir ainsi indépendants45.

Lors du référendum du 28 septembre 1958, les électeurs du Soudan français votèrent massivement en faveur de la création de la République soudanaise au sein de la Communauté française46. La France peut se réjouir d‟avoir obtenu un grand succès en Afrique: tous les territoires d‟outremer, sauf la Guinée, ont accepté de demeurer dans la zone d‟influence française et ont refusé l‟indépendance immédiate. Cependant, malgré le bon résultat, l‟administration française reconnaît ouvertement que le «oui» prononcé lors du référendum signifie, plus que l‟adhésion à la Communauté, la volonté d‟arriver à l‟indépendance en plein accord avec Paris47. La Constitution, approuvée par référendum en 1958, avait donné naissance à une nouvelle République, la cinquième de l‟histoire française, et à une Communauté franco-africaine, destinée à prendre la place de l‟ancienne Union française. Le débat sur la fédération partage les membres d‟un même parti, parce que, souvent, la prise de position dépend de l‟appartenance territorial48

. La Cote d‟Ivoire, un pays doté de ressources remarquables et la Mauritanie étaient profondément hostiles à un tel projet. Le Sénégal et le

fonctionnement de façon considérable. Voir E. Mortimer, France and the africans, 1944-1960. A Political History, London, Faber and Faber Ltd, 1969, pp. 274-275.

42 G. Migani, op.cit., p. 67. 43 Ibidem.

44 Ivi, p. 70. 45

Fin août, de Gaulle fait un voyage dans les territoires africains appelés à voter la nouvelle constitution: ces derniers doivent choisir entre faire partie d‟une fédération (dominée par la France), ou devenir indépendants. Sur “Le voyage de De Gaulle” Voir ivi, pp. 73-81.

46 La Communauté française est l'association politique entre la France et les États de son empire colonial, alors

en voie de décolonisation. Elle est créée en 1958 par la Constitution de la Ve République pour remplacer alors l'Union française. Voir sur “L’évolution de la Communauté” ivi, pp. 115-127. Voir également B. Droz , Storia della decolonizzazione nel XX secolo (tra.it. E. Borgese ), Milano, Bruno Mondadori, 2006, pp. 200-214. 47 G. Migani, op.cit., p. 84.

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Soudan français, un pays sans accès à la mer dont les relations commerciales dépendent des territoires voisins, étaient les promoteurs d‟un projet de fédération. Le 17 février 1959, une Assemblée constituante se réunit à Dakar: elle est composée de 44 membres, soit 11 par chaque État participant (Sénégale, Soudan français, Haute Volta et Dahomey)49. Malgré la défection de la Haute Volta et du Dahomey, le Sénégal et le Soudan français n‟abandonnent pas leur projet de fédération: elle comptera deux membres et prendra le nom de Fédération du Mali50. La Fédération est sans équivoque un rappel de l'Empire médiéval du Mali, âge d'or de l'Afrique de l'Ouest.

Proclamée dans la ferveur, la Fédération -dont le siège est à Dakar- éclata cependant deux mois plus tard: outre la rivalité personnelle entre Modibo Keita et Léopold Sédar Senghor et l‟exacerbation des nationalismes, la mésentente grandissante sur ses objectifs et les querelles sur la répartition des pouvoirs aboutissent à un coup de force de Senghor et à l‟arrestation au Sénégal des dirigeants soudanais. Le 21 août, Modibo Keita est remis dans le train pour Bamako et le 22 septembre 1960, la République du Soudan proclame son indépendance sous le nom de République du Mali51. Quant aux responsables politiques maliens, ils tiennent la France en partie responsable de l'échec de la Fédération du Mali instaurant ainsi un climat de méfiance: «Notre détermination à construire un véritable socialisme, notre volonté de réaliser, avant toute autre association, une véritable communauté africaine, ont déterminé certains responsables français à conduire les dirigeants sénégalais à la sécession»52. Une synthèse assez complète sur l‟histoire de la Fédération du Mali a été proposée par une doctorante, Katia Voltolina53, qui note54:

49 Mais, soumis aux pressions françaises et ivoiriennes, la Haute Volta et le Dahomey, changent d‟opinion et

refusent de devenir membres de la nouvelle entité. En effet, les deux pays, qui dépendent économiquement de la Cote d‟Ivoire, peuvent difficilement prendre une position en complète autonomie. Source: ibidem.

50

Reposant sur un modèle monocaméral avec un président assisté d‟un vice-président à la tête d‟un exécutif fédéral de huit membres (quatre de chaque pays), la Fédération du Mali parie sur les affinités géographiques, historiques et religieuses, ainsi que sur la complémentarité économique, commerciale et agricole entre les deux pays. Voir A. Boukari-Yabara, op.cit., p. 15.

51 L‟acquisition de la souveraineté internationale est devenue inévitable. En décembre 1958 déjà, l‟admission de

la Guinée à l‟ONU avait placé les leaders politiques africains dans une position inconfortable. En effet, le processus d‟indépendance connaît une accélération soudaine: le 28 septembre 1959 les leaders de la Fédération du Mali demandent au général de Gaulle l‟ouverture des négociations pour la proclamation de l‟indépendance. Voir sur “L’indépendance des États africains e la fin de la Communauté rénovée”, G. Migani, op.cit., pp. 127-135.

52 Voir Discours de Modibo Keita au congrès extraordinaire du parti de l'US-RDA le 22 septembre 1960, dans

M. Keita, Discours et interventions, Bamako, Mali 1965, p. 9.

53 K. Voltolina, L’éclatement de la Fédération du Mali (1960): d’une Fédération rêvée au choc des réalités,

“Centre d‟études des mondes africains (CEMAF)”, 2007, n. 23 (disponible sur: http://www.webguinee.net/blogguinee/category/afrique/senegal/page/5/).

