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Si les rois ne meurent - Le premier théâtre de Maurice Maeterlinck

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Academic year: 2021

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Questa tesi è stata pensata tra Pisa e Bruxelles, e ha potuto così giovarsi dell'incontro tra metodi e approcci molto diversi fra loro. Per questo i miei ringraziamenti oscillano tra l'Italia e il Belgio. Grazie a Christian Angelet, che due anni fa mi ha accolto nella sua città senza conoscermi, e da allora mi ha seguito passo dopo passo ; a Fabrice Van de Kerckhove, maeterlinckiano entusiasta e gentile ; a Christophe Meurée, per la sua amicizia e le sue idee. Ringrazio inoltre Marc Quaghebeur e tutti gli impiegati degli Archivi, per la competenza e la cortesia che vi ho trovato.

Sul « fronte » pisano, ringrazio il mio relatore Stefano Brugnolo, per il lavoro di formazione che ha fatto su di me in questi anni, e la Professoressa Marie-France Merger, per la revisione accurata e paziente della lingua. Grazie infine ai colleghi Maurizio Melai e Luciano Pellegrini, e a Biagio Ursi, per i loro consigli informali, ma non meno preziosi. In fondo, proprio la continua discussione con gli amici mi ha ricordato che la letteratura e la critica, se fatte con passione, non danno tregua.

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TABLE DES MATIÈRES

Introduction …... p. 4

Un théâtre sans héros …... p. 8

Châteaux en ruines (qui ne s'écroulent pas) et rois décrépits (qui ne meurent pas) : effets du Temps sans futur I …... p. 48

Le corps du prêtre : effets du Temps sans futur II …... p. 66

L'innocence sacrifiée : effets du Temps sans futur III …... p. 71

Foules, troupeaux et abattoirs : figures du Jugement dernier …... p. 88

Le dehors et l'après …... p. 101

Quelques remarques …... p. 114

La souffrance des pères …... p. 118

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Conclusion …... p. 144

Appendice iconographique …... p. 146

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INTRODUCTION

La distinction entre un « premier théâtre » et un « second théâtre » est désormais partagée par toute la critique maeterlinckienne. La passivité des personnages, la présence du silence au milieu du dialogue, l'indétermination historique et géographique, caractérisent une dizaine de pièces écrites de 1889 à 1901. Puis à partir de Monna

Vanna (1902), des aspects nouveaux s'affirment : le dénouement heureux (Joyzelle,

1903), le rapport avec l'histoire (Le Bourgmestre de Stilmonde et Le Sel de la vie, 1919), le goût pour la farce (Le Miracle de saint Antoine, 1903-1919), le courage des protagonistes (Monna Vanna). Le dialogue récupère sa plénitude, et la parole retrouve sa force. Dans le second théâtre nous assistons surtout au retour de l'action, c'est-à-dire le caractère principal du drame traditionnel, que le premier Maeterlinck avait refusé : « Quoi qu'on fasse, quelque merveille qu'on puisse imaginer, », écrit-il en 1904, « la loi souveraine, l'exigence essentielle du théâtre sera toujours l'action »1. Par rapport à certains critiques, nous proposons de déplacer de quelques années la charnière entre la première et la deuxième phase dramaturgique. Selon Maryse Descamps, Aglavaine et

Sélysette (1896) appartiendrait déjà au second théâtre, pour l'éloquence et la décision

qu'Aglavaine montre2. Nous partageons au contraire la sensation d'Arnaud Rykner : la force d'un seul personnage ne suffit pas, « le [premier] drame maeterlinckien, dans ses

1 Maurice Maeterlinck, Le Double Jardin, Éditeur Fasquelle, Paris, 1904, p. 111.

2 Maryse Descamps, Maurice Maeterlinck : Pelléas et Mélisande, Éditions Labor, Bruxelles, 1986, “Un livre une œuvre”, p. 32.

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fondements, n'en souffre pas »3. Mais il faut se détacher de Rykner aussi, quand il met « entre parenthèses »4 Ariane et Barbe-Bleue (1901). Le modèle de cette pièce est bien sûr le conte de Charles Perrault, La Barbe Bleue. Chez Perrault le tyran a tué ses épouses précédentes, et la protagoniste trouve le sang et les corps : « […] D'abord elle ne vit rien, parce que les fenêtres étaient fermées ; après quelques moments elle commença à voir que le plancher était tout couvert de sang caillé, et que dans ce sang se miraient les corps de plusieurs femmes mortes et attachées le long des murs (c'étaient toutes les femmes que la Barbe bleue avait épousées et qu'il avait égorgées l'une après l'autre) »5. Maeterlinck, quant à lui, propose une variante : les femmes sont encore vivantes, mais elles refusent la liberté qu'Ariane leur offre. La passivité des personnages atteint son sommet. La pièce conclusive du premier théâtre représente également sa confirmation la plus déconcertante.

Ainsi, les drames que nous avons considérés sont, par ordre chronologique : La

Princesse Maleine (1889) ; L'Intruse et Les Aveugles (1890) ; Les Sept Princesses

(1891) ; Pelléas et Mélisande (1892) ; Alladine et Palomides, Intérieur et La Mort de

Tintagiles (1894) ; Aglavaine et Sélysette (1896) ; Ariane et Barbe-Bleue (1901).

L'homogénéité de ce premier théâtre dépend notamment de deux caractéristiques strictement liées l'une à l'autre : la prévalence de l'inaction ; le rôle du silence. Dans sa

Théorie du drame moderne, Peter Szondi a étudié le théâtre statique maeterlinckien

(« Les premiers œuvres de Maurice Maeterlinck (qui seules nous intéressent ici)...»6), en

3 Arnaud Rykner, L'envers du théâtre. Dramaturgie du silence de l'âge classique à Maeterlinck, José Corti Éditions, Paris, 1996, p. 284.

4 Id..

5 Charles Perrault, Contes, Gallimard, Paris, 1999, “Folio classique”, pp. 76-77.

6 Peter Szondi, Théorie du drame moderne (1956), traduit de l'allemand par Patrice Pavis avec la collaboration de Jean et Mayotte Bollack, L'Âge d'Homme, Lausanne, 1983, pp. 48-49. En fait, Szondi

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le considérant comme la négation et le dépassement de la forme dramatique traditionnelle. De même, Rykner trace une histoire du drame du point de vue du silence : le verbe triomphant de l'âge classique se pulvérise peu à peu, et son affaiblissement aboutit à la naissance d'une dramaturgie moderne, dont le point de départ réside justement dans les premières pièces de Maeterlinck. L'évolution du théâtre maeterlinckien que nous avons montrée, du silence à la parole et de l'inaction à l'action, est donc en quelque sorte renversée par rapport à l'évolution moderne du drame, qui deviendra de plus en plus statique et « troué » par les pauses. En tout cas, c'est la perte de l'unité du sujet moderne qui est en question. Les parcours du silence et de l'inaction sont parallèles. La crise de la parole et la crise de l'action vont ensemble.

Notre analyse est fondée sur l'interprétation des constantes thématiques qui caractérisent le premier théâtre maeterlinckien. Nous avons ainsi tenté de comprendre le paradoxe dramaturgique de l'inaction, qui est à la base de l'originalité de ces pièces. Sur le plan de l'histoire littéraire, qui n'est pas centrale dans ce travail, nous avons souligné l'appartenance de Maeterlinck au symbolisme au-delà des principales influences et de certaines images typiques, mais, plus en général, à partir de la récupération d'une vision analogique de l'univers, en quelque sorte resémantisée par l'art. Il faut parler de resémantisation même pour certaines figures de la culture chrétienne, figures que Maeterlinck renouvelle dans son imagerie (voir l'appendice iconographique pour apprécier la médiation de la peinture des primitifs flamands). Enfin, nous avons aussi considéré la première production non théâtrale (et notamment les poèmes des Serres

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chaudes), mais toujours en rapport avec les pièces. Un grand nombre de citations était

nécessaire afin de rester le plus près possible des textes, et d'expliquer ainsi la force dramatique de ce théâtre anti-dramatique.

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UN THÉÂTRE SANS HÉROS

- Le drame statique

Pour aborder le premier théâtre de Maurice Maeterlinck7 il convient de considérer tout d'abord deux pièces à part : Les Aveugles et Intérieur. Elles détiennent une caractéristique en commun que l'on ne trouve pas dans les autres : au début de ces pièces, l'événement tragique a déjà eu lieu. La première est l'histoire d'un groupe d'aveugles qui, sortis un matin de leur hospice situé sur une île, ne trouvent plus leur guide, un ancien prêtre, et restent immobiles en proie aux questions. Mais le prêtre est encore parmi eux : il est mort, comme la didascalie initiale nous l'annonce8. Toute la pièce sera la lente approche des aveugles vers cette découverte. Dans Intérieur, un vieillard et un étranger doivent apprendre la mort d'une jeune fille noyée à sa famille. Ils sont dehors et regardent à travers les fenêtres les gestes muets et tranquilles des parents et des sœurs, qui ne soupçonnent rien. Les dialogues se déroulent seulement entre les personnages à l'extérieur. Enfin, le vieillard trouvera le courage d'entrer, tandis que le corps de la jeune fille est rapporté par la foule.

