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Academic year: 2021

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par

Umberto Longo et Gian Maria Varanini

Reti Medievali Rivista, 15, 1 (2014) <http://rivista.retimedievali.it>

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1. Les années de formation entre Strasbourg et Paris

1.1 Nous aimerions commencer par quelques-uns de vos souvenirs concernant

les premières années de votre vie ainsi que celles vécues pendant la guerre.

Né en 1938 dans une famille originaire de la Franche-Comté – une région située entre la Bourgogne et la Suisse –, j’ai vécu à Paris pendant la seconde guer-re mondiale mais je n’ai guèguer-re de souvenirs antérieurs à l’été 1944 : pendant que nous passions les vacances d’été chez ma grand-mère maternelle, non loin de Besançon, l’armée allemande, qui battait en retraite depuis les rivages de la Méditerranée, traversa le village pendant des jours, harcelée par la Résistan-ce. À cette occasion, je fis ma première expérience de la mort (un officier alle-mand exécuté par les partisans à deux pas de notre maison), et je découvris quelques jours plus tard l’existence du chewing-gum lorsqu’un sympathique sol-dat américain m’en offrit une tablette… Après ces événements qui auraient pu tourner au tragique, mon père qui était un fonctionnaire des Douanes fut nom-mé à Strasbourg où j’ai vécu sans interruption de 1945 à 1958 et où je fis mes études, de l’école primaire aux premières années de l’université. Au début, la ville était surtout de langue allemande – à laquelle je ne comprenais rien –, mais avec le temps l’emploi du français s’imposa toujours davantage. Cette situation

Interview d’André Vauchez* par

Umberto Longo et Gian Maria Varanini

*André Vauchez a enseigné l’histoire médiévale aux Universités Paris IV Sorbonne et Paris X

Nan-terre; il a effectué une grande partie de ses recherches en Italie et a été Directeur à l’École fran-çaise de Rome. Sa bibliographie complète est disponible à l’adresse suivante : www.biblioteca.re-timedievali.it. Grace à sa grande disponibilité, les éditeurs ont pensé cet entretien en italien; la tra-duction des questions en français a été réalisée en collaboration avec Mme Valérie Durand (Uni-versité Catholique de Milan).

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de bilinguisme ne fit pas de moi un grand « germaniste » (hélas, je n’ai pas ap-pris l’allemand à l’école et je suis toujours pas capable de le parler correctement), mais elle me permit de découvrir, une fois effacés les tristes souvenirs de la guer-re, la richesse culturelle et artistique de ce monde rhénan qui fut un des ber-ceaux de la civilisation médiévale, comme l’attestent encore aujourd’hui la ca-thédrale de Strasbourg et le cloître d’Unterlinden à Colmar.

1.2 Au cours de vos années de lycée, comment est né votre intérêt pour le Moyen

Âge ?

Je fus l’élève d’un lycée public (bien que catholique, je n’ai jamais fréquenté l’école privée) dédié à Fustel de Coulanges, le grand spécialiste de l’Antiquité à la fin du XIXesiècle. Comme cet établissement se trouve juste à côté de la ca-thédrale, je passai des heures, les jours de beau temps, à regarder le soleil illu-miner les blocs de grès rose de sa fameuse flèche. Je ne saurais dire si ce spec-tacle quotidien fut à l’origine de ma vocation d’historien, mais il est possible qu’il y ait contribué de façon inconsciente ; elle fut en tout cas stimulée par la lecture d’un livre intitulé L’Eglise de la cathédrale et de la croisade, œuvre de l’historien catholique Daniel-Rops1, que je reçus en prix quand j’avais treize ou quatorze ans.

1.3 À propos de Strasbourg, lieu de votre formation dans les années cinquante,

vous avez parlé à plusieurs occasions de « climat européen », dans le sens de la présence d’un pluralisme linguistique et culturel qui a contribué à former

en vous une « conviction européenne », qui s’est ensuite beaucoup développée2.

Pouvez-vous nous illustrer ce “climat” ? Quel rapport ce climat entretenait-il avec cette «laïcité ouverte» à laquelle vous faites vous aussi allusion ?

Ces années de lycée furent également importantes pour moi dans la mesure où elles me firent entrer en contact avec la diversité des religions. En Alsace-Lorraine en effet, le concordat signé en 1801 entre l’Eglise et l’État est encore en vigueur et prévoit qu’un enseignement religieux soit donné dans le cadre de l’école : dans ma classe où il y avait beaucoup de protestants et de juifs, nous nous séparions au moment du cours de religion pour suivre l’enseignement du prêtre, du pasteur ou du rabbin, tandis que le petit nombre des « non croyants » allait faire ses devoirs dans une salle de permanence…J’ai été très marqué par cette expérience de laïcité ouverte dans laquelle l’État, tout en gar-dant sa neutralité vis-à-vis des diverses confessions et en respectant la liberté de conscience, garantissait non seulement le libre exercice du culte mais aus-si l’expresaus-sion publique de la foi. Ainaus-si dans cette ville où la présence des

di-1Daniel-Rops (Henri Petiot), L’Église de la cathédrale et de la croisade, Paris 1952 (Histoire de

l’Église du Christ, III).

2Expériences religieuses et chemins de perfection dans l’Occident médiéval, études offertes à

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verses confessions était très affirmée jusque dans le domaine culturel, je découvris le pluralisme religieux et j’appris dès mon plus jeune âge à respecter les croyan-ces et les comportements d’autrui. Au lycée, mes camarades juifs n’écrivaient pas le samedi – nous prenions des notes pour eux – et me parlaient avec en-thousiasme de l’état d’Israël qui venait de naître, tandis que j’essayais de com-prendre – je n’y parvins que beaucoup plus tard – ce qui séparait les catholiques des protestants qui me semblaient si proches.

À partir de mes dernières années de lycée, il devint évident à mes yeux et à ceux de mes parents que l’histoire était la matière qui me plaisait le plus et où j’obtenais les meilleurs résultats, tandis que je ne brillais guère dans les dis-ciplines scientifiques. Mon père était passionné d’histoire et, si la guerre de 1914-1918 n’avait pas interrompu prématurément sa scolarité, il aurait sans doute poursuivi des études dans ce domaine. Sans le savoir, j’allais réaliser son rêve et je crois qu’il en fut très heureux. Après le baccalauréat, je restais dans le même lycée strasbourgeois (1955-1957) pour y préparer le concours de l’École Nor-male Supérieure, tout en fréquentant certains cours à l’université. J’ai eu alors l’occasion de côtoyer deux grands philosophes, Paul Ricœur et Julien Freund qui traduisit en français des œuvres de Max Weber et Carl Schmitt ; mais je n’ai jamais eu la tête philosophique et je ne peux pas dire que leur enseignement m’ait beaucoup influencé. En revanche, je fis alors de grands progrès en latin et en grec et fus séduit par mon professeur de français, Jean Baudry, qui me révéla un monde inconnu, de Pascal à Stendhal et Baudelaire, ce qui m’incita à dévorer en quelques années l’essentiel de la littérature ancienne et récente. Par ailleurs, l’aumônier des étudiants en Lettres de Strasbourg, le P. Pierre Boc-kel, me fit découvrir l’œuvre de Bernanos et surtout de Malraux, avec lequel il était personnellement très lié, pour avoir combattu avec lui contre le nazisme en 1944-1945 dans le cadre de la brigade « Alsace-Lorraine ». Ayant échoué une première fois au concours de l’École Normale, je pris la décision d’aller à Pa-ris où la préparation était plus intense et, après une année de travail acharné, j’y fus finalement admis en juillet 1958.

1.4 Parlons maintenant de votre formation universitaire, à l’École

Norma-le Supérieure (1958-1963). À l’occasion du Colloque de 2009 intitulé Chemins

de perfection, expériences religieuses dans l’Occident médiéval, alors que vous

citiez vos enseignants de rue d’Ulm, vous avez nommé Michel Mollat, Jacques Le Goff, Henri-Irénée Marrou, Gabriel Le Bras, Michel de Certeau, Alphonse Dupront : vous les avez rencontrés, pour la plupart, pendant vos années universitaires vécues rue d’Ulm. Comment ces différentes sollicitations s’harmonisaient-elles – ou entraient-elles en contraste – avec vos réflexions lors de ces années parisiennes ?