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Une nouvelle Fédération fondée sur les ruines de l‟ancienne AOF constituait non seulement (pour la France) un désaveu tacite de sa politique de décolonisation de l‟Afrique, mais elle risquait de lui enlever toute possibilité de manier à sa guise les nouvelles autorités établies. Des mini États peu viables pouvaient être influencés plus facilement qu‟un vaste ensemble (…).

Voilà un fait qu‟il faut rappeler si l‟on veut comprendre ce qu‟est aujourd‟hui le Mali: l‟indépendance, acquise en 1960, est la conséquence d‟un véritable traumatisme, car le Mali est né sur les décombres d‟un rêve panafricain qui s‟est effondré avec l‟échec de la brève Fédération du Mali. Le Mali devient une République souveraine et indépendante, qui dote d‟une devise: «Un Peuple - Un But - Une Foi»55

. Bamako est la capitale du nouvel État qui retient le français comme langue officielle.

En Afrique noire francophone plus particulièrement, le pouvoir politique est rapidement passé du colonisateur aux membres indigènes de l‟élite56 nationale, généralement jeunes, instruits et relativement riches57. Comme beaucoup d‟autres États africains modernes, l‟État malien fut une création coloniale: pour parfaire sa construction, il suffisait de nationaliser 1‟État colonial en lui donnant une direction indigène. L‟État n‟était pas vraiment à faire, il était simplement à africaniser58. L‟État en Afrique «moderne» c‟est un État dérivé: c‟est la colonisation qui crée en Afrique des administrations qui se transforment à la faveur des indépendances en un État au sens d‟État juridique (un territoire, une population, un gouvernement)59

. À l‟heure des indépendances, les nouveaux États, dont celui de la République du Mali, se sont construits sur le modèle français60: le recours aux conceptions et institutions occidentales, préparé par l‟évolution de l‟administration coloniale, se manifeste au plan juridique par la transposition directe de la notion d‟État de droit61, et au plan politique par l‟imitation sans nuance de la

55 A. Boukari-Yabara, op.cit, p. 16.

56 Le terme élite imprègne depuis de nombreuses années la littérature africaniste consacrée aux changements

sociaux. Il est difficile de trouver une définition unique de ce concept sur laquelle s‟accordent tous les auteurs qui l‟ont utilisé. Une définition est proposée par G. Rocher: «L‟élite comprend les personnes et les groupes qui, par suite du pouvoir qu‟ils détiennent ou de l‟influence qu‟ils exercent, contribuent à l‟action historique d‟une collectivité, soit par les décisions qu‟ils prennent, soit par les idées, les sentiments ou les émotions qu‟ils expriment ou qu‟ils symbolisent». Comme il n‟existe pas d‟une manière générale de consensus quant à la définition du mot “élite”, il n‟en existe pas non plus en ce qui concerne son usage dans l‟étude des sociétés africaines. Voir T.D. Bakary, Les élites africaines au pouvoir: roblématique, méthodologie, état des travaux, Talence-France, Centre d'étude d'Afrique noire-Institut d'études politiques de Bordeaux, 1990, n. 2/3, pp. 3-33 (disponible sur: http://www.lam.sciencespobordeaux.fr/old/pageperso/biblio_1-2.pdf).

57 Ibidem.

58 J.-F. Médard, L‘État patrimonialisé, in “Politique Africaine”, 09/1990, n. 39, 09/1990, p25 (disponible sur:

www.politique-africaine.com/numeros/pdf/039025.pdf).

59

Voir M. Fahe, L’Etat de droit : un idéal de pouvoir politique pour l’Afrique, Abidjan, Texte de la conférence publique “Les Vendredis du CERAP”, 15 décembre 2006 (disponible sur: http://www.anctogo.com/ letat -de-droit-un-ideal-de-pouvoir-politique-pour-lafrique-maurice-fahe-8004).

60 M. Cuttier, op.cit., p. 9. 61

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démocratie représentative inspirée du modèle présidentiel de la Ve République française, qui a souvent conduit à la reconduction systématique de monarques républicains (ayant, de plus, du mal à accepter la dyarchie Président/Premier ministre), et à la subordination des pouvoirs parlementaires et judiciaires. Ainsi, le penchant présidentialiste des constitutions a permis, dès les indépendances, la restauration dans les faits du modèle précolonial, celui du chef détenteur de l‟autorité et dispensateur des ressources, transposé du plan tribal à un niveau étatique en proie à des rivalités ethniques nées des recompositions territoriales artificielles. C‟est l‟une des raisons de l‟instabilité des régimes politiques civils souvent renversés par des interventions militaires.

2- L'État africain postcolonial et la personnalisation du pouvoir

Le but de cette deuxième partie du premier chapitre n'est pas de proposer une théorie générale de l'État, mais de mettre en perspective les principaux arguments concernant les processus de formation d‟État africain postcolonial et les éléments de sa fragilité. Au-delà de la diversité des situations et de la singularité de chaque trajectoire nationale, la persistance de foyers de conflits ouest-africains -dont le plus récent épisode n‟est autre que l‟effondrement du Mali, au début de 2013- est généralement associée, et en premier lieu, à la problématique de la fragilité de l‟État62

. L‟État africain postcolonial se caractérise par sa faiblesse et par la défaillance relative de ses institutions63. L'expression riche de René Dumont «L‟Afrique noire est mal partie»64, pose les bases de toute discussion sur l'évolution problématique de l‟État dans la majeure partie de l'Afrique post-indépendance.