Dans sa Théorie du drame moderne, Peter Szondi a choisi justement ces deux

7 Comme je l'ai expliqué dans l'introduction, il faut parler d'un premier théâtre homogène, qui va de La

Princesse Maleine (1889) à Ariane et Barbe-Bleue (1901).

8 « […] un très vieux prêtre enveloppé d'un large manteau noir. Le buste et la tête, légèrement renversés et mortellement immobiles, s'appuient contre le tronc d'un chêne énorme et caverneux. La face est d'une immuable lividité de cire où s'entr'ouvrent les lèvres violettes. Les yeux muets et fixes ne regardent plus du côté visible de l'éternité et semblent ensanglantés sous un grand nombre de douleurs immémoriales et de larmes. » (M. Maeterlinck, « Les Aveugles », 1890, dans Œuvres II : Théâtre 1, Édition établie, commentée et précédée d'un Essai par P. Gorceix, Éditions Complexe, Bruxelles, 1999, p. 285. L'abréviation sera dorénavant II : 1).

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pièces pour le chapitre consacré à Maeterlinck. Il attribue à l'auteur belge une variété particulière du drame, qu'il appelle drame statique en reprenant une expression utilisée par Maeterlinck lui-même dans son essai Le tragique quotidien : « Je ne sais s'il est vrai qu'un théâtre statique soit impossible. Il me semble même qu'il existe. La plupart des tragédies d'Eschyle sont des tragédies immobiles »9. Selon Szondi, dans ce type de théâtre, « il s'agit du remplacement de la catégorie de l'action par celle de la situation »10 : le paradoxe du drame statique correspond donc à l'absence du caractère essentiel du drame11, c'est-à-dire le déroulement d'une intrigue, et à la croissance d'une tension tout à fait émotive. On pourrait dire aussi que l'action a été remplacée par l'inaction, par l'immobilité. Cette immobilité produit des solutions dramaturgiques correspondantes : les personnages sont assis (les aveugles « sur des pierres, des souches et des feuilles mortes »12, la famille dans une chambre) ou debout immobiles, comme le vieillard et l'étranger. Szondi ne le dit pas, mais l'aspect statique de ces pièces dépend de la raison structurelle illustrée plus haut : la catastrophe vers laquelle le drame devrait tendre est déjà arrivée. De là le sens de l'action impossible que le drame statique nous transmet : l'événement tragique a déjà eu lieu, on en attend les conséquences.

Le caractère anti-dramatique du théâtre maeterlinckien a ouvert le chemin à un certain théâtre de l'attente, typique du XXᵉ siècle13. C'est pourquoi il est possible de

9 M. Maeterlinck, « Le tragique quotidien », dans Le Trésor des Humbles (1896), Mercure de France, Paris, 1917, p. 169.

10 P. Szondi, op. cit., p. 49.

11 Le sens étymologique de « drame » est justement « action ». 12 M. Maeterlinck, « Les Aveugles », dans II : 1, p. 285.

13 Margaret Rose, The symbolist theatre tradition from Maeterlinck and Yeats to Beckett and Pinter, Edizioni Unicopli, Milano, 1989.

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considérer, pour notre analyse, l'interprétation que Richard Monod a donnée d'En

attendant Godot de Beckett14, une œuvre que nous pouvons associer au drame statique. Monod utilise le modèle actantiel, adapté au théâtre par Anne Ubersfeld. Suivant ce modèle, dans une structure dramatique complète, il y a un sujet qui exerce une action (figurée par une flèche) sur l'objet de son désir ; il est favorisé par un adjuvant, empêché par un opposant ; son action dépend d'un destinateur et est accomplie pour un

destinataire. Selon Monod, dans la pièce de Beckett on trouve deux sujets (Vladimir et

Estragon) qui attendent leur objet (Godot) afin d'obtenir le salut. À la place du destinateur il place le Temps. Or, du moment que le destinateur correspond à un complément de cause15, il faut entendre que : puisque le temps passe, Vladimir et Estragon peuvent attendre Godot, et, logiquement, au fur et à mesure que le temps passe, leurs possibilités de le rencontrer augmentent. Mais le schéma de Monod oublie la dimension allégorique de la pièce : aucun spectateur, ni aucun lecteur n'attend que Godot arrive, du moment qu'il représente évidemment quelque chose d'intouchable pour l'homme (God, mais pas seulement). Le modèle actantiel ne saisit pas ici le sens figuré, devient une structure élémentaire et peu profonde : toutefois, il nous permet de comparer au moins la lettre des textes.

Même si l'on reste à un simple et imparfait niveau actantiel, les deux pièces de Maeterlinck et celle de Beckett présentent déjà une différence fondamentale : chez Maeterlinck, le Temps ne pourrait jamais occuper la place du destinateur. Il devrait occuper une autre case, celle de l'opposant. Le Temps, ou mieux, le Temps déjà passé.

14 Richard Monod, Les textes de théâtre, Cedic, Paris, 1977, pp. 94-95. 15 Anne Ubersfeld, Lire le théâtre (1977), Éditions sociales, Paris, 1982, p. 62.

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Dans Les Aveugles et Intérieur il est trop tard. Les aveugles ne pourront plus retrouver leur prêtre vivant et rentrer avec lui à l'hospice. La mort de ce dernier rend vains les espoirs des personnages : seul reste son corps inanimé près d'eux. De même, le désir du vieillard de sauver la jeune fille est voué à l'échec et assume les traits d'un remords absurde :

Le vieillard : Elle était peut-être plus belle... Je ne sais pourquoi j'ai perdu tout courage...

L'étranger : De quel courage parlez-vous ? Nous avons fait tout ce que l'homme pouvait faire... Elle était

morte depuis plus d'une heure...

Le vieillard : Elle vivait ce matin !... Je l'avais rencontrée au sortir de l'église... Elle m'a dit qu'elle

partait ; elle allait voir son aϊeule de l'autre côté de ce fleuve où vous l'avez trouvée... Elle ne savait pas quand je la reverrais... Elle doit avoir été sur le point de me demander quelque chose ; puis elle n'a pas osé et elle m'a quitté brusquement. Mais j'y songe à présent... Et je n'avais rien vu !...16

Comme nous pouvons le voir, ici l'objet n'est pas structurellement inaccessible, comme chez Beckett, il l'est désormais.

Quelle est la tragédie la plus connue de la culture occidentale, où les efforts du héros se révèlent inutiles à cause du Temps déjà passé ? C'est bien sûr l'Œdipe roi de Sophocle. Comme l'a montré Guido Paduano, Œdipe ne perd jamais ses connotations royales, ses valeurs lumineuses et exemplaires. Mais il ne peut pas remédier à ce terrible retard « che lo obbliga a scoprire, ripetere, subire, anziché viverla, la propria vita »17.

16 M. Maerterlinck, «Intérieur» (1894), dans II : 1, p. 506.

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Jusqu'à la révélation finale, Œdipe ne connaît pas assez, comme les aveugles, comme la famille d'Intérieur. À cette connaissance limitée s'oppose l'omniscience de l'auteur. Chez Maeterlinck, dès le début, le même point de vue que celui de l'auteur est partagé par le public ; chez Sophocle, ce n'est pas le texte qui produit cette superposition, mais c'est plutôt la nature d'une société imbue de culture mythique18.

Nous avons donc un auteur et un public qui savent tout, et des personnages dont le savoir est imparfait. Cela suffit à déclencher l'ironie tragique, qui n'est que le contraste entre un point de vue omniscient et un autre insuffisant dans l'espace du même signifiant. Mais dans Intérieur l'ironie tragique reste potentielle, car les personnages porteurs de cécité intellectuelle (la famille de la morte) ne parlent jamais. Ils deviennent « l'objet épique muet »19 raconté par les autres personnages à l'extérieur, qui expriment un point de vue coϊncidant avec celui de l'auteur et des spectateurs :

Le vieillard : Je voudrais voir, d'abord, s'ils sont tous dans la salle. Oui, j'aperçois le père assis au coin du

feu. Il attend, les mains sur les genoux... la mère s'accoude sur la table.

L'étranger : Elle nous regarde...