Dès mon arrivée à l’École Normale, je fis pars de mon intention de me spé-cialiser en histoire, mais je n’avais pas encore choisi la période à laquelle j’al-lais me consacrer particulièrement. Ma vocation de médiéviste ne fut pas évi-dente au début : j’avais beaucoup étudié l’Antiquité et j’étais alors intéressé par

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l’archéologie. Mais un stage que je fis sur un chantier de fouilles en Provence en 1959 me convainquit rapidement que la réalité vécue sur le terrain était très éloignée de ce que j’avais imaginé et que je n’avais ni l’habileté manuelle ni la patience nécessaires pour m’engager dans cette voie. À partir de l’année sui-vante, je fis des rencontres qui me persuadèrent de m’orienter vers l’histoire religieuse. Entre 1960 et 1962, j’eus en effet l’occasion de suivre les cours de quelques grands maîtres à la Sorbonne et à l’École pratique des Hautes Études et je fus frappé par la qualité de leur enseignement. Les plus importants pour moi furent Henri-Irénée Marrou, Michel Mollat et Jacques Le Goff à Paris et, à Strasbourg où je retournais souvent pour voir ma fiancée et où je fis mon ser-vice militaire en 1963-1965, le P. Yves Congar qui se trouvait alors au couvent des Dominicains de cette ville, après avoir été envoyé en « exil » en Angleter-re vers la fin du pontificat de Pie XII par une décision du Saint-Office.

Chacune de ces personnalités avait des caractères particuliers : Marrou, sous la direction duquel je fis un Mémoire sur « Les premiers chrétiens et la guer-re », avait une maîtrise extraordinaiguer-re des sources patristiques et donnait l’im-pression de connaître par cœur toute l’œuvre de S.Augustin… J’appréciais aus-si beaucoup son humour qui lui permettait de traiter des questions très sérieuses et complexes sans que ses auditeurs s’ennuient le moins du monde et j’ai gar-dé un souvenir inoubliable de son séminaire sur les hérésies au sein du chris-tianisme des IIIeet IVesiècles.

Mais je m’étais déjà éloigné de l’Antiquité et le Moyen Âge me semblait un domaine plus neuf et attirant. Michel Mollat était un homme très ouvert et d’u-ne extrême gentillesse. Il faisait alors un cours sur « Les villes au Moyen Âge » que je trouvai très intéressant, mais il était également compétent en histoire économique, sociale et religieuse. À mes yeux, c’était un historien complet, à son aise dans tous les domaines, et cette impression se renforça quand je com-mençai à suivre son séminaire de recherche sur «Les pauvres et la pauvreté au Moyen Âge ». Honnêtement je ne saurais pas dire aujourd’hui si ce fut lui qui me persuada de travailler sur la sainteté médiévale, ou si cette idée – qui à l’é-poque parut à beaucoup un peu folle – m’est venue à la suite d’une conversa-tion avec Charles de La Roncière, alors assistant à la Sorbonne. Quoi qu’il en soit, M. Mollat accepta ce sujet et je fis sous sa direction en 1961 un mémoire de maîtrise sur « La sainteté en Occident au Moyen Âge ». Mon travail lui ayant plû, il me fit d’emblée confiance et m’envoya même à Todi en 1967 pour y pré-senter à sa place une communication sur « Les pauvres et la pauvreté en Oc-cident aux XIeet XIIesiècles » à l’occasion du VIIIecongrès du «Centro di stu-di sulla spiritualità mestu-dievale»3.

3Les pauvres et la pauvreté aux XIeet XIIesiècles. État des recherches en France, in Povertà e ricchezza nella spiritualità dei secoli XI e XII (Todi, 1967), Todi 1969, p. 227-244, repris dans A.

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1.5 Ce n’est qu’à propos d’un seul homme d’étude, parmi tous ceux cités

précé-demment, que vous avez mentionné, en termes forts, un « choc intellectuel » : celui provoqué par le cours tenu par Jacques Le Goff sur le travail au Moyen Âge, à l’École de rue d’Ulm. Pouvez-vous nous en parler ?

Pour revenir au début des années 60, je fus alors très marqué par les tra-vaux et la personnalité de Jacques Le Goff dont je suivais les leçons ; je me sou-viens en particulier d’un magnifique cours qu’il fit à l’École Normale Supérieure sur « Le travail au Moyen Âge » en 1961-1962 et, après mon succès à l’agréga-tion d’Histoire en juillet 1962, de son séminaire de 3ecycle de 1962-1963 sur les hérésies médiévales qui se tenait dans une salle obscure et toujours bondée de la rue des Feuillantines. À travers son enseignement je découvris l’histo-riographie des « Annales », alors en plein épanouissement, ainsi que l’impor-tance que peut avoir pour l’historien du Moyen Âge le recours à l’ethnologie. 1.6 Au colloque de décembre 2009 organisé en votre honneur, Daniel Russo

a présenté un rapport historiographique ayant pour titre André Vauchez

lec-teur d’Alphonse Dupront. Vous avez commenté ce rapport en déclarant avoir

été initialement plus fasciné par le personnage que par son discours ; ensui-te, à travers la lecture de Du sacré, vous êtes arrivé à mieux comprendre et à avoir l’intuition de « la dimension historique de la mentalité religieuse (pèle-rinages, sanctuaires, croisades, religion populaire, eschatologie), choses auxquelles peu s’intéressaient alors en France ». À quelle époque cela s’est-il passé ? Quand vous étiez étudiant rue d’Ulm ?

Oui, je suivis également les leçons d’Alphonse Dupront, un maître im-pressionnant mais très distant, qui m’initia à l’anthropologie religieuse de l’Eu-rope et me fit comprendre le rôle important joué par l’inconscient dans les grands ébranlements collectifs, comme les croisades et ce qu’il appelait les « pèlerinages paniques ». Mais je dois reconnaître honnêtement que j’ai été davantage influencé par la lecture de ses livres que par son enseignement qui nous était délivré dans un langage assez obscur et parfois même ésotérique, dans la mesure où – cho-se rare – il parlait comme il écrivait ! Toujours en 1962-1963, je suivis le séminaire de Gabriel Le Bras, une personnalité fascinante qui me révéla l’utilité d’une ap-proche sociologique des faits religieux et l’importance du droit canonique dans la vie de l’Église en Occident.

1.7 Vous avez fait allusion à votre rencontre avec Yves-Marie Congar à

Stras-bourg, un personnage qui a joué un rôle significatif dans votre vie et qui par-ticipera au Vatican II ; dans les années quatre-vingt-dix, vous avez voulu lui rendre hommage en éditant un volume en son honneur, et vous avez souligné les fréquents contacts, même personnels, que vous avez eus avec lui. Par quels moyens un jeune catholique français, dans les années cinquante, entrait-il en contact avec la pensée de ces théologiens qui allaient renouveler l’ecclésiolo-gie catholique ?

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En effet, l’orientation de mes travaux fut certainement influencée par les travaux du P. Yves Congar sur l’histoire de l’Église et par les discussions que j’eus avec lui, en particulier lorsque, à la fin d’août 1965, je l’emmenai en voi-ture depuis Strasbourg jusqu’au Passo della Mendola, dans les Dolomites, où l’Université Catholique de Milan organisait des « semaines » consacrées à di-vers aspects de la vie religieuse au Moyen Âge. Il y fit une splendide leçon sur « Les laïcs dans la société chrétienne des XIeet XIIesiècles », qui renforça ma conviction que le rôle et la spiritualité des laïcs avaient été sous-évalués par l’historiographie catholique et m’incita plus tard à développer des recherches sur les confréries, les pèlerins et les mouvements religieux populaires. Même si Jean-Paul II fit de lui un cardinal peu de temps avant sa mort, il me semblait que l’Église n’avait pas suffisamment perçu l’importance de l’œuvre historique du P.Congar, qui n’était pas moindre que celle de son apport dans le domaine de la théologie. Aussi ai-je organisé à l’École française de Rome en 1996 – un an après sa mort – un colloque en son honneur où quelques-uns des plus grands historiens italiens – Giuseppe Alberigo, Ovidio Capitani, Girolamo Arnaldi – ainsi que des français et des belges lui rendirent un hommage bien mérité4. Mais c’est aussi au P. Congar que je dois d’avoir dépassé assez rapidement le « spon-tanéisme » des années 1968 et d’avoir découvert l’importance de l’ecclésiolo-gie, c’est-à-dire de la conscience que chaque Eglise ou communauté religieu-se a d’elle-même et de son rôle dans la perspective du salut. Longtemps hos-tile par principe aux institutions ecclésiastiques, j’ai pu grâce à lui et à Gabriel Le Bras mieux comprendre leur fonction : si elles ont souvent fait obstacle au renouveau de l’Eglise par leur lourdeur et leur conservatisme, elles l’ont aus-si favorisé à des moments déciaus-sifs, comme le début du XIIIesiècle et le ponti-ficat de Jean XXIII qui rendit possible le concile de Vatican II. De plus, il faut admettre qu’à bien des occasions, elles ont permis d’éviter que des initiatives spirituelles visant à réformer l’Eglise ne finissent par y accroître la confusion en suscitant du désarroi et des tensions trop fortes chez les fidèles.