Le processus primaire d‟étatisation, définie comme le processus par lequel les entités politiques acquièrent des attributs d‟État, implique la diffusion de l'autorité. Maintenir l'infrastructure étatique, acquérir la capacité d‟administrer leurs territoires sous forme de prestation de services et d‟extraction de ressources, ces tâches se sont avérées être des efforts couteux pour la plupart des États africains: «Le problème central auquel doivent faire face

62 Voir A. Dubresson, J-.P. Raison, L’Afrique subsaharienne: une géographie du changement, Paris, Armand

Colin, 1998. p. 32-37.

63

Quant à cette fragilité, diverses études ont recensé qu‟elle pouvait revêtir plusieurs formes. Ainsi, un État fragile peut être soit faible, s‟il exerce une emprise minimale de contrôle administratif sur son territoire; soit divisé, si les fractures sont importantes entre groupes religieux, ethniques ou nationaux; soit en situation d‟après-guerre, s‟il a été touché par un conflit violent; ou soit en faillite, si les institutions et fonctions essentielles ne fonctionnent plus du tout. Dans le cas des pays africains, ces diverses formes de fragilité ou de faillite sont souvent réunies dans un seul et même État. Voir C. Duval, F. Ettori, États fragiles… ou états autres ? Comment repenser l’aide à leur développement, notamment en Afrique ?, “Géostratégiques”, 10/2009, n. 25, pp. 43-55 (disponible sur: http://www.strategicsinternational.com/25_03.pdf).

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ceux qui construisent l‟État en Afrique -qu‟ils soient rois de l‟ère précoloniale, gouverneurs des colonies ou présidents dans l‟ère de l‟indépendance- est de projeter leur autorité sur des territoires inhospitaliers et relativement peu densément peuplés»65.

L‟État est un phénomène particulièrement difficile à appréhender dans le contexte africain. Il s‟agit en effet d‟un phénomène ambigu et paradoxal à bien des égards. Cette ambiguïté trouve sa source dans la relation très particulière qu‟il entretient avec la société. En réalité, au-delà des apparences, l‟État est faiblement institutionnalisé et peu différencié de la société. De plus, l'État, le régime politique et les autorités se trouvent télescopés et se confondent. Pour nous, c‟est la notion de néo-patrimonialisme de Médard66

qui permet le mieux de rendre compte de cette nature ambiguë. La notion de néo-patrimonialisme a pour nous l‟intérêt d‟être moins normative que celle de corruption et plus comparative que celle de «politique du ventre»67. Le concept de l‟État néo-patrimonial est issu du modèle d‟explication de Marx Weber68

. Le pouvoir patrimonialisé apparaît lorsque l‟autorité politique se différencie de l‟autorité domestique en s‟exerçant au-delà de la parenté, en s‟appuyant non pas seulement sur des parents, mais sur des fidèles, des clients, des serviteurs patrimoniaux qui constituent un véritable état-major administratif69. La domination patrimoniale est caractérisée par les cinq éléments suivants70: elle repose sur un pouvoir personnel qui s‟appuie sur un mélange de tradition et d‟arbitraire; le chef patrimonial traite toutes les affaires politiques, administratives ou judiciaires comme s‟il s‟agissait d‟affaires personnelles, de la même façon qu‟il exploite son domaine comme s‟il s‟agissait de propriétés privées (il gère son royaume en “père de famille”); les offices administratifs sont ainsi distribués aux proches et aux clients comme des prébendes, afin de permettre d‟assurer leur propre subsistance, tout en extrayant un surplus pour le roi; il n‟y a pas de différence entre le Trésor public et la caisse privée et les relations de patronage se confondent avec l‟appareil administratif; l‟obéissance est due à l‟autorité personnelle de l‟individu qui en bénéficie en vertu de son statut traditionnel. L‟État patrimonial est donc caractérisé par des relations entre les agents de l‟appareil administratif et le chef de l‟État, qui ne sont pas déterminées par l‟obligation impersonnelle liée à l‟office,

65 J. Herbst, States and power in Africa: comparative lessons in authority and control, Princeton, Princeton

University Press, 2000, p. 11.

66 J.-F. Médard, op.cit., p. 26. 67

Sous-titre de L‟État en Afrique de J.- F. Bayart, Paris, Fayard, 1989. La «politique du ventre» peut être définie comme une tendance à l‟enrichissement ou plutôt à l‟accumulation primitive par tous les moyens. C‟est la manière d‟exercer l‟autorité avec un souci exclusif de la satisfaction matérielle d‟une minorité. Voir S. Tag, Paysans, État et démocratisation au Mali: Enquête en milieu rural, Hamburg, Institut für Afrika-kunde, 1994, p. 14.

68 Le patrimonialisme, selon M. Weber, est un type idéal de domination traditionnelle fondé sur l‟absence de

différenciation entre le public et le privé. Voir J.-F. Médard, op.cit., p. 29.

69 S. Tag, op.cit., pp. 10-11 70

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mais par la loyauté personnelle au chef. Appliqué à la politique africaine, une notion du patrimonialisme parait particulièrement pertinente: c‟est l‟absence d‟une véritable distinction entre le domaine privé et le domaine public.

Mais Médard utilise le terme de l‟État «néo-patrimonial», parce que le patrimonialisme constitue pour lui un modèle idéal, tandis que le néo-patrimonialisme, en tant que «type mixte et modal» correspond plutôt «à la forme la plus couramment rencontrée»: ce type répond mieux aux caractéristique rencontrées fréquemment che les États africains71. Ces États pour lui sont en général caractérisés par un mélange d‟une «combination complexe et instable des traits traditionnels et des traits modernes (et notamment bureaucratiques), des «répertoires» étrangers et autochtones: il s‟agit donc d‟une véritable «hybridation» des sociétés africaines et de leurs systèmes politiques72. Le néo-patrimonialisme constitue donc les moyens par lesquels le régime sécurise le support dont il a besoin non par la construction d‟institutions étatiques fortes, et leur institutionnalisation dans la société, mais par l‟emploi des ressources étatiques pour offrir des récompenses matérielles en échange d‟un soutien.