Le vieillard : Non ; elle ne sait pas ce qu'elle regarde ; ses yeux ne clignent pas. Elle ne peut pas nous

voir ; nous sommes dans l'ombre des grands arbres. Mais n'approchez pas davantage... Les deux sœurs de la morte sont aussi dans la chambre. Elles brodent lentement ; et le petit enfant s'est endormi. Il est neuf heures à l'horloge qui se trouve dans le coin... Ils ne se doutent de rien et ils ne parlent pas.20

Au contraire, la cécité des aveugles, à la fois littérale et figurée, provoque fréquemment

18 Ibid., p. 75.

19 P. Szondi, op. cit., p. 51.

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des occasions d'ironie tragique quand ils parlent du prêtre, le cadavre parmi eux :

La plus vieille aveugle : […] Il disait enfin qu'il ne fallait pas toujours attendre le soleil sous les voûtes

du dortoir ; il voulait nous mener jusqu'au bord de la mer. Il y est allé seul.

Le plus vieil aveugle : Il a raison ; il faut songer à vivre.21

Deuxième aveugle-né : Ne nous inquiétons pas inutilement ; il reviendra bientôt ; attendons encore ; mais

à l'avenir, nous ne sortirons plus avec lui.22

Le sixième aveugle : Quelqu'un l'a-t-il écouté ? Troisième aveugle-né : Il faut l'écouter à l'avenir.23

Certes, l'ironie tragique dans Œdipe signifie tout autre chose que chez Maeterlinck. Dans la tragédie grecque, elle renvoie au conflit entre l'individu et un ordre surnaturel qui s'oppose à sa volonté. Et pourtant le héros, même s'il est condamné à l'échec par le code tragique, s'engage et lutte jusqu'au bout : Œdipe veut savoir à tout prix. Cet agonisme préserve la dignité morale et intellectuelle de l'homme et permet le fonctionnement de la catharsis, qui produit l'épuration des passions par leur paroxysme.

Rien de tout cela dans les pièces de Maeterlinck. Avant tout, la référence à un ordre métaphysique nous semble inadéquate : de cet ordre, la pièce Les Aveugles est, sinon la négation, au moins la mise en doute (la mort du prêtre peut symboliser la crise des religions révélées). En outre, aucune réaction des personnages ne nous est montrée sur la scène. Les aveugles sont faibles, résignés ; ils se plaignent ensemble, comme si le

21 M. Maeterlinck, «Les Aveugles», dans II : 1, p. 294. 22 Ibid., p. 297.

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héros tragique s'était brisé dans un chœur :

Le plus vieil aveugle : Je crois que nous allons mourir ici... La plus vieille aveugle : Quelqu'un viendra peut-être...

Premier aveugle-né : Je pense que les religieuses sortiront de l'hospice... La plus vieille aveugle : Elles ne sortent pas le soir.

La jeune aveugle : Elles ne sortent jamais.

Deuxième aveugle-né : Je pense que les hommes du grand phare nous apercevront... Le plus vieil aveugle : Ils ne descendent pas de leur tour.

Troisième aveugle-né : Ils nous verront peut-être...

La plus vieille aveugle : Il regardent toujours du côté de la mer. Troisième aveugle-né : Il fait froid !24

Dans Intérieur, « le corps dramatique se scinde [...] en deux : les personnages muets de la maison et les personnages parlants au jardin »25 : d'un côté, une inconscience absolue qui s'interrompt brusquement à la fin ; de l'autre, une analyse stérile et prolongée de l'échec.

Ainsi, Les Aveugles et Intérieur mettent paradoxalement en scène l'inaction. Cela dépend de l'inversion de la succession dramatique ordinaire : lorsque ces pièces commencent, le fait tragique a déjà eu lieu. Grâce à une comparaison avec En attendant

Godot de Beckett, nous avons saisi une évidence qui pouvait rester cachée : dans ces

textes, il existe un problème avec le Temps. Comme dans Œdipe, c'est notamment

24 Ibid., p. 320.

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l'aspect irréversible du Temps qui nous est montré. Mais contrairement à la tragédie grecque, les personnages se révèlent ici incapables de réagir. Nous voulons voir maintenant si l'on trouve des caractéristiques aussi fortes dans le reste du premier théâtre de Maeterlinck. Commençons par la pièce apparemment la plus éloignée du drame statique : La Princesse Maleine, une pièce shakespearienne.

- Sur la spécificité du présage maeterlinckien

L'intrigue de La Princesse Maleine vient tout droit de Macbeth. Un roi et sa femme accomplissent un meurtre, et la nature entière semble se révolter contre le crime, jusqu'à la punition finale des coupables. Après la mort de Maleine un navire de guerre, noir et sans équipage, entre dans le port ; la tempête secoue le château, les foudres abattent la croix de la chapelle ; les cygnes du fossé s'envolent, sauf un qui flotte à la renverse ; les animaux vont se réfugier dans le cimetière ; les forêts de sapins brûlent. Dans Macbeth, à l'assassinat de Duncan fait suite le même désordre cosmique : le vent renverse les cheminées, on entend des lamentations dans l'air, les oiseaux gémissent, la terre tremble, les hiboux tuent les faucons, les chevaux s'entre-dévorent.

Ces effets similaires de codes différents renvoient à l'idée commune d'une analogie entre le niveau humain et l'univers, qui se reflètent l'un dans l'autre. Chez Shakespeare, cette idée dépendait d'une vision symétrique du monde encore partagée, qui plongeait ses racines dans un substrat populaire et traditionnel, et qui trouvait une expression philosophique avec les théories néoplatoniciennes. Pour Maeterlinck, il faut plutôt remonter à cette réaction esthétique et intellectuelle qui s'opposait au positivisme

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de son époque, même sur la scène26 : au réseau mathématique des phénomènes se substituait un autre, analogique et mystérieux, qui récupérait les connexions que le scientisme avait rejetées. L'image baudelairienne des correspondances, exemple et ensuite modèle littéraire de cette réaction, allait être le point de départ pour la construction du code symboliste.

Mais il faut distinguer entre les correspondances qui semblent s'accorder aux événements des hommes et celles qui précèdent les actes humains en les anticipant. Ces dernières, pour le moment, nous les appellerons présages. Comme l'affirme Paul Gorceix, « [c]es signes prémonitoires jalonnent littéralement l'action, quand ils ne se substituent pas à elle, au point que l'on peut y suivre en filigrane le déroulement du drame. Toutes les fluctuations dans la nature, tous les jeux de l'atmosphère, tous les avertissements des êtres et des choses sont lourds d'un symbolisme qui repose sur une osmose complète entre les âmes et l'univers »27. Ou encore Jacques Robichez : « L'originalité de Maeterlinck est d'avoir, beaucoup plus nettement que Shakespeare, lié les réactions de ses personnages, leur drame intérieur, aux phénomènes naturels, pluies, grêles, tempêtes, signes du grand drame inconnu que les hommes soupçonnent à de certains moments »28. C'est là que Maeterlinck se détache du grand modèle shakespearien et du code de référence. Il place la correspondance sur l'axe du Temps du côté de l'avenir, met en relation le hic et nunc du drame avec un futur qui semble déjà inéluctable. Dans l'écriture symboliste, le plus souvent, c'était le souvenir d'un passé

26 Dorothy Knowles, La réaction idéaliste au théâtre depuis 1890 (1934), Slatkine Reprints, Genève, 1972.

27 P. Gorceix, Maurice Maeterlinck. Le Symbolisme de la différence, Eurédit, Paris, 2005, p. 101.

28 Jacques Robichez, Le Symbolisme au théâtre. Lugné-Poe et les débuts de L'Œuvre, L'Arche, Paris, 1957, p. 82.

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mystérieux qui se projetait encore dans le présent ; ici, c'est l'après qui se manifeste à l'avance. Bien entendu, nous pouvons trouver des images prémonitoires chez d'autres auteurs aussi : Gisèle Marie nous suggère notamment que le présage maeterlinckien « correspond à l'“intersigne” de Villiers »29. Mais chez Maeterlinck cette figure se révèle si consubstantielle à son premier théâtre qu'il faut la considérer comme une variante de l'auteur, où nous pouvons trouver du sens indépendamment du code. Après quelques exemples et une deuxième comparaison avec Shakespeare, nous verrons où tout cela nous mène.

Dans La Princesse Maleine il s'agit souvent de présages. Au début, deux officiers sur les remparts interprètent les signes du ciel comme une menace pour Maleine. La protagoniste n'est pas encore apparue, et nous partageons déjà son destin tragique :

Stéphano : Encore la comète de l'autre nuit ! Vanox : Elle est énorme !

Stéphano : Elle a l'air de verser du sang sur le château !

Ici une pluie d'étoiles semble tomber sur le château.

Vanox : Les étoiles tombent sur le château ! Voyez ! voyez ! voyez !

Stéphano : Je n'ai jamais vu pareille pluie d'étoiles ! On dirait que le ciel pleure sur ces fiançailles ! Vanox : On dit que tout ceci présage de grands malheurs !

