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Politique et morale

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INSTITUT UNIVERSITAIRE EUROPEEN, FLORENCE

E U I

WERNER MAIHOFER

JUIN 1983

X Conférence donnée à l'Université de Florence le 8 juin 1983.

BADIA FIESOLANA, SAN DOMENICO (FI)

© The Author(s). European University Institute. Digitised version produced by the EUI Library in 2020. Available Open Access on Cadmus, European University Institute Research Repository.

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ne peut être reproduite sans autorisation de l'auteur.

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ci Werner MAIHOFER

Imprimé en Italie en octobre 1983 Institut Universitaire Européen

Badia Fiesolana - 50016 San Domenico (FI)

Italie © The Author(s). European University Institute. version produced by the EUI Library in 2020. Available Open Access on Cadmus, European University Institute Research

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Introduction : La question du rapport entre politique et morale

Peu de questions, depuis les lointains débuts de la pensée philosophique et scientifique, ont inquiété l'homme autant que celle du rapport entre la politique et la morale.

Ceci est dû au fait plausible que tout l'édifice des doctrines morales risquerait de s'écrouler, s'il s'avérait que

les vertus, impératifs et valeurs de cette morale sont des normes pour les sujets, mais non pour les puissants, pour les petits, mais non pour les grands. En d'autres termes, pour employer les mots sans indulgence de Nietzsche, d'une morale pour les esclaves, mais non pour les maîtres de ce monde.

Aussi n'est-il pas surprenant que déjà les premiers philosophes de l'antiquité à avoir posé la question des vertus morales à observer dans les rapports entre les hommes et dans leur comportement mutuel - comme la sincérité, mais aussi la justice - les aient fait valoir comme étant également et pro­ prement à la base de l'action et de l'activité des hommes poli­ tiques à l'intérieur de la "polis". Et pourtant déjà surgit le doute au sujet de cette antique doctrine des vertus morales, et la question se pose de savoir ce qu'il en est vraiment chez celui qui agit sur le plan politique.

A ce propos déjà le sophiste Gorgias, observant la réalité quotidienne autour de lui, déclare qu'il n'y règne pas la justice mais le pouvoir, puisque c'est tout simplement "dans la nature des choses que le plus fort n'est pas freiné et limité par le plus faible, mais que le plus faible est dominé et guidé

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par le plus fort". Une expérience que Thrasymaque formulera plus tard de la façon suivante : "Les dieux ne font aucun cas de ce qui

est humain, sinon ils ne négligeraient pas le plus grand parmi les biens des hommes : la justice; car nous n'estimons pas que les hommes agissent de manière juste".

Ces paroles amères expriment non seulement la sobre observation que les hommes parlent certes beaucoup de justice, mais agissent, en réalité, rarement selon ses principes, mais

aussi la décevante expérience que vu "comment les hommes sont faits" et vu comment "les choses se passent en ce monde", non seulement "le juste doit beaucoup souffrir et s'impose diffi­ cilement dans la vie" (comme le dit déjà Hésiode) mais dans la vie politique le juste est, vis-à-vis de l'injuste, tout bonnement celui qui ne réussit pas, le vaincu. Ceci tout simple­ ment parce qu'en ce qui concerne l'action de l'homme, utilité

et justice ne sont pas des termes correspondants mais opposés.

Comme déjà le rhéteur Thrasymaque qui, résigné, définit donc la véritable, la seule "justice" qui se réalise dans ce

monde comme le "droit du plus fort", ainsi l'historien Thucydide, dans son Histoire de la guerre du Péloponnèse, arrive-t-il à la constatation que dans le monde c'est le plus fort qui s'impose au plus faible et que la "domination revient" au premier non grâce à sa justice mais à son pouvoir. Il en conclut que le principe de toute action politique "efficace selon les lois de ce monde" ne pourra jamais être la justice, mais ne pourra et ne devra être que l'utilité; donc non ce qui est juste selon les impératifs abstraits de la morale ou du droit (le dikaion), mais seulement ce qui s'impose selon les nécessités concrètes, à un endroit déterminé à un moment donné, par la "nature des choses", selon "la raison de la situation" : par l'utile (le sympheron).

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Depuis les premiers philosophes et historiens de l'antiquité jusqu'aux derniers philosophes et historiens des temps modernes, qui ont essayé d'aborder la question de "l'idée de la raison d'Etat" ou du "démon du pouvoir", il est question du même conflit et du même doute, à savoir si dans le rapport entre politique et morale, existe ce que Kant définit "1'accord de principe entre politique et morale" ou ce qu'il appelle, lui conférant le même caractère de principe, "l'opposition de la morale et de la politique" .

Est-ce que pour ce rapport entre la politique et la morale l'une ou l'autre définition est valable ou sont-elles

toutes les deux également valables d'une manière encore à éclaircir ? Mais que signifie ici la morale à l'égard de la politique ?

Les vertus, impératifs et valeurs de la morale, qui nous ont été transmis - dans la fusion médiévale des fondements moraux chrétiens et grecs chez St Augustin et St Thomas comme notions communes de morales dans l'action personnelle de chaque être humain, sont-ils également la norme qui s'applique à

l'action publique des hommes, à ce que nous appelons la poli­ tique ?

La réponse apodictique, nonobstant toutes les excep­ tions casuistiques imaginées au cours des siècles par les phi­ losophes et théologiens aux respectives fins du pouvoir, est, jusqu'à nos jours, en principe "oui". Néanmoins nos doutes, si cette belle apparence n'est pas le voile trompeur qui sert

à couvrir une réalité désastreuse dénoncée déjà si rigou­ reusement pendant la première période des lumières grecques, persistent.

Mais est-ce que c'est le même rapport entre politique et morale qui vaut en principe pour tous les systèmes politiques, aussi bien pour le système autocratique du pouvoir d'un seul, où tout dépend du comportement moral du "souverain", que pour

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le système démocratique du pouvoir majoritaire où c'est le compor­ tement moral des "représentants" de la majorité en question, qui importe ? Ceux-ci, en tant que "représentants" d'une majorité, ne se voient-ils pas déjà conférer une légitimité démocratique et donc morale ?

Pas du tout comme le "souverain" dans le règne d'un seul qui ne pouvait tirer sa légitimation morale que de la mora­ lité de sa propre action ou tout au plus de la légitimation religieuse, à laquelle il croyait, en tant que souverain par la grâce de Dieu ?

