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La rivoluzione dell'impossibile. Politica e letteratura nel Blanchot non-conformiste

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Università di Pisa Dottorato in

Memoria culturale e tradizione

europea

(M-FIL/04)

Université Paris 7 Diderot

Doctorat en Histoire et sémiologie

du texte et de l’image

La rivoluzione dell’impossibile

Politica e letteratura nel Blanchot non-conformiste

Annesso

Maurice Blanchot. Scritti (1931-1940)

Marco Della Greca

Relatori:

prof. Evelyne Grossman (Université Paris 7 Diderot)

prof. Manlio Iofrida (Università di Bologna)

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In questo annesso sono presentati i testi pubblicati da Blanchot negli anni Trenta di cui si ha conoscenza, a partire dal primo articolo, risalente al febbraio 1931, sino ai quattro editoriali per «Aux écoutes» firmati dal direttore Maurice Blanchot tra il giugno e l’agosto 1940. Laddove la firma non è indicata per esteso, sono state riportate le diverse sigle con cui Blanchot ha firmato i suoi articoli. Per la lista di questi testi ci si è riferiti alla bibliografia disponibile on-line sul sito http://www.blanchot.fr/fr. In fondo, vengono riportati anche tre articoli per il «Journal des Débats», firmati M. B. (sigla spesso utilizzata da Blanchot in questi anni), che non compaiono all’interno della suddetta lista bibliografica. Il primo dei due, Ceux

qui ignorent («Journal des Débats», 12 décembre 1933, p. 1), è tra gli articoli proposti in

traduzione in Riccardo De Benedetti, La politica invisibile di Maurice Blanchot, con

un’antologia dei suoi testi degli anni Trenta, Milano, Medusa, 2004, (Quelli che ignorano,

pp. 106-107). Gli altri due sono l’appello filantropico La détresse de la classe moyenne («Journal des Débats», 27 décembre 1934, p. 1) e la recensione del romanzo di Louis de Launay, Les entretiens d’Ahasvérus («Journal des Débats», 1er mai 1938, p. 1).

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2

Deux hommes en moi, par Daniel-Rops, «Revue Universelle», 1

er

fevriér 1931,

(21), pp. 367-368.

« Il est devenu courant dans la littérature moderne de paraphraser le Je sens deux hommes

en moi du Père de l’Église », écrivait jadis M. Daniel-Rops. Aussi ne se fait-il pas, comme

tant d’autres jeunes romanciers d’aujourd’hui, d’illusion sur l’originalité de sa tentative : tout au plus pourrait-on lui reprocher de se montrer moderne en empruntant à la mode la plus morne de ses poncifs. Ses maîtres – cela va sans dire – ce sont Gide, Dostoïevsky, Rilke, qui lui ont appris que « nous vivons intellectuellement sous le signe du trouble » et que « seule l’inquiétude donne un sens à notre vie ». Et en disciple docile, M. Rops a refait, pour son propre compte, le livre sur l’inquiétude, ce livre si facile à rêver, si facile à gâter. De l’inquiétude, il est naturellement passé à la dissociation du moi, – autre poncif de la « jeune » littérature, – et c’est sur ce thème qu’il a construit les quatre nouvelles qu’il vient de réunir en volume.

Dans la première, il nous conte l’histoire d’un certain M. Beudard, maire de sa ville, homme considéré et qui fut autrefois un redoutable bandit : sous le choc d’un événement futile, ce personnage sent renaître au fond de lui-même son ancienne âme, avec ses anciens désirs, ses anciennes passions qui lentement le réenvahissent, puis le prétexte disparu, se retirent pour jamais. Dans le récit intitulé le Vent dans la nuit, c’est au contact d’un autre homme que le héros, Jean, se sent avec angoisse comme séparé de son véritable moi. Auprès de Ralph, son camarade, il perd son identité, il est entraîné dans un monde où rien n’a ni forme, ni mesure, dans un univers de cauchemar et de rêve. Ainsi livré à l’irréel, il pousse son compagnon, d’un geste involontaire, dans un abîme, une nuit d’orage.

Ces deux exemples suffisent à nous montrer que M. Daniel-Rops est au courant de la littérature d’aujourd’hui – un peu trop même, car si habile qu’il soit à composer sa mixture, ses récits nous donnent une impression de déjà lu, où l’on devine l’artifice et le conventionnel à rebours. Le geste de Jean, par exemple, rappelle d’une étrange manière tous les crimes gratuits qui, depuis le Lafcadio, de Gide, se sont perpétrés dans le monde des livres et des romans. Nous songeons aussi aux psychoses que Ribot étudia jadis sous le nom de maladies de la personnalité et que les fantaisies de Freud n’ont guère rajeunies. En dépit de sa prétention à renouveler l’étude de l’âme humaine, cette psychologie ne fait encore que se jouer à sa surface. Se livrer à des variations littéraires sur la schizophrénie ou la mythomanie, est-ce vraiment chercher le sens profond, le vrai mouvement de l’âme perdue hors du réel et hors d’elle-même ? Pour aborder les problèmes de la personnalité, il faut des principes – et des principes rationnels – et pour en épuiser la profondeur, la science des mystiques est indispensable.

Deux hommes en moi…Ce titre emprunté au « Cantique spirituel » faisait espérer que M.

Daniel-Rops ne se bornerait pas à des analyses du subconscient et qu’il découvrirait dans cette dualité le conflit obscur où se forme et se fixe la destinée de l’homme. N’est-ce point lui qui écrivait naguère : « Ce qui pour nous mérite d’être observé, c’est uniquement l’inquiétude de Dieu ? » Mais cela est d’un autre ordre, et la « littérature » n’y suffit pas.

Francois Mauriac et ceux qui étaient perdus, «Revue Française», 28 juin 1931,

(26), pp. 610-611

Dans un livre sur Pascal où Mauriac fait une place important aux Solitaires de Port-Royal des Champs, on trouve sur le Jansénisme des jugements sans indulgence qui ne sont pas une surprise sans doute, mais sur lesquels on ne passe pas légèrement. Que M. Mauriac ait le même sentiment que l’Eglise sur des hérétiques et qu’il s’arrête à les condamner à son tour, ne faisant point grâce aux Provinciales, pour leur immortelle ironie, du mal qu’en a tiré

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Voltaire, ce n’est qu’une disposition assez commune pour un catholique. Mais, « avant d’être une hérésie, le Jansénisme est une famille d’esprits », que groupent des sentiments bien divers : les uns, c’est par une certaine imagination de Dieu, conçue comme farouche et terrible, qu’ils en font partie, d’autres par une rigueur naturelle que les porte à rejeter tout agrément du monde comme la religion, d’autres encore par un air morose répandu sur leurs vertus dont une secrète désolation semble inséparable. Parmi ceux-là, assurément on ne pourrait songer à compter M. Mauriac, sans lui faire grand tort. Mais il y a dans son œuvre un sentiment si vif de la nature pervertie, et tant d’êtres vraiment disgraciés qu’on a pu, sans malice, lui chercher quelques parents dans cette famille-là.

Car Port-Royal n’enfermait que des tremblements ou des dévots confinés : outre une violence et un orgueil spirituels devant quoi leur esprit de renoncement ne tenait guère, ils avaient une extraordinaire répulsion pour les médiocres qui ne sentent point l’abîme de souillures [611] où l’homme est plongé ou craignaient d’y porter les regards. Leur propre misère et la toute-puissance de Dieu les effrayaient, mais ils avaient horreur des prudes qui jettent « un voile d’honnêteté » sur les crimes des hommes. Sans doute M. de Saci ne se plaisait pas à la fréquentation d’auteurs comme Montaigne qui vous « exposent à devenir

l’objet des démons et la pâture des vers, comme ces philosophes l’ont été » ; et Nicole traitait

les faiseurs des romans et les poètes de théâtre d’empoisonneurs publics. Mais enfin ces chrétiens sévères – qui d’ailleurs ne l’étaient pas plus de Bossuet – ce sont ceux-là mêmes que les transports de Phèdre trouvaient vulnérables et qui voyaient dans ses derniers égarements moins d’impiété que de désolation. Sans se jeter aux pieds d’Arnauld, comme le fit Racine, M. Mauriac n’aurait-il pu se rapprocher d’eux là-dessus et leur marquer quelque secret contentement de cette lumière qu’ils espéraient tirer des pires souillures ? Tant de fois lui-même, il semble avoir accueilli des Phèdres misérables, livrées à la triple concupiscence de la chair, des yeux, de l’esprit, et qui s’en sont allées ensuite, l’âme blessée et le cœur aride. Précisément on lui a reproché d’avoir montré avec quelque complaisance des chrétiennes à qui la grâce manquait cruellement, de les avoir faites chrétiennes par le péché plus que par la rédemption : n’est-ce pas un secret reproche de Jansénisme ?