Stéphano : Oui ; peut-être des guerres ou des morts des rois. On a vu ces présages à la mort du vieux roi

29 Gisèle Marie, Le théâtre symboliste, Éditions Nizet, Paris, 1972, p. 139. La référence renvoie à un conte de Villiers de l'Isle-Adam, L'Intersigne (1867-1868), où le protagoniste imagine à l'avance la mort de son ami, l'abbé Maucombe, par le biais d'hallucinations (« […] l'abbé me donnait, humainement, la seconde sensation que, par une obscure correspondance, sa maison m'avait fait éprouver. »).

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Marcellus.

Vanox : On dit que ces étoiles à longue chevelure annoncent la mort des princesses. Stéphano : On dit... on dit bien des choses...

Vanox : La princesse Maleine aura peur de l'avenir !

Stéphano : À sa place, j'aurais peur de l'avenir sans l'avertissement des étoiles...30

Mais tout le texte est tissé de présages de mort qui nous annoncent ce qui arrivera. Ce sont des images qui appartiennent le plus souvent au monde végétal et animal. Le roi Hjalmar croit voir un cyprès qui lui fait des signes31. Dans son miroir Uglyane aperçoit les saules pleureurs du jardin penchés sur Maleine (« […] ils ont l'air de pleurer sur votre visage »32). La princesse tressaille aux croassements des corbeaux33 et un autre cyprès se trouve devant sa fenêtre34. En attendant Uglyane dans le parc, le prince Hjalmar, le fils du roi, se sent entouré d'une nature hostile, il chasse les hiboux et s'agite dans l'obscurité :

Hjalmar : […] Je n'ai jamais vu ce bois d'automne plus étrange que ce soir. Je n'ai jamais vu ce bois plus

obscur que ce soir ; à quelles clartés allons-nous donc nous voir ? Je ne distingue pas mes mains!- Mais qu'est-ce que toutes ces lueurs autour de moi ? Tous les hiboux du parc sont donc venus ici ! Allez-vous-en ! Allez-vous-Allez-vous-en ! au cimetière ! auprès des morts ! Il leur jette de la terre. Est-ce qu'on vous invite aux nuits de noces ? Voilà que j'ai des mains de fossoyeurs à présent. - Oh ! Je ne reviendrai pas souvent!- Attention ! Elle vient !- Est-ce que c'est le vent ?- Oh ! comme les feuilles tombent autour de moi!- Mais il y a là un arbre qui se dépouille absolument ! Et comme les nuages s'agitent sur la lune ! - Mais ce sont

30 M. Maeterlinck, «La Princesse Maleine» (1889), dans II : 1, pp. 83-84. 31 Ibid., p. 157.

32 Ibid., p. 123. 33 Ibid., p. 150. 34 Ibid., p. 171.

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des feuilles de saule pleureur qui tombent ainsi sur mes mains!- Oh ! je suis mal venu ici!- Je n'ai jamais vu ce bois plus étrange que ce soir !- Je n'ai jamais vu plus de présages que ce soir !35

Au lieu d'Uglyane c'est Maleine qui se présente, et quand Hjalmar s'en aperçoit, le jet d'eau « sanglote étrangement et meurt »36. Une image spéculaire est celle du moulin qui s'arrête tandis que le petit Allan et la reine Anne parlent de la princesse37.

Les présages vont croissant à mesure que l'on s'approche du meurtre. Dans la même scène, le fou fait un signe de croix devant Maleine38 ; les béguines lui offrent une toile qu'elles viennent de filer, ce qui nous rappelle évidemment les anciennes Parques39. À l'extérieur, les feux follets dansent sur les marais40. Les personnages s'étonnent de plus en plus de l'aspect bouleversé du ciel, qui semble anticiper le bouleversement que le crime apportera : « Mais voyez donc comme le ciel devient rouge au-dessus du château ! »41 ; « Il y a une étrange tempête au-dessus du château. »42 ; « je n'ai jamais vu de ciel pareil ; il est aussi noir que l'étang. »43 ; « Mais regardez donc le ciel ! J'ai plus de soixante-dix ans et je n'ai jamais vu un ciel comme celui-ci ! »44 . Tout cela nous conduit au monologue de Maleine dans sa chambre. L'orage éclate, fait trembler les meubles, agite les rideaux, effraye le chien, qui s'appelle Pluton comme le dieu des morts :

Maleine : […] Est-ce toi que j'ai vu trembler ainsi ! Il fait trembler tous les meubles !- As-tu vu quelque

35 Ibid., pp. 126-127. 36 Ibid., p. 132. 37 Ibid., p. 156. 38 Ibid., p. 147. 39 Ibid., p. 149. 40 Ibid., p. 150. 41 Ibid., p. 120. 42 Ibid., p. 144. 43 Ibid., p. 166. 44 Id..

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chose ?- Réponds-moi, mon pauvre Pluton ! Y a-t-il quelqu'un dans la chambre ? Viens ici, Pluton, viens, ici !- Mais viens près de moi, dans mon lit !- Mais tu trembles à mourir dans ce coin ! [...] Ici le vent agite

les rideaux du lit. Ah ! On touche aux rideaux de mon lit ! Qui est-ce qui touche aux rideaux de mon lit ?

Il y a quelqu'un dans ma chambre ?- Oh ! voilà la lune qui entre dans ma chambre !- mais qu'est-ce que cette ombre sur la tapisserie ?- Je crois que le crucifix balance sur le mur ! […] Il tonne. Je ne vois que des croix aux lueurs des éclairs ; et j'ai peur que les morts n'entrent par les fenêtres. Mais quelle tempête dans le cimetière ! et quel vent dans les saules pleureurs !45

On entend un long chœur de béguines. Enfin, le roi Hjalmar et la reine Anne entrent dans la chambre de Maleine pour la tuer, toujours accompagnés par l'orage.

Il en est tout autrement dans Macbeth. Avant le meurtre du roi Duncan la nature ne donne pas de signes prémonitoires ; une conversation entre lui et Banquo devant le château nous suggère au contraire l'atmosphère d'une idylle, même si elle est contaminée par l'ironie tragique :

Duncan : This castle hath a pleasant seat, the air nimbly and sweetly recommends itself unto our gentle

senses.

Banquo : This guest of summer, the temple-haunting martlet, does approve, by his loved mansionry, that

the Heaven's breath smells wooingly here ; no jutty, frieze, buttress, nor coign of vantage, but this bird hath made his pendant bed and procreant cradle ; where they must breed and haunt, I have observed the air is delicate.46

Le soir Duncan va se coucher plus tranquille que d'habitude. La vision du poignard

45 Ibid., pp. 170-171.

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ensanglanté n'est que la projection hallucinée des tourments intérieurs de Macbeth. Donc, il n'y a rien d'extérieur à l'assassin qui puisse nous faire imaginer ce qui arrivera. Seulement, au début, quelque chose qui n'est pas un présage, mais plutôt une prophétie : trois sorcières annoncent à Macbeth son destin de roi, et le meurtre devient alors nécessaire pour que cela s'avère.

First witch : All hail Macbeth, hail to thee Thane of Glamis. Second witch : All hail Macbeth, hail to thee Thane of Cawdor. Third witch : All hail Macbeth, that shalt be King hereafter.47

Si cette apparition peut nous surprendre, n'oublions pas qu'à l'époque de Shakespeare les sorcières étaient encore brûlées. Ce qui signifie que cette image appartenait totalement à une tradition encore vitale, qui ne voyait pas seulement une profonde connexion entre l'univers et les vies humaines, mais qui combinait, dans la même représentation du monde, le réel et le surnaturel, les vivants et les morts, la matière et la magie48. Les sorcières étaient alors acceptées sans problème par le public, car elles constituaient la couleur du drame comme le faisaient d'autres éléments. Leur prophétie suscite l'action, mais ne l'emprisonne pas : les personnages ici sont libres, leur psychologie est forte. Macbeth choisira de mourir avec ses armes49.

Tentons de tirer quelques conclusions. Shakespeare et Maeterlinck utilisent

47 Ibid., p. 103.

48 Erich Auerbach, Mimesis [2] : il realismo nella letteratura occidentale (1946), Einaudi, Torino, 1964, p. 75.

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l'imagerie d'une symétrie universelle, où la nature répond aux drames des hommes : nous avons vu qu'il y a des constantes en commun. Mais Maeterlinck ouvre cette symétrie à la dimension du Temps, d'une façon puissante : La Princesse Maleine est semée de présages. La seule correspondance que Shakespeare place sur l'axe du Temps, c'est-à-dire la prophétie des sorcières, constitue simplement une occasion dramatique, qui déclenche l'ambition de Macbeth, laissant ainsi le personnage seul avec ses passions. En revanche, chez Maeterlinck, aucune autorité n'autorise le présage. Ce n'est pas le code symboliste, fondé sur la correspondance baudelairienne, code qui postulait une création unitaire, mais n'altérait que très rarement l'ordre du Temps. Ce n'est pas la tradition non plus, qui chez Shakespeare rendait innocente l'image des sorcières : pour Maeterlinck il s'agissait seulement d'une réaction intellectuelle, et donc très limitée, au positivisme du XIXᵉ siècle. Une vision du monde récupérée et désormais froide.