Est-ce la raison pour laquelle l'histoire de l'auto­ cratie se présente comme une effroyable histoire de l'immora­

lisme, qui ne peut que finir dans la démocratie, simplement parce que l'autocratie exercée dans cette dernière par les sujets

eux-mêmes trouve sa légitimité dans un tout autre rapport entre la politique et la morale ?

Autant cette réponse simple à notre question nous est-elle suggérée, également dans notre démocratie, dans les

fondements des lois et les discours du dimanche, qui s'autorisent de la morale, aussi peu les doutes fondamentaux ne veulent-ils s'estomper quant à la question de savoir si nous ne succombons pas, là aussi, à de fausses apparences tendues sur une réalité tout aussi mauvaise qui, étant donné le rapport difficile entre la politique et la morale dans un régime majoritaire, continue et aboutit, également dans une démocratie, à de nouveaux "désac­ cords entre la morale et la politique"?

I . Politique et morale dans le système de l'autocratie

La première réponse durable à toutes ces questions nous est donnée par Niccolo Machiavel. Ce que Machiavel, pro­ voquant l'épouvante terrible et salutaire de ses contemporains et des générations suivantes, perçoit dans son traité "Le Prince",

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comme lois cinétiques et lois intrinsèques du système poli­ tique de son époque et comme la véritable réalité de la poli­ tique et son véritable rapport avec la morale, et ce qu'il, dans ses "Discours", retrouve également dans les systèmes poli­ tiques du passé de l'antiquité grecque et romaine, méritent, encore aujourd'hui, non seulement la mémoire historique mais aussi l'étude de fond.

Car c'est pour ainsi dire le cas absolu - tel se présente le règne usurpé d'un seul qui révèle les lois qui commandent la mécanique politique de tout système autocratique dont le souverain est condamné à 1'autolégitimation de son règne dans l'Etat. En d'autres termes, le "souverain", dans un cas proche du type idéal par excellence, du règne d'un seul arrive au "pouvoir" sans la légitimation religieuse d'une tra­ dition monarchique, donc ni par hérédité ni par élection et

nullement par élévation écclésiastique à la dignité de souverain, mais obtient et défend ce pouvoir uniquement grâce à son omni­ potence et à son autorité souveraine. Il le perd, toutefois, lorsqu'il néglige les lois qui commandent ce jeu dont le succès est basé sur le recpect desdites lois, tombant ainsi malgré toute sa vertu, ou justement à cause d'elle, sous la roue de la For­ tune qui ne joue pas par hasard un si grand rôle dans l'image du monde de Machiavel et de la Renaissance tout entière.

Quelle sorte de réalité politique Machiavel a-t-il

sous les yeux tout au long de sa vie, tel le bouillon de culture dans une cornue. Par quelles lois de la politique cette réalité est-elle dominée, par quel rapport entre politique et morale est-elle déterminée ?

Les propos les plus importants pour notre thème se trouvent au chapitre XVIII du "Prince", chapitre qui d'ailleurs a fourni la principale cible à la mise à l'index de toutes les publications de Machiavel, poursuivie au siècle de la Contre- Réforme par l'ordre des Jésuites. Ironie de l'histoire

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aussi étrange que compréhensible : précisément la force religieuse, pour laquelle pour arriver à son but suprême tous les moyens étaient justifiés, déclare cet esprit poli­ tique d'un Machiavel expression du diable, et entreprend, en vain cependant, de le rayer de la mémoire du monde.

1. Des lois intrinsèques de la politique dans le système autocratique

Que dit au fond cette "oeuvre du diable" comme on décrétait cette "doctrine infâme" de Machiavel ?

"Combien il est louable à un prince de respecter ses promesses et de vivre avec intégrité, non dans les four­ beries, chacun le conçoit clairement. Cependant, l'histoire

de notre temps enseigne que seuls ont accompli de grandes choses les princes qui ont fait peu de cas de leur parole et su adroi­ tement endormir la cervelle des gens; en fin de compte ils ont triomphé des honnêtes et des loyaux".

Ceci ne signifie aucunement que Machiavel ait jugé la perfidie, le manque de parole, la fourberie et l'hypocrisie des qualités dignes de l'homme, des qualités positives; mais ils

les considérait en tout cas, les choses autour de lui étant ce qu'elles étaient à cette époque des. guerres de dynasties et des combats des Blancs et des Noirs dans et entre les villes de la renaissance italienne, comme éléments d'un comportement nette­ ment plus utile et plus avantageux sur le plan politique.

A cet égard il dit sans équivoque : "Sachez donc qu'il existe deux manières de combattre : l'une par les lois, l'autre par la force. L'une est propre aux hommes, l'autre appartient aux bêtes; mais comme très souvent la première ne suffit point, il faut recourir à la seconde... Tu seras renard pour connaître les pièges, et lion pour effrayer les loups".

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Ainsi Machiavel recommande-t-il au protagoniste politique de passer à la fourberie et à la cruauté animales partout où à l'aide desdits moyens humains - morale et droit - il ne peut pas régler un conflit comme il l'entend.

Il trouve la justification d'un tel comportement politique non seulement dans sa nécessité pour arriver aux objectifs fixés, par les moyens les plus adaptés à cet effet dans ce monde tel qu'il se présente, mais encore dans une méchanceté fondamentale qu'il constate chez les hommes tels qu'ils sont. Il dit à ce propos : "C'est pourquoi un seigneur avisé ne peut, ne doit respecter sa parole si ce respect se retourne contre lui et que les motifs de sa promesse soient éteints. Si les

hommes étaient tous gens de bien, mon précept serait condamnable; mais comme ce sont tous de tristes sires et qu'ils n'observeraient pas leurs propres promesses, tu n'as pas non plus à observer les tiennes. Et jamais un prince n'a manqué de raisons légitimes pour colorer son manque de foi...; et celui qui a su le mieux user du renard en a tiré les plus grands avantages !"