Mais M. Mauriac découvre les erreurs de Port-Royal avec une telle fermeté, il dénonce les

effets terribles de ce venin si vivement, qu’il faut bien le dégager de cette accusation.

Peut-être aussi, le monde qu’il a suscité et livré aux fortes passions, n’est-il pas aussi étranger à la rédemption et à la grâce, qu’il apparaît d’abord : – mais à l’heure où il nous le découvre, rien n’est distingué encore, et le crépuscule qui le baigne semble annoncer la nuit aussi bien que l’aube du matin triomphant.

Tant d’ombres le couvrent, tant de passions obscures et retenues ont pendant si longtemps préparé la ligne à ce dernier rejeton où elles éclatent enfin, prêtes à le purifier où à le détruire. Ces révoltés qui, l’heure venue, ravagent leur famille et se dressent pleins de haine contre leur proches ont reçu en héritage la violence, l’âpreté qui les consument, ils sont à leur manière, des fins de race. Les générations d’avares, de paysans silencieux et têtus, confinés sur leurs terres, s’éveillent soudain en Bob Lagave, en Gisèle de Plailly : la même pression tenace qui attachait les pères aux pins brûlants des landes, à la terre avide, aux fermes, aux troupeaux, elle soulève dans les fils une ardeur redoutable, cette faim dont l’apaisement n’a pas de prix : elle les jette contre le silence de leur race où manque d’étouffer leur âme, mais qui d’abord l’a éveillée. Ce monde que Mauriac ressuscite dans chacun de ses livres, mêle étroitement les rebelles qui sacrifient tout à leurs passions et ceux qui les tiennent dans le cadre étroit de leurs traditions et de leurs préjuges : ils sont unis, les uns aux autres, malgré eux, par des liens qui sont plus forts que ceux du sang, par une hérédité spirituelle que la révolte ne peut rompre. On a beaucoup parlé de l’individualisme de tous ces adolescents qui ont horreur d’une famille odieuse, de leur mère insignifiante ou de leur père ridicule. Mais, au dessous de ces sentiments médiocres qui les divisent, une parenté plus forte invinciblement les rassemble, celle de leur âme pervertie ou déjà sanctifiée : « Tota et Alain ressemblent à leur père et

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contrainte, une flamme froide qui, un jour, peut-être, dévorera en ses enfants les biens pour lesquels il sacrifie aujourd’hui toute parcelle de vie : « Malheur à ceux qui viennent après ! » – car lui aussi appartient bien, en dépit de toutes les apparences, au même univers que Thérèse.

Une pareille communauté qui s’établit malgré la haine des corps, malgré la dissemblance des sentiments, nous introduit en des régions de l’âme que la psychologie ordinaire n’atteint pas. C’est le premier signe d’un autre ordre : Fernand Cazenave à qui sa femme morte donne tout à coup le goût de vivre, qu’elle n’avait pas su éveiller en lui, vivante, figure les premiers mouvements de l’homme, arraché par une intervention spirituelle, à son misérable destin : il est occupé par cette morte, comme Gisèle de Plailly, après chaque chute, est reconquise par les offrandes et les prières de Mme de Villeron, comme le pêcheur est une proie pour l’âme qui s’est vouée à le sauver. A ces obscures démarches, par lesquelles, au plus profond de cœurs rebelles, sont émus les sentiments d’une autre espèce, l’art de Mauriac, charnel et tout à la fois chargée d’esprit, s’attache comme à sa principale découverte : dans leurs pires désordres, après qu’ils se sont épuisés en des passions qui, chaque fois, les trahissent affreusement, il arrive une heure où ils reconnaissent en eux « les signes d’une race perdue », dont ils essayent de comprendre les nécessités mystérieuses. Alors, comme Maria Cross, ils

étouffent de silence, ou comme Daniel Trasis, « une étrange soif de limpidité » les garde pour

les derniers retours, ceux qui obtiennent le pardon. Mais le plus souvent, seule, une avidité que rien n’apaise, une passion de vivre, contenue ou effrénée, que les autres passions trompent, mais ne comblent pas, les distinguent, découvrent en eux, malgré les souillures, qu’ils ne sont pas encore disposés à être mortels. Il ne s’agit pas de convertis, ce n’est pas de ceux-là que se soucie Mauriac : ils n’ont pas même tous le pressentiment de l’enjeu qu’ils tiennent, ni fidèles, ni rachetés, ils rendent seulement témoignage d’une sourde misère qui n’est pas exactement justifiée en eux par leurs propres souffrances, comme par aucun plaisir, leur désir n’est recouvert.

Cette souffrance sans griefs, ce désir sans objets, comme on s’attendrait à ce qu’ils se perdent en une confusion de sentiment où ne gagneraient à l’équivoque que les pires instincts ! Ces inquiets qui n’énoncent point leur trouble, on jurerait que ressuscitant une sorte de mal du siècle, ils sont à deux doigts de se confondre avec ces fantoches qui manquent leur vie et gémissent de l’avoir perdue. Mais, sans qu’en apparence une autre signification ait été donnée à leur sort, ils échappent à ces fausses attitudes, à ces faux sentiments, nous touchant profondément, au lieu de nous faire horreur, par la détresse où les met leur condition d’homme. C’est là la part que Mauriac s’est réservée : là où semblent régner le confus, le vague, le trouble, il fait naître une inquiétude spirituelle, un haut débat s’engage où c’est l’esprit qui est en jeu : dans ce monde misérable privé de Dieu, livré à toutes les impuretés, reste sensible la part de l’âme.

Sans doute, lui arrive-t-il quelque fois de la réduire, de ne pas rester maître dans ce jeux périlleux : Raymond Courrèges, Bob Lagave semblent ne porter témoignage que contre eux-mêmes, contre un individualisme qui n’est pas exempt de toute convention. Mme Thérèse Desqueyroux se trahit : non qu’elle soit trop monstrueuse, mais il semble parfois qu’elle oscille entre Phèdre et René, entre la destinée chrétienne et la fatalité romantique. Pourtant, il n’y a pas d’histoire qui compte plus dans l’œuvre de Mauriac que celle de Thérèse – sauf celles d’Irène et d’Alain dans Ce qui était perdu qui l’éclairent. « Cœur enfoui et tout mêlé de

boue », mais, dans la plus grande solitude, âme avide de ne pas mourir et qui songe enfin à se

délivrer, elle souffre d’un désordre qui est en elle comme le mal de toute une race : cette femme qui tente d’empoisonner son mari, on ne sait quel écart il y a entre son crime et son âme : elle est coupable, mais jusqu’à quelle profondeur ? Cet acte qui semble s’être détaché d’elle, comme un fruit étranger, n’engage pas que les parties superficielles d’elle-même, n’engage pas qu’elle, mais ceux qui sont responsables d’elle, ceux aussi dont elle a la responsabilité : autre chose le met en branle que les raisons avec lesquelles on pense à l’expliquer : comme tout événement spirituel, il a des relations et des suites à tout. C’est par

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là peut-être qu’il nous découvre le sens de cette destinée : il n’est point la chute quand la Grâce a manqué, mais il désigne, en les montrant desséchées et peut-être à jamais perdues, les parties de cette terre où la semence divine aurait pu germer. Il atteint l’âme, il en touche les derniers mouvements, marquant par cette corruption ce qu’il y avait encore de spirituel en elle.

