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Fragments d’un voyage en France

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Academic year: 2021

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Fragments d’un voyage en France Fabio Vasarri

[START OF ABSTRACT]

In 1802, Chateaubriand plans a Voyage en France that will never be achieved. A few fragments of this project remain: a chapter of the Mémoires d’outre-tombe about a journey to the Midi in 1802, the French sections of the Voyage en Italie, a short stay in Auvergne in 1805 (Cinq jours à

Clermont), as well as some mentions of other trips. Tales of the Consulate and the Napoleonic Empire are mixed with the impressions of visits to the same places in the 1830s, producing

thematic echoes and historical depth. This article proposes an analysis of this galaxy of texts. In his sketches of provincial, feudal and Christian France, Chateaubriand often hides behind erudition and history to avoid the shock of post-revolutionary reality, but the present reappears: in his argument’s assumptions and his dysphoric gaze. A political impasse prevents Orleanist France from becoming the subject of a coherent work. (in French)

[END OF ABSTRACT/START OF ARTICLE]

Chateaubriand n’a jamais écrit de Voyage en France, mais une histoire de la France qui couronne ses Études historiques. C’est pourtant ce qu’il avait projeté, comme le montrent le témoignage de Ballanche relatant le passage de son ami à Lyon en octobre 1802 et une lettre de celui-ci à Fontanes du 6 novembre suivant (Correspondance, éd. D’Andlau et al., 173–74, 502). Le séjour dans cette ville fait partie d’un voyage dans le Midi qui a comme but l’examen des contrefaçons du Génie du christianisme. Le chapitre correspondant des Mémoires d’outre-tombe, le deuxième du livre XIV, se situe donc vers le début de la carrière littéraire de l’auteur à son retour d’émigration. C’est apparemment la trace principale du projet en question, mais la date de rédaction de ce chapitre, 1838, est bien postérieure. Qui plus est, dans la même année Chateaubriand vient d’effectuer un nouveau voyage dans le Midi, après lequel il se consacre à cette section. Il est par conséquent très difficile de reconnaître dans ces pages les vestiges du projet de 1802, époque du

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premier voyage aux mêmes endroits. On ne peut pas exclure à la rigueur que l’auteur se soit servi de notes de voyage prises autrefois, mais la technique est celle du palimpseste historique et existentiel formé d’époques différentes et superposées. La distance est grande entre l’optimisme relatif du Consulat et la dysphorie de la monarchie de Juillet, et c’est manifestement celle-ci qui l’emporte dans le texte définitif.

La rupture avec le despotisme napoléonien a été sans doute la cause décisive de l’abandon d’un ouvrage autonome sur les voyages de l’auteur en France. D’ailleurs, cet “ouvrage complet sur ce vaste empire,” dont il dit avoir “tous les plans et toutes les parties dans la tête,” aurait dû bénéficier du patronage de Lucien Bonaparte, comme le montre la lettre à Fontanes mentionnée plus haut. Le projet prévoyait un voyage de trois ans et un ouvrage illustré. Il est né vraisemblablement de discussions avec Ballanche, qui venait d’éreinter le Voyage dans les départements de la France de Joseph Lavallée, d’inspiration révolutionnaire. Cette nouvelle synthèse aurait comblé un vide dans la culture française (Correspondance, éd. D’Andlau et al., 173–74, 502).

Pour comprendre cet abandon, il faut compter aussi la prédilection de l’auteur pour l’ailleurs, qui accroît à ses yeux le prestige des voyages exotiques. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas un hasard si le texte relatant un court voyage en Auvergne de 1805, que l’on peut rattacher au projet de 1802, reste inédit jusqu’à sa parution discrète en 1827 dans les œuvres complètes de Ladvocat. Chateaubriand renonce à l’exploration d’un pays qu’il a désormais du mal à reconnaître comme le sien. La patrie géographique se dérobe et s’intériorise. Mieux vaut dès lors la chercher dans la profondeur temporelle des racines chrétiennes et féodales: ce sera le projet subséquent des Études historiques, qui sont plutôt un voyage dans le temps et dans les livres. Mais on sait que l’Analyse raisonnée de l’histoire de France est marquée à son tour par l’incomplétude, puisqu’elle ne correspond pas au projet initial de l’auteur et qu’elle comporte des sections fragmentaires et des résumés visant à combler les trous du texte.