Ainsi c'est en fin de compte le succès seul qui - considéré sous un tel angle réaliste - est déterminant; et à ce propos il conclut de façon révélatrice : "Quand il s'agit de juger les actions des hommes, et spécialement des princes qui n'autorisent aucun tribunal d'appel, on ne considère pas les moyens, mais la fin. Qu'un prince choisisse donc celle-ci : la conquête et la préservation de son Etat. Ses moyens seront toujours tenus pour honorables et loués de chacun","car le vulgaire", poursuit-il, "est toujours pris par les apparences et les résultats. Or en ce monde tout (d'après Machiavel) n'est que vulgaire : la minorité ne compte point quand la majorité s'appuie sur des arguments qu'elle croit solides".

Ainsi ai-je esquissé brièvement l'analyse machiavelliste

des lois intrinsèques de la mécanique d'un système autocratique tel qu'il a vraiment existé et fonctionné jusqu'à un passé tout récent pour fonder et justifier l'action politique et la domi­ nation politique dans le cas absolu du règne usurpé d'un seul.

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2. Du rapport entre politique et morale dans un système auto­ cratique

L'élément proprement scandaleux a cependant été perçu depuis toujours, moins dans les lois cinétiques et les condi­ tions du succès d'un tel système autocratique relevées dans ce contexte -lois et conditions dont le contenu de réalité est indéniable,que cela plaise ou non - que dans le rapport entre

politique et morale, tire également de la réalité par Machiavel, rapport que celui qui utilise ces lois avec succès sur le plan politique, doit respecter. Car son argumentation continue en ces termes : "Tel seigneur des temps présents qu'il n'est pas bon de nommer (il s'agissait de Ferdinand le Catholique d'Espagne) n'a d'autres mots à la bouche que ceux de paix et de fidélité; mais en fait il se montre leur farouche ennemi. Et s'il avait agi autrement, l'une ou l'autre lui auraient plusieurs fois fait perdre son prestige ou ses Etats."

Pour Machiavel, dans son analyse de la réalité d'un système autocratique, un tel rapport entre politique et morale ne suscite pas l'indignation morale. Il constate simplement de façon réaliste que sans un tel rapport entre politique et morale, ou, si vous voulez, sans une politique de l'immoralisme, le

succès politique n'est pas possible. Ce qui ne veut pas dire que le bien n'ait pas de place dans une telle politique.

Machiavel recommande au contraire au prince de rester "dans le bien, si la chose est possible". Il exige même que le prince "semble... pitoyable, fidèle, humain, intègre, religieux". Mais : "Il n'est pas nécessaire à un prince de posséder toutes

les vertus énumérées plus haut; ce qu'il faut, c'est qu'il

paraisse les avoir" (nous appelons cela aujourd'hui "The image"). Et Machiavel ose même affirmer : "s'il les avait et les appli­ quait toujours, elles lui porteraient préjudice."

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Les vertus qui d'après les convictions courantes de la morale humaniste et chrétienne doivent pourtant déterminer toute action humaine, celle du politicien également, sont ici quali­ fiées tout bonnement de néfastes surtout lorsqu'elles se sont enracinées dans un comportement : un habitus de vertu morale; ce à quoi vise justement toute "l'Ethique à Nicomaque" d'Aristote.

Aussi doit-on comprendre (dit-il) qu'un prince, et spécialement "un prince nouveau... ne peut pratiquer toutes ces vertus qui rendent les hommes dignes de louanges, puisqu'il lui faut souvent, s'il veut garder son pouvoir, agir contre la foi, contre la charité, contre l'humanité, contre la religion."

Ce n'est pas seulement à son époque que tous les puis­ sants, menacés de perdre leur pouvoir, ont agi selon ce principe, aussi bien les maîtres séculiers que les maîtres ecclésiastiques de ce monde ! Et ils ont également suivi la recette politique que Machiavel n'a pas prônée, mais qu'il a tirée (comme déjà

Aristote à son époque ainsi que nous le verrons) du cemportement poli­ tique justement des politiciens à succès. Cette "morale de la politique" de son époque, sa "recette du succès", se lut comme suit : "Le prince doit donc soigneusement prendre garde que jamais ne lui sorte de la bouche un seul mot qui ne soit marqué des cinq qualités en question. A l'entendre, à le voir, qu'il

semble tout confit de pitié, de foi, d'intégrité, d'humanité, de religion. Et ce dernier principe est le plus nécessaire."

"En réalité, le magistrat est le gardien du juste, et, s'il est gardien du juste, il l'est aussi de l'égal", peut-on encore lire à ce propos dans "l'Ethique à Nicomaque" d'Aristote, bien que nous y trouvions déjà la réserve que les principes de

la justice distributive et commutative ne s'appliquent qu'entre "des individus libres et égaux dont la communauté de vie a pour but, de parvenir à une existence qui se suffise à elle-même"; par contre "entre gens qui ne sont ni libres ni égaux" il n'y a "pas de justice politique, mais seulement un certain type de justice, auquel on donne ce nom à cause de sa ressemblance avec la véritable justice".

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Et pourtant c'est justement Aristote qui, dans le cinquième livre de sa "Politique", nous a laissé une doctrine très controversée des causes et des changements des constitu­ tions dûs à la subversion et à la révolte. Aristote, passant en revue les systèmes d'Etat jusqu'à la tyrannie, ne se consacre pas tant à une critique suivant ce principe moral de la justice proportionnelle sous les conditions de la liberté et égalité des individus q u ' à (et ce n'est pas un hasard) une analyse des critères politiques selon lesquels le pouvoir, dans les différents systèmes d'Etat, s'obtient, se conserve ou bien se perd.

Ce qui est indiqué comme mode d'emploi pour réussir dans la création même d'une tyrannie, se retrouve, presque deux mille ans plus tard, quasi mot à mot dans les études tant diffamées de son prétendu contraire; car chez Aristote déjà on peut lire sur l'homme politique : "Quand il ne se soucierait d'aucune autre vertu, qu'au moins il soit civil, qu'il ait la politique de passer pour vertueux, et s'abstienne non seulement

lui-même de toute injure envers ses sujets, de quelque sexe

qu'ils soient, mais ne souffre qu'aucun de ses domestiques n'offense personne... Surtout, qu'il montre beaucoup de zèle pour la reli­ gion. On craint moins d'injustice de la part d'un prince qu'on croit religieux et qui paraît pénétré de la crainte des dieux, et

l'on est d'autant moins tenté de conspirer contre lui, qu'on lui présume l'assistance et la faveur du Ciel."