Ainsi, comme il le dit d’une autre de ses œuvres, à ce récit où n’interviennent ni un mouvement religieux, ni un simple réflexe moral (Thérèse, à aucun moment, n’éprouve de vrais remords), Mauriac a communiqué à son insu, peut-être, une inquiétude religieuse ; ce qui était écrit sans aucun souci immédiat de religion, il l’a tout pénétré de métaphysique et mis au centre d’un drame où nous aussi nous sommes engagés. Ce monde qui paraît terriblement borné, réduit à des criminels et à des monstres et tout d’argile, il le montre enfin suspendu à une autre destinée et, dans son mouvement qui semble aveugle, conduit par des exigences éternelles.

Il est vrai que la présence de la Grâce n’y est pas sensible : il a peu d’élus ou peu de rachetés et, ce qui est plus grave, ce sont eux qui ont le moins de rayonnement, dont nous sentons le moins l’âme. Mme de Villeron, Pierre Gornac, qui ont trouvé la lumière, semblent plus étrangers aux débats spirituels, que les tourmentés qui la cherchent ou la fuient. Mais cette nuit où Mauriac semble abandonner la plupart de ses héros, n’est point peut-être celle d’un désespoir sans fin, d’une corruption sans rachat. Ce qui nous paraît perdu selon nos raisons, prêt à être entraîné pour jamais dans le gouffre, voilà justement que le reflux nous le rapporte, le pousse sur la grève ; l’œuvre de rédemption est déjà achevée, là où nous n’avons même point pressenti les premiers feux de la Grâce. Pauvres espérances, pauvres désespoirs humains qui apportent tout à leurs raisons, il n’y a pas de voies qui soient tout à fait sûres ou tout à fait trompeuses : il n’est jamais temps de se reposer ou de réponse.

Telle est la pensée qui semble avoir inspiré le dernier roman de Mauriac, le plus important peut-être de son œuvre, celui qui jette sur elle le plus de lumière : il dénonce ce que les autres avaient chargé des liens, il délivre l’Enfant de ses chaînes. Ce sont les mêmes hommes que nous y retrouvons, avides, violents, envahis presque sans retour par leurs passions. Irène de Blénauge n’est pas seulement malade de corps, tarée, droguée à mort, son âme aussi est blessée et toute dans la nuit. Cette nuit couvre chacun et, pour chacun, au milieu de ces ténèbres, il y a une présence obscure dissimulée, mais pressentie, contre laquelle les uns après les autres viennent se heurter. Tous n’en reconnaissent pas le pouvoir ineffable, ne savent même point le nommer, mais contre toutes ces âmes médiocres ou monstrueuses, nous entendons le choc terrible. La première, Irène y cède parce qu’une immense charité et un cœur pur l’on préservée, mais elle ne se rend que lorsque, déjà mourante et presque perdue, elle ne peut plus rien nous découvrir, ni rendre témoignage de cette rencontre dernière qui la porte, victorieuse, au delà des ténèbres.

Son mari, Hubert, lui aussi, a son heure : cet être, à l’affût du malheur d’autrui, qui a sa joie à faire le mal et se délivre ainsi d’un affreux penchant, se trouve soudain face à face avec lui-même, se voit tel qu’il est, appelant « sa boue, la boue » : là où les autres rencontrent la joie qui les comble, lui distingue le mal voulu par chacun de ses gestes, cet amour du péché est en lui et dont, peut-être, il souhaitera de guérir comme « le lépreux qui voit son ulcère ». Mais se rachète-t-on d’un pareil amour ?

Alain, au contraire, va jusqu’au bout de sa destinée : en lui se lavent les tares de la race de son père, tourmenteur monstrueux, de sa mère, lâche et complice : il rachète la violence de Tota, sa sœur, ses propres désirs. C’est lui qui comprend l’appel, enfin, après bien des erreurs, comprenant que c’est l’appel de la Grâce et seul lui donnant son nom. Mais, lui-même, ne l’a pas su reconnaître au premier jour : cette joie merveilleuse qui le tenait éveillé jusqu’à l’aube, qui fondait sur lui comme sur une proie, il l’a d’abord rejetée, ne distinguant pas le don de Dieu, ne sachant pas ce qui frappait son cœur. Comme Iréne, il a été aveugle : « Que c’est étrange, aurait-il pu dire à son tour, cette puissance formidable d’amour qui n’a pas d’objet, cet immense soulèvement d’un cœur vers rien ! Et de combien d’autres, après eux, Thérèse

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Desqueyroux, Maria Cross, Daniel Trasis, le pourrions-nous entendre le même cri étonné, la même parole soupirante ! Ils n’entrevoient pas encore ce qu’est plus profond du mal, il leur a été donné de rencontrer et ils trahissent le sentiment que Dieu a mis en eux.

Mais, comme Irène, déjà rendus à la mort et couverts par ces ténèbres où ils sont jetés et où rien ne parle pour eux, peut-être enfin ont-ils reconnu, appelé ce qui avait échappé à leur âme concupiscente. Ce qui était perdu, ce n’est point seulement Hubert, Tota, Irène, mais tous ceux que Mauriac a abandonnés à leurs passions, à leur frénésie et surtout la première, cette Thérèse Desqueyroux, qu’un détour du chemin nous avait caché. Malgré leur nature pervertie, leurs souillures auxquelles ils sont si ardemment attachés, ils n’ont point cessé, à leur insu, d’être sollicités et toute leur histoire est celle de ces heures obscures où Dieu, luttant dans les âmes ne s’est, ne s’est pas découvert encore et où les âmes luttent contre Dieu, ne sachant pas que c’est Dieu, ne voulant pas le reconnaître.

Si l’issue de cette lutte nous reste cachée, si trop longtemps ces tourmentés nous offrent le spectacle de leurs faiblesses et de leur défaites, ils ne nous demeurent pas étrangers, parce que nous sommes engagés dans le même débat et qu’ils sont tout humains, chair misérable, cœur inquiet, dans leurs chutes et dans leurs reprises, ils nous sont fraternels, comme ceux qui

cherchent en gémissant.

Mahatma Gandhi, «Les Cahiers Mensuels», juillet 1931, troisième série, (7), pp.

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On l’a comparé à Saint François d’Assise, à Moïse guidant son peuple; Romain Rolland l’appelle le Christ Indien – pesant fardeau pour ce petit homme débile que cette lourde adoration à laquelle d’autres peuples que le sien ne sont requis de s’associer. Elle nous oblige à ne respecter dans son apostolat national que son courage et ses vertus, souvent héroïques, non point l’âme de cette sainteté, d’où l’on veut tirer pour nous de tels exemples. La cause, peut-être juste, qu’il soutient, si on prétend qu’elle est aussi la nôtre, comment le défendrait-elle de notre réflexion ou de notre méfiance ? Inclinons nous devant cette vie à qui n’ont manqué ni les souffrances, ni les mortifications, mais le martyre même ne saurait excuser les erreurs de la pensée ou les rendre inoffensives.

Il semble d’abord que Mahatma Gandhi n’a gardé de l’ascète indien que le visage qu’il a fort maigre et l’habitude de se nourrir de riz ou des fruits. Il n’est pas d’un naturel contemplatif, ni porté à la rêverie métaphysique ou religieuse et il dit lui-même qu’en fait d’extase, il n’a pas grande expérience. Mais il a le goût de l’action et il y mêle un certain sens du réalisable qui ne va point sans la connaissance et une longue pratique du réel. Ce prophète ne fait pas fi de l’occasion : s’il se laisse emprisonner, ce n’est pas au pur hasard, mais juste au moment où il embarrassera le plus ses adversaires et quand ses responsabilités commencent à lui peser. Au Natal, il connaissait déjà fort bien cette tactique : un jour, une grève ayant [11] réuni autour de lui plus de six mille hommes, une immense foule qu’augmentaient sans cesse de nouvelles adhésions, se trouvait sans abri et presque sans vivre ; Gandhi était fort embarrassé. « Alors, dit-il, je trouvai la solution de mon problème. Il

me fallait amener cette « armée » au Transvaal et m’arranger pour la faire mettre en sûreté sous les verrous. » Une fois parvenu sur la frontière, il écrivit aux autorités « que le Gouvernement les délivrerait de toute inquiétude, s’il voulait bien les arrêter à l’endroit même où il se trouvaient alors. » Ce que le Gouvernement s’empressa de faire, montrant une

belle naïveté, car, en se jetant dans la gueule du loup, Gandhi ne songeait pas à se laisser dévorer, mais à étouffer la bête.