À ce propos, on sera peut-être frappé par l’influence considérable qu’ont pu avoir certains religieux – surtout dominicains et jésuites – sur les milieux universitaires français, pourtant connus pour leur anticléricalisme, dans le der-nier tiers du XXe siècle. En effet, mon cas est loin d’être unique et même un his-torien éloigné de toute croyance comme Jacques Le Goff a reconnu publique-ment tout ce qu’il devait au P. Marie-Dominique Chenu dans l’éloge qu’il fit de ce dernier, à l’occasion de ses obsèques à Notre-Dame de Paris. On peut en dire autant mutatis mutandis à propos du P. Louis-Jacques Bataillon, OP, qui s’est acquis par sa compétence scientifique et sa générosité la sympathie et l’admi-ration de ceux qui ont travaillé dans le domaine de la prédication médiévale dans le monde entier, ou encore de quelques grands Jésuites comme Henri de Lu-bac et Michel de Certeau. La chose est d’autant plus frappante que cette géné-ration de religieux, qui furent en même temps de grands historiens, a dispa-ru. Aujourd’hui les clercs ont déserté le domaine de l’histoire qui, pour certains

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d’entre eux, constitue une simple ancilla theologiae, alors que, pour Chenu et Congar, c’était la théologie qui devait reconnaître que ses formulations sont liées à des contextes historiques et que ses énoncés ne constituent pas l’expression immuable d’une doctrine qui serait étrangère aux vicissitudes de la société et de la culture ambiantes.

1.8 Est-ce que c’est sur l’itinéraire qui vous porte à cet intérêt pour le « sacré »,

dans le sens le plus ample du terme, que se situe votre travail au sein du grou-pe interdisciplinaire d’histoire religieuse de la Bussière5, c’est-à-dire ce

grou-pe qui « rassemblait des historiens de l’Antiquité jusqu’à la période contem-poraine pour des rencontres annuelles aussi sympathiques qu’instructives » ?

Arrivé à ce point de mon récit, je dois, pour rester fidèle à la chronologie, mentionner le rôle qu’a joué dans ma formation d’historien le « Groupe de La Bussière » dont j’ai commencé à fréquenter les rencontres estivales à partir de 1961 et qui existe encore aujourd’hui, même s’il ne joue plus le même rôle qu’à ses débuts pour l’historiographie française. Il s’agit d’un groupe informel, créé à la fin des années 1950 par quelques jeunes chercheurs en histoire religieuse (Charles de la Roncière, Jean Chelini, Marc Venard, etc.), qui doit son nom au fait que pendant de nombreuses années, au début de son existence, il a tenu sa session d’été dans l’ancienne abbaye de La Bussière, en Bourgogne, devenue maison de retraite et de repos. L’originalité de ce groupe, quand j’y suis entré, tenait à ce qu’il accueillait des historiens qui travaillaient sur toutes les pério-des de l’histoire du christianisme, depuis l’Antiquité jusqu’à l’époque contem-poraine, et que l’on n’y tenait pas compte des hiérarchies universitaires ni des appartenances confessionnelles ou idéologiques : un jeune chercheur débutant, comme c’était mon cas dans les années 1960, s’y trouvait sur un pied d’égali-té avec un professeur déjà illustre et pouvait discuter librement avec lui. Dans les premiers temps, on invitait une « vedette » prestigieuse pour faire deux ou trois leçons sur le thème de la rencontre, qui durait quatre à cinq jours. C’est ainsi que j’eus l’occasion de rencontrer dans une ambiance très détendue des personnalités de premier plan comme Jean Hadot, un spécialiste de l’Apoca-lyptique juive et chrétienne, Étienne Delaruelle qui fut un des premiers en Fran-ce à s’intéresser à la piété des laïcs au Moyen Âge, ou encore Jean Delumeau et Michel de Certeau qui devait rapidement devenir un des principaux anima-teurs de ce groupe. Le thème de la rencontre changeait chaque année et tous ceux d’entre nous qui estimaient avoir quelque chose à dire sur le sujet pou-vaient intervenir librement, soit en présentant un exposé, soit en participant simplement à la discussion. Mais la rencontre annuelle n’était pas un colloque : en règle générale, on n’en publiait pas les actes (la seule exception est consti-tuée par un volume sur « La confession »6) et chaque communication était

dis-5Cf. Expériences religieuses et chemins de perfection, p. 41.

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cutée non seulement par les spécialistes de la période considérée mais par tous les membres du groupe. J’y fus introduit par Charles de La Roncière, qui tra-vaillait sur la Toscane médiévale, et par mon beau-frère Jean-Marie Mayeur († 2013) qui faisait alors une thèse sur les origines de la Démocratie chrétienne en France à partir de la fin du XIXesiècle.

Le groupe de La Bussière était né de la prise de conscience de la part d’u-ne nouvelle génération de chercheurs de la situation peu satisfaisante de l’histoire religieuse en France. Dans les milieux ecclésiastiques prévalait encore trop sou-vent une conception purement institutionnelle de l’histoire, qui privilégiait com-me sujet d’étude le rôle de la hiérarchie et des ordres religieux mais accordait peu d’attention aux laïcs et aux liens existant à telle ou telle époque entre le « vécu » religieux des chrétiens et le milieu social et culturel auquel ils avaient appar-tenu. Dans l’Enseignement Supérieur public, l’histoire religieuse occupait une place réduite en raison de son caractère très traditionnel et des tendances apo-logétiques de beaucoup de ceux qui la pratiquaient. Ainsi, un étudiant en his-toire médiévale à la Sorbonne, comme je l’étais alors, pouvait arriver au terme de son parcours universitaire sans avoir jamais entendu parler de la vie reli-gieuse, en dehors de quelques notions générales sur les conflits entre la papauté et l’empire et les croisades !

1.9 Comment le « groupe de La Bussière » a-t-il fait naître le grand projet de

l’Histoire du christianisme ? En quoi ce projet innovait-il par rapport à l’his-toire traditionnelle, apologétique, des institutions ecclésiastiques, notamment à la lumière des suggestions provenant du climat conciliaire ?

Du malaise que nous éprouvions alors face à une situation historiographique si décevante témoigne un article que j’écrivis avec trois de mes camarades de la rue d’Ulm (Dominique Julia, Philippe Levillain, Daniel Nordman) intitulé « Réflexions sur l’historiographie française contemporaine », qui fut publié en 1964 dans un cahier des « Recherches et débats » publiés par le Centre catho-lique des intellectuels français7. Quand je le relis, je n’en suis pas très fier et je le trouve même assez injuste vis-à-vis de certains auteurs, comme Henri-Ire-née Marrou et Étienne Delaruelle, qui avaient déjà contribué par leurs travaux à relancer l’histoire religieuse en France sur de nouvelles bases. Mais ce pam-phlet, si excessif soit-il, avait le mérite de mettre en évidence la faiblesse d’u-ne « histoire néo-guelfe, triomphaliste et sommitale » (c’est-à-dire privilégiant les sommets de l’Eglise aux dépens de la base) et de souligner les carences de l’historiographie française dans ce domaine. J’y écrivais en effet (p. 94) :

Il reste encore à introduire le progrès qui a été fait dans l’histoire profane pour surmon-ter la coupure entre l’ « histoire-bataille » et la vraie vie des peuples…Pour qu’une authentique

7D. Julia, P. Levillain, D. Nordman, A. Vauchez, Réflexions sur l’historiographie française

contem-poraine, in L’histoire et l’historien = « Recherches et débats du Centre catholique des intellectuels

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histoire de l’Eglise devienne possible, il faudrait à la fois réviser ses centres d’intérêt – c’est-à-dire étudier en priorité les manifestations de la piété, de la liturgie et de la sainteté – et ses méthodes, c’est-à-dire ne pas hésiter à faire appel à la psychologie, à l’iconographie et surtout à la sociologie puisque l’Église est avant tout peuple et société.

Aujourd’hui un « manifeste » de ce genre peut sembler banal ou naïf. Mais il ne l’était pas lorsqu’il fut écrit et sa publication me valut quelques ennuis au début de ma carrière universitaire car j’avais froissé certaines susceptibilités… Vingt ans plus tard, en feuilletant par hasard un livre consacré aux personna-lités dont l’action réformatrice avait rendu possible le succès du concile de Va-tican II, j’eus la surprise d’y retrouver mon nom et celui de mes co-rédacteurs car, selon l’auteur de cet ouvrage, l’article mentionné plus haut aurait mar-qué un tournant dans l’historiographie religieuse et l’entrée de celle-ci dans une nouvelle ère ! L’éloge me sembla passablement excessif, mais il n’est pas faux de dire que notre pamphlet reflétait à la fois la déception de ma géné-ration d’historiens face à la situation dont nous avions hérité et nos attentes pour l’avenir.