Comment alors s'étonner des écrits de Machiavel, si déjà chez le plus grand philosophe politique de l'antiquité

classique, auquel nous devons une doctrine morale de la justice, inégalée jusqu'ici, ce conflit apparaît clairement : les prota­ gonistes politiques qu'il met en scène agissent en réalité

d'après des critères politiques tout à fait différents,qui ne sont pas ceux de la justice, mais ceux de l'utilité et si,de plus au cours des

'siècles, voire des millénaires, le doute, qui déjà au siècle des lumières grec s'élève à l'encontre de l'identification classique (idéaliste) du juste avec l'utile (du dikaion avec le sympheron) chez Socrate et Platon, ne s'estompe pas.

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Cette correspondance entre les propos de Machiavel et ceux du grand Aristote n'a pas non plus empêché d'abord le futur Frédéric le Grand d'opposer au livre "Le Prince"

de Machiavel, un Antimachiavel ou Examen du Prince de Machiavel", édité et rédigé par Voltaire, par lequel il "ose", comme il le dit dans l'avant-propos, "prendre la défense de l'humanité contre ce monstre qui veut la détruire."

La façon dont le futur Frédéric II y "confond" le "précepteur des tyrans", qui a l'audace d'affirmer "que les princes peuvent abuser le monde par leur dissimulation", vaut la peine d'être rappelée. A l'affirmation de Machiavel il oppose, dans 1'Anti-Machiavel, la contre-affirmation désar­ mante : "Aussi les princes sont-ils exposés plus que tous les autres hommes aux raisonnements et aux jugements du monde. Ils sont comme les astres, contre lesquels un peuple d'astronomes a braqué ses secteurs à lunettes... En un mot : aussi peu que le soleil peut couvrir ses tâches, aussi peu les grands princes peuvent-ils cacher leurs vices et le fond de leur caractère, aux yeux de tant d'observateurs".

Et pourtant, dans sa critique de Machiavel, se trouve aussi cette réflexion qui frôle de très près ce que ce dernier dit vraiment, bien que Frédéric, du moins dans ses propos de

jeunesse, ne soit pas capable de descendre, des hauteurs enso­ leillées d'une conscience de légitimation héréditaire, dans les bas-fonds moraux d'une politique d'auto-affirmation et d'auto­ conservation du pouvoir, dont le succès n'est effectivement assuré que par la ruse et la force.

"Si l'on voulait prêter la probité et le bon sens aux pensées embrouillées de Machiavel (dit le grand Frédéric), voici à peu près comme on pourrait les tourner. Le monde est comme une partie de jeu, où il se trouve des joueurs honnêtes, mais aussi des fourbes qui trichent : pour qu'un Prince donc, qui doit jouer à cette partie, n'y soit pas trompé, il faut qu'il sache de quelle manière l'on triche au jeu, non pas pour qu'il pratique jamais de pareilles leçons, mais pour qu'il ne soit pas la dupe des autres."

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Mais de ce joueur honnête, le Prince, Frédéric déclare en même temps d'une manière assez stupéfiante, au- delà de toute moralité du bien et du mal : "Ainsi que les rois ont le pouvoir de faire du bien, lorsqu'ils en ont la volonté, de même dépend-il d'eux de faire du mal, lorsqu'ils

l'ont résolu" .

On ne pouvait guère s'exprimer de façon plus absolue que ne l'a fait ce roi éclairé qui, à la fin de sa vie, dans une évocation rétrospective de la politique dans la monarchie de son époque, a qualifié d'erreur son étude de jeunesse.

Mais toutes ces règles du jeu que Machiavel a tirées de l'identification de la mécanique politique d'un système auto­ cratique, c'est-à-dire du règne d'un seul, à propos des lois propres de la politique et du rapport entre politique et morale, toutes ces règles ne sont-elles pas, du moins pour la politique de nos jours, sans objet ? Le "désaccord entre morale et poli­ tique" relevé dans le système autocratique ne devient-il pas également du coup un fait historique ? Ou bien ces principes d'une politique comprise et menée comme pure sagesse politique, et la tension entre politique et morale, qui s'ensuit forcément, valent-ils également, quoique différemment, pour notre actuel

système démocratique du pouvoir majoritaire, voire pour tout système politique ?

Car la formule finale de Machiavel ne s'applique-t-elle pas à tout système de gouvernement ou à toute forme politique, à sa façon et selon les lois qui président à son installation : "Entre l'homme, tel qu'il est réellement, et l'homme, tel qu'il devrait vivre, existe une si grande différence que celui qui se soucierait seulement de ce qui devrait se passer et non de ce qui se passe, causerait sa perte plutôt que son maintien. Aussi un homme qui veut agir de façon purement morale parmi le grand nombre de ceux qui ne le font pas, doit-il forcément périr."

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A la réponse à cette question je voudrais maintenant me consacrer dans la deuxième partie de mon exposé.

I I . Politique et morale dans le système de la démocratie

La mécanique politique d 'un système démocratique du pouvoir majoritaire présente d'autres lois cinétiques et condi­ tions de succès que celles du règne dans un système autocratique.

D'un côté comme de l'autre nous rencontrons les formes pures de la tyrannie, que ce soit le règne de la terreur usurpé ou octroyé d'un seul ou bien celui d'une majorité, voire celui d'une minorité; nous en avons pour exemple le régime de la terreur de la révolution démocratique en France, où les majorités furent

le fait de conspirations, mais aussi de mouvements spontanés dirigés non seulement contre les ennemis de cette révolution,

mais, à la fin, également contre ceux qui, dans ses propres rangs, pensaient différemment. Dans les deux cas nous trouvons à côté des formes de la monarchie et de la démocratie sans restrictions, donc absolues, des formes de monarchie constitutionnelle et de démocratie constitutionnelle aussi, soumises à la garantie des droits fondamentaux, à la protection des minorités, à la sépara­ tion des pouvoirs et à l'application du droit à tout pouvoir de l'Etat.

Aussi différents que les systèmes gouvernementaux et les formes politiques respectives puissent donc être dans tel ou tel système de l'autocratie ou de la démocratie, il s'agit partout, sous le signe du règne d'un seul aussi bien que sous celui du système majoritaire, d'arriver au pouvoir et de le garder. Aussi, dans tous ces systèmes politiques, le protago­ niste qui vise à obtenir ou à défendre ce pouvoir, pour lui-

même ou pour une majorité, se voit-il confronté à la même question quels sont les moyens les plus appropriés pour arriver à ces

fins ? © The Author(s). European University Institute. Digitised version produced by the EUI Library in 2020. Available Open Access on Cadmus, European University Institute Research Repository.