Cette prudence, cette mesure donnent parfois à son action les couleurs d’une humanité moyenne qui n’est pas déplaisante. Il y a d’ailleurs, chez Gandhi, tel que nous les montrent ses Mémoires publiés récemment, diverses manières de penser et une attitude généreuse où un homme d’Occident, trop prompt à juger, croirait trouver de bons modèles. Son entreprise

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même nous est-elle si étrangère ? L’indépendance dont il rêve pour l’Inde, il ne la revendique pas au nom d’un droit abstrait, il ne demande pas sa liberté à un principe, mais il la suscite, il l’appelle au cœur même de la race, en cherchant à réveiller ses traditions essentielles, celles de la religion, du langage et de l’économie domestique. Quand il lance cet appel : « Filez, tissez ! » ce n’est pas seulement pour que les affamés trouvent un moyen de vivre, il veut réapprendre à la jeunesse de l’Inde le rythme, la cadence des anciens âges. Même leçon, lorsqu’il recommande « une étude systématique des cultures asiatiques : les vastes trésors du

sanscrit et de l’arabe, du persan, du pali et du magadhi, doivent être explorés, afin que l’on retrouve les secrets de la force nationale. » A un pareil conseil, [12] Gandhi donne tout son

sens : il s’agit de bien d’autre chose que de porter des tissus nationaux, de rejeter le sel anglais ou même de changer de Constitution – c’est l’esprit qu’il faut délivrer, c’est à lui que doivent aller les premiers secours : toute révolution est spirituelle.

Ce souci de l’essentiel, cette volonté de ne point le sacrifier à des nécessités plus criantes, plus visibles, on comprend bien qu’ils puissent exercer un attrait sur ceux qui, en Occident, n’ont pas perdu le goût de la grandeur. Lorsqu’il écrit : « Ceux qui prétendent que la religion

n’a rien à faire avec la politique ne connaissent pas le sens de la religion » et qu’il

ajoute : « on verra donc qu’il n’y a pas pour moi d’activité politique hors de la religion. Les

actes politiques hors de la religion ne sont qu’un piège, car ils tuent l’âme. » On entend, sous

ces paroles, au milieu de graves confusions, comme une rumeur qui semble l’écho de quelque belle vérité.

Dans ses griefs aussi, il nous faut bien reconnaître quelques uns des nôtres : la civilisation moderne, par le matérialisme qui l’oppresse, par le machinisme qui l’assujetit, « porte en elle

sa propre condamnation ». « Elle adore Mammon » et, devenue, l’instrument de ce qui

devrait la servir, elle prépare à chacun des siens un destin d’ilote, pire que celui d’esclave, car l’esclave n’a perdu que sa liberté, mais l’ilote en est devenu indigne. Contre ce grave péril, contre cette prétendue souveraineté sur la matière qui n’est que la souveraineté de la matière, Gandhi élève son rempart : « L’Inde n’a pas voulu du machinisme et des grandes cités.

L’antique charrue, le rouet, l’ancienne éducation indigène ont assuré sa sagesse et son bien. Il nous faut revenir à la simplicité antique, non d’un seul coup, sans doute, mais peu à peu, patiemment, chacun [13] donnant l’exemple. » Il y a dans ce vœu, une sorte d’appel passionné

à un nouveau Moyen-Age et à ses forces spirituelles qui peut faire illusion.

Mais ce serait une dangereuse illusion : il ne faut pas s’empresser de conclure une alliance avec tous ceux qui parlent de spiritualité et qui déclarent sataniques les inventions de l’âge moderne. Il y a plusieurs manières d’être individualiste ou d’invoquer Minerve : est-on bien sûr que toutes les condamnations de la civilisation occidentale ne visent que son matérialisme et n’engagent pas un autre procès où c’est à notre ordre, à l’harmonie de notre raison, à nos meilleurs biens qu’on en veut ? Pour Gandhi, aucun doute : il a à la bouche les paroles de Rousseau ; sa nostalgie de la vie simple, des mœurs patriarcales, sa condamnation de la science cachent l’espérance d’un retour aux anciennes formes de la tribu où l’instinct naturel et l’instinct religieux, presque confondus, suffisent à la bonne conduite des hommes. Par une secrète répulsion pour les ouvrages de l’industrie humaine, il proclame, à la suite de Ruskin, la supériorité du travail manuel qui ajoute moins à la nature, qui est moins capable de la détourner de son cours. Pour mettre ses principes en pratique, il a créé une colonie agricole dont l’organisation lui suggère de curieuses remarques : Nous aurions voulu avoir, dit-il, des

huttes de terre, recouvertes de chaume des paysans, mais… nous fûmes obligés de construire des maisons de tôle ondulée. » Contraint d’utiliser une machine pour la publication de son

journal, il n’est, de même satisfait qu’à demi. « Je n’étais pas très partisan d’avoir une

machine à imprimer. Je pensais qu’un travail manuel eût été plus en rapport avec les travaux agricoles qui devaient être exécutés à la main. » Touchants détails peut-être, mais qui, au

moment même de toucher, [14] offensent les justes puissance de la raison, exactement comme les descriptions de Rousseau, montrant les premiers hommes, vrais enfants de l’amour et du loisir, occupés à chanter et à danser autour d’un grand arbre.

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Il est vrai que cette nature n’est pas inculte et nue comme celle qui fait soupirer Jean-Jacques : du moins, elle n’est pas séparée d’un ensemble de traditions et disciplines auquel il faut bien donner le nom de spirituel et qui est au centre de la pensée de Gandhi. C’est même cette spiritualité que quelques-uns nous propose comme contrepoids à notre matérialisme : les vertus du sacrifice, la force et la pureté du cœur, fruits du renoncement, et la rigueur, l’invincible rigueur de l’esprit qui ne cède pas au monde, n’en étant pas inspiré, voilà ce qu’il nous faudrait apprendre à Gandhi, chargé de nous rendre notre âme.

Il faut bien remarquer ici qu’il est venu d’abord la chercher en Europe : il a raconté lui-même combien il avait été sensible aux prédications de Tolstoï qui lui apparut comme un modèle inoubliable « d’indépendance de pensée, de moralité profonde et d’absolue vérité ». Ruskin n’a pas eu moins d’influence sur sa vie. « J’ai la certitude, écrit-il, d’avoir découvert

certaines de mes convictions les plus profondes dans le grand livre de Ruskin (Jusqu’à la

fin) ». Ce sont des théosophes anglais qui lui font connaître la sainteté des livres de la religion hindoue ; Carlyle lui révèle Mahomet et il faut qu’il lise le livre d’Erwin Arnold, La Lumière

d’Asie, pour se sentir touché par le sourire de Bouddha. Cela est étrangement suspect. Cette

spiritualité qui a ses sources dans une pensée purement laïque, cette charité qui se reconnaît d’abord dans le mysticisme sans Dieu d’un Tolstoï, toute cette vie religieuse, formée, alimentée par une idéologie qui emprunte à la raison son appareil extérieur, puis le [15] dans les effusions d’une vague sensibilité morale, risquent d’être la forme exotique d’un modernisme que nous connaissons bien.