Un des objectifs du groupe de La Bussière fut en effet d’introduire dans le domaine de l’histoire religieuse les exigences critiques qui prévalaient dans les autres domaines de l’histoire et de l’ouvrir aux sciences sociales, en particulier à la sociologie et à l’anthropologie. Nous n’étions ni un groupe de pression ni un « lobby » influent, mais il est vrai qu’entre 1960 et 1990, de nombreux tra-vaux réalisés par des membres du groupe ont contribué à changer la physio-nomie de l’histoire religieuse en France et à la porter à un haut niveau scien-tifique, au point que certaines de ses productions devinrent un modèle, ou en tout cas une référence obligée pour les chercheurs des autres pays d’Europe et d’Amérique.

Ce fut dans ce courant qui transcendait les périodisations classiques de l’histoire et les cloisonnements qui en résultaient que naquit à la fin des an-nées 1980, l’idée de réaliser une nouvelle Histoire de l’Église. Entre-temps, un certain nombre des jeunes chercheurs et assistants qui se rencontraient dans le cadre du groupe depuis les années 60 étaient devenus des professeurs d’u-niversité dotés d’un centre de recherche et dirigeant eux-mêmes des thèses de doctorat, ce qui les faisait sortir de leur marginalité initiale. Nous partagions tous, quoique à des degrés divers, la même insatisfaction vis-à-vis de la vieille « Histoire de l’Église » dirigée par Augustin Fliche et Victor Martin qui était née dans les années 30 du XXesiècle et dont les derniers volumes parurent en 1963. Il y avait encore de nombreux vides à combler dans cette collection, mais l’entreprise semblait en voie d’épuisement malgré la grande qualité du tome XIV sur la fin du Moyen Âge, œuvre d’Étienne Delaruelle, Paul Ourliac et Edmond-René Labande8. Nous eûmes alors entre nous de longues discussions sur ce qu’il

8L’Église au temps du Grand Schisme et de la crise conciliaire, 1378-1449, dir. É. Delaruelle,

E.-R. Labande, P. Ourliac, in Histoire de l’Eglise : depuis les origines jusqu’à nos jours fondée par Augustin Fliche et Victor Martin, t. XIV, 1-2, Paris 1962-1964.

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convenait de faire : les uns pensaient qu’il suffisait de combler les vides exis-tants dans « Fliche et Martin » et de mettre à jour les volumes les plus vieillis ; d’autres estimaient qu’il valait mieux traduire en français la « Kirchengeschichte » dirigée alors par Jedin, qui représentait déjà un progrès substantiel9. A la fin prévalut l’idée, que j’avais soutenue dès le départ avec d’autres, de créer ex novo une nouvelle collection intitulée de façon significative « Histoire du christia-nisme », divisée en 14 volumes : 3 pour l’Antiquité, le Moyen Âge et les Temps Modernes, 4 pour l’époque contemporaine (1789-1989) et un volume intitulé

Anamnesis comprenant une série d’études thématiques transversales et

dia-chroniques, ainsi qu’une mise au point bibliographique. La maison d’édition Desclée, d’inspiration catholique, accepta de publier la collection dont tous les volumes parurent entre 1990 et 200110. L’entreprise connut un certain succès et l’« Histoire du christianisme » fut traduite en allemand chez Herder11– ce dont nous fûmes très fiers car l’histoire de l’Eglise avait été jusque là un point fort de la science allemande –, et en italien grâce à Giuseppe Alberigo et aux éditions Borla12. Les responsables des différentes parties furent Charles, puis Luce Pietri après la mort de ce dernier, pour l’Antiquité, moi-même pour le Moyen Âge, Marc Venard pour les Temps Modernes et Jean-Marie Mayeur pour l’é-poque contemporaine.

Le cercle des collaborateurs déborda largement le groupe de La Bussière, mais l’esprit qui animait les responsables était fidèle aux intuitions fondamentales du concile Vatican II que nous entendions faire prévaloir dans le domaine his-torique, comme on le voit dans le texte programmatique qui figure au début du premier volume : refus de l’apologétique et du recours à un surnaturalisme fa-cile, conception de l’Église comme peuple de Dieu cheminant sur terre vers la cité de Dieu, large place faite aux laïcs mais sans exclusive à l’égard des struc-tures institutionnelles et hiérarchiques, approche œcuménique du christianisme dans une vision plurielle qui impliquait une ouverture à toutes les Églises se réclamant du Christ, y compris celles qui furent déclarées hérétiques par Rome au cours des siècles, large ouverture à l’Orient (byzantin, arménien, syriaque, copte, etc.) qui était pratiquement absent des collections antérieures, ainsi qu’en direction des missions et des Églises qui s’étaient développées hors d’Europe à l’époque coloniale, etc. Dans ce sens et malgré les nombreuses traverses que connut sa publication, l’« Histoire du christianisme » peut être considérée com-me le point d’aboutissecom-ment et la réalisation la plus notable de la génération d’historiens chrétiens – en majorité catholiques, mais il y avait aussi des pro-testants parmi nous – à laquelle j’appartiens.

9Handbuch der Kirchengeschichte, éd. H. Jedin, Freiburg im Breisgau 1962-1979.

10Histoire du christianisme des origines à nos jours, dir. J.M. Mayeur, Ch. et L. Pietri, A. Vauchez,

M. Venard, Paris 1990-2001.

11Die Geschichte des Christentums, hrsg. von N. Brox, O. Engels, G. Kretschmar, K. Meier, H.

Smo-linski, Freiburg im Breisgau 1991-2001.

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2. Rome et la découverte de l’Italie (fin 1965-1979)

2.1 De façon très précoce, en 196413, vous avez proposé (et vous vous êtes

pro-posé) d’étudier l’histoire religieuse de l’Occident selon une série de perspec-tives dont chacune a ensuite obtenu un grand succès, ainsi qu’une grande auto-nomie, peut-être excessive: l’histoire de la prédication, l’histoire de la sain-teté, l’histoire des pratiques religieuses des laïcs, l’iconographie. Mais ce fut l’histoire de la sainteté qui a constitué votre premier domaine d’intérêt et l’I-talie – de ce point de vue – fut un terrain privilégié de « spécialisation ».

L’automne de 1965 a marqué un tournant décisif dans ma vie et ma carrière, puisque c’est à ce moment que j’ai quitté Strasbourg pour Rome en tant que mem-bre de l’École française où j’ai pu poursuivre mes recherches pendant trois ans dans le cadre merveilleux du Palais Farnèse. Je devais cette nomination, au fait d’être « normalien » – à cette époque en effet, l’École ne recrutait guère que des anciens élèves de l’École Normale Supérieure et de l’École des Chartes – et au soutien que Michel Mollat et Jacques Le Goff apportèrent à ma candidature. J’étais déjà venu à Rome en touriste en 1958, puis, pour y travailler, en 1960-1961, pendant mon année de maîtrise, et j’étais resté fasciné par la Bibliothèque Vaticane et ses richesses. Mon projet de recherche à l’École était centré sur les procès de canonisation du Moyen Âge et mes protecteurs n’eurent pas de pei-ne à convaincre le directeur de l’époque, le latiniste Pierre Boyancé, que ce su-jet ne pouvait être traité de façon satisfaisante qu’à la faveur d’un séjour pro-longé à Rome, même si ce dernier ne me cacha pas par la suite le peu de consi-dération qu’il éprouvait pour le « mauvais latin » de mes sources médiévales… Mais la formation que j’avais reçue comportait bien des lacunes : je ne parlais pas l’italien et je dus l’apprendre rapidement « sur le tas » pour pouvoir m’en-tretenir avec les historiens et les bibliothécaires dans leur langue. Je n’étais pas non plus très fort en paléographie, que j’avais étudiée à la Sorbonne, en Licence, sur des textes en vieux français, alors que ma documentation romaine était cons-tituée de documents d’archives et de manuscrits latins. Après une première an-née un peu difficile, je réussis à acquérir une maîtrise suffisante de la langue italienne et surtout des écritures des XIIIeet XIVesiècles grâce à l’enseignement de Giulio Battelli dont je suivis les cours à l’École de Paléographie du Vatican, ce qui facilita ensuite mes recherches et mes contacts avec les usagers – italiens mais aussi allemands ou anglais – des Archives et de la Bibliothèque du Vati-can. Dans un petit essai plein d’humour, Nicolas Weill-Parot14a très bien ren-du compte à la fois des angoisses et des folles espérances des jeunes chercheurs qui fréquentaient ces lieux et se faisaient rabrouer par les cerbères préposés à la remise de la clé du vestiaire, qui seule permettait d’accéder au « Saint des saints ».

13Cf. l’article “ programmatique” cité supra, note 7.