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Toute politique est, sous cet angle, nanmée "doctrine de sagesse", "prudence politique", ou que sais-je encore; c'est une pratique alignée sur la réalité des différents systèmes, qui vise à choisir les moyens qui, d'après les lois cinétiques et les conditions de succès de cette réalité, sont les meilleurs.

Aussi est-ce partout la même question, bien que sous des formes et des signes différents, qui se pose : quelles

qualités et quels procédés font réussir ou échouer une politique d'après les lois intrinsèques des systèmes respectifs ?

Pour répondre à notre question de principe en ce qui concerne le rapport entre politique et morale dans le système de la démocratie, il faut de nouveau soulever, sous l'angle de

la politique, toutes les questions auxquelles déjà Aristote et Machiavel se sont consacrés en leur temps et monde respectifs : à quels procédés et qualités devons-nous nous attendre, d'après

les lois intrinsèques d'un tel système démocratique, lorsque le comportement des participants est dicté exclusivement par la sagesse et l'utilité ?

1. Des lois intrinsèques de la politique dans le système démo­ cratique

La mécanique politique d 'un système démocratique comme le nôtre, qui est conçue comme démocratie à la fois cons­ titutionnelle et parlementaire, présuppose, dans un parlement, des partis dont les députés sont désormais des professionnels et certaines qualités et façons d'agir conformes aux lois intrin­ sèques dudit système majoritaire, si l'on veut obtenir et con­ server siège et voix dans un groupe parlementaire et un parti. Comme nous l'avons vu, ces qualités, dans la réalité de l'auto­ cratie, selon l'avis commun du grand Aristote et de Machiavel qui fut dénigré pour cela, étaient la fourberie plutôt que la

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sincérité, la perfidie plutôt que la justice, la cruauté plutôt que la clémence, la trahison plutôt que la fidélité. Aussi les secondes qualités ont-elles été jugées et déclarées utiles tout au plus comme apparences, mais non comme forces intérieures des politiciens voulant arriver à l'autocratie et s'y maintenir avec succès.

En est-il tout à fait autrement pour obtenir et con­ server un pouvoir majoritaire dans le système de la démocratie ? Pouvons-nous donc compter chez les participants à cette course des partis aux majorités sur des qualités et des façons d'agir qui, comme la sincérité et la justice, sont déjà en tant que telles conformes a la morale ? Ou devons-nous, dans la politique d'une démocratie tout autant que dans l'autocratie, simplement nous attendre avant tout aux qualités et aux façons d'agir qui, d'après les lois intrinsèques d'un tel système politique, sont "perçues" et "considérées" comme étant les plus appropriées du point de vue de la sagesse et de l'utilité pour réaliser et con­ server des majorités, et cela déjà à la base, vis-à-vis de laquelle les députés dépendent pour leur élection et leur réélection : il en va ainsi, en règle générale, non seulement d'un mandat temporaire, mais de nos jours également de la carrière de ceux qui se sont voués au "métier politique" ?

Ce n'est pas étonnant si l'observation active de la réalité politique - aujourd'hui comme autrefois, bien que sous des formes atténuées et selon les procédés plus subtils d'une civilisation politique avancée - aboutit au fond aux mêmes carac­ téristiques : dans cette réalité ne règne pas la sincérité,

mais la distinction subtile de la vérité en vérités simples, vérités pures et vérités sincères (pour employer les paroles autant célèbres qu'ironiques d'une vérité politique triple d'Adenauer qui savait de quoi il parlait), mais aussi la

"perfidie" : die "Ruchlosigheit"; je reprends ici un mot uti­ lisé récemment, dans un grand discours funèbre au Parlement, par une personnalité aussi autoriséeque Willy Brandt, pour faire

front à la froideur de plus en plus grande d'une politique envahie et déshumanisée par les calculs et la raison de parti.

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Etant donné notre sujet je ne veux pas approfondir tous ces problèmes ici, mais poser simplement la question

suivante : Le principe du comportement ordinaire des politiciens dans une démocratie a-t-il quelque peu changé par rapport à

une époque et à un monde tel que l'absolutisme éclairé du temps de Kant, au sujet duquel ce dernier a réuni - dans son fameux essai "Sur l'opposition de la morale et de la politique" à l'appendice à son écrit "De la paix perpétuelle" - les "sophismes" qui,

selon lui, ont déterminé la politique pratique de son époque, politique basée exclusivement sur le raisonnement et l'utilité. La formulation latine de ces devises politiques n'empêche guère qu'il nous vienne à l'esprit non seulement tant d'exemples de notre propre expérience, mais aussi de véritables incarnations dont

les protagonistes ne sont parfois même pas conscients.

Fac et excusa, telle est la première de ces devises que Kant, dans son écrit sur la paix, prenant l'exemple des

relations étrangères, explicite par cette belle formule : "saisis l'occasion favorable de prendre arbitrairement possession,après 1'action la justification pourra se faire avec bien plus de facilité et d'élégance, et il sera bien plus aisé de pallier la violence... Cette hardiesse même annonce une sorte de conviction

intérieure de la légitimité de l'action, et le dieu du succès, bonus eventus, est ensuite le meilleur avocat."

Cette recette éprouvée de la politique du fait accompli préside aujourd'hui encore - dans les grandes choses comme dans

les petites - à l'action politique qui vise à faire perdre

l'avantage à l'adversaire mieux placé et à ne lui laisser qu'une possibilité de réaction. Sur ce plan, comme vous le remarquerez aisément, il existe de véritables maîtres, en politique intérieure comme en politique extérieure, qui ont l'art, dans le grand monde comme dans la vie de tous les jours, de mettre en lumière - de façon négative - la réaction de défense et non l'agression.

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Si fecisti nega. Quoi que tu aies fait, nie-le si l'action peut te porter préjudice.Ceci est resté non seulement la devise à la base des démentis qui font partie du rituel

douteux de la politique pratique même lorsque personne n'y croit, mais encore cette devise se prête-t-elle également,canne le démontre l'expé­ rience, à une efficace politique des déloyautés aux dépens des autres, politique qui, après coup, passe sur toutes les décla­ rations choquantes en les qualifiant de "malentendu". Elle se prête en outre à une politique, non moins "utile", des indis­ crétions bien visées, politique usuelle en tous lieux, mais toujours reniée, d'un ton de profonde conviction, par ceux qui la pratiquent et pour lesquels le rituel politique n'a pas de secrets.