Mais si le présage ne tombe pas d'en haut, c'est-à-dire du dehors du texte, alors il faut supposer qu'il est essentiel et interne au monde représenté. Le héros shakespearien agit dans un espace encore traditionnel, mais il a déjà des traits modernes de liberté et d'autodétermination. Chez Maeterlinck, les présages inhibent l'action, étouffent la volonté des protagonistes. Christian Lutaud a comparé de façon systématique le couple Macbeth/ Lady Macbeth avec le couple formé par la reine Anne et le roi Hjalmar, en soulignant que Maeterlinck a « nettement accentué l'opposition entre l'homme et la femme »50. Macbeth est réticent au début, il est poussé au meurtre par Lady Macbeth, beaucoup plus résolue que lui. Mais il devient de plus en plus énergique et déterminé,

50 Christian Lutaud, « Macbeth dans l'œuvre de Maeterlinck », dans Annales, tome vingt et vingt-et-un, Fondation Maurice Maeterlinck, Gand, 1974-1975, p. 58.

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tandis que sa femme finira par délirer et avouer pendant son sommeil.

Dans La Princesse Maleine les rôles restent fixes : Hjalmar sera hésitant et lâche jusqu'au bout, Anne n'aura jamais aucun doute. Voici les deux personnages sur le point de commettre l'homicide :

Le roi : Oh ! ne le faisons pas aujourd'hui ! Anne : Pourquoi ?

Le roi : Il tonne si terriblement ! Anne : On ne l'entendra pas crier. Venez. Le roi : Attendons encore un peu. Anne : Taisez-vous, c'est ici la porte...

Le roi : Est-ce ici la porte ?... Mon Dieu ! mon Dieu ! mon Dieu ! Anne : Où est la clef ?

Le roi : Allons jusqu'au bout du corridor ; il y a peut-être quelqu'un. Anne : Où est la clef ?

Le roi : Attendons jusqu'à demain.

Anne : Mais comment est-il possible ? Allons ! la clef ! la clef !51

Cette opposition trop nette rend la vraisemblance fragile. Le personnage de la reine semble répondre à une nécessité d'ordre dramatique, permettant ainsi le déroulement d'une intrigue héritée. Mais elle ne suit pas un projet, une direction, sinon celle qui est indiquée par sa violence aveugle. Les autres personnages sont passifs comme le roi : Maleine est la proie des circonstances ; le prince Hjalmar n'a rien qui nous rappelle la décision de Malcolm ou Macduff. Tout en ayant des soupçons, il évite la reine sans

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s'opposer à elle :

Hjalmar : Elle me suit comme un chien. Elle était à une fenêtre de la tour ; elle m'a vu passer le pont du

jardin et voilà qu'elle arrive au bout de l'allée !- Je m'en vais.52

La pièce se déroule dans un univers de résignation où un seul personnage agit de façon désordonnée. Cependant, l'absence de volonté est le signifiant de quelque chose d'autre, d'un blocage qui concerne ce monde. L'action est par définition tournée vers l'avenir : les présages nous disent au contraire que tout est inutile, que le futur est apparemment déjà fixé. Comme pour les drames statiques, la faiblesse des personnages semble donc liée à un problème avec le Temps.

Ce problème structure le texte en entier. Examinons une autre citation shakespearienne, la scène des coups frappés à la porte. Chez Shakespeare, ces coups succèdent au meurtre : Macbeth vient de tuer Duncan quand ils résonnent. Dans la scène suivante on apprend qu'il s'agit de Lennox et Macduff. Selon De Quincey, le pouls de la vie reprend ainsi à battre et la restauration de l'ordre commence53. Maeterlinck se souviendra de cette image, en la renversant. Dans son théâtre les coups précèdent souvent le moment tragique et assument une valeur prémonitoire54. Il y a surtout une scène hyperbolique dans La Princesse Maleine. Plusieurs coups, mystérieux et

52 Ibid., p. 163.

53 Thomas De Quincey, « On the knocking at the gate in Macbeth » (1823), dans The Art of

Conversation and Other Papers, Adam and Charles Black, Edinburgh, 1863.

54 On entend frapper avant l'entrée de Maleine dans la salle d'apparat (Acte Troisième, Scène II) ; dans

L'Intruse, on frappe à la petite porte mais il n'y a personne ; dans Pelléas et Mélisande le coup à la

porte du Petit Yniold annonce le malheur à la conscience bouleversée de Pelléas (Acte Troisième, Scène I), et le présage se confond avec la psychologie du personnage.

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persistants, sèment la terreur :

Ici on frappe étrangement à la porte.

Anne : On frappe !

Hjalmar : Qui est-ce qui frappe à cette heure ? Anne : Personne ne répond.

On frappe.

Le roi : Qui peut-ce être ?

Hjalmar : Frappez un peu plus fort ; on ne vous entend pas ! Anne : On n'ouvre plus !

Hjalmar : On n'ouvre plus. Revenez demain !

On frappe.

Le roi : Oh ! oh ! oh !

On frappe.

Anne : Mais avec quoi frappe-t-il ? Hjalmar : Je ne sais pas.

Anne : Allez voir. Hjalmar : Je vais voir.

Il ouvre la porte.

Anne : Qui est-ce ?

Hjalmar : Je ne sais pas. Je ne vois pas bien. Anne : Entrez !

Maleine : J'ai froid ! Hjalmar : Il n'y a personne ! Tous : Il n'y a personne ?

Hjalmar : Il fait noir ; je ne vois personne.

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Hjalmar : Oui, je crois que c'est le cyprès.55

On ne sait pas d'où provient le bruit, qui semble concerner tous les personnages. C'est comme si, par ces coups, la mort commençait à pénétrer dans le château.

Un autre écho de Macbeth est bien évident dans Pelléas et Mélisande : « il s'agit de l'obsession de la tache de sang qui ne s'efface plus, qu'aucune eau ne peut laver »56. Macbeth regarde ses mains ensanglantées après l'assassinat, et y reconnaît le signe impérissable de sa faute : « […] Will all great Neptune's ocean wash this blood clean from my hand ? No – this my hand will rather the multitudinous seas incarnadine, making the green one red. »57. Chez Maeterlinck il advient de nouveau une inversion de l'ordre temporel par rapport au modèle. Au début le seuil qu'il faut laver provoque les protestations des servantes et le pessimisme du portier :

Première servante : Je vais d'abord laver le seuil...

Deuxième servante : Nous ne pourrons jamais nettoyer tout ceci. D'autres servantes : Apportez l'eau ! apportez l'eau !

Le Portier : Oui, oui ; versez l'eau, versez toute l'eau du déluge ; vous n'en viendrez jamais à bout...58

C'est sur ce seuil que sera versé le sang de Mélisande blessée par Golaud, et celui de Golaud lui-même, qui tentera de se tuer : « La petite princesse était presque morte, et le

55 M. Maeterlinck, « La Princesse Maleine », dans II : 1, pp. 160-161-162. 56 Christian Lutaud, « Macbeth dans l'œuvre de Maeterlinck », op. cit., p. 99. 57 W. Shakespeare, op. cit., p. 129.

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grand Golaud avait encore son épée dans le côté... Il y avait du sang sur le seuil... »59. La pièce commence donc avec un effet symbolique d'anticipation, auquel d'autres suivront.

Golaud rencontre pour la première fois Mélisande au bord d'une fontaine. Même s'il ignore tout d'elle, il décide de l'épouser. Au château du roi Arkel, Mélisande connaît entre autres Pelléas, le frère de Golaud, beaucoup plus jeune que lui. Ils regardent ensemble un navire qui s'éloigne sur la mer sombre et leurs prévisions funestes semblent déjà retomber sur eux-mêmes :

Pelléas : Nous aurons une tempête cette nuit. Nous en avons souvent... et cependant la mer est si calme ce

soir... On s'embarquerait sans le savoir et l'on ne reviendrait plus.

Mélisande : Quelque chose sort du port...

[…] Mélisande : C'est le navire qui m'a menée ici. Il a de grandes voiles... Je le reconnais à ses voiles...

Pelléas : Il aura mauvaise mer cette nuit...