14N. Weill-Parot, La magie des grimoires. Petite flânerie dans le secret des bibliothèques, Paris

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Les choses se passaient de façon plus détendue au 2eétage du Palais Far-nèse où Noëlle de la Blanchardière faisait régner dans la Bibliothèque de l’É-cole une ambiance chaleureuse. Cette femme d’élite, qui ne s’occupait pas seu-lement des livres mais aussi des lecteurs, s’employait à présenter les membres de l’École aux professeurs et chercheurs italiens qui fréquentaient la bibliothèque ; grâce à elle, j’entrai en relation avec des personnes qui pouvaient me donner d’utiles conseils pour mes recherches. Et c’est ainsi qu’un beau jour elle me fit rencontrer une certaine Sofia Boesch Gajano dont les intérêts scientifiques – l’hagiographie du Haut Moyen Âge – étaient très proches des miens, ce qui fut à l’origine d’une longue amitié et d’une féconde collaboration.

Mais la découverte la plus importante que je fis lors de ce premier séjour romain fut celle de l’historiographie italienne, en particulier en ce qui concer-ne l’histoire religieuse du Moyen Âge. Pendant ces années là, en effet, de nom-breux ouvrages importants virent le jour dans ce domaine et j’en fus d’autant plus impressionné qu’en France à la même époque le renouveau des études était à peine entamé dans ce domaine. Je me jetai alors avec passion dans la lectu-re des livlectu-res et des articles d’Arsenio Frugoni, Raoul Manselli, Cinzio Violan-te, Giovanni Miccoli et d’autres encore. Leurs travaux répondaient pleinement à mes attentes dans la mesure où ils faisaient une large place à la vie religieu-se, tout en la mettant en relation avec le contexte politique, économique et so-ciale de l’époque étudiée, alors qu’en France ces deux pôles persistaient à s’i-gnorer mutuellement : l’histoire de l’Église se présentait souvent comme une sorte de toile de fond ou de décor devant lequel les protagonistes développaient leur action dans un but purement spirituel ; d’autre part, la « grande histoire » universitaire, fortement marquée par le marxisme et bientôt par le structura-lisme, traitait par le mépris les faits et les évènements religieux, considérés com-me insignifiants ou marginaux. En outre, j’eus bientôt l’occasion de rencontrer certains de ces grands maîtres qui m’impressionnaient beaucoup et, dans cer-tains cas, de les connaître personnellement. En Italie en effet, à la différence de ce qui se passait en France à la même époque, il y avait déjà quantité de col-loques importants dans les domaines qui m’intéressaient particulièrement et je commençais alors à fréquenter les « semaines » de La Mendola, de Todi, d’As-sise et parfois de Spolète, où je devais par la suite et jusqu’à aujourd’hui reve-nir tantôt comme auditeur, et tantôt le plus souvent comme conférencier. Leur fréquentation me donna ainsi l’occasion de rencontrer quelques-unes des figures majeures de l’historiographie européenne : outre les historiens déjà nommés précédemment, Dom Jean Leclercq et Dom Jean Becquet, deux moines béné-dictins et historiens français pleins de science et d’humanité, le P. Gy, le P. Gilles-Gérard Meerssemann, o.p., Gerd Tellenbach, Jean-François Lemarignier, Christopher Brooke, Giles Constable, Jerzy Kloczowski, Cosimo Damiano Fon-seca, Ovidio Capitani, Giovanni Tabacco et tant d’autres que je connaissais sim-plement à travers leurs livres et qui m’honorèrent plus tard de leur estime et, dans certains cas, malgré la différence d’âge qui nous séparait, de leur amitié.

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2.2 Selon votre propre sensibilité, quand le rapport avec l’anthropologie «

re-ligieuse » italienne, et en particulier avec les recherches d’Ernest de Martino, est-il intervenu ? Dans la préface de la traduction italienne de la Sainteté en

Occident aux derniers siècles du Moyen Âge (La Santità nel medioevo),

rédi-gée en 1988, vous rappelez avoir eu « l’impression que votre rôle n’était pas du tout celui de quelqu’un qui aurait l’intention de ressusciter sic et simplici-ter un passé désormais conclu » parce que la vénération pour les saints « n’a jamais cessé d’exister » en Italie. Comment avez-vous perçu, sous cet aspect, la différence entre le Sud et le Centre-Nord de l’Italie ?

Dans les mêmes années et davantage encore pendant mon second séjour romain (1972-1979), je commençai à voyager en Italie, seul ou en famille, et je me rendis rapidement compte que, dans beaucoup de régions, les formes « tra-ditionnelles » de la vie religieuse étaient encore vivantes : il suffisait d’aller à quatre-vingt kilomètres de Rome, vers le Nord, l’Est ou le Sud, pour se trou-ver plongé dans un monde qui était certes en voie de transformation mais qui conservait encore des traits fondamentaux de la civilisation rurale dont certains remontaient à l’époque médiévale. Je fus frappé par la persistance de certai-nes formes de religiosité populaire, en particulier les processions et les fêtes en l’honneur des saints qui étaient encore très vivantes tant en Sabine que dans les Abruzzes ou la Ciociaria. Alors qu’en France les manifestations de ce type avaient déjà disparu ou étaient en voie d’extinction rapide ou de pure folklo-risation touristique, en Italie elles semblaient très profondément enracinées et rencontrer une large adhésion. Ainsi, j’eus la chance de pouvoir établir un lien entre mon sujet de recherche – la sainteté et le culte des saints au Moyen Âge – et les manifestations de la dévotion envers ces derniers, à commencer par la Vierge Marie, ce qui me conduisit à m’intéresser à la « religion populaire » sur les traces d’Étienne Delaruelle, et particulièrement au rôle des sanctuaires dans la vie religieuse. Ainsi, pour résumer ces souvenirs qui, au fil du temps sont de-venus un peu fugitifs, je dirais volontiers que l’Italie des années 1970 m’est ap-parue comme une sorte de conservatoire de formes de vie et de pratiques re-ligieuses qui en France avaient disparu mais qu’on pouvait encore étudier non loin de Rome. Je ne prétends pas pour autant avoir abordé ces dévotions en eth-nologue ; mais c’est à cette époque que j’ai découvert, à travers les livres de De Martino et par l’observation directe, tout ce que le regard ethnologique pou-vait apporter à l’historien.

2.3 Votre retour en France marqua-t-il une césure dans les rapports

scienti-fiques et académiques avec l’Italie ?

À mon retour en France, pendant l’été 1968, je fus recruté à la Sorbonne encore indivise comme assistant, puis maître-assistant en Histoire du Moyen Âge, grâce à mon maître Michel Mollat. Ce premier contact avec l’Enseignement Supérieur fut un peu rude car j’arrivai à Paris juste après les « évènements » de mai 1968 qui avaient laissé des traces dans les esprits et des blessures dans

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les cœurs de certains de mes collègues, jeunes ou moins jeunes. En outre, je fus aussitôt amené à faire passer des examens pendant tout le mois d’octobre sur des questions que je n’avais pas enseignées et sur lesquelles je ne savais sou-vent pas beaucoup plus que les étudiants que j’interrogeais… Une fois passée cette rentrée agitée, les choses se calmèrent et je fus bientôt en mesure de me remettre au travail. L’enseignement me plaisait beaucoup et je fis beaucoup d’ef-forts pour convaincre mes étudiants que le Moyen Âge était aussi important pour eux que l’histoire contemporaine…

En plus du séminaire de Michel Mollat sur « Les pauvres et la pauvreté au Moyen Âge », je retrouvai à la Sorbonne Jean-François Lemarignier, profes-seur d’histoire du droit médiéval, que j’avais connu lors d’une « Settimana » de La Mendola. Il était très lié à Cinzio Violante dont il partageait les vues sur la société féodale, et ce dernier lui demanda d’écrire la préface d’un recueil d’é-tudes qui parut à Milan en 1971 sous le titre Studi sulla cristianità

medioeva-le15. Cette requête le plongea dans l’embarras car, tout en admirant l’œuvre de son collègue et ami, il ne connaissait guère que certains aspects de son œuvre historique. Aussi me demanda-t-il d’écrire avec lui « à quatre mains » cette pré-face, ce qui me gagna la sympathie de Violante et de son entourage, même si quelques années plus tard le maître de Pise devait me qualifier de « petit soixan-te-huitard » à la suite d’un de mes articles qui lui avait déplu …En tout cas, cet-te préface me valut en Italie la réputation – largement imméritée – d’être un bon connaisseur de l’historiographie italienne, alors que j’étais simplement un chercheur débutant qui avait eu la chance de fréquenter de bonne heure la cour des grands…

3. La spiritualité du Moyen Âge occidental (en France, en Italie)

3.1 En parcourant votre très vaste bibliographie, il est facile de constater

ba-nalement que la très grande majorité de vos études concernent le Moyen Âge

central et le bas Moyen Âge, en aval de la révolution théologique du XIIe

siè-cle, que Chenu avait mis au centre de ses réflexions. Est-il erroné de penser que le tout jeune André Vauchez, avec La spiritualité du Moyen Âge

occiden-tal (VIIIe-XIIesiècle), édité en 1975 mais rapidement traduit avec succès en

Ita-lie, ait voulu en quelque sorte « en finir » avec le Haut Moyen Âge ou du moins lui régler ses comptes16? Quelle a été la spiritualité des laïcs du VIIIe-XIIe

siè-cle ? Une spiritualité sans « conscience » individuelle ? Et en tout cas, quel est le sens de ce volume au sein de votre parcours ? Est-ce une conséquence de vo-tre travail de thèse sur la sainteté médiévale ? Est-il né avec elle ?