Toute l’œuvre de Gandhi porte la marque de cette équivoque : la Vérité qu’il met au terme de ses efforts et qui est pour lui le divine par excellence, semble bien réduire Dieu à une sorte d’emblème de la conscience morale dont tous les éléments sont psychologiques : elle ne l’introduit pas dans un autre univers, elle ne l’oblige pas à d’autres expériences qu’à celles d’une vie qui tente de pousser le plus loin possible les jeunes et les mortifications. Il est même curieux que parlant de sa vie religieuse, il lui arrive d’emprunter aux savants leur vocabulaire et presque leur idéal : s’il intitule ses Mémoires, « Histoire de mes Expériences avec la

Vérité », c’est à bon escient ; il dira dans le même esprit : « Mes conclusions me paraissent absolument correctes… Mais je suis loin de prétendre à rien de plus, pour elles, qu’un savant pour les siennes. Bien qu’il y apporte toute l’exactitude, l’attention et la minutie nécessaires, il ne prétend jamais que ses conclusions soient définitives ; mais il conserve toujours ; son esprit ouvert sur les possibilités à venir… » Et il procède en effet à ses tentatives de

mortification avec la même régularité et le même souci de précision qu’un savant, prenant, comme il dit, des leçons de choses, mesurant au plus juste son pouvoir de résistance, comme si le plus long jeûne et le corps le plus mortifié faisaient toujours la plus belle âme. Pour un peu, il établirait des barêmes, des statistiques, se rencontrant ainsi avec la science européenne qu’il condamne. Fâcheuse rencontre pour un homme qui mène croisade contre la civilisation d’Occident et qui, sous couleur de spiritualité, lui emprunte quelques unes des idées qui l’infectent, une sorte de moralisme où [16] la pensée finit par être mutilée, comme dans le matérialisme le plus grossier.

Sans doute, la religion bouddhique n’est-elle pas étrangère à une telle déviation : confondant la nature et Dieu dans le même rêve immense, elle va de l’une à l’autre de ces extrémités où Dieu aboli dans l’homme et l’homme en Dieu exposent le croyant tour à tour à une sorte d’athéisme et à la mystique la plus désordonnée. Cette dernière expression de la pensée hindoue, l’action avisée, pratique l’a parfois cachée chez Gandhi ; elle anime pourtant tout sa conduite : l’Ahimsa, la non-violence, la Résistance passive n’en sont que des formes tempérées par les nécessités politiques. Refus de collaborer au crime et répondre à la violence par la violence, comme si l’abstention suffisait à condamner le mal, la Non-coopération aboutit au refus de se mêler à toutes les choses qui mettent en l’homme passions et changements et le privent de voir l’absolu. Tandis que le renoncement chrétien n’est que l’extinction en nous de ce qui empêche l’action divine et l’exercice héroïque où se prépare l’achèvement de notre personne, non sa destruction, l’Ahimsa demande à l’être même de

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s’anéantir, de « se réduire à zéro » commençant par retirer toute forme et presque toute réalité à ce qui doit « s’identifier à tout ce qui vit ».

Cette spiritualité à la fois appauvrie et exaspérée, tel est le message de Mahatma Gandhi. Est-ce là vraiment que nous retrouverons notre âme ? Et sommes-nous si dénués qu’il nous faille abandonner notre salut à des mains d’étrangères et nous laisser prendre à ce nouveau message, à ces espérances qui sont surtout nourries contre nous et qui ne peuvent nous apporter, dans ce qu’elles ont de meilleur, que nous propres biens, mais corrompus et pervertis ? En un temps où tout reçoit une figure mystique, les songes vains, [17] comme les ardeurs les plus basses, nous ne souffrons pas d’un manque de foi, nous souffrons de ce qu’au cœur même de notre croyance, tant d’éléments impurs, tant de fausses valeurs aient pris place. Comme l’a dit Chesterton en des paroles qu’Henri Massis rappelle pour la Défense de l’Occident : « Il y a eu un retour du mysticisme, mais sans le christianisme. Le mysticisme seul est revenu et il a apporté avec lui sept diables plus forts que lui. »

Regards sur le monde actuel. Les pensées politiques de M. Paul Valéry, «Revue

Française», 9 août 1931, XXVI (32), pp. 749-50

Paul Valéry, qui se défend d’être philosophe, a emprunté à la philosophie la matière de beaucoup de ses réflexions et même de quelques-uns de ses ouvrages. Aujourd’hui, au moment où il nous découvre sa répugnance pour la politique – qui va jusqu’à l’horreur – voici qu’il nous livre plusieurs essais sur la politique et les choses politiques1

. Est-ce par crainte d’être dupe de ses curiosités qu’il les rabaisse d’abord, ou s’approche-t-il ensuite de ce qu’un premier mouvement lui avait fait éviter, afin de réduire l’étendue des Choses Vagues et des

Choses Impures ? Le fait est que M. Paul Valéry s’aventure en des régions de plus en plus

éloignées de ses premiers paysages intellectuels : la perfection qu’il a d’abord cherchée pour son art et qui lui semblait devoir imiter l’exactitude des sciences abstraites, le portait presque à supprimer la vie ou la nature, ou du moins à élever à un assez haut degré de pureté pour qu’elle pût s’accorder aux jeux formels de la mathématique politique. Ses poèmes, à coup sûr, sont bien détachés du monde actuel et ne laissaient pas prévoir qu’il y porterait ses regards avec tant de curiosité.

Ce dessein nouveau qui, à dire vrai, semble s’être affermi, depuis que M. Paul Valéry, en entrant à l’Académie Française, Institution éminemment sociale, a rompu l’isolement où s’étaient tenus un Stendhal, un Baudelaire, un Mallarmé, il y aurait de bonnes raisons de s’en réjouir. Il n’est pas mauvais qu’un poète, et le plus pur, particulièrement jaloux des prestiges de son art, soit attentif aux événements terriblement positifs et peu délicats qu’un passé tout récent nous fait craindre pour l’avenir. Il est excellent qu’il soit sensible aux premiers signes du désastre où notre héritage risque d’être entraîné et qui le ruinerait, héritier privilégié, plus que tout autre. Puisque l’étrange égarement de notre temps a remis à chacun les pouvoirs du Prince, le poète ne saurait demeurer étranger à toute politique ; « celui qui fait bien le vers », doit songer aussi à gouverner l’État, depuis que Louis XIV ne peut plus épargner ce soin à Racine.

J’entends bien que là n’est pas l’ambition de M. Paul Valéry : ses considérations, on s’en doute, ne visent à rien d’immédiat et n’attendent aucun secours, aucun enrichissement d’une pratique ou d’une action quelconque. Elles ne touchent, de même, qu’à peu de faits, gardant cette généralité, à la fois précieuse et très périlleuse, qui se paye quelquefois par une abondance de termes vagues et de notions imprécises. Dans ce concret, fait de détails, de minuties, de hasards, où il s’est installé, il ne cesse de se retourner vers ses premières ambitions, vers son rêve d’une pure intelligence qui ne serait pas entravée par l’existence vague et folle d’une nature ; il a peine, devant cet amas de faits confus, cet horrible mélange

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qu’essaient d’organiser les sciences politiques, à ne pas regagner l’absolu où le jeu est plus facile et plus pur.

De là, sans doute, sa critique impitoyable de l’histoire qu’il est bien près d’accuser de tous nos maux : M. Paul Valéry pense qu’il n’y a rien de plus conventionnel, de plus faux, de l’histoire. Elle reproduit du passé une image fantastique, qui peut avoir au plus la valeur d’une belle invention. Elle peuple notre univers de mythes, elle nous entoure d’idoles, elle ouvre de fausses perspectives sur l’avenir. La politique, si naïve dans ses calculs, si vaine dans ses effets, s’inspire de l’histoire : elle emprunte à une fausse imagination du passé le moyen d’imaginer l’avenir, deux fois trompée, par une mauvaise information, puis par cette erreur du jugement qui fait dire à l’historien que tout recommence, qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil ; elle est ainsi engagée en de faux rêves, éveillée à de folles ambitions, égarée par un pompeux décor où ne s’agitent que des ombres.

Bref, « l’histoire est le produit le plus dangereux que la chimie de l’intellect ait élaboré…il

enivre les peuples…les conduit au délire des grandeurs ou à celui de la persécution, et rend les nations amères, superbes, insupportables et vaines ». Il faut donc conclure que la qualité

la plus nécessaire à un homme d’État, c’est de manquer de mémoire ou d’être capable d’oubli : l’amnésie devient la première des vertus politiques. On ne peut, en songeant au temps actuel, s’empêcher de penser que M. Paul Valéry est servi : le régime sans mémoire et sans cœur que dénonce M. Ch. Maurras, répond assez bien à cette condition ; par son impuissance à se souvenir et sa négligence à prévoir, il semble s’être jalousement gardé des enseignements de l’histoire. Pourtant, M. Valéry reste inquiet. « Dans l’état actuel du monde,

dit-il, le danger de se laisser séduire à l’Histoire est plus grand que jamais il ne fut », et

ailleurs, il porte cette grave sentence : « Il est clair que la tradition et le progrès sont deux

grands ennemis du genre humain. » – formule qui rappelle curieusement le fameux mot

d’ordre des républicains modérés : ni réaction, ni révolution.