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On dirait donc qu’un regard d’ensemble, un panorama de la France moderne est impossible pour Chateaubriand, à cause de son côté nostalgique. Pourtant, les occasions sont nombreuses de traverser le pays lors de ses multiples allers et retours: rapatriement de 1800, étapes françaises du premier voyage en Italie, séjours dans les Pyrénées ou à Dieppe, derniers voyages en Italie et à Prague. En excluant les lieux-vedettes de l’identité nationale pour l’auteur, la Bretagne et Paris, c’est cette constellation fragmentaire éparpillée dans les Mémoires d’outre-tombe et ailleurs qu’on voudrait analyser ici, pour montrer notamment la perception et la conception de la France post-révolutionnaire chez un sujet déplacé et attaché à un autre monde. Étant donné l’importance de la perspective historique et culturelle dans l’étude de ces aperçus de la France ancienne et moderne, la chronologie de rédaction des différents textes l’emportera, dans la mesure du possible, sur celle des événements racontés.

Tant le récit du voyage dans le Midi des Mémoires que la première lettre à Joubert du Voyage en Italie évoquent Lyon, où Chateaubriand se rend en 1802 puis 1803, pour gagner Rome. La lettre à Joubert, en particulier, est marquée par des allusions historiques et politiques: les ravages de la Révolution, le succès du Génie du christianisme, les couvents sur les collines à nouveau habités. Une note tardive de l’auteur confirme par ailleurs le soutien des Lyonnais à son égard lors d’un autre passage dans la ville, en 1826 (Œuvres 1426 n. B). Quant aux Mémoires, ils reprennent quelques images de la lettre, dont les couvents, mais en supprimant la mention de la Révolution. En revanche, Chateaubriand cite un extrait de son article sur la Législation primitive de Bonald, qu’il a écrit en descendant le Rhône vers Avignon, en 1802. Le fleuve devient une image du “torrent du siècle” qui entraîne les hommes, tandis que les montagnes et les tours en ruines avec leurs cloches représentent la France “gothique” qu’on traverse et qu’on oublie (Mémoires 1: 657– 59).

La référence au contexte historique et au rôle de l’apologiste devient plus claire au chapitre six du livre XIV, daté de 1838, qui contient le récit du voyage de Paris aux Alpes, vers l’Italie. Ici, Chateaubriand mentionne le renouvellement de la Fête-Dieu à Lyon et son propre rôle dans “le

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rétablissement des autels” (Mémoires 1: 677). Suit un abrégé très réduit de la première section du Voyage en Italie, concernant le parcours de Lyon au Mont-Cenis. Le récit publié en 1827 contenait un hommage au premier Consul que, bien entendu, les Mémoires ne reprennent pas: “Buonaparte” avait fait rétablir une inscription célébrant Charles-Emmanuel II de Savoie, que les révolutionnaires avaient supprimée (Œuvres 1428). En outre, le texte postérieur garde une notation royaliste et même il l’amplifie. Dans un village près du Mont-Cenis, Chateaubriand voit un aiglon captif et orphelin: “On me proposa de me le vendre, mais il mourut des mauvais traitements qu’on lui avait fait subir, avant que je le pusse délivrer. N’est-ce pas là le petit Louis XVII, son père et sa mère?” (Œuvres 1432). Et le mémorialiste d’ajouter: “Je me souvenais alors du pauvre Louis XVII; je pense aujourd’hui à Henri V: quelle rapidité de chute et de malheur!” (Mémoires 1: 679). Le fils du duc de Berry va donc allonger la lignée des prétendants hypothétiques au trône. Mais, au bonapartisme et à quelques nuances près, le traumatisme révolutionnaire domine ces textes différents en les recouvrant d’une tonalité sombre.

La technique de la mise à jour historique revient lors du récit d’un autre passage à Lyon, au retour de l’excursion au Mont-Blanc de 1805. Ce récit est inclus dans le livre XVII, qu’on peut dater de 1838–39. Chateaubriand rend visite à un ami de Ballanche, un certain Saget qui lui raconte les détails des fusillades de royalistes dans la région, pendant la Révolution. C’est l’occasion pour l’auteur de proposer une synthèse foudroyante des faits sanglants de l’histoire de la ville, avec, en amont, les martyres des premiers chrétiens et des protestants et, en aval, les insurrections ouvrières réprimées par Louis-Philippe à partir de 1831 (Mémoires 1: 779). On peut donc toujours établir un lien entre les différents régimes du monde nouveau.