15C. Violante, Studi sulla cristianità medievale. Società, istituzioni, spiritualità, Milano 1972. 16« Incapables d’accéder à l’abstraction, les laïcs ont eu tendance à transposer sur le registre

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Ces années parisiennes furent surtout marquées par la préparation et la ré-daction de mon premier livre, La spiritualité du Moyen Âge occidental (VIIIe

-XIIesiècles), publié à Paris en 1975, puis en italien à Milan en 1978, aux

édi-tions Vita e Pensiero, dans une excellente traduction qui fut rééditée en 2006 avec une importante préface de Giorgio Cracco où il analysait le contenu de l’ou-vrage avec beaucoup d’enthousiasme et de finesse17. Il connut une large diffu-sion et fut réédité en 1996 avec l’adjonction d’un chapitre supplémentaire sur le XIIIesiècle. Sous cette forme, ce livre connut une seconde vie et est encore utilisé aujourd’hui par les étudiants.

En fait, ce succès leur est dû dans une large mesure car ce livre est pour l’es-sentiel le fruit de mon enseignement universitaire des années 1968-1972 à la Sorbonne et des lectures que je fis à cette occasion. Ayant à faire à des jeunes dont la plupart n’avaient pas la moindre culture religieuse, je m’étais trouvé dans l’obligation d’exposer avec précision le sens des notions théologiques, doctri-nales ou liturgiques que j’employais et de rendre compte de leur contenu dans des termes intelligibles pour « l’homme de la rue », ce qui fut ensuite appré-cié par mes lecteurs. Mais, s’il faut en croire les recensions qui en furent faites à l’époque, la principale nouveauté de cette petite synthèse résidait dans l’in-troduction de la « spiritualité » dans le champ de l’histoire.

Le mot n’était certes pas nouveau, comme en témoigne le fait qu’il existait depuis les années 1930 un « Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique », publié par les Jésuites français qui ne fut achevé qu’en 199418. Il y avait alors également une revue liée au « Dictionnaire de spiritualité » et aux Jésuites, la « Revue d’ascétique et de mystique », où furent publiés nombre de textes in-édits et d’études historiques ou littéraires relatives aux diverses formes de vie spirituelle. En 1970, son directeur, Jean-Claude Guy, lui-même excellent connais-seur des Pères du désert, m’invita à participer au comité éditorial de cette re-vue qui changea alors de nom et devint la « Rere-vue d’histoire de la spirituali-té ». Je m’y liais rapidement d’amitié avec les « piliers » de la revue : Émile Goi-chot, professeur de Littérature française à l’université de Strasbourg et ami de Gabriele De Rosa, qui travaillait sur l’abbé Brémond, Giuseppe De Luca et le modernisme, et avec Michel de Certeau, historien de la mystique du XVIIe siè-cle, dont je découvris alors l’immense culture et la capacité stupéfiante de dia-loguer avec toutes les cultures et les personnes les plus diverses. Pour nous, la spiritualité n’était pas une notion théologique, ni une façon d’évoquer les gran-des figures de l’histoire spirituelle de l’humanité en sautant de S. Anselme et de S. Bernard à François d’Assise et Thomas d’Aquin, comme l’avait fait le grand médiéviste belge Léopold Génicot dans un livre de 195119en montrant les fruits parfaits que pouvait donner « une civilisation catholique et européenne

fon-17G. Cracco, Introduzione, in A. Vauchez, La spiritualità dell’Occidente medioevale, Milano 19932,

pp. IX-XXII.

18Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique. Doctrine et histoire, Paris 1932-1995. 19L. Genicot, Les lignes de faîte du Moyen Âge, Tournai 1951.

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dée sur le bien et le vrai », selon ses propos. À mes yeux, comme je l’expliquai dans l’introduction, la spiritualité était plutôt « l’unité dynamique d’une foi et de la façon dont elle est vécue par des hommes historiquement déterminés », ce qui justifiait son extension aux laïcs, alors qu’elle semblait devoir être réservée aux clercs et surtout aux religieux. J’y parlai même de la « spiritualité popu-laire » qui à mes yeux n’était pas un ensemble confus de pratiques et de dévo-tions plus ou moins superstitieuses, comme on avait tendance à l’imaginer, mais une conception de Dieu et des rapports entre l’homme et le sacré qui associait aux croyances fondamentales du christianisme d’autres éléments liés à la men-talité et à la culture de leur milieu. Cette spiritualité des laïcs se distinguait de celle des clercs par une tendance marquée à transposer les mystères de la foi sur un registre démonstratif et visuel.

Avec le temps, il me semble que certains aspects de ce livre, qui dans les années 1975-1980 pouvaient paraître novateurs, sont aujourd’hui largement ac-ceptés. Ainsi l’affirmation selon laquelle il avait existé, au moins à partir du XIIe siècle, une spiritualité des laïcs à côté de celle des moines, qui pouvait appa-raître alors comme une revendication à caractère polémique, est passée dans le domaine public chez les historiens. En témoignent les nombreuses études qui ont été consacrées depuis lors aux « laïcs religieux » et aux béguines, aux confré-ries de charité et dévotion, aux institutions d’assistance créées et gérées par la bourgeoisie des cités et – last but not least – à la religion civique.

Après Vatican II, l’Eglise catholique se trouva confrontée au problème de ce que l’on appelait à l’époque la « religion populaire », notion qui fut au cen-tre de nombreux débats et polémiques en France mais qui finit par s’imposer à la fin du XXesiècle. Elle me paraît valable pour autant que les formes de dé-votion et de piété que l’on englobe dans cette catégorie ne soient considérées ni comme la survivance ou le camouflage d’une « culture folklorique » étran-gère au christianisme, ni comme un reflet appauvri de la vie et de la culture re-ligieuses des clercs mais bien comme une voie d’accès authentique au monde surnaturel pour la grande majorité des fidèles qui ignoraient le latin et ne sa-vaient ni lire ni écrire. Depuis la parution de « La spiritualité du Moyen Âge

occidental », des progrès notables ont été enregistrés dans ce domaine : à

l’é-poque, l’approche de la spiritualité passait uniquement par les textes et les écrits. Aujourd’hui, grâce aux travaux de Jérôme Baschet, Chiara Frugoni, Jeffrey Ham-burger, Michele Bacci, Dominique Rigaux et bien d’autres, les recherches ba-sées sur les sources iconographiques se sont révélées très fécondes, ce qui, avec la numérisation qui a favorisé la constitution de vastes corpus d’images, a en-traîné une augmentation considérable de la documentation dont les chercheurs peuvent disposer.

3.2 En Italie, La spiritualité du Moyen Âge occidental connut un accueil

posi-tif et une traduction rapide, presque immédiate20. Pourquoi, à votre avis ?

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Au total, l’accueil favorable qui fut réservé à mon petit livre, surtout en Italie, est sans doute dû au fait qu’il faisait sortir la religiosité des « classes subalternes », comme le disaient alors les auteurs marxistes, des visions simplistes qui la rédui-saient à une forme de protestation sociale ou d’arriération culturelle. Ce disant, je n’entends pas renier les apports de la pensée de Gramsci et des admirables étu-des de De Martino sur le Mezzogiorno italien. Mais, comme je ne pouvais accep-ter leurs lectures réductrices de la religion populaire, je me rangeai plutôt sous la bannière de Gabriele De Rosa qui, dans ses études sur « Sud et magie »21, avait su tenir les deux bouts de la chaine et faire de l’histoire sociale sans sacrifier la dimension religieuse des phénomènes étudiés.

3.3 Au cours de la période où vous avez dirigé la section médiévale de

l’Éco-le Française de Rome est né, en 1974, l’Éco-le Cercl’Éco-le médiéviste romain, auquel vous avez contribué de manière déterminante en en lançant l’idée, en collaboration avec Gilmo Arnaldi et le directeur de l’Institut historique germanique de Rome,

Reinhard Elze22. Était-ce une rencontre entre institutions, ou plutôt une

ren-contre autour de différents « thèmes de recherche » (la ville communale, les ordres mendiants …) ?