Mélisande : Pourquoi s'en va-t-il ?... On ne le voit presque plus... Il fera peut-être naufrage...60

Le sentiment entre les deux jeunes gens sera accompagné dans son évolution par une série de présages qui annoncent la punition finale. La chute dans la fontaine de l'anneau de Mélisande, la bague de son mariage avec Golaud, nous révèle qu'une trahison va arriver61. Tout comme dans Maleine, la nature elle-même paraît indiquer à l'avance le sort des protagonistes : les cygnes sont chassés par les chiens ; les colombes de la tour s'envolent effrayées ; un troupeau est conduit à l'abattoir. C'est le petit Yniold qui assiste à cette dernière scène, et la réponse d'un berger invisible demeure pour lui mystérieuse :

59 Ibid., p. 439. 60 Ibid., pp. 383-384. 61 Ibid., p. 389.

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Le petit Yniold : […] On entend au loin les bêlements d'un troupeau.- Oh ! oh ! J'entends pleurer les

moutons... Il va voir au bord de la terrasse. Tiens ! il n'y a plus de soleil... Ils arrivent, les petits moutons ; ils arrivent... Il y en a !... Il y en a !... Ils ont peur du noir... Ils se pressent !... Ils ne peuvent presque plus marcher... Ils pleurent ! ils pleurent ! et ils vont vite !... Ils sont déjà au grand carrefour. Ah ! ah ! Ils ne savent plus par où ils doivent aller... Ils ne pleurent plus... Ils attendent... Il y en a qui voudraient prendre à droite... Ils voudraient tous aller à droite... Ils ne peuvent pas !... Le berger leur jette de la terre... Ah ! Ah ! Ils vont passer par ici... Ils obéissent ! Ils obéissent ! Ils vont passer sous la terrasse... Ils vont passer sous les rochers... Je vais les voir de près... Oh ! oh ! comme il y en a !... il y en a !... Toute la route en est pleine... Maintenant ils se taisent tous... Berger ! Berger ! pourquoi ne parlent-ils plus ?

Le berger , qu'on ne voit pas : Parce que ce n'est pas le chemin de l'étable...

Yniold : Où vont-ils ?- Berger ! berger !- où vont-ils ?- Il ne m'entend plus. Ils sont déjà trop loin... Ils

vont vite... Ils ne font plus de bruit... Ce n'est plus le chemin de l'étable... Où vont-ils dormir cette nuit ?- Oh ! oh !- Il fait trop noir... Je vais dire quelque chose à quelqu'un...62

Les propos de certains personnages secondaires se chargent d'une valeur prophétique, comme celles d'Yniold à Mélisande (« Petite-mère... petite-mère... vous allez partir... »63), ou du père de Pelléas, miraculeusement réchappé d'une maladie, qui s'adresse à son fils d'une façon inexplicable selon la psychologie classique (« […] tu as le visage grave et amical de ceux qui ne vivront pas longtemps... »64). Enfin, quand Pelléas et Mélisande se rencontrent dans le parc, leurs ombres apparaissent d'une grandeur excessive65. C'est le dernier signe : Golaud, caché derrière un arbre, sort muni

62 Ibid., pp. 427-428.

63 Ibid., p. 401. Avant la découverte du corps de Maleine, seul le petit Allan sent que la princesse est morte (« Petite mère est pe-erdue ! »).

64 Ibid., p. 422.

65 Pour la version précédente et plus explicite de cette image voir C. Angelet, « Pelléas et Melisande - Des brouillons de Maeterlinck au livret de Debussy », dans Annales, op. cit., tome vingt-neuf, 1994, p. 53.

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de son épée. Pelléas est tué le premier ; Mélisande, blessée sur le seuil, mourra dans sa chambre, tandis que le soleil se couche, dans un effet indéniable de symétrie universelle.

Encore une fois les présages ont un effet paralysant sur la volonté des protagonistes. Ainsi Maryse Descamps affirme que, dans Pelléas et Mélisande, « la principale caractéristique des personnages est de ne pas agir. Et ne pas agir, chez Maeterlinck, revient à ne pas bouger : Golaud, le chasseur, reste dans l'ombre à épier ; Pelléas, toujours prêt à partir, attend au château, et Mélisande, la fuyante, file sa quenouille et peigne ses longs cheveux »66. Mélisande nous rappelle Maleine : elle est fragile, impuissante, sans espoir (« Je vais mourir si l'on me laisse ici... »67 ; « C'est ici, que je ne peux plus vivre... je sens que je ne vivrai plus longtemps... »68). Les autres personnages parlent d'elle comme d'un enfant condamné (« Elle est née sans raison... pour mourir ; et elle meurt sans raison... »69 ; « C'était un petit être si tranquille, si timide et si silencieux... »70), et il suffit d'une petite blessure pour la tuer. La stupeur des servantes est révélatrice :

La vieille servante : […] Mais elle n'est presque pas blessée et c'est elle qui va mourir... Comprenez-vous

cela ?

Première servante : Vous avez vu la blessure ?

La vieille servante : Comme je vous vois, ma fille. - J'ai tout vu, vous comprenez... Je l'ai vue avant tous

les autres... Une toute petite blessure sous son petit sein gauche... Une petite blessure qui ne ferait pas

66 M. Descamps, op. cit., p. 50.

67 M. Maeterlinck, «Pelléas et Mélisande», dans II : 1, p. 392. 68 Ibid., p. 393.

69 Ibid., p. 442. 70 Ibid., p. 451.

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mourir un pigeon. Est-ce que c'est naturel ?

Première servante : Oui, oui ; il y a quelque chose là-dessous...71

Pelléas représente parfaitement le héros manqué maeterlinckien. Quatre fois il annonce son départ, quatre fois il reste. Ses discours sont chargés de mauvais pressentiments : « J'ai depuis quelque temps un bruit de malheur dans les oreilles... »72. Il n'est pas capable de fuir ni de lutter, Pelléas reste en quelque sorte suspendu : « Je ferais mieux de m'en aller sans la revoir... Il faut que je la regarde bien cette fois-ci... »73 ; « Je ne pouvais pas regarder tes yeux... Je voulais m'en aller tout de suite... et puis... »74. Golaud lui-même se perd dans la tragédie finale : « Je l'ai fait malgré moi, voyez-vous... Je l'ai fait malgré moi... »75 ; « Mais je t'aimais tant !... Je t'aimais trop !... Mais maintenant, quelqu'un va mourir... C'est moi qui vais mourir... »76.

Mais la passivité des personnages rencontrés jusqu'ici nous suggère une question : les présages sont-ils une force objective qui ne laisse aucune chance, ou leur apparence menaçante est-elle purement psychologique? Autrement dit, dans l'univers maeterlinckien, le signe prémonitoire est-il réel ou seulement imaginé par les hommes ? Parfois le présage semble effectivement filtré par la conscience altérée des protagonistes. Prenons la chute de l'anneau de Mélisande : d'un certain point de vue, on peut la considérer simplement comme le plus classique des actes manqués, qui réalise « le risque tant désiré de le perdre pour le laisser tomber au fond de l'eau »77. La

71 Ibid., pp. 439-440. 72 Ibid., p. 422. 73 Ibid., p. 428. 74 Ibid., p. 433. 75 Ibid., p. 443. 76 Ibid., p. 445.

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prévision funeste des amants pour le navire qui s'éloigne peut être la projection de leurs esprits bouleversés, qui pressentent déjà la fin. Les mots de Stéphano contredisent ceux de Vanox, indiquant ainsi la responsabilité humaine des événements : « À sa place, j'aurais peur de l'avenir sans l'avertissement des étoiles... »78.

Certains présages sont au contraire indépendants d'une psychologie spécifique : ils adviennent pour tous, comme la tempête autour du château dans Maleine. Le troupeau marchant vers l'abattoir occupe dans le texte une place bien en évidence et assume une valeur symbolique qui n'est pas le produit d'un état d'âme excité : le point de vue du Petit Yniold, qui ignore le drame des adultes, est neutre, insouciant, incapable ici d'interpréter le monde au-delà de son côté visible (d'où le malentendu avec le berger) . De même, les servantes et le portier nous informent du seuil à laver sans aucune participation émotive directe, et donc sans déformer le fait. Nous pouvons alors distinguer les présages qui naissent de l'émotivité des personnages et ceux qui semblent absolus, mais tous renvoient de la même manière à l'idée d'un futur funeste.

Les Sept Princesses et L'Intruse sont deux pièces proches du drame statique du

fait de l'immobilité de l'intrigue. Toutes les deux se dessinent comme l'attente d'un fait tragique annoncé. Dans la première pièce un roi, une reine et un prince regardent à travers des vitres le sommeil malade de sept princesses. Quand le prince réussit à entrer dans la salle, toutes se réveillent, sauf une. L'Intruse nous montre une famille réunie après un difficile accouchement : la femme dort dans sa chambre, assistée par une sœur

tome trente, 1997, p. 145.

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de charité. Malgré l'optimisme des autres, l'aϊeul aveugle sent que quelque chose va arriver.

