« La prévention fondée sur les preuves »
H. Sancho-Garnier
Nous avons vu, dans les pages précédentes, que les activités de prévention compor- taient des stratégies variées tant de type collectif qu’individuel. Quelles que soient les mesures mises en place, les populations concernées et les cadres d’action, l’étape d’évaluation ne peut être esquivée. Il existe de nombreuses méthodes d’évaluation, mais toutes doivent permettre de s’assurer que les objectifs visés (et donc définis a
priori) ont été atteints dans les meilleures conditions de qualité et de coûts.L’évaluation est un élément majeur de la décision en santé et, si elle ne doit en aucun cas être un frein à l’innovation, elle en est le meilleur garde-fou. Malheureusement, peu d’actions en prévention ont à ce jour été évaluées et, de ce fait, de nombreuses interventions inefficaces sont répétées en permanence. Évaluer, c’est finalement se poser cinq questions : pourquoi évaluer ?, que doit-on évaluer ?, avec quelles méthodes évaluer ?, qui veut évaluer ?, qui évalue ?
Pourquoi évaluer ?
L’évaluation doit être avant tout considérée comme un instrument de valorisation et de perfectionnement du potentiel des interventions et des individus et surtout pas comme une fin en soi. Malgré tout, c’est souvent cette dernière attitude qui pré- vaut lorsque l’évaluation est perçue sous l’angle de la sanction, du contrôle et de la dépendance à une tutelle. Dans ce cas, son seul objet est de délivrer un « certificat de conformité » associé à un financement. En fait, grâce à l’évaluation, les commu- nautés (de même que les organismes de financement) et les professionnels de santé doivent être assurés que l’argent public est bien dépensé pour des interventions qui permettent d’atteindre les objectifs désirés et que ces objectifs s’accompagnent d’une amélioration de la santé.
Mais l’évaluation non seulement doit permettre de juger des résultats obtenus à
plus ou moins long terme, mais elle est aussi l’outil permanent permettant la bonne
réalisation des programmes. En effet, la prévention ne peut s’inscrire que dans le
long terme, or, de nombreux événements, prévus ou non, peuvent se produire au
cours des interventions. Une adaptation doit être possible qui implique une révision
des pratiques, des décisions nouvelles, au regard des données issues de l’expérience.
Ceci nécessite que les procédures d’évaluation soient conçues en même temps que la stratégie d’intervention, et qu’elles comprennent deux niveaux :
– celui du processus qui permet de juger de la faisabilité, de l’acceptabilité et des coûts ;
– celui des résultats sur les objectifs visés.
Il est donc essentiel de s’assurer :
– que les interventions sont étayées par des preuves solides (par exemple, la preuve que les interventions ont la capacité de réduire l’exposition au risque) ;
– qu’elles ne représentent pas un coût rédhibitoire (balance coût/bénéfice équi- librée) ;
– qu’elles ne sont pas nocives ou associées à un risque accru d’effets secondai- res ;
– et qu’elles peuvent être mises en œuvre d’un point de vue pratique.
Les résultats des travaux devraient également être communiqués en retour aux communautés de manière à les convaincre de l’effet des actions et de la nécessité ou non de les poursuivre.
Que doit-on évaluer ?
La pertinence des objectifs
L’action proposée doit répondre à des besoins, la première évaluation devra donc porter sur l’analyse des besoins et sur l’adaptation du programme proposé à ces besoins. Si, au cours du temps, les besoins évoluent, l’action doit pouvoir aussi évo- luer (par exemple, on peut passer d’une action de lobying pour modifier ou créer une loi, à une action de promotion pour faire appliquer la loi). Cela peut impliquer différents aspects tels que :
– l’évaluation du poids de la maladie dans une population donnée ;
– l’identification « des besoins perçus » par la population (par exemple l’accès à des activités physiques, les restrictions sur les ventes locales d’alcool) ;
– l’identification « des besoins perçus » par les professionnels de santé (par exemple la durée de consultation de sevrage) ;
– l’identification des besoins en information (par exemple la population a-t-elle déjà eu connaissance de messages concernant une bonne alimentation).
Les procédures mises en œuvre
L’action proposée doit permettre d’atteindre les objectifs visés : tant sa méthodologie
que son organisation. Les procédés utilisés doivent donc être décrits précisément afin
de suivre leur réalisation, les adapter si nécessaire, les réutiliser ensuite s’ils se sont avé-
rés efficaces (tableau I). À ce stade, il est possible d’utiliser des méthodes formatives
pour définir les outils et les actions d’un programme d’intervention afin que cette der-
nière soit opérationnelle. Les outils seront testés, qu’il s’agisse de questionnaires, d’en-
tretiens individuels ou de groupes, de brochures, de matériel audio-visuel, etc.
Tableau I - Exemple d’évaluation de processus. Mise en œuvre d’une intervention alimentai- re en soins primaires, d’après Lazovich et al. (1).