À la fin de 1972, je retournai à Rome comme directeur des études médié-vales à l’École française de Rome. Il s’agissait d’un nouveau poste, créé à la de-mande du directeur de l’époque, Georges Vallet, qui avait décidé de créer trois sections à l’École consacrées respectivement à l’étude de l’Antiquité, du Moyen Âge et de l’époque moderne et contemporaine. Les années qui suivirent ce retour inespéré (1972-1979) furent sans doute les plus importantes de ma carrière : d’un côté, je dus m’occuper des membres médiévistes et des boursiers de l’École, créer une nouvelle série des Mélanges consacrée aux études médiévales et développer un programme de recherches historiques et archéologiques en liaison avec les universités et les surintendances italiennes pour les fouilles mé-diévales qui se multiplièrent alors dans le Latium et en Italie du sud ; de l’au-tre, je voulais finir et soutenir la thèse de doctorat d’État qui devait me permettre d’obtenir un poste de professeur dans une université française lors de mon re-tour dans la mère patrie.

Il ne fut pas toujours facile de faire face à ces exigences contradictoires et cette période de ma vie fut certainement une de celles où je subis les plus for-tes tensions. Mais en même temps, ce fut sans doute l’époque la plus produc-tive, dans la mesure où elle me donna la possibilité d’aller jusqu’au bout de mes intuitions et de mon projet d’étude sur la sainteté médiévale. Mais avant d’a-border ce dernier point, je tiens à souligner combien devait se révéler féconde

21G. De Rosa, Vescovi popolo e magia nel Sud. Ricerche di storia socio-religiosa dal XVII al XIX

secolo, Napoli 1971.

22Circolo medievistico romano, in «Mélanges de l’École française de Rome», 103 (1991), 1, pp.

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l’initiative que je pris en 1973 avec Gilmo Arnaldi, Professeur d’histoire médiévale à la « Sapienza » et directeur de l’Istituto storico italiano per il Medioevo, et Reinhard Elze, le directeur de l’Institut historique allemand, de créer le « Cir-colo medievistico romano ». L’idée était de faire se réunir périodiquement les médiévistes italiens et étrangers résidant à Rome et de les amener à discuter ensemble autour d’un exposé présenté par l’un d’entre eux sur tel ou tel aspect de ses recherches. Dans ce cadre se nouèrent de grandes amitiés ; quantité d’i-dées et d’informations furent échangées et le fait que ce « Circolo » existe en-core aujourd’hui suffit, me semble-t-il à illustrer son utilité sur le plan intellectuel et social.

4. La sainteté en Occident aux derniers siècles du Moyen Âge

4.1 Nous en arrivons à La sainteté en Occident aux derniers siècles du Moyen Âge. Comme vous l’avez déjà rappelé, il s’agissait d’un projet qui avait été

i-nitié il y a longtemps et qui avait atteint la maturation dans les années soixan-te-dix.

L’essentiel de mes efforts fut en effet consacré à la rédaction de ma thèse sur « La sainteté en Occident aux derniers siècles du Moyen Âge » que je dé-fendis au début de juillet 1978 devant un jury composé de Michel Mollat, Jacques Le Goff, Georges Duby, Pierre Toubert et Robert Foltz. La soutenance à la Sor-bonne dura plus de six heures et j’en sortis épuisé mais heureux. Le livre que j’en tirai fut publié par l’École française de Rome en 1981 et traduit dans une version abrégée en italien (Il Mulino, Bologne, 1989) et en anglais (Cambrid-ge University Press, 1997)23.

Pour comprendre la genèse de cette œuvre qui fut au centre de mes pré-occupations pendant plus de dix ans, il faut remonter aux années 60. Il me sem-ble – mais c’est un souvenir très flou – que le choix de ce sujet résulte d’une conversation que j’eus un jour avec Charles de La Roncière qui m’avait fait re-marquer que, dans l’histoire des modèles de sainteté en Italie, il existait un grand vide pour les XIIIeet XIVesiècles, et donc une lacune à combler. Le choix de ce sujet fut approuvé par Mollat et Le Goff qui m’encouragèrent à m’engager dans cette voie alors peu fréquentée.

Il n’était pourtant pas facile de se faire une place dans le domaine des étu-des d’hagiographie qui semblait réservé aux Bollandistes et aux philologues. De fait, quand je m’étais rendu à Rome en 1960-1961 pour y faire mes premières recherches sur les procès de canonisation médiévaux sur lesquels j’avais l’in-tention de travailler, je rendis visite, sur les conseils de Jacques Le Goff, à un

23La sainteté en Occident aux derniers siècles du Moyen Âge d’après les procès de canonisation

et les documents hagiographiques, Rome 1981 (Bibliothèque des Écoles françaises d’Athènes et

de Rome, 241) et 19882, 19943; trad. it. La santità nel Medio Evo, Bologna 1989; trad. angl.

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grand érudit dominicain, le P. Marie-Hyacinthe Laurent, l’éditeur du procès de canonisation de Ste Catherine de Sienne, pour lui exposer mes projets et lui de-mander des conseils. Il me fit une réponse glaciale en disant que dans les pro-cès de canonisation, je ne trouverais rien d’important qui ne se retrouve dans les Vies des saints ou des saintes en question ; à quoi il ajouta que, comme je n’étais ni théologien ni canoniste, je ne réussirais jamais à connaître et à com-prendre l’idée que les hommes de cette époque se faisaient de la sainteté…Plu-tôt désappointé par ces remarques, je ne me laissai cependant pas décourager et je commençai à lire les procès de canonisation édités, avant de passer dans les années 1965-68 à ceux – le plus grand nombre – qui étaient encore inédits. J’avais choisi d’étudier ce type de documents, jusque là négligé par les his-toriens, parce qu’il me semblait qu’ils constituaient un lieu de rencontre entre la mentalité des clercs qui avaient rédigé les articuli interrogatorii et condui-saient l’interrogatoire, et celle des témoins parmi lesquels figuraient de nom-breux laïcs souvent illitterati, au sens médiéval de ce mot. Ce croisement des approches – pas toujours concordantes – de la sainteté par les uns et les au-tres me semblait intéressant : en tant que jeune intellectuel chrétien engagé dans le mouvement de réforme promu par le concile Vatican II, j’étais convaincu qu’un des problèmes majeurs de l’Église catholique était celui de sa cléricalisation et de la marginalisation en son sein de l’élément laïc, qui s’était accentuée à par-tir du concile de Trente mais dont les origines remontent à l’époque médiéva-le. Dans cette perspective, le dialogue engagé au Moyen Âge entre les clercs et les laïcs autour de la sainteté était d’autant plus significatif que celle-ci ne pou-vait être reconnue par la hiérarchie ecclésiastique si elle n’apou-vait pas un mini-mum d’enracinement populaire, attesté par des miracles. En tant qu’historien fasciné par l’histoire des mentalités qui était alors en plein essor dans la ligne des Annales et à laquelle m’avait initié l’enseignement de Jacques Le Goff, je cherchai dans les procès les traces d’un contraste, sinon d’un affrontement, en-tre divers types de mentalité à l’occasion de la reconnaissance de la fama

sanc-titatis d’un homme ou d’une femme morts depuis un laps de temps

relative-ment bref. En dernier lieu, je désirai égalerelative-ment mesurer la consistance et les modalités de diffusion de cette fama dans la perspective sociologique que m’a-vaient enseignée Gabriel Le Bras et ses élèves dans le cadre des Archives de

so-ciologie religieuse du CNRS (aujourd’hui : Archives de sciences sociales des re-ligions), revue à laquelle j’ai collaboré pendant de nombreuses années en y

pu-bliant des comptes-rendus d’ouvrage, ce qui a considérablement élargi ma cul-ture. Pour me résumer, je pourrais reprendre une phrase de mon introduction à La sainteté en Occident (p. 1) où je parle de mon ambition « de faire entrer dans le territoire de l’historien cette terra incognita qu’a longtemps constitué l’histoire de la sainteté »24.

(21)

4.2 Dans l’Introduction de La sainteté en Occident aux derniers siècles du Moyen Âge, vous avez rendu hommage aux études de Frantisek Graus, de Karl Bosl,

de Friedrich Prinz, etc. qui « ont permis de faire rentrer dans le territoire de l’historien l’histoire de la sainteté, cette terre inconnue qui l’était depuis si long-temps », grâce à l’illustration des rapports entre les modèles idéaux propo-sés, la mentalité et les structures sociales et politiques. Au cours des mêmes années, d’autres éminents chercheurs ont développé un intérêt certain pour l’hagiographie : par exemple Sofia Boesch Gajano, qui avec l’anthologie

Agio-grafia altomedievale (Hagiographie du Haut Moyen Âge) fait circuler de

nou-velles sensibilités, mais aussi Evelyn Patlagean et Peter Brown…

Ajoutons tout de suite que je n’étais pas le seul à cette époque à m’intéresser à l’étude des sources hagiographiques et du culte des saints : Frantisek Graus ve-nait de publier son beau livre sur Volk, Herrscher und Heiliger im Reich der

Me-rowinger25que je découvris à l’occasion d’un séminaire de J. Le Goff où il vint

le présenter en 1965 ; la même année, Karl Bosl publia un important article (Der

Adelsheilige. Idealtypus und Wirklichkeit26) et en 1968 parut dans les Annales

celui d’Évelyne Patlagean intitulé À Byzance : ancienne hagiographie et

histoi-re sociale27; en 1975, parut le livre du médiéviste canadien Joseph-Claude

Pou-lin sur L’idéal de sainteté dans l’Aquitaine caroPou-lingienne28, et en 1976, l’antholo-gie de Sofia Boesch Gajano intitulée Agiografia medievale29. Celle-ci, au-delà de la richesse des mises au point historiographiques et bibliographiques qu’on y trou-ve, constituait une sorte de manifeste de la « nouvelle histoire » dans le domaine des études historiques fondées sur les sources hagiographiques. Puis, en 1981, une première moisson de ces travaux pionniers fut engrangée à l’occasion du colloque organisé à Paris X-Nanterre par Évelyne Patlagean et Pierre Riché sur l’hagiographie du haut moyen âge30, tandis que paraissait l’ouvrage fondamental de Peter Brown sur Le culte des saints. Son essor et sa fonction dans la chrétienté latine31, en 1981, l’année même de la publication de ma thèse sur La sainteté en Occident

aux derniers siècles du Moyen Âge par les soins de l’École française de Rome.