Ces griefs de M. Paul Valéry contre l’histoire, il faut bien avouer qu’ils sont loin d’être nouveaux. Lorsqu’il dit : « L’Histoire justifie ce que l’on veut. Elle n’enseigne

rigoureusement rien, car elle contient tout et donne des exemples de tout », il parle un langage

si commun, si proche de ces fausses évidences qu’il réprouve, qu’il faut bien supposer à son attitude d’autres raisons dissimulées. Ne serait-ce point celles de M. Teste ou d’autres qui partent d’un sentiment tout voisin ? Ce témoin de sa pensée qu’il n’a jamais désavoué tout à fait, est, on le sait, le héros de l’intelligence pure. Sa vie, secrète et singulière, est toute vouée à examiner le mécanisme et les combinaisons de son esprit ; il organise un jeu où il suit, avec une dextérité incroyable, les bizarres échanges de pensées, leur activité incompréhensibles, leur mystérieux repos, jusqu’à ce que tout soit devenu opération définie et mouvement pur. Cette comédie d’où tout mystère est [750] rejeté et presque tout drame, n’admettrait que des péripéties bien réglées, si elle n’était troublée par les caprices et les décisions des événements ; mais, à côté de l’esprit de M. Teste, un univers existe, qui le rappelle quelquefois hors de lui-même et dont il s’emploie à réduire les pouvoirs, pour augmenter les siens. « Je rature le vif, dit-il… je retiens ce que je veux » ; mais en vain, le voilà bientôt rendu au bout de lui-même. « C’est ce que je porte d’inconnu à moi-même qui me fait moi…

Ce que je vois m’aveugle. Ce que j’entends m’assourdit. »

Qui sait si M. Paul Valéry, même occupé du sort des États et du détail de leur destinée, n’a pas gardé quelques-uns des ambitions de M. Teste et ses impatiences ? lui qui a prêté au serpent son langage :

Toi qui masques la mort, Soleil Tu gardes les cœurs de connaître Que l’univers n’est qu’un défaut, Dans la pureté du Non-Être !

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Peut-être en veut-il surtout à l’histoire de ternir cette pureté par la présence de ses fantômes et de ses ombres et de menacer l’esprit dans son libre jeu par une filiation qui lui est étrangère. Lui-même, en apparence, semble aussi aggraver la condition de la pensée et il l’aggrave, en effet, par cet imprévisible qu’il met dans l’univers et cette complexité qu’il y découvre et qui nous empêche, sachant d’où nous venons, de prévoir où nous allons ; mais, en même temps quelle liberté, il est vrai périlleuse, il lui donne, quelle belles rêveries intellectuels sur l’avenir il ménage, quelle richesse presque infinie d’hypothèses d’où les plus absurdes et les moins sûres ne sont pas exclues, puisque nulle suggestion du passé ne vient arrêter les calculs !

« Ôtez toute chose que j’y voie ! », disait M. Teste. «Ôtez, dirait volontiers M. Valéry, tous

ces faits, tous ces souvenirs, toutes ces images, que je pense ! »

Ainsi délivré, du moins si nous l’en croyons, il pense en effet, il conjecture l’avenir de la plus agréable manière ; il imagine même les changements, les métamorphoses de la pensée que pourront produire les progrès de la technique, il prévoit un temps où il sera possible d’agir sur l’âme par des interventions à distance impossibles à déceler. « Que deviendraient

alors, dit-il, les prétentions du Moi ? Les hommes douteraient à chaque instant s’ils seraient source d’eux-mêmes ou bien des marionnettes jusque dans le profond du sentiment de leur existence ». Singularité de l’histoire : là où M. Valéry voit une anticipation presque excessive

de l’avenir, nous avions vu plus volontiers une hypothèse assez ancienne qui remonte aux premiers magnétiseurs du XVIIIe siècle et que les fantaisies de Théodule Ribot n’ont pas contribué à accréditer. Serait-ce que l’imagination la plus hardie et la plus libérée serait aussi peu capable que la mémoire de nous apprendre les métamorphoses inconnues de l’avenir ?

Il semble de fait que, particulièrement en politique, M. Paul Valéry n’ait rien pu avancer de nouveau qui ne soit en même temps resté très général, très vague, et assez étranger à cette difficile et magnifique précision dont il a paré la poésie. Reprenant d’ailleurs d’anciennes idées, il a assigné à la décadence de l’Europe qui lui semble presque inévitable, des causes qu’on a autant de peine à rejeter qu’à approuver, faute de notions clairement définies à quoi se prendre : l’ancienne prédominance de l’Europe, pense-t-il, venait de la science qu’elle a fondée ; sa décadence vient de ce que cette science transmise à d’autres peuples, les fait bénéficier à leur tour de sa supériorité accrue par des conditions physiques plus favorables ; la politique européenne, en exportant la science, les procédés « qui faisaient de l’Europe la

suzeraine du monde », l’a vendue à ses ennemis. L’Europe, conclut M. Valéry, n’aura pas eu la politique de sa pensée. »

Nous ne disons pas non, nous disons même oui, parce qu’il est bien sûr que beaucoup de pays européens n’ont pas eu de politique du tout. Mais, pour le reste, de tels jugements ne sont pas tout à fait délivrés de cette facilité et de cette transparence où l’ami de M. Teste rencontrait, en fin de compte, d’effroyables ténèbres. Cette Europe, dont on parle comme d’un seul homme, bien accordé dans sa langue, ses ambitions ou ses coutumes, et qui est également l’Europe germanique, l’Europe slave et l’Europe latine, nous semble avoir tout juste l’existence d’un Hippogriffe ou d’une Sirène ; comme Cerbère ou comme l’Hydre, elle a plusieurs têtes qui ne pensent pas toutes en même temps et de la même façon et dont quelques-unes sont même bien détournées de penser par un excès de sensibilité : l’Homo

Europeneus, s’il s’appelle M. Briand ou M. Romain Rolland, risque bien de n’avoir ni

politique, ni pensée et, s’il est Virgile ou Aristote, peut-être le nom d’Européen ne lui conviendrait que médiocrement.

De même, l’espèce de protectionnisme intellectuel par lequel il semble à M. Valéry que l’Europe aurait dû se défendre, ne dépasse pas les limites d’une élégante rêverie de la raison ; et quelle surprise de le voir prêt à protéger la science occidentale avec des méthodes qui paraissent déjà caduques et illusoires appliquées à la défense des biens matériels ! Quel retour inattendu à cette tradition de la politique historique dont la naïveté et le petit esprit lui semblaient inimaginables ! « Point de politique sans mythes », dit-il, et lui-même est un exemple bien frappant de ce danger où des conventions et des fictions incertaines risquent d’entraîner l’esprit le plus subtil.

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Il est vrai qu’au milieu de ces fictions, le sien peut accomplir sans gêne ses exercices et ses prodiges et il n’a pas manqué, cette fois encore, de s’y livrer. Sur des généralités un peu courtes, des conventions un peu faciles, il a réussi mille variations brillantes, rajeunissant une pensée qu’on croyait usée, rapprochant deux sentences qu’on eut juré contraires et jetant nonchalamment au milieu de son livre cet avis qui, mis en épigraphe, aurait pu nous retenir d’aller plus loin : « Il faut être infiniment sot ou infiniment ignorant pour oser avoir un avis

sur la plupart des problèmes que la politique pose. »

Cela encore nous reporte à M. Teste, « Homme toujours débout sur le Cap Pensée », celui-ci fait songer parfois au Pascal caricatural que M. Valéry, dans une phrase fameuse, a comparé à Hamlet : M. Teste aussi joue avec son propre cerveau, de la manière la plus brillante et comme un maître jongleur – mais ce n’est qu’un jeu.