La réalité de l‟État néo-patrimonial en Afrique postcolonial se manifeste d‟abord comme site et comme enjeu de la lutte pour le pouvoir, le pouvoir au sens global et pas seulement le pouvoir politique, et ceci inclut la lutte pour les ressources rares, y compris la richesse. Les descriptions d‟un État postcolonial faible, boiteux, factice, etc., se sont développées, au point de caractériser la crise de l'État africain. C'est cette crise qui a incité certains analystes à remettre partiellement en cause la viabilité de l'État africain par rapport aux attributs de «l‟État fort». Il se dégage en effet dans la littérature consacrée un consensus suivant lequel la construction de l‟État postcolonial a plutôt débouché sur la formation de ce que Robert Jackson nomme les «quasi-États»73. Un élément déterminant dans cet affaiblissement est la personnalisation systématique du pouvoir par les dirigeants postcoloniaux. Parmi les analyses les plus fines commises sur ce phénomène, figure celle de Jackson et Rosberg74. Les deux auteurs s‟efforcent de comprendre et d‟expliquer les modèles de comportement politiques et institutionnels en Afrique par rapport à des critères wébériens. Ils affirment que: «La politique africaine est le plus souvent une lutte entre personnes ou entre factions pour contrôler ou influencer le gouvernement national; une lutte qui est réfrénée par des accords privés et

71 Voir J.-F. Médard, op.cit., p. 30. 72

S. Tag, op.cit., p. 11.

73 Cfr. R. H. Jackson, Quasi-States: Sovereignty, International Relations and the Third World, Cambridge,

Cambridge University Press, 1990.

74 R.H. Jackson, C.G. Rosberg, Personal rule in Black Africa: prince, autocrat, prophet, tyrant, Berkeley,

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tacites, des intérêts prudents, des liens et des dépendances personnels, plutôt que par l‟autorité et les institutions publiques»75.

L‟idée maîtresse de Jackson et de Rosberg est que la nature faiblement institutionnalisée de la politique dans une majorité de pays africains empêche toute tentative de limiter l‟usage du pouvoir, ce qui affecte négativement l'exercice du pouvoir et le fonctionnement des institutions d‟État. Ce fut encore plus manifeste dans la tendance des dirigeants postcoloniaux à monopoliser le contrôle du pouvoir d‟État. L‟État en tant qu‟État a ainsi une certaine capacité d‟extraction. Il joue de sa position stratégique de médiateur entre l‟extérieur et l‟intérieur pour se brancher sur les flux économiques liés à l‟extraversion. Mais cet État est lui-même capturé par ceux qui agissent en son nom et le font fonctionner à leur propre profit. Ces agents de l‟État, à leur tour, sont souvent eux-mêmes capturés par leur famille, leur village et leur clientèle76. L‟État est en fait détourné, subverti, colonisé de l‟intérieur par ses agents. Chacun se crée un système personnel de pouvoir qui parasite l‟État. C‟est la raison pour laquelle les Etats africains semblent toujours se confondre avec le système de pouvoir personnel de leurs dirigeants. La ponction prélevée par les agents de 1‟État est perçue comme prédation parce qu‟ils la prélèvent à leur profit personnel et non à celui de 1‟État. Chacun exploite sa position publique comme une prébende.

Une des caractéristiques principales du pouvoir personnel est qu‟il repose sur l‟existence d‟un mélange de volonté politique et d‟action, moins commandé par les institutions que par l‟autorité et le pouvoir personnels. Ils démontrent que, dans un tel système, le pouvoir personnel prend le dessus sur les règles formelles du jeu politique. C'est le gouvernement dans lequel les personnes prennent le pas sur les lois, dans lequel l‟occupant d‟une fonction n‟est pas dans les faits rattaché à sa fonction, et est en mesure de modifier son autorité et ses pouvoirs au gré de ses besoins personnels ou politiques. Dans le cas du Mali par exemple, on a pu observer comment le pouvoir étatique et les hiérarchies bureaucratiques étaient absorbés dans un réseau personnel contrôlé par le président lui-même. Jackson et Médard partagent l‟idée que les effets du néo-patrimonialisme permettent de comprendre les relations entre l‟exercice du pouvoir en Afrique et l'affaiblissement des institutions politiques et économiques formelles. Pour eux, l'exercice de l'autorité et la production de services publics ne sont pas liés à des institutions efficaces, mais aux appareils bureaucratiques créés par les dirigeants. Par conséquent, ces approches centrées sur la manière dont l‟État néo-patrimonial pallie l‟absence d‟institutions politiques performantes sont celles qui expliquent le mieux le

75 Ivi, p. 1.

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leadership politique au Mali depuis l'indépendance, qui n‟a pas favorisé l'institutionnalisation d‟une réelle autorité de l'État.

Un modèle qui permet bien d‟expliquer les effets de la personnalisation du pouvoir et du mode particulier d‟accumulation des ressources politico-économique et symboliques est celui du big man. Selon Médard,

(…) Le “big man” n‟exerce qu‟un pouvoir de fait non-institutionnalisé. Il s‟agit d‟un homme important socialement, économiquement, politiquement, mais sans autorité politique; c‟est un leader et non un chef (…) le “big man” s‟appuie sur une faction qu‟il crée et entretient à partir du noyau de sa parenté; c‟est la générosité qui lui permet d‟attirer des clients. C‟est à l‟établissement de cette faction qu‟il consacre toute son énergie: il doit créer à son profit des relations de loyauté et d‟obligation de la part du plus grand nombre possible, afin de pouvoir ensuite mobiliser la production de ses clients en vue de distributions festives qui lui permettent de gagner du prestige par rapport à ses concurrents.77

Grace à la domination de l‟État sur tous les secteurs de l‟économie, le big man africain part en règle générale des ressources politiques qu‟il essaie de convertir en ressources économiques. C‟est cet accès aux institutions politiques qui conditionne l‟accès aux ressources économiques. Une fois qu‟un politicien a eu à travers son activité politique accès à ces ressources économiques, il les utilise pour élargir son pouvoir politique en distribuant des prébendes et en entretenant un réseau de fidèles. Il existe donc une «interchangeabilité» des ressources économiques et politiques, autrement dit «il faut être riche pour avoir de l‟influence et l‟influence permet de s‟enrichir»78

. Cette interdépendance entre le fait d‟être politicien et celui d‟être riche est apparemment inscrite dans la mentalité de la population malienne.