25F. Graus, Volk, Herrscher und Heiliger im Reich der Merowinger: Studien zur Hagiographie

der Merowingerzeit, Praha 1965.

26K. Bosl, Der “Adelsheilige”. Idealtypus und Wirklichkeit, Gesellschaft und Kultur im

merowingerzeitlichen Bayern des 7. und 8. Jahrhunderts, in Speculum historiale. Festschrift J. Spörl, Freiburg im Breisgau 1965, p. 167-187.

27É. Patlagean, À Byzance: ancienne hagiographie et histoire sociale, in «Annales. Economies,

Sociétés, Civilisations», 23 (1968), pp. 106-126.

28J.-Cl. Poulin, L’idéal de sainteté dans l’Aquitaine carolingienne d’après les sources

hagiogra-phiques (750-950), Quebec 1975.

29Agiografia medievale, a cura di S. Boesch Gajano, Bologna 1976.

30Hagiographie, cultures et sociétés (IVe-XIIesiècle), sous la dir. de E. Patlagean et P. Riché,

Pa-ris 1981.

31P. Brown, The Cult of the saints. Its Rise and Function in Latin Christianity, Chicago 1981 ; Le

culte des saints, son essor et sa fonction dans la chrétienté latine, trad. par Aline Rousselle,

(22)

Cette saison historiographique exceptionnelle ne devait rien au hasard et correspondait à un double changement dans l’approche de la sainteté : d’un côté sur le plan religieux, un certain type de discours hagiographique et apologétique, tributaire du romantisme du XIXesiècle plus que du Moyen Âge dans la me-sure où il prenait à la lettre les récits les plus fabuleux sous le fallacieux pré-texte que « rien n’est impossible à Dieu », était devenu insoutenable après Va-tican II ; de l’autre, l’historiographie laïque avait, grâce à des personnalités ma-jeures comme Marc Bloch, avec ses Rois thaumaturges, Robert Foltz et Jacques Le Goff, dépassé la méfiance qui avait conduit les historiens positivistes à négliger les sources hagiographiques ; l’historien ne pouvait plus désormais se contenter de faire la moue devant l’énorme gisement documentaire que cons-tituaient les Vies de saints et les recueils de miracles que le Moyen Âge nous a laissés en si grand nombre. La question n’était plus désormais de savoir si les saints auxquels on attribuait tant de vertus et de prodiges avaient ou non exis-té, ou si ses miracles qu’on leur attribuait avaient été inventés par les clercs qui les avaient recueillis, mais plutôt quelle conception de la sainteté leurs écrits véhiculaient et dans quelle mesure les représentations qu’ils en donnaient étaient reçues et partagées par les milieux sociaux et culturels auxquels ils s’adressaient. 4.3 Dans les années suivant la publication de votre œuvre La sainteté en Oc-cident aux derniers siècles du Moyen Âge, les études hagiographiques ont

pro-fondément changé. Pourrions-nous parler d’un retour au texte, au texte étu-dié iuxta propria principia, en portant l’attention sur les « structures » du struc-turalisme littéraire plutôt que sur les structures sociopolitiques ? Vous aussi, lorsque vous vous occupiez de ce domaine, vous l’avez reconduit aux sources

concrètes, c’est-à-dire aux processus de canonisation32.

Les travaux que j’ai cités plus haut concernaient l’Antiquité tardive et le Haut Moyen Âge. Pour ma part, en suivant la même problématique mais en l’adap-tant à une époque différente, j’avais choisi de m’intéresser aux derniers siècles du Moyen Âge, dans la mesure où les efforts de la papauté pour établir de nou-velles normes dans le domaine du culte des saints à travers la procédure de ca-nonisation et pour canaliser les flots parfois un peu troubles de la religiosité po-pulaire permettaient de saisir un processus de dédoublement de la sainteté en-tre deux secteurs ; celui de la sainteté officielle – la sainteté « moderne » – qui proposait des figures de saints imitables et généralement récents tant aux clercs qu’aux laïcs, et celui de la sainteté traditionnelle (je disais alors « populaire », mais l’expression est ambiguë) qui restait attachée aux modèles anciens et fai-sait une large place aux pouvoirs miraculeux des serviteurs et des servantes de Dieu. Je me suis également efforcé de montrer qu’au-delà de cette divergen-ce, il existait aussi des traits de mentalité communs à tous les milieux sociaux

32L’influence des modèles hagiographiques sur les représentations de la sainteté dans les

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et culturels qui, en l’absence de critères scientifiques objectifs, faisaient une lar-ge place aux interventions surnaturelles dans la vie des hommes et associaient presque toujours l’imaginaire à l’exemplaire et le merveilleux au domaine mo-ral et spirituel, comme le montre bien le succès rapide de la représentation des stigmates de S. François d’Assise dans l’iconographie occidentale. Dans cette perspective, les procès de canonisation doivent être considérés moins comme des tentatives de rationalisation de la sainteté – même si cette dimension y est bien présente – que comme l’expression de la volonté de la papauté d’affaiblir les prérogatives des évêques dans le domaine du culte des saints et d’étendre le contrôle de l’Eglise à tous les aspects de la vie religieuse des fidèles, y com-pris le choix de leurs protecteurs célestes, à travers la diffusion au sein du peu-ple chrétien de nouveaux modèles de sainteté.

Si je devais aujourd’hui récrire ce livre ex novo, je mettrais l’accent plus que je ne l’ai fait sur les aspects juridiques de la procédure – le P. Laurent n’avait pas tort de me dire que je n’étais pas assez bien formé en droit canonique ! –, sur le rôle des traducteurs et des notaires dans l’enregistrement des dépositions des témoins et sur la dimension culturelle de ces grandes enquêtes que j’ai à peine évoquée. En outre, je développerais la comparaison esquissée au début de l’ouvrage entre les procès de canonisation promus par la papauté et les en-quêtes organisées dans leur royaume par les souverains anglais et français à par-tir du milieu du XIIIesiècle, tant il est vrai que, dans les deux cas, l’inquisitio

in partibus visait moins à connaître l’état exact de l’opinion publique dans

tou-tes ses composantou-tes qu’à faire approuver par celle-ci le « discours du pouvoir » ecclésiastique ou laïc. En revanche, je réduirais certainement la seconde par-tie du livre intitulée « Typologie de la sainteté officielle : aspects quantitatifs », qui se ressent trop de l’influence de la sociologie religieuse préconisée par Ga-briel Le Bras – dont les méthodes fondées sur le dénombrement des catholiques pratiquants étaient valables pour le XXesiècle, mais pas pour le Moyen Âge – et de l’histoire quantitative diffusée par l’École des Annales justement dans les années où je rédigeais ma thèse. Dans ce chapitre, il y a beaucoup trop de chif-fres et de pourcentages qui ne sont pas très significatifs, dans la mesure où ils reposent sur des bases statistiques plutôt minces. Aujourd’hui je me rends comp-te que le désir de quantifier à tout prix l’évolution de la saincomp-teté médiévale m’a parfois égaré et que cette notion est trop subtile et complexe pour faire l’objet d’une approche globalisante, telle que celle des historiens américains Donald Weinstein et Rudolph Bell dans leur livre Saints and Society. The Two

Worlds of Western Christendom, 1000-1700, paru en 1982.

4.4 Quel accueil a été réservé à votre thèse en Italie et dans les pays

anglo-saxons ? Comment votre position historiographique s’est-elle progressivement définie dans le climat culturel français des années quatre-vingt ?

Mon livre eut un assez large écho, en particulier en Italie dans la mesure où il y était question de quantité de saints, des plus obscurs aux plus célèbres, qui n’avaient jamais été étudiés dans cette perspective, et du rôle joué par les

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