Divide et impera, voici la troisième et plus que célèbre devise politique gnployée avec succès depuis toujours non seulement dans la grande politique, mais aussi dans celle des affaires

quotidiennes par tous ceux qui savent comment dresser l'un contre l'autre leurs concurrents politiques,ou cannent lâcher l'un sur l'autre leurs adversaires politiques. Selon ce modèle éprouvé, on arrive non seulement à réaliser une "balance of powers" entre Etats, qui augmente le propre avantage, mais on arrive également parmi les hommes à redresser un faible, qui de toute façon ne présente aucun danger, et à neutraliser un fort, lorsque ceci sert le propre intérêt.

Au même niveau que celui de la prudence et de l'utilité se trouvent encore d'autres devises politiques non moins éprouvées et efficaces qui, tout en étant connues depuis les temps les

plus reculés, n'ont acquis leur importance particulière que dans le pouvoir majoritaire, par exemple celle qui recommande de

"rester à couvert" (comme on dit dans le jargon politique d'au­ jourd'hui) tant qu'on ne sait pas de quel côté se trouvent les bataillons les plus forts (Ainsi, avec un peu de flair et de compé­ tence, peut-on au fond ne jamais perdre de bataille, c'est-à-dire un vote majoritaire dans la démocratie.

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Non moins efficace se révèle, dans l'expérience de tous les jours, la devise politique suivante : répartir par

prévoyance et par principe sur plusieurs têtes la responsabilité d'actions dont le succès n'est pas assuré. Cette recette permet également de vivre et de survivre avec succès : s'approprier

aussitôt toute réussite et imputer aux autres tout échec, contrairement au vieux proverbe juridique : "Qui boit le bon vin doit également boire le mauvais !" Hélas, qu'importent ces vérités juridiques !

On pourrait continuer encore .-longtemps à énumérer les devises politiques du passé et du présent qui plus que tout autre chose,déterminent la pratique de la politique, laquelle malheureusement sous-entend toujours également obtention et con­

servation d'une majorité, soit des représentants d'un organe, des membres d'un parti, soit même de sa clientèle qu'on appelle

la base.

Ainsi ce n'est, me semble-t-il, pas par hasard qu'on parle beaucoup de morale dans la politique puisque cela fait partie, aujourd'hui comme autrefois, de 1'"image" d'un poli­

ticien ; qu'en agissant politiquement, il agit toujours moralement - mais que la morale apparaît si rarement dans la réalité politique

que l'on peut, après des années encore, compter sur les doigts d'une main les fois où une décision a vraiment été prise sur la base de la morale et non des opportunités précitées.

Je n'entends pas déplorer ici cet état de choses, je le constate simplement. Notre question préliminaire quant au rapport entre politique et morale, qui, dans le système auto­

cratique, s'avère être un rapport de désaccord, ne perd cependant rien de son acuité dans le système démocratique. Comment arriver, après ce que je viens de dire, à un accord entre politique et

morale ? © The Author(s). European University Institute. version produced by the EUI Library in 2020. Available Open Access on Cadmus, European University Institute Research Repository.

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2. Du rapport entre politique et morale dans le système démocra­ tique

Si l'action moraliste de l'homme représente, par rapport à l'action commandée uniquement par l'intérêt propre, une action réfléchissant et réalisant également l'intérêt d'autrui, la

démocratie comme forme de gouvernement politique n'est rien d'autre que l'expression même d'une certaine morale politique. Que le pouvoir politique devrait être exercé par les représen­ tants de la majorité non selon leurs intérêts particuliers mais dans l'intérêt commun des gouvernés. C'est pourquoi toute poli­

tique dans une démocratie devrait s'orienter vers l'intérêt commun. Pas un "bonum commune"hors et au-delà des intérêts réels des hommes existants, mais l'"utilitas civicum" toute réelle et existentielle.

C'est sur cette maxime de morale politique que Jean- Jacques Rousseau dans son Discours sur l'Economie politique a fondé sa grande conception d'un gouvernement "légitime et popu­ laire" oü "règne entre le peuple et les chefs unité d'intérêt et de volonté". Où donc la politique est déterminée et contrôlée par l'intérêt commun qui s'exprime dans les lois.

Suivant cette maxime de morale politique,dans son Contrat social, Rousseau dira plus tard : "Si l'opposition des

intérêts particuliers a rendu nécessaire l'établissement des sociétés, c'est l'accord de ces mêmes intérêts qui l'a rendu possible. C'est ce qu'il y a de commun dans ces différents intérêts qui forment le bien social; et s'il n'y avait pas quelque point dans lequel tous les intérêts s'accordent, nulle société ne saurait exister. Or, c'est uniquement sur cet intérêt commun que la société doit être gouvernée."

Ce n'est donc pas une volonté générale métaphysique ou mystique qui règne dans une telle république, "res publica", mais la volonté réelle qui est l'expression de ces intérêts communs. Comme Rousseau l'a constaté lui-même : "on doit conce­ voir par là que ce qui généralise la volonté est moins le nombre des voix que l'intérêt commun qui les unit; car dans cette ins­ titution chacun se soumet nécessairement aux conditions qu'il

impose aux autres; accord admirable de l'intérêt et de la justice".

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Si la morale, d'après la règle d'or que l'on retrouve à la base de tout fondement éthique du droit et l'Etat, en

philosophie grecque comme en théologie chrétienne, est la garantie de la réciprocité dans tout comportement humain, ce n'est d'après Rousseau que grâce à la loi que nous pouvons réaliser cette

garantie dans le monde humain tel qu'il est. Or ce "serait une grande folie que d'espérer que ceux qui dans le fait sont les maîtres, préféreront un autre intérêt au leur".

C'est ce que Machiavel, d'après Rousseau, "a fait voir avec évidence" .Et c'est ce que Rousseai,suivant Machiavel, explique presque littéralement par les mêmes mots que nous avons cités de 1'Antimachiavel de Frédéric le Grand de Prusse : "Les meilleurs rois veulent pouvoir être méchants s'il leur plaît, sans cesser d'être les maîtres".