Dans l‟État néo-patrimonial, l‟enjeu de la compétition politique est l‟accès aux ressources matérielles de l‟État, la capture de la rente étatique et sa redistribution. Il s‟agit plutôt d‟une redistribution particulariste qui opère comme un moyen de contrôle et de régulation politique en jouant sur l‟art de la faveur. L‟art politique est d‟abord l‟art de la distribution et plus précisément du patronage (au sens américain du terme)79. Le patronage est une stratégie de cooptation et de cohésion des élites plutôt que d'intégration des masses. Le politicien entrepreneur ou big man, en se constituant un système personnel de pouvoir au sein même de

77 S. Tag, op.cit., p. 12. 78

Ibidem.

79 En effet, «Patronage» n'a pas le même sens en français et en anglais (d'Amérique). En français, le mot a

généralement un sens noble: c'est l'appui bienveillant accordé par un haut personnage ou une organisation. Le sens américain est celui des relations entre un patron et un client. Cfr. Vincent Lemieux, Le Patronage politique. Une étude comparative, Laval, Les Presses de l‟Université Laval, 1977.

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l‟État, crée une situation très particulière du double point de vue de son accumulation personnelle de pouvoir et du développement de 1‟État. Ce dernier ne se développe pas tout seul, il ne le fait que sous l‟impulsion de ses agents entraînés par la compétition politique: le politicien entrepreneur met l‟État à son service alors qu‟au-delà, il se met au service de l‟État pour mieux le mettre à son service80. La logique du big man est la suivante: il doit accumuler des ressources dans une perspective de consolidation de son pouvoir et de sa survie politique81. Les ressources qu‟il cherche à accumuler sont d‟ordre politique et économique: il fait fructifier ses ressources économiques par ses ressources politiques et inversement.

Un des traits principaux est que le pouvoir personnel est un système de relations liant les dirigeants, non à la population, mais à des patrons, des associés, des clients, des soutiens et des rivaux qui constituent le système. Selon Jean-François Médard,

Le clientélisme politique repose sur un ensemble de pratiques qui instrumentalisent politiquement certains types de relations personnelles. Au fondement du clientélisme politique se trouvent des relations personnelles de clientèle sur la base desquelles vont s‟édifier des réseaux de clientèle. La relation de clientèle constitue une forme caratéristique d‟échange social fondée sur l‟échange de don et de contre-don»82.

Les aspects les plus perceptibles de la formation de l‟État au Mali post-indépendance auront donc été l'instrumentalisation de pouvoirs discrétionnaires des dirigeants à travers la bureaucratisation des instruments du pouvoir de l'État; une tendance conduisant à la reconfiguration de l‟État plutôt qu‟à son institutionnalisation. Aussitôt que l‟exercice du pouvoir devient dépendant du patronage, plutôt que d‟institutions étatiques enracinées dans la société, le processus de construction de l‟État devient problématique. De ce fait, la nature de la gouvernance au Mali est tout à fait incompatible avec les efforts de construction d‟un État efficace. On peut donc considérer l‟État malien comme un État néo-patrimonial: plusieurs éléments du patrimonialisme, comme la personnalisation du pouvoir, la non-différenciation (en pratique) entre le Trésor Public et la caisse privée des dirigeants et la distribution fréquente des prébendes. En outre, l'incapacité croissante de l‟État à fournir des services de base a élargi le fossé État-société déjà existant. Dans cette logique, la redistribution des ressources et la construction des liens sociaux légitiment l'exercice du pouvoir. Au Mali, par

80

J.-F. Médard, op.cit., p. 31.

81 Ibidem.

82 J.-F. Médart, Clientélisme politique et corruption, “Revue Tiers Monde”, 2000, tome XLI, n. 161, p. 76

(disponible sur: http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/ article/tiers_1293-8882_ 2000_num_ 41_161 _1051).

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exemple, dans un système politique où la légitimité de l‟État est faible, le patronage a constitué pour les représentants locaux de la bureaucratie d‟État le seul moyen de se créer des soutiens et de se légitimer localement. D‟ailleurs, tous les observateurs de la vie politique malienne s‟accordent sur le fait que, sous l‟ancien régime83

, connu sous le nom évocateur du FMI « Famille Moussa Traoré et Intimes », la petite corruption était devenue une composante intrinsèque du système clientéliste de l‟État. En effet, hier, les Maliens devaient s‟y faire avec la «FMI», entendez, «Famille Moussa et Intimes». Aujourd‟hui, ils doivent s‟adapter à un autre concept: la FBI ( Famille Bourama et Intimes». Bourama, c‟est Ibrahim Boubacar Keita (IBK)84, le tout nouveau président de la République.