But Étude de faisabilité portant sur la participation de médecins de soins primaires à la mise en œuvre d’une intervention ali- mentaire
Méthodes Les médecins d’un cabinet de groupe ont produit un guide d’autoassistance pour promouvoir un changement alimen- taire chez leur patient. Le guide était remis au moment d’une consultation de routine et les bénéficiaires étaient contactés trois mois plus tard afin de savoir s’ils avaient lu et utilisé le guide
Résultats 96 % des patients ont vu le guide, 93 % d’entre eux se rappe- laient avoir lu une partie du guide et la probabilité de le lire augmentait avec le temps passé à discuter de ce guide Conclusions L’implication des médecins montre l’intérêt de l’utilisation
des structures de soins primaires dans l’application d’inter- ventions destinées à changer l’alimentation. Former des équi- pes de santé et renouveler des conseils diététiques systémati- quement aux visites suivantes peuvent augmenter le succès.
Les résultats
Ils comprennent d’une part l’impact à court terme et les effets à long terme sur les expositions au risque ou sur les conséquences de ces expositions (tableaux II, III).
La définition d’objectifs spécifiques, mesurables, atteignables, réalistes et à terme
définis (SMART en anglais) est vitale pour le développement des actions et leur éva-
luation. La mesure d’impact (par exemple le degré de perception d’un message) per-
met un jugement indirect des résultats escomptés. Ainsi, un message non perçu ne
permet pas d’espérer un changement de comportement. L’évaluation du résultat
essaie en général de déterminer l’effet de l’intervention sur la santé soit de manière
indirecte – acquisition de savoir ou savoir-être – soit de manière directe par une
réduction de la prévalence des expositions à risque ou de l’incidence du problème
de santé visé par l’action.
Tableau II - Exemple d’évaluation sur l’impact de l’intervention. Essai contrôlé randomisé d’une intervention menée dans une école primaire afin de réduire les facteurs de risque de l’obésité. D’après Sahota (2).
But Évaluer l’efficacité d’une intervention en milieu scolaire pour réduire l’exposition aux facteurs de risque de l’obésité Méthodes L’intervention a été évaluée à l’aide de mesures de taille et de
poids, d’informations sur l’alimentation (rappel des 24 h), sur les comportements, sur la sédentarité, sur les profils psychologiques (perception de soi, restrictions alimentaires volontaires, perception de son corps), sur les connaissances et les attitudes (groupes de discussion et calcul d’un score pour des groupes d’enfants)
Résultats Les changements dans la consommation de légumes, les habitudes sédentaires et l’estime de soi ont été notés pour les groupes d’intervention et le groupe témoin et également en référence au poids
Conclusions Le programme a produit avec succès des changements au niveau de l’école (par exemple il a amélioré l’environnement favorisant des changements de comportement et modifié « la philosophie » de l’école), mais il a eu peu d’effets sur le com- portement des enfants.
La balance coût/bénéfice
Les considérations économétriques sont toujours délicates dans le domaine de la santé. De surcroît, dans celui de la prévention primaire des enjeux économiques très importants sont mis en cause tant pour les revenus de l’état (taxes) que pour ceux des particuliers (profits, mais aussi emplois). Les ressources à mettre en œuvre pour la réalisation des objectifs sont, en général, relativement modestes, mais les
« manque à gagner » sont eux énormes, pour ne citer par exemple que le tabac ou l’alcool ! Les économies réalisées en termes de santé sont, de plus, peu et mal éva- luées. Les années de vie gagnées lorsqu’il s’agit de personnes en retraite semblent, économiquement parlant, ne pas contrebalancer les pertes des gains apportés par la fabrication et la vente de produits qui ne détériorent la santé que progressivement.
Des travaux d’évaluation plus complets, par exemple tenant compte de l’amé- lioration de l’espérance de vie et donc de la période d’activité, ou des problèmes d’autres natures (absentéisme, productivité, douane, police…) sont indispensables pour convaincre les décideurs qu’in fine la prévention permet de faire faire des éco- nomies au système de santé, voire dans d’autres domaines. Un tel travail d’évalua- tion permettrait d’apporter des arguments de négociation avec les financeurs de la prévention.
Toute intervention nécessite, avant même d’être testée, une réflexion préalable
sur ses avantages et ses inconvénients, afin de n’être entreprise que si les avantages
potentiels sont a priori nettement supérieurs aux effets adverses. Enfin, dans ce
domaine, il faut dans le bilan accepter la primauté de l’intérêt collectif sur l’intérêt
individuel.
Tableau III - Exemple d’évaluation de résultat. La prévention des maladies cardio-vasculaires au niveau d’une communauté influence-t-elle la mortalité liée au cancer ? D’après Puska et al.
(3).
But Examiner les tendances à long terme de la mortalité liée au cancer à la suite du programme d’intervention de Carélie du Nord.
Méthodes La mortalité ajustée à l’âge calculée pour la population mas- culine âgée de 35 à 64 ans en Carélie du Nord pour la pério- de 1969-1991.
Résultats Pendant la période d’étude de 20 ans, la mortalité liée au can- cer a diminué en Carélie du Nord de 45,5 % et de 32,7 % pour l’ensemble de la Finlande.
Conclusions Les résultats renforcent l’hypothèse que les programmes de réduction du risque cardio-vasculaire peuvent produire des changements bénéfiques sur la mortalité liée au cancer mais que de tels changements sont longs à se manifester.