"En feignant de donner des leçons aux rois (dit donc Rousseau à propos de Machiavel) il en a donné de grandes aux peuples. Le Prince de Machiavel est le livre des républicains."

En suivant Machiavel dans son analyse réaliste de l'absolutisme d'un système autocratique, Rousseau tire toutes les conclusions contenues implicitement dans cette critique, pour sa propre conception politique d'un système autocratique ou républicain... Sa conclusion qui a marqué une époque et qu'il a tirée des "satyres de Machiavel" sur l'histoire précédente de l'état autocratique, pose que : toute politique dans l'état démocratique ne serait légitimée que par les lois autodéterminées des gouvernés à travers lesquelles ils se gouvernent eux-mêmes selon "l'intérêt commun qui les unit". C'est la réciprocité et même l'universalité des règles qui déterminent les actions des politiciens et le comportement des citoyens, qui réalisent ainsi une morale politique que d'autres systèmes politiques, où l'utilité et la justice restent séparées et contradictoires, n'ont pas

réussi à garantir. © The Author(s). European University Institute. version produced by the EUI Library in 2020. Available Open Access on Cadmus, European University Institute Research Repository.

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Si la justice n'est rien d'autre que le point d'accord de l'intérêt commun, la loi n'est rien d'autre que la garantie de la réciprocité et même de 1'’universalité de la justice comme règle d'action et de comportement dans une démocratie constitu­ tionnelle que Jean-Jacques Rousseau était le premier à concevoir "Sans doute (dit-il) il est une justice universelle émanée de la raison seule; mais cette justice, pour être admise entre nous, doit être réciproque. A considérer humainement les choses, faute de sanction naturelle, les lois de la justice sont vaines parmi

les hommes; elles ne font que le bien du méchant et le mai du juste, quand celui-ci les observe avec tout le monde sans que personne ne les observe avec lui. Il faut donc des conventions e des lois pour unir les droits aux devoirs et ramener la justice à son objet."

Mais comment arriver ê un accord entre politique et morale dans une démocratie sous des conditions et dans des

situations où il n'y a pas encore ou non plus, des lois et des règlementations qui décrivent e* prescrivent l'intérêt commun selon la volonté générale ?

La oremière tentative d'une réccnse à cette euestien du rapport entre morale et politique dans une démocratie, tenta- tive aboutissant à la fin à une conception tout à fait contraire et en même temps ne donnant que la conséquence implicite à celle de Machiavel, nous la trouvons chez Immanuel Kant dans le contex de son fondement philosophique d'une conception politique - part ce l'idée de liberté et d'égalité de Rousseau et de la Révolutio française - d'une société "bourgeoise" et "cosmopolite" :

"weltbürgerliche Gesellschaft" basée sur les "principes raison".

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tique d'une démocratie constitutionnelle, débuts qui méritent d'être tirés de l'oubli dans lequel ils sont tombés aujourd'hui. Dans les deux considérations d'importance capitale pour notre thème, contenues dans l'appendice à l'écrit "De la paix perpé­ tuelle", appendice intitulé "De l'accord que le concept trans­

cendantal du droit public établit entre la politique et la morale", Kant oppose à l'ancienne idée pragmatique de la politique -

développée uniquement à partir des règles de la prudence - en tant que "théorie des maximes" (c'est-à-dire règles) "indiquant les moyens les plus propres à assurer l'avantage personnel", une idée morale de la politique en tant que "pratique du droit" ,

selon ses mots, où s'exprime toute sa conception fondamentale de la place et du rôle de la politique dans une démocratie, nom que nous avons donné au système gouvernemental que lui appelle encore en son temps république.

Ce que Kant revendique pour la politique dans la cons­ titution politique d'un Etat de droit libre, constitution basée non seulement sur la "prudence" et 1'"utilité":"Klugheit" und "Nützlichkeit" ,mais aussi sur la raison : die Verumft, c ’est-à-dire le droit et la morale, n'est ni une politique des purs moralistes ni une politique des purs politiciens, mais une politique du politicien moraliste et respectueux de la loi qui interprète les "principes de la politique" de telle manière qu'ils peuvent en tout cas coexister avec "la morale et le droit".

Kant- pas plus que nous aujourd'hui- ne se fait aucune illusion sur le fait que la politique est toujours également déterminée par lesdites devises de tactique et de stratégie que nous avons rappelées à travers quelques exemples choisis. Mais à la différence d'un Etat caractérisé par le manque de liberté et l'inégalité, il revendique logiquement pour l'Etat constitu­ tionnel que nous appelons aujourd'hui la démocratie et qui est fondé sur la liberté et l'égalité de l'individu, que la politique doive parvenir - là où les citoyens exercent l'autogouvernement et l'auto-domination - à un autre degré de qualité.

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Ainsi donne-t-il comme principe d'une telle politique morale exigée pour la démocratie : "qu'un peuple ne doit se

constituer en Etat que d'après les idées juridiques de la liberté et de l'égalité, et ce principe ne se fonde pas sur la prudence, mais sur le devoir. Or les moralistes politiques ont beau raisonner

sur le mécanisme naturel d'une multitude d'hommes se réunissant en société,-lequel affaiblit ces principes et ruine ce dessein-, ils ont beau chercher à prouver leur dire par des exemples empruntés aux constitutions,mal organisées,des temps anciens et modernes (par exemple aux démocraties sans système représentatif), ils ne mé­

ritent pas d'être écoutés."

Le conflit entre les maximes de la politique et les principes de la légitimité continue donc à exister, pour lui aussi, comme "un aiguillon à la vertu" (comme il dit) . Mais quant au principe, il est évident pour lui comment, en cas de conflit politique dans une société de citoyens libres et égaux, le poli­ ticien doit décider qui, dans tous ses actes politiques, est tenu de représenter ces citoyens et rien d'autre.

Ainsi arrive-t-il enfin en cas de conflit entre la politique empirique et la politique morale, donc en ce qui con­ cerne le rapport entre politique et morale, à la conclusion de principe suivante : "La vraie politique ne peut... faire un pas sans avoir auparavant rendu hommage à la morale; et, si la po­ litique est par elle-même un art difficile, jointe à la morale, elle cesse d'être un art, car celle-ci tranche les noeuds que celle-là ne peut délier, aussitôt qu'elles ne sont plus d'accord."