Comment s’emparer du pouvoir, «Journal des Débats», 18 août 1931, p. 1

Depuis une quinzaine d’années, l’Europe a assisté à des nombreux coups d’État et à plusieurs révolutions, et il n’y a pas quatre mois que s’est produit un nouveau changement de régime que d’autres peuvent suivre. L’ouvrage de M. C. Malaparte sur La Technique du Coup

d’État vient donc à son heure : l’auteur, qui s’inspire surtout de l’histoire politique de

l’après-guerre, s’est proposé de rechercher comment on s’empare d’un État moderne. En étudiant principalement la révolution russe et la révolution italienne, il montre qu’il y a une technique du coup d’État, sans laquelle la faveur de l’opinion ou l’existence d’une situation révolutionnaire est inefficace. L’essentiel est d’occuper les points stratégiques, les centrales électriques, téléphoniques, télégraphiques, les usines à gaz, les réservoirs d’eau, les gares… ; mais, pour les occuper, il n’est pas besoin de soulever les masses, une poignée d’hommes suffit, « des techniciens, des équipes d’hommes armés, commandés par des ingénieurs ».

C’est de cette manière que Trotzky réussit son coup d’État contre Kerensky. Il avait formé une troupe d’assaut composé d’un millier d’ouvriers, de soldats, de matelots, qui, quelques jours avant l’insurrection s’étaient insinués dans les principaux services publiques pour reconnaître les lieux, le fonctionnement des machines, etc. Tandis que Kerensky prenait de mesures de police et cherchait à protéger le ministère, qui ne représentait que la façade du gouvernement, toute l’organisation technique de l’État était entre les mains des révolutionnaires ; ce qu’il protégeait du dehors contre un coup de force possible, l’occupation invisible l’avait déjà livré à l’ennemi. L’heure venue, une série d’attentats faciles à réussir fit tomber au pouvoir des insurgés tout les points stratégiques ; le gouvernement, libre encore, mais incapable de contrôler aucun des services publiques, était abattu, sans même avoir été attaqué, car l’eau, le gaz, la lumière comptent plus dans l’État que les organes législatifs, politiques et administratifs.

Que faut-il conclure de cette expérience ? C’est d’abord que les mesures de police, les services d’ordre et de protection auxquels les gouvernements libéraux remettent le soin de leur sécurité, sont impuissants contre le technique insurrectionnelle moderne. Kerensky, qu’on accuse d’imprévoyance et incapacité, a fait ce qu’il a pu ; mais avec ses patrouilles de soldats, ses compagnies de fusiliers qui, déployées dans les rues, semaient le désordre, il était désarmé ou embarrassé d’une arme inutile. Seule une défense invisible, analogue à celle que Staline opposa en 1927 à un coup de force de Trotzky, est efficace contre cette attaque sécrète : quelques hommes sûrs, recrutés parmi les cheminots, les mécaniciens, les télégraphistes, armés des grenades et de revolvers, postés aux points stratégiques, défendent mieux l’État que des compagnies de gendarmes et de soldats. Le problème du coup d’État est essentiellement technique : l’insurrection n’est pas un art, dit Trotzky, c’est une machine. Pour la mettre en mouvement, il faut des techniciens ; et seuls des techniciens peuvent l’arrêter. Mais, s’il en est ainsi, le coup d’État reste indépendant de la situation sociale et politique du pays : il est possible dans n’importe quel État d’Europe, en France aussi bien

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qu’en Italie, en Allemagne comme en Angleterre ; la Hollande et la Suisse, qui comptent parmi les pays les mieux défendus par un ordre naturel sont à la merci d’une insurrection et n’offriraient pas plus d’obstacles à un coup d’État que la Russie de Kerenski.

Ce sont là des vues justes peut-être un peu trop simplifiées. Sans doute y a-t-il une tactique, une stratégie de l’insurrection mais on conçoit difficilement qu’on puisse s’emparer du pouvoir et le garder sans que les conditions politiques ou sociales s’y prêtent. Un coup d’État n’est pas seulement un coup de force, comme semble le croire M. C. Malaparte, encore moins un simple complot ; il ne s’organise, ne réussit et ne dure qu’avec le consentement d’un certain nombre, la crainte ou l’indifférence du reste. C’est une machine, mais qui met en branle tout une politique. Trotsky, qui définit l’insurrection « un coup de poing à un paralytique », le reconnaît lui-même ; l’insurrection ne peut aboutir que si un désordre profond, la grève générale ont déjà paralysé la vie du pays : une situation révolutionnaire est indispensable à la révolution. Il arrive même que les circonstances politiques rendent inutile toute technique et accomplissent d’elles-mêmes le coup d’État ; les révolutions qui sont la suite d’une victoire parlementaire ne sont pas moins radicales que les autres ; en Espagne, les républicains se sont emparés du pouvoir, sans troupes d’assaut, sans techniciens, sans occupation invisible, et il n’est pas si sûr que Hitler, qui poursuit surtout des succès parlementaires, échoue finalement dans la conquête de l’État ou soit un « dictateur manqué ». Il cherche seulement à susciter, par des moyens électoraux, les conditions politiques qui empêcheront la violence d’être stérile. En Russie, la marche de Lénine n’a pas été si différente ; seulement, il a profité de la situation établie et de la faiblesse que cachait le régime de Kerenski, sans lequel la stratégie de Trotsky eut été bien inefficace. C’est ce qu’il importe de se rappeler : plus qu’une habile technique, la mauvaise politique des gouvernements sert la révolution. – M. B.

Flèche d’Orient, par Paul Morand, «Réaction», mars 1932, (10), pp. 58-59

La lecture de M. Paul Morand a constitué pendant plusieurs années un divertissement honnête. On prenait plaisir à suivre un moment ses ruses, même élémentaires. Il gardait, pour certains de ses lecteurs, un charme que ses artifices assez vains ne gâtaient point. Résigné à l’entendre parler agréablement de l’univers, consentant à ne point rester sur l’impression d’agacement que donnaient ses images du monde moderne, ni fausses, ni menteuses, mais factices, on lui était reconnaissant de faire usage de son esprit avec à-propos et d’évoquer l’Amérique, l’Asie, les Terres-Noires au moment précis où le goût l’exigeait : on lui savait gré d’être si exactement à la mesure de la mode.

Personne n’imaginait qu’il put être infidèle à une telle réputation. C’est ce qui rend son dernier livre si déconcertant. Nous n’osons penser que M. P. Morand a perdu le sens de l’actualité, mais l’actualité a cessé de le servir. Le voilà contraint de revenir sus ses pas, de reprendre des thèmes qu’on croyait usés même pour lui, surtout pour lui, qui tirait d’une apparence de nouveauté le plus agréable de son talent. Flèche d’Orient répète Ouvert la Nuit et, dans certaines scènes, semble en être un bon pastiche. Nous retrouvons l’émigré russe qui s’appelle toujours Dimitri et qui n’a pas cessé d’être prince. Aucun lien ne le rattache plus à son pays natal. La clarté et l’ordre l’ont conquis. Mais un voyage de quelques heures sur le Delta du Danube suffit à réveiller en lui les rêves infinis, la nostalgie désespérée de l’âme slave et le rend à « la Russie sacrée, la grande Russie, plus immense et plus terrible que jamais ». Au cours du récit, où il apporte cette contribution essentielle à la psychologie des races, M. Paul Morand fait défiler le personnel habituel de son cosmopolitisme, parmi lesquels un tzigane, des Roumains désœuvrés et toujours ivres jouent un grand rôle.

Le succès de Vol de Nuit lui a fait mêler à cette histoire le récit d’un voyage en avion et consacrer plusieurs pages, qui sont les plus agréables à lire, au changement que la vitesse et une vision différente apportent à notre univers.

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Il faut ajouter que, par une inconséquence assez étrangement ironique, M. P. Morand a publié son roman dans la collection des « Rois du Jour ». M. P. Morand sait manier l’antiphrase.