Ces États ont des régimes neo-patrimoniaux reposant sur la personnalisation du pouvoir et le clientélisme. Ils présentent des structures du pouvoir segmentées qui sont propres aux systèmes politiques autoritaires fondés sur la redistribution inégale des rentes de l'État. La classe politique s'y confond avec une nomenklatura qui ne peut pas survivre sans les bénéfices de l'État. Elle se rallie en bloc aux vainqueurs des luttes pour le pouvoir d'État. Ces luttes sont jouées en dehors des institutions politiques85. La personnalisation du pouvoir n‟est pas réduite au “plus grand chef”, mais irrigue l‟ensemble de l‟appareil d‟État de haut en bas: chaque titulaire d‟une parcelle d‟autorité se l‟approprie et la gère comme un bien propre et le fonctionnement des organisations publiques est ainsi subverti par le jeu des relations personnelles. L‟État malien

est perçu par “ceux d‟en bas” comme un agencement de centres de pouvoirs personnalisés. Ainsi s‟explique l‟institutionnalisation de l‟allégeance et du clientélisme intervenant comme efficace dans un système où l‟individu n‟a d‟existence sociale et juridique que lorsqu‟il se singularise par son appartenance au groupe des “faama”86

.

83 C‟était à l‟époque de la dictature Moussa Traoré (1968-1991) que l‟expression «FMI» a vu le jour à Bamako.

Elle avait trait à la gestion clanique, au clientélisme et à l‟affairisme du régime en place. Voir B. Sissoko, Place à la «FBI» –Famille Bourama et Intimes, “Journal Le Sphinx “, 14/09/2013 (disponible sur: www. journalles phynxmali.com/apres-la-lfmir-famille-moussa-et-intimes-place-a-la-lfbir-famille%20bourama-et-intimes/) Voir aussi J. Bouju, Clientélisme, corruption et gouvernance locale à Mopti (Mali), IRD-Portail documentaire, Autrepart, 2000, n. 14, pp. 143-163 (disponible sur: http://horizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/ pleins_ textes_7/autrepart/010021959.pdf).

84 Voir infra.

85 P. Quantin, L'Afrique Centrale dans la Guerre: Les Etats-Fantomes ne Meurent Jamais, “African Journal of

Political Science”, 1999, Vol. 4, n. 2, pp 112-113 (disponible sur: http://archive.lib.msu.edu/ DMC/African %20 Journals/ pdfs/political%20science/volume4n2/ajps004002006.pdf).

86 Le terme faama, une expression bambara qui décrivait à l‟époque les rois et princes, est aujourd‟hui utilisé

pour désigner les politiciens et administrateurs. Faama signifie d‟ailleurs également “puissant”, “riche”, “influent”. Voir S. Tag, op.cit., p.14.

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La question de la légitimité est également devenue un élément central dans la formation de l‟État. Dans l'État néo-patrimonial, les affaires de l'État sont de plus en plus déconnectées des demandes de la sociéte globale tandis qu'elles sont d'une manière croissante orientée vers les relations avec l'extérieur. Ce mode de fonctionnement rend sans interet le travail des relations avec la population locale. La tache principale du gouvernement consiste a négocier avec des partenaires étrangers les rentes qui permettent la survie de l'État néo-patrimonial:

La nécessite de designer un interlocuteur -et un seul- sur la scène internationale profile aux entrepreneurs politiques qui savent le mieux établir des alliances avec des soutiens extérieurs. Ces alliances peuvent aussi bien concerner les gouvernements que des entreprises commerciales intéressées par l'exploitation des richesses locales87.

La construction de l'État requiert des niveaux élevés de capital social et notamment la confiance interpersonnelle ainsi que l‟existence d‟institutions viables ayant un certain degré d‟autonomie vis-à-vis des individus et des dirigeants. Si ces deux conditions ne sont pas réunies, les institutions étatiques sont susceptibles d‟être subverties par des mécanismes privatifs, conçus pour accroître la fortune et le pouvoir des élites et leur capacité à obtenir l'appui et la soumission de ceux qui n‟en tirent pas partie. La conception d‟un État-arbitre transcendant les querelles privées grâce à la volonté des citoyens et à une légitimité qui lui donne le monopole du pouvoir relève d‟une vision optimiste de l‟État en vigueur en Occident du XVIIe au XXe siècle avec Hobbes, Rousseau et Max Weber88. À l‟opposé, la conception pessimiste de l‟État repose sur la force plus que sur la justice (Machiavel au début du XVIe siècle, puis Karl Marx au XIXe siècle): l‟État africain postcolonial se situe dans cette deuxième catégorie89. Il convient de mentionner la perspective de «l‟État fantôm» établie par William Reno90. Celle-ci fait référence à un système de règles existant en marge des institutions étatiques formelles et qui se base sur l‟utilisation et l‟accumulation des ressources de l‟État. Le point central de cette thèse est la manière dont les dirigeants construisent une autorité politique parallèle, dans un contexte où les institutions formelles sont presqu‟entièrement effondrées. En outre, le danger de l‟État postcolonial réside dans sa

87

P. Quantin, op.cit., p.107.

88 D. Bangoura, État et sécurité en Afrique, “Politique africaine”, 1996, n. 61, pp. 47-48 (disponible sur:

www.politique-africaine.com/numeros/pdf/061039.pdf).

89 Ibidem. 90

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facilité à prétendre être le détenteur «de la vérité»91, du progrès, de la modernité, de l‟authenticité, de la culture92

. La vérité y est une et unique: elle vient du sommet du pouvoir. Dans cet univers politique, tout est truqué, signe de sollicitude infinie. Pour légitimer leur pouvoir, les dirigeants mettaient en avant les mythes du développement et de la construction nationale.