Et il termine : "Les droits de 1'homme doivent être tenus pour sacrés, quelque grands sacrifices que cela puisse coûter au pouvoir qui gouverne. On ne saurait faire ici deux part égales et imaginer le moyen terme d'un droit soumis à des conditions pragmatiques (tenant le milieu entre le droit et

l'utilité); mais toute politique doit s'incliner devant le droit, et c'est ainsi seulement qu'elle peut espérer arriver, quoique

lentement, à un degré où elle brille d'un éclat durable."

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Mais comment arriver, non seulement de façon théorique mais aussi de façon pratique, à travers tous les désaccords

entre morale et politique décrits ici et que Kant n'a pas sou- estimés, comment donc arriver à un accord entre politique et morale aussi et surtout en cas de conflit entre motivations pragmatiques et motivations morales de la politique ?

CONCLUSION : De l'accord dans tous les désaccords entre politique et morale

Kant nous donne cette réponse : Appliquez le "principe de la publicité" selon lequel la divulgation la plus vaste possible de tous les actes politiques s 'impose dans toute démocratie en

tant que "plébiscite de tous les jours" (comme nous disons au­

jourd'hui). Ceci résulta pour Kant de ce qu'on appelle "la formule transcendantale du droit public" qui est à la base de tout ordre social libre et qu'il exprime ainsi : "Toutes les actions rela­ tives au droit d'autrui, dont la maxime n'est pas susceptible de publicité, sont injustes."

Nous dirions aujourd'hui : Tout acte, toute décision d'un politicien, dont la véritable motivation ne peut être divul­ guée ou rendue publique sous peine de provoquer la révolte du "public", du peuple qui est le suprême et l'unique souverain dans une démocratie, est "injuste".

Or, étant donné que, dans une véritable démocratie, les titulaires des fonctions de l'Etat doivent décider non ce qui correspond seulement à la volonté particulière d'un seul ou de quelques-uns, mais exclusivement ce qui correspond à la volonté générale ce qui veut donc dire à l'intérêt canmun, tout politicien dans une démocratie doit souffrir de voir analyser les motivations de son action politique non seulement au Par­ lement, mais également en public; et le cas échéant il peut être contraint à dévoiler cette action car ce n'est qu'ainsi que le public peut vérifier (selon les mots de Kant) si la

légitimité d'un acte politique s'accorde avec le droit du public. © The Author(s). European University Institute. version produced by the EUI Library in 2020. Available Open Access on Cadmus, European University Institute Research Repository.

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Si un politicien prend une mesure qu'il ne peut justifier vis-à-vis du public, il agit de façon non démocra­ tique, voire immorale et illégitime pour Kant. Puisque les motivations de toute politique en accord avec la morale et le

droit devraient non pas certes être dévoilées dans tous les cas, mais être telles qu'elles eussent pu l'être par avance sans rencontrer la désapprobation du public.

Aussi Kant considère-t-il pour ainsi dire comme le principe fondamental d'une morale politique et d'une politique moraliste dans une démocratie le fait que non seulement les réalités et les motivations à la base d'un acte politique

doivent être rendues publiques dans toute la mesure du /possible mais que le "politicien moraliste" - même lors d'actes poli­ tiques dont les motivations ne peuvent être rendues publiques ni à temps ni intégralement (par exemple pour des raisons de "prudence politique" comme l'exprime Kant) - s'assure, du moins en son for intérieur, aux yeux de sa propre conscience, de "l'approbation du public".

Un acte politique, qui en tant que tel doit craindre la "lumière de la publicité" ou dont les prémisses et les moti­ vations doivent être dissimulées parce qu'elles ne seraient jamais approuvées par le public, est donc, dans la démocratie, un acte immoral et, déjà pour Kant, un acte illégitime. Si, dans une démocratie, tout acte politique doit accepter le con­ trôle du public dont "l'approbation" seule lui confère en fin de compte la "légitimité", alors la publicité la plus vaste possible de tous les actes politiques devient la condition sine qua non de cette "approbation ou désapprobation" du public, puisque ce sont les intérêts exclusifs de ce public - et non d'éventuels intérêts privés ou ambitions particulières - que tout acte politique doit servir.

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C'est précisément une question qui se pose dans toute son acuité vis-à-vis de l'actuelle forme de démocratie que nous appelons la démocratie des partis. Apparemment cette démocratie - étant donné l'alignement prédominant de sa poli­ tique sur la carrière politique - si encore elle n'est pas entièrement réalisée par les nécessités de celle-là, tout au moins la propre "clientèle", les "délégués" de la base du propre parti ou simplement les intérêts du parti ou encore

la discipline du groupe parlementaire- risque de perdre de plus en plus une "base dans le public".

Si de nos jours on déplore la corruption des moeurs et on dénonce l'emprise des intérêts particuliers sur les décisions politiques, et si même au plus haut niveau de notre politique le "Right or wrong my party" a pris la fâcheuse

succession du "Right or wrong my country", si donc la politique dans une démocratie risque d'être dénaturée de nos jours par la "raison de parti" tout autant qu'autrefois par la "raison d'Etat", alors le moment d'une réflexion de fond me semble être venu. Non seulement parce que, apparemment, c'est dans cet état de choses que se trouve l'une des principales causes de ce que nous appelons aujourd'hui la lassitude envers l'Etat, de ce qui, en réalité, a moins à voir avec l'Etat lui-même

qu'avec la façon dont les partis usent de cet Etat, du Parlement qui, dans un tel Etat des partis, a généralement dégénéré en exécutif du gouvernement, toujours moins capable de remplir sa mission au sein de cet Etat, c'est-à-dire contrôler justement

cet exécutif : le gouvernement qui est de plus en plus soumis à la raison de parti (ou bien à la raison de coalition) et dégénère lui-même en exécutif des différentes résolutions de parti adoptées par des majorités réunies plus ou moins fortui­ tement lors des congrès des partis. Ce que, en dernier lieu, les jeunes ressentent comme le malaise de notre démocratie et qui provoque la plupart du temps leur détachement général de tous les partis établis, est lié selon moi à un "désaccord entre politique et morale", désaccord qui ne cesse de croître dans l'actuel Etat de partis et qui devrait nous amener à

repenser fondamentalement le rapport entre politique et morale ou entre politique empirique et politique moraliste.

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