Les textes sont tissés de signes qui accompagnent la lente progression vers la mort. Dans Les Sept Princesses le prince arrive sur un navire de guerre qui secoue les branches des saules du canal ; il y a une ombre sur Ursule, la princesse qui ne se réveillera plus ; il pleut dehors, les cygnes se cachent sous le pont, les fleurs meurent ; le chant des matelots qui partent est un chant d'adieu (« Nous ne reviendrons plus ! Nous ne reviendrons plus ! »79). L'Intruse est une allégorie évidente de la mort, dont l'approche inquiète la nature à l'extérieur (les rossignols se taisent, les cygnes et les poissons de l'étang s'agitent), tandis qu'un mystérieux jardinier fauche l'herbe pendant la nuit. Quand la mort entre dans le château, seul le vieil aveugle s'en aperçoit, mais personne ne peut comprendre ses réactions :

L'aϊeul : Il est arrivé quelque chose !... Je suis sûr que ma fille est plus mal !...

L'oncle : Est-ce que vous rêvez ?80

L'aϊeul : Pourquoi voulez-vous me tromper ?

L'oncle : Qui est-ce qui songe à vous tromper ?81

L'aϊeul : Vous avez introduit quelqu'un dans la chambre ? Le père : Mais je vous dis que personne n'est entré !82

79 M. Maeterlinck, « Les Sept Princesses » (1891), dans II : 1, p. 347. 80 M. Maeterlinck, « L'Intruse » (1890), dans II : 1, p. 266.

81 Ibid., p. 267. 82 Ibid., p. 268.

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L'aϊeul : Mais vous ne voyez pas, vous autres !83

Le dernier cri paradoxal est celui d'une cécité devenue voyante et assiégée par les pressentiments. Avant la mort de la femme, les autres personnages peuvent encore douter du futur, c'est-à-dire espérer. Mais leur optimisme n'est qu'une variante de la passivité face aux événements : nous sentons que le personnage de l'aϊeul aveugle a raison, que l'intruse va arriver.

Encore deux exemples. Dans Alladine et Palomides, une pièce qui rappelle

Pelléas et Mélisande84, la mort de l'agneau d'Alladine anticipe la fin des protagonistes85. Au début de La Mort de Tintagiles la mer hurle et les arbres se plaignent, mais l'effet principal d'anticipation est déjà contenu dans le titre. Ce dernier n'est pas un présage, mais il semble pourtant une figure tout à fait homogène. Le signe prémonitoire doit alors nous intéresser au-delà de sa valeur évocatrice, en tant qu'anticipation du futur

dans le présent. Mais cette définition s'adapte aussi au phénomène de l'anticipation dans

les textes littéraires, une figure que Gérard Genette a appelée prolepse86.

Il faut donc interpréter le présage comme un effet de prolepse filtré par un code, le code symboliste. Rappelons que ce code était fondé sur la correspondance baudelairienne, qui réalisait l'idée d'une symétrie entre les hommes et le monde. Dans

83 Ibid., p. 270.

84 L'amour entre les deux protagonistes sacrifie le sentiment des autres personnages : du roi Ablamore pour Alladine ; de sa fille Astolaine pour Palomides.

85 « […] Je ne te parlerai pas de ce qui s'est passé, l'autre jour, le long des fossés du palais et de tout ce qu'aurait pu me révéler la mort inattendue de l'agneau, si je voulais croire un instant aux présages. » (M. Maeterlinck, « Alladine et Palomides » , 1894, dans II : 1, p. 470).

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un théâtre symboliste, la suite directe est l'analogie entre l'intrigue et le décor (la révolte de la nature au meurtre dans Maleine). Mais Maeterlinck plaçait le problème des correspondances du côté du Temps, là où les présages relient le présent au futur : dans ce décalage réside peut-être sa spécificité. Si dans Intérieur et dans Les Aveugles tout était déjà arrivé, dans les autres pièces tout ne peut pas arriver autrement : en tout cas, l'avenir est fixé. Nous comprenons alors le problème du Temps maeterlinckien : c'est la dimension du futur qui est absente dans ce monde représenté.

- Le Destin chez Maeterlinck

L'ensemble des présages crée une atmosphère de menace, typique de ce premier théâtre. Mais en général, dans cet univers imaginaire, on constate une hostilité mystérieuse et répandue, qui semble correspondre au caractère inévitable des événements, à une fatalité qui encadre les actions des hommes. Les personnages refusent la responsabilité individuelle (« Nous ne faisons pas ce que nous voulons »87 ; « C'est terrible, mais ce n'est pas votre faute »88) ; ils parlent de hasard, de lois supérieures (« Tu obéis à des lois que tu ne connais pas et tu ne pouvais pas agir autrement »89 ; « Un hasard est venu - ou c'est peut-être moi qui suis venu ; car on ne sait jamais si l'on a fait un mouvement soi-même ou si c'est le hasard qui vous a rencontré »90 ; « Il faut bien qu'il y ait des lois plus puissantes que celles de nos

87 M. Maeterlinck, «Pelléas et Mélisande», dans II : 1, p. 433. 88 Ibid., p. 451.

89 M. Maeterlinck, « Alladine et Palomides » , dans II : 1, p. 470. 90 Ibid., p. 473.

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âmes »91). En un mot, il faut analyser l'idée de Destin dans le théâtre de Maeterlinck. J'adopte ici un terme que Maeterlinck utilise souvent avec ses synonymes les plus proches dans sa production essayiste. Une certaine critique empathique reprendra la même terminologie. Citons, par exemple, Gaston Compère : « il n'est pas de nom à donner à cette puissance omnipotente et hostile. Entendez-moi : de nom d'être vivant. Ce personnage n'a pas de nom, et existe. […] Innommable parce qu'il n'est point de nom

concret pour la désigner. Force est de se rabattre sur des mots abstraits. On retiendra

celui de fatalité car, de l'avis de Maeterlinck lui-même, il semble que la fatalité soit la force tragique exemplaire. […] Maeterlinck a placé le destin au centre de son premier théâtre, autour et dans le cœur d'êtres dont il menait ou suspendait les pas »92. À ce propos, Christian Berg a analysé la tournure impersonnelle du langage maeterlinckien, qui offre « la possibilité d'instituer une parole vouée essentiellement à l'indétermination, à l'imprécision et au neutre, parole où soufflerait le vent froid de la non-personne »93. Il s'agit de la représentation grammaticale de ce personnage mystérieux et sans nom, « qui s'avère immédiatement non-personne au cœur même de l'interlocution, mais qui travaille la langue d'une façon “despotique” en s'instituant, lentement mais sûrement, comme son centre »94.

Pourtant, il y a deux pièces où le Destin devient un personnage effectif et nommé dans le texte, même s'il est invisible et non directement représentable. La première pièce est L'Intruse, que nous avons déjà évoquée. Le Destin coϊncide ici avec la Mort en

91 Id..

92 Gaston Compère, Maurice Maeterlinck, La Manufacture, Paris, 1990, pp. 113-114.

93 Christian Berg, «Maurice Maeterlinck et le troisième personnage», dans Annales, op. cit., tome vingt-huit, 1991, pp. 35-36.

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marche, qui est traitée comme une présence réelle, et pas seulement métaphorique95 :

L'aϊeul : J'entends déjà du bruit dans l'escalier. Le père : C'est la servante qui monte.

L'aϊeul : Il me semble qu'elle n'est pas seule. Le père : Elle monte lentement...

L'aϊeul : J'entends les pas de votre sœur ! Le père : Je n'entends, moi, que la servante. L'aϊeul : C'est votre sœur ! c'est votre sœur !96

Dans La Mort de Tintagiles une reine cruelle domine sur une île maudite. Elle vit cachée dans sa tour et dévore tous ceux qui s'opposent à son pouvoir. Le petit Tintagiles a été enlevé parce qu'il devrait succéder au trône : sa sœur Ygraine le défendra jusqu'à la fin, mais inutilement. Malgré le courage d'Ygraine, qui n'est pas le personnage maeterlinckien classique, les déclarations d'impuissance se multiplient dans le texte:

Ygraine : [...] J'ai voulu fuir et je n'ai pu le faire...97

Ygraine : […] Elle est là sur notre âme comme la pierre d'un tombeau et pas un n'ose étendre le bras...98

Aglovale : […] Vous allez essayer... nous avons essayé plus d'une fois...99

95 Le titre originel de cette pièce, L'Approche, nous suggère une sensation similaire. Sur le même thème, mais avec des différences substantielles, lire Les Flaireurs de Charles Van Lerberghe, publié un an auparavant.