La conséquence de la personalisation des relations politico-administratives est l‟échec de l‟institutionnalisation du pouvoir. Cet échec a comme effet une tendance à l‟autoritarisme et un règne de l‟arbitraire: «Dans la mesure où l‟acteur individuel ne voit pas son comportement canalisé, médiatisé, réglé par des normes, il peut se livrer librement à ses caprices. D‟où l‟impression d‟arbitraire que donne un pouvoir personnel et la dérive quasi-inévitable vers l‟autoritarisme»93

. Au Mali, le style politique eut un impact considérable sur les institutions étatiques aussi bien sociales que politiques: le néo-patrimonialisme et le clientélisme politique ont paralysé des institutions qui étaient déjà faibles lorsqu‟ils en avaient hérité, renforçant ainsi la crise de légitimité de l‟État. Les années 1970 et 1980 voient la concentration du pouvoir dans les mains de Moussa Traoré et l‟extension du contrôle étatique à la plupart des secteurs de la société. Il renforce sa mainmise sur le pouvoir en mettant sur pied un mode de régulation du pouvoir basé sur un vaste réseau de clientèle. Il assura par conséquent le contrôle direct des affaires de l'État avec une administration dirigée par la présidence. Cooptation et répression devinrent des outils politiques prédominants. Ce fut le cas avec l'exclusion des opposants de la compétition politique formelle. À partir du milieu des années 1980, on pouvait suivre dans de nombreux États africains l'histoire du déclin de la gouvernance -dans les secteurs de la santé et de l‟éducation, au niveau de l‟appareil judiciaire et de la qualité de la bureaucratie- qui reflétait une incapacité plus large à maintenir les structures créées pendant l'ère coloniale.

Cette dynamique résultait d‟une forte personnalisation du pouvoir. En conséquence, l‟État est incapable de générer des ressources afin de couvrir ses besoins budgétaires en rapide expansion et de fournir des biens publics. La faiblesse de l‟État s‟est encore davantage manifestée dans son incapacité croissante à exercer son pouvoir dans le cadre des institutions formelles, et son manque évident de relations constructives avec la société. Le mode de régulation du pouvoir, essentiellement fondé sur les réseaux patron-client, a davantage

91 Voir J.-P. Chrétien, Les racines de la violence contemporaine en Afrique, “Politique africaine”, 1991, n. 42, p.

19 (disponible sur: http://www.politique-africaine.com/numeros/pdf/042015.pdf).

92 D. Bangoura, op.cit., p. 44. 93

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fragilisé la capacité de l‟État à gouverner en toute efficacité. L'exemple le plus frappant de ce phénomène est sans doute le coup d‟État du 22 mars 2012 au Mali:

Le mode d‟exercice du pouvoir par le Président déchu a, au fil des ans, oscillé entre une gestion personnelle de l‟État à laquelle étaient associés de manière informelle des «proches et des amis» réunis tous les soirs dans son «grin»94 ignorant en cela les règles de fonctionnement normal d‟un État et la multiplication des compromissions comme prix de la paix civile95.

Les réseaux clientélistes, enracinés dans une histoire de contrôle de l‟accès aux ressources de l‟État par des «patrons» qui procurent une sécurité économique à leurs soutiens, continuent d‟être un élément important de la politique malienne. Le néo-patrimonialisme prévalant (domination personnelle basée sur le contrôle et la mobilisation des ressources) constitue sans aucun doute une menace pour toute compétition politique ouverte et pour les institutions démocratique96. Les conséquences de la politique néo-patrimoniale ne sont ni au bénéfice de l‟État, ni à celui de la société, puisque cette politique favorise la corruption et entrave le développement, rend impossible l‟institutionnalisation de l‟État et tend à écraser la société civile.

3- La démocratie au Mali: du parti-État à la démocratie de façade

De l‟indépendance à nos jours, le Mali a connu trois Républiques: le Mali socialiste de Modibo Kéïta (1960-1968), dictatorial de Moussa Traoré (1968-1991) et “démocratique” d‟Alpha Oumar Konaré et d‟Amadou Toumani Touré (1992-). En position de force, l‟Union soudanaise-RDA lors de son congrès extraordinaire proclama l‟indépendance du Mali. Modibo Keita incarna la figure de proue de la libération nationale. Père de l'indépendance malienne, son implication politique lui confère de hautes responsabilités dès la fin de la Seconde Guerre mondiale97. Le modèle du parti unique se développa dès la période de la marche vers la décolonisation. En effet, durant les années 1950, le Rassemblement Démocratique Africain (RDA) encourageait les divers organisations et partis nationaux à se rassembler au sein d'une seule entité politique en vue d'unifier le mouvement national. Dans certains cas, le parti unique peut être amené à constituer au sein de l'État une autorité se

94 Terme bambara désignant ces réunions informelles autour d‟un thé où l‟on discute politique et de tout et de

rien. Source: S. Wing, Démocratie malienne et dialogue constitutionnel (1991-2007). La quête d’un État de droit, (Édition original: Constructing Democraty in Transitioning Societes of Africa: Mali in Transition -traduit de l’anglais américain par Jean-Louis Balans), Paris, Éditions Karthala, 2013, p. 11.

95 A. Bourgi, Le délitement des institutions maliennes, “Sud Quotidien”, 11/03/2013 (disponible sur: www.

sudonline.sn/le-delitement-des-institutions-maliennes_a_12818.html).