M. Briand (editoriale anonimo attribuito a Blanchot da Emmanuel Levinas),

«Journal des Débats», 9 mars 1932, p. 1

La mort a délivré M. Briand. Sa santé, atteinte depuis longtemps, avait gravement inquiété ces médecins en ces derniers mois. M. Briand n’était plus tout à fait lui-même. C’est ce qui explique sans doute certains actes de sa vie publique qui ne s’accordent pas avec ce qu’on imaginait de lui. C’est ce qui éclaire les circonstances qui ont marqué son départ du Quai d’Orsay. Le destin a imposé à cet homme qui avait le goût du pouvoir et qui l’a presque constamment occupé pendant vingt-cinq ans, l’éloignement du Parlement où il aimait dominer. Indifférent à la maladie et à la mort, M. Briand n’était pas indifférent à la retraite. Il a connu, durant quelques semaines, l’amertume d’être par nécessité hors de la scène politique. Plus pathétique encore est l’autre épreuve que le sort lui a réservée, s’il en a mesuré toute l’étendue. Il a vu son œuvre s’obscurcir et s’effacer comme un château de rêve. Il avait espéré bâtir un grand édifice international. Il n’a rien fondé. Par instants, il a imaginé que les mouvements de sensibilité déchaînés à Genève par son éloquence équivalaient à une création réelle. Les événements lui ont donné des démentis pénibles. Il n’en admettait pas la signification ni la portée. Ce Celte, longtemps célébré par son adresse, par son goût du relatif, par son scepticisme avait fini par avoir une sorte de foi dans sa puissance oratoire. Ses discours étaient toujours des triomphes et ses actes des échecs.

Il a tenu depuis un quart de siècle une grande place dans les affaires publiques par l’effet de sa personnalité et par ses dons d’orateur. Il a exercé sur le Parlement une longue attraction. Et, cependant, il a été un isolé, à la fois dans son temps, dans sa politique, dans son éloquence même. Ce fut sa force et ce fut le limite de son pouvoir. Il n’a approfondi aucune des principales doctrines de son époque et n’a senti le besoin d’aucune. Il a eu des admirateurs et des clients, mais il n’a pas eu de parti. Il n’a été comme orateur ni un tribun ni un légiste, et n’a ainsi appartenu à aucune des deux écoles oratoires les plus connues de notre pays. Hors de tout, il a pu s’associer à tout et, par moments, régner sur tout. Confiant dans la facilité, subtil, nonchalant et las, plus attentif et plus âpre qu’il n’en avait l’air, habile à ménager les sensibilités et à se concilier ses interlocuteurs, railleur, familier, aimant les anecdotes, il a connu dans le monde politique, avec une apparente bonhomie et une orgueilleuse conscience de ses moyens, une sorte de solitude en commun. Ces dispositions auraient pu faire de lui, dans un autre temps, un instrument précieux du pouvoir, s’il avait été soumis à l’autorité d’un maître. Mais dans notre régime, où il a été à lui-même son maître et sa croyance, il a été conduit peu à peu à une politique personnelle et à cette démesure que le destin interdit.

Surgi des milieux révolutionnaires, où il avait fait l’apprentissage des foules, soit pour les soulever, soit pour les apaiser, il découvrit, à quarante ans, les conditions du gouvernement. Il apparut comme un homme nouveau parce qu’il s’appliqua à paraître sans haine. À la France qui sortait de l’épreuve du combisme, il s’efforça de donner un répit. Il fut le ministre de l’apaisement et de l’ordre. Il mit ses soins à ce que la séparation, improvisée sans entente avec Rome et spoliatrice des biens de l’Eglise, ne fût pas, au moins, une cause de guerre civile. Il réprima énergiquement une grève de cheminots. Il s’inquiéta même des ambitions allemandes, qu’alors il discernait ; il prépara la loi de trois ans et fit voter les crédit indispensables à nos armements insuffisants. Ce fut sa meilleure époque. Nous avons depuis lors assez critiqué ses erreurs pour évoquer le souvenir des années où il paraissait capable de servir l’État.

La guerre le surprit. Il ne la croyait pas possible, par illusion et par méconnaissance des peuples voisins. Quand le conflit fut déchaîne, il crut possible de penser à la paix dans un

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moment où il convenait de penser d’abord à la victoire. Ses erreurs datent de là. Les projets de négociation Lancken ont révélé, dés cette époque, le secret de sa pensée. Par tempérament, il n’était pas capable des sursauts d’énergie, de la décision de la volonté farouchement patriotique d’un Clemenceau. Par sa formation, il n’était pas préparé à l’action diplomatique d’un Delcassé. Le savoir-faire qu’il avait manifesté à l’intérieur ne suffisait pas aux tâches du ministre des affaires étrangères. Après la guerre, il semble que, par l’effet d’une modification de sa pensée, il soit retourné à des vieilles chimères internationalistes de sa jeunesse et qu’il ait conçu la réorganisation du monde, comme une combinaison parlementaire, où les bonnes paroles, les concessions et les accommodements calment des faibles désirs. M. Briand rencontra le germanisme, qu’il ne connaissait pas. Sa politique nous a paru contraire à tous les enseignements de l’histoire et à toutes les leçons de l’expérience. Nous l’avons combattue d’autant plus vivement qu’elle exerçait plus de séduction sur un peuple naïf et généreux et qu’elle risquait davantage d’altérer dans notre pays le sens de la conservation nationale.

Aujourd’hui, c’est le moment des honneurs officiels, et ce n’est pas encore celui de l’histoire. Nous vivons à une époque où les conventions sont plus fortes que jadis, et où les auteurs d’éloges n’ont plus la liberté d’esprit qui anime les oraisons funèbres du grand siècle. Ce qui est le plus émouvant dans le spectacle de ces solennités, c’est la manifestation de ces sentiments d’espérance et de ces déceptions qui agitent l’humanité, toujours épuisé avec une noblesse candide et orgueilleuse d’un avenir meilleur, et oublieuse des dures lois de sa condition.

La Culture française vue par un Allemand, «Revue Française», 27 mars 1932,

(10), pp. 363-365

Dans un livre qu’il vient d’écrire sur la France, M. Ernest Robert Curtius a consacré à notre littérature un essai où l’on a loué l’impartialité de l’écrivain et son jugement pénétrant. Le livre lui-même risque de venir un peu tard. Ces démarches de l’étranger où trop aisément pouvaient se voir des raisons de nous flatter et de nous plaire, nous paraissent enfin suspectes. Nous nous attendions à des jugements sur nous, peut-être déplaisantes, peut-être injustes, mais soucieux d’être vrais ; nous avons dû convenir que ni le soin de la vérité, ni la passion des idées pures n’étaient entrés dans le débat. Des conclusions trop préoccupées d’un profit immédiat en révélaient le clair dessin. Il n’y avait pas moyen d’imaginer qu’elles pussent nous apporter jamais des lumières sur notre pays ou la façon dont d’autres pays le jugent. Elles pouvaient seulement nous apprendre à nous défier.

Le livre de M. Curtius nous ramène à des lieux où l’esprit retrouve ses droits et ses devoirs : si quelques confusions y apparaissent, elles ne viennent pas de la poursuite de profits politiques, elles ne mêlent point les intérêts aux idées. On le louera sans doute d’avoir montré beaucoup de sympathie à l’égard de la France. Nous n’en demandons pas tant. L’amitié des idées a manqué aux compatriotes de M. Curtius qui se sont mêlés de parler de nous beaucoup plus que l’amour des Français. Nous ne sommes pas en peine qu’on nous applique l’Amicus

Plato, sed magis amica veritas. M. Curtius s’y est tenu avec un courage prudent, qui lui

permet, à force de nuances et d’approximations, de donner à quelques-uns de ses jugements la pointe la plus aiguisée.

Les pages consacrées à la littérature française en contiennent beaucoup d’excellents : on n’imagine pas un étranger mieux informé de tout ce qui touche notre vie intellectuelle. Les moindres détails lui en sont familiers. Plusieurs essais sur des écrivains contemporains – notamment sur Proust – un autre sur l’idée de civilisation dans la conscience française, nous a montré la constance de sa curiosité et de son attention. Cette longue familiarité lui a permis d’avoir de notre littérature mieux qu’une connaissance livresque : assez souvent, il en retrouve le climat ; cela est visible dans plusieurs passages de son dernier livre qui reflètent les mouvements de la sensibilité la plus fine.

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