96 M. Maeterlinck, « L'Intruse », dans II : 1, p. 261.

97 M. Maeterlinck, « La Mort de Tintagiles » (1894), dans II : 1, p. 525. 98 Ibid., p. 532.

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Aglovale : […] Ils ont tous essayé... Mais au dernier moment, ils ont perdu la force... Vous aussi vous

verrez... […] Je n'ai plus de courage contre elle... nos mains ne servent à rien et n'atteignent personne...100

Aglovale : […] Il est peut-être temps qu'on se défende, quoiqu'on sache que l'effort ne servira de rien101.

Comme l'Intruse, la reine de Tintagiles nous rappelle l'idée d'une fatalité implacable et inhumaine. Or, cette idée ne doit pas être prise à la lettre. Au-delà des convictions éventuelles et personnelles de l'auteur, ce qui nous intéresse sont les effets de la sécularisation moderne du sacré, dans sa dimension historique et collective. Comme pour les présages, il s'agit pour le Destin de la récupération littéraire d'une tradition dépassée, après le grand processus de rationalisation qui avait intéressé l'Occident depuis les Lumières. Les images métaphysiques et religieuses, resémantisées par l'art, exigeaient donc des catégories plus larges et plus générales pour être comprises. Nous pouvons constater que la fatalité et les présages appartiennent à la même classe logique, celle de l'avenir déjà fixé, qui ne renvoie pas forcément à la croyance.

Le Destin correspond ainsi à une impasse au cœur du sujet, à un vide de représentation. Les discours des personnages signalent l'absence d'une perspective future :

Ygraine : […] et je n'ai pas confiance en l'avenir...102

100 Ibid., pp. 532-533. 101 Ibid., p. 534. 102 Ibid., p. 523.

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Ygraine : […] Il faut bien que l'on vive en attendant l'inattendu... et puis il faut agir comme si l'on

espérait...103

La reine peut être considérée comme la figure d'un Temps immobile, qui dévore la jeunesse pleine d'avenir de Tintagiles. Dans la scène finale, quand, derrière une porte, Ygraine la supplie d'épargner son frère, une ambiguϊté grammaticale doit nous faire réfléchir:

Ygraine : […] Vous allez ouvrir, n'est-ce pas ?... Je ne demande presque rien... Je ne dois l'avoir qu'un

moment, un tout petit moment... Je ne me rappelle pas... tu comprends... Je n'ai pas eu le temps... Il ne

faut presque rien pour qu'il passe... Ce n'est pas difficile...104

Elle parle de Tintagiles, qui ne passe pas (à travers la porte fermée). Mais elle pourrait parler aussi du Temps.

Nous rencontrons parfois des images qu'on peut considérer comme des figures

de croissance létale. La reine regarde les princesses qui dorment et commente en ces

termes :

La reine : Elles grandissent encore... Elles deviennent trop grandes... C'est peut-être cela qui les rend si

malades...105

103 Ibid., p. 537.

104 Ibid., p. 553. C'est moi qui souligne.

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Cette image au pied de la lettre ne signifie rien. Il faut l'interpréter comme la métaphore d'une progression impossible dans le Temps, une croissance qui devient maladie, mort. Dans Aglavaine et Sélysette un oiseau inconnu vole autour du château, « et puis, ce qu'on ne s'explique pas non plus, c'est qu'il semble grandir tous les jours »106. Cette apparition précède le suicide de Sélysette. Enfin, la reine de Tintagiles « devient énorme... Mais ceux qui l'ont vue n'osent plus en parler »107. C'est l'aspect monstrueux du Temps qui passe, où l'homme maeterlinckien n'a pas accès.

- Le Bonheur interdit, l'Idéal impossible

Le blocage dans la représentation du futur influence toute l'écriture de ce premier théâtre. Par exemple, les personnages parlent toujours du bonheur comme d'une conquête fragile, coupable, menacée. Si le futur n'est pas conceptualisé, le bonheur présent, qui réclame un peu d'avenir, devient un paradoxe. Maeterlinck a écrit un petit récit, L'Anneau de Polycrate, qui est une sorte de parabole sur la félicité marquée par la faute, et donc destinée à la punition selon une justice à la fois morale et métaphysique. Mais dans ce récit tous les personnages, même ceux qui sont étrangers au crime raconté, voient dans le simple bonheur quelque chose de coupable et de dangereux108. C'est ce qui nous pousse à considérer la culpabilité uniquement comme un domaine sémantique

106 M. Maeterlinck, « Aglavaine et Sélysette » (1896), dans II : 1, p. 620. 107 M. Maeterlinck, « La Mort de Tintagiles », dans II : 1, p. 527.

108 « […] il me semble que mes moments les plus heureux ont été des moments plus violents et plus coupables » ; « […] comme si ces choses eussent été dangereuses et défendues (et n'est-il pas dangereux de parler trop longtemps de bonheur?) » (M. Maeterlinck, « L'Anneau de Polycrate », 1893, dans Œuvres I : Le Réveil de l'âme, p. 144 ; p. 145. L'abréviation sera dorénavant I : Le Réveil). La source légendaire est le mythe de l'anneau de Polycrate raconté par Hérodote.

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qui couvre la véritable question de cette imagerie, c'est-à-dire cet impossible à dire et à penser qu'est le futur.

Ainsi dans le théâtre revient souvent l'idée d'un bonheur précaire, qui s'attend à une punition même quand il est innocent. Dans Alladine et Palomides, Astolaine, la fille du roi abandonnée par Palomides, peut enfin « respirer avec moins d'inquiétude, puisque [elle n'est] plus heureuse... »109, en se contentant « de ce calme qui paraît cependant la forme la moins dangereuse du bonheur »110 ; Alladine et Palomides eux-mêmes pensent être persécutés par le roi à cause de leur bonheur (« Son âme lui a dit que nous étions heureux... »111). La maison d'Intérieur couve sous une sérénité apparente une souffrance près d'arriver : « Je n'avais jamais vu de maison plus heureuse... »112 ; « Ils semblent heureux, et cependant, on ne sait pas ce qu'il y a... »113. Mélisande sent la tristesse mêlée à la joie : « Je suis heureuse, mais je suis triste... »114. Dans La Mort de

Tintagiles, la vague impression du bonheur est déjà dangereuse : « Il semble qu'on y

guette l'approche du plus petit bonheur. Je me suis dit un jour, tout au fond de mon âme ;- et Dieu lui-même pouvait l'entendre à peine ;- je me suis dit un jour que j'allais être heureuse... Il n'en fallut pas davantage ; et quelque temps après, notre vieux père mourait et nos deux frères disparaissaient sans qu'un seul être humain puisse nous dire où ils sont. »115. Le bonheur dans Aglavaine et Sélysette est montré sous le signe d'une terrible ambivalence : « Nous n'aurons plus d'autre inquiétude que celle du

109 M. Maeterlinck, « Alladine et Palomides », dans II : 1, p. 474. 110 Ibid., p. 494.

111 Ibid., p. 491.

112 M. Maerterlinck, «Intérieur», dans II : 1, p. 504. 113 Ibid., p. 508.

114 M. Maeterlinck, «Pelléas et Mélisande», dans II : 1, p. 432. 115 M. Maeterlinck, « La Mort de Tintagiles », dans II : 1, p. 523.

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bonheur. »116 ; « ...et l'on dirait parfois que je suis malheureuse à force d'être heureuse »117 ; « C'est quand on est heureux qu'il faut craindre au contraire... Il n'y a rien qui soit plus menaçant que le bonheur »118 ; « Il ne faut pas s'attarder trop longtemps aux endroits où notre âme a été plus heureuse qu'une âme humaine ne peut l'être... »119. Ces personnages ne sont jamais caractérisés comme étant des coupables : leur bonheur est interdit, et par conséquent menacé quand il arrive, en tant qu'événement du présent qui baigne dans le futur.

Dans Alladine et Palomides l'échec de l'amour et du bonheur est lié à l'échec de l'Idéal, qu'il faut entendre dans un sens strictement maeterlinckien. Pendant un moment de trêve apparente, le vieux roi Ablamore partage une vision avec les protagonistes. Devant la fenêtre, on entrevoit un paysage sublimé, irréel :

Ablamore : […] Avez-vous vu le fleuve avec ses petites îles entre les prés en fleurs ?... Le ciel est un

anneau de cristal aujourd'hui... Alladine, Palomides, venez voir... Approchez-vous tous deux du paradis... Il faut vous embrasser dans la clarté nouvelle... Je ne vous en veux pas. Vous avez fait ce qui est ordonné ; et moi aussi... Penchez-vous un instant à la fenêtre ouverte ; et regardez encore les douces choses

vertes...120

C'est une vision semblable à celle qu'Alladine et Palomides auront dans les grottes, où

116 M. Maeterlinck, « Aglavaine et Sélysette », dans II : 1, p. 562. 117 Ibid., p. 575.

118 Ibid., p. 577. 119 Ibid., p. 592.

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