96 S. Wing, op.cit., pp. 26-27. 97

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superposant à celle du gouvernement, voire à se confondre avec le gouvernement ou à se substituer à lui. Le système de parti unique peut alors être considéré comme un système de «parti-État»98, qui constitue la base institutionnelle au service du pouvoir personnel. Le régime de Modibo Keita se caractérise par la mise en place d'un parti-État: l‟Union soudanaise-RDA. Le Mali choisit d'adhérer à ce modèle politique pour renforcer son intégration nationale99. Dans le contexte d‟un régime présidentialiste de parti unique, ou même militaire, selon Médard100, le président qui monopolise le pouvoir suprême devient le «grand patron» qui gère la distribution du patronage et des prébendes, entre autres les hauts postes politiques et administratifs. En retour, les clients directs du président, les «barons» lui doivent la loyauté. Cela lui permet d‟intégrer les élites autour de sa personne en jouant de la grâce et de la disgrâce. Le parti unique est instrumentalisé dans cette perspective. Le «militantisme» au sein du parti unique permet de se faire remarquer dans les hautes sphères par son zèle, et d‟obtenir en échange des protections, des privilèges ou des prébendes101

. Sous la direction de l‟US-RDA du président Modibo Keita, un régime de type socialiste et progressiste se met en place pour réaliser un programme de développement ambitieux102. Issu de la frange restée progressiste du Rassemblement démocratique africain (RDA), le parti de l‟US-RDA qui prit les commandes au Mali en septembre 1960 est composé de cadres convaincus de leur rôle d‟avant-garde: leur action a deux puissants objectifs103. Il s‟agit d‟une part d‟acquérir une «véritable» indépendance en luttant contre la domination étrangère. Diverses stratégies sont utilisées par le parti pour justifier son unicité. Notamment, l'Union soudanaise argumente l'idée que la souveraineté nationale demeure menacée par l'ancienne puissance coloniale qui persiste à vouloir s'immiscer dans les affaires nationales; un symbole fort de cette volonté sera l‟adoption du franc malien, en 1962, qui place le Mali en dehors de la communauté monétaire africaine constitué autour du franc CFA, à parité constante avec la monnaie française. L‟autre choix est celui de la construction d‟un Etat socialiste, qui dans le contexte du moment puise aux sources du centralisme étatique et se traduit par l‟instauration

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Si État et Parti demeurent juridiquement distincts, il n'en faut pas moins constater que trop souvent, le Parti a perdu peu ou prou son rôle d'expression de la volonté des masses et d'animateur de la vie politique pour se réduire plus ou moins à la fonction de courroie de transmission de l'appareil d'État. Voir notamment J. Suret-Canale, Théorie et pratique du «Parti-État» en République populaire et révolutionnaire de Guinée (Conakry), “Revue française d'histoire d'outre-mer”, tome 68, 1981, n. 250-253, pp. 296-310 (disponible sur: http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/outre_0300-9513_1981_num_68_250_2303).

99 O. Diarrah, Le Mali de Modibo Keita, Paris, L'harmattan, 1986, p. 155.

100 J.-F. Médard, Nouveaux Acteurs Sociaux, Permanence et Renouvellement du Clientélisme Politique en Afrique Sub-saharienne, Centro de Estudos Africanos do ISCTE-Instituto Universitário de Lisbo, 2007, (disponible sur: http://cea.revues.org/422).

101 Ibidem.

102 A. Boukari-Yabara, op.cit, p. 16. 103

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du parti unique: le Congrès fondateur de l‟US-RDA, en septembre 1960, prévoit «d‟instituer des structures économiques nouvelles (…) dans le cadre d‟une planification socialiste» et «la mise en place d‟une infrastructure administrative (…)»104

.

À l'époque des indépendances, le multipartisme est perçu comme un facteur de désunion ainsi que le siège de la démagogie105. Ainsi, pour l'Union soudanaise, partager le pouvoir avec d'autres tendances aurait pour conséquence d'ajouter des luttes politiques qui retarderaient le processus décisionnel dans la conduite du projet national106. Le parti détiendra ainsi un contrôle étroit de l‟activité politique, de la cellule de base (le village) au sommet de l‟État, avec la création d‟organisation (travailleurs, femmes, jeunes, etc.) dépendant de l‟US-RDA107

. L‟économie et la vie sociale sont organisées sur le même mode dirigiste, avec le lancement de plan quinquennaux, l‟encadrement des paysans par un système de coopératives d‟État, et la création de sociétés d‟État détenant le monopole de la production et de la commercialisation. Le projet socialiste échouera très vite, à commencer dans l‟agriculture où la désorganisation est manifeste, et les subsides nécessaires à l‟entretien de la bureaucratie et aux sociétés d‟État creusent les déficits. La monnaie se déprécie et la mort dans l‟âme les Maliens doivent négocier leur intégration dans la zone franc, effective en 1967108. Des erreurs politiques et des choix économiques peu efficaces conduisent à des dérives bureaucratiques et autoritaires: en 1966, la vague des coups d‟État (Bénin, Haute-Volta, Ghana) conduit les autorités maliennes à créer un Comité national de défense de la révolution (CNDR), et en janvier 1968, Modibo Keita annonce la dissolution de l‟Assemblée nationale et gouverne par une série d‟ordonnances.109

De 1960 à 1968, le régime oriente sa politique vers la recherche de la voie malienne du socialisme, mais les pénuries à répétition mettent un terme à cette période et conduisent la junte militaire dirigée par Moussa Traoré à renverser la structure fragilisée de Modibo Keita: le 19 novembre 1968, il est arrêté par des militaires qui mettent fin à ses fonctions110.

Le lieutenant-colonel Moussa Traoré, n‟est qu‟un des militaires qui mettent à bas le régime socialiste en 1968. À l‟occasion du renversement du leader socialiste Modibo Keita par le général Moussa Traoré, les militaires insurgés furent ovationnés dans les rues de Bamaco par leurs partisans brandissant des pancartes sur lesquelles on pouvait lire «Vive l‟Armée de

104 T. Perret, op.cit, p.106

105 A. Mahiou, L'avènement du parti unique en Afrique noire. L'expérience des États d'expression française,

Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1969, p. 199.

106 Ivi, p. 200 107 T. Perret, op.cit, p 106. 108 Ivi, p. 107. 109 A. Boukari-Yabara, op.cit, p 16. 110 Ibidem.

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