Le voyage en Auvergne de 1805 montre déjà, dans sa forme même, l’abandon du projet d’ouvrage sur la France moderne. Après la mort du duc d’Enghien et la rupture avec l’Empereur, Chateaubriand tourne le dos à la réalité contemporaine pour se plonger dans l’histoire. Ainsi, ce récit d’un séjour de Cinq jours à Clermont devrait s’intituler plutôt Vingt siècles d’Auvergne, tant le précis historique et érudit prime sur l’actualité et même sur la description.

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Il est certain qu’au lendemain de la Révolution, pour réagir aux effets des guerres et du vandalisme, le récit de voyage se tourne vers le passé et tend à redevenir historique voire nostalgique, alors que les Lumières avaient mis l’accent sur les innovations et le progrès technique et scientifique.1 Dans ce cas précis, le choix même de la région est éloquent. Centrale au sens

géographique, l’Auvergne fonctionne comme le cœur de la vieille France, féodale et pieuse, écartée des grandes transformations sociales et politiques. Dans l’Abencérage, le représentant de la noblesse française en était originaire (Œuvres 1384 var. a), comme le sont quelques amis de l’auteur, tels que Montlosier et Pauline de Beaumont. Il est possible en outre que la romance “Le Montagnard émigré,” publiée à partir de 1806 puis insérée dans l’Abencérage, où elle est chantée par Lautrec, se réfère à une topographie auvergnate, mêlée de souvenirs bretons (Le Yaouanc). Ainsi, la rivière Dore rappelle le Mont-Dore, où Pauline de Beaumont a séjourné. Quoi qu’il en soit, le lien de ces lieux avec l’Ancien Régime ne fait pas de doutes.

Cinq Jours à Clermont (Auvergne) est daté du 2 au 6 août 1805, jours où l’auteur aurait séjourné avec sa femme dans la capitale de la région. Mais ce titre et ces dates relèvent d’une mystification évidente, puisqu’ils prétendent faire passer le texte pour ce que justement il n’est pas: un reportage en direct. Chateaubriand abuse de l'effet de réel, en prétextant une véritable présence, un hic et nunc tout à fait fictifs: “Me voici au berceau de Pascal et au tombeau de Massillon. Que de souvenirs! […] Sur cette colline de Gergoye, que j’aperçois au sud-est […]” (781). Une lettre à Joubert du 9 août 1805 montre qu’il faut déplacer la date d’arrivée au moins d’une semaine (Correspondance, éd. D’Andlau et al., 366–67). Ce qui compte encore plus, c’est que tout dans ce texte a été repensé, vérifié et complété a posteriori. La profondeur historique l’emporte sur l’horizon géographique et touristique. Dès les premières lignes, et pour les deux tiers du total, ce voyage n’est qu’une histoire de l’Auvergne, le passage en revue d’un palimpseste national touffu et significatif: de Vercingétorix à Pascal, de Sidoine Apollinaire et de L’Astrée à l’abbé Delille. Qui plus est, par le biais de sa liaison avec Pauline de Beaumont, qui vient de mourir et qui descendait de la lignée locale des Montmorin, Chateaubriand se lie symboliquement avec cette généalogie

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prestigieuse. Cela renforce la relation entre les plans historique et intime du texte. À l’intérieur du riche palimpseste auvergnat, la précision de l’incipit recoupe un arc temporel plus restreint qui correspond aux racines culturelles de l’auteur. De la naissance de Pascal à la mort de Massillon, évêque de Clermont, autrement dit entre 1623 et 1742, c’est tout une époque d’Ancien Régime qui se dessine rapidement, à l’abri des ferments et des signes avant-coureurs de la Révolution. D’ailleurs, Chateaubriand ne manque pas de rappeler plus loin que le tombeau de Massillon a été déplacé, “dans un temps où rien n’était à sa place, pas même la mort,” c’est-à-dire vers 1792 (Cinq Jours 798).

De même que Le Mont-Blanc prend une courte excursion comme prétexte pour un réquisitoire énergique contre la mode des Alpes, Cinq jours à Clermont finit par être quelque chose de différent par rapport aux promesses du paratexte: un précis érudit et subjectif qui rend compte d’un voyage à rebours dans la mémoire nationale et personnelle, et surtout dans la bibliothèque. Ce n’est qu’à la fin de sa longue exploration historique que Chateaubriand s’accorde un coup d’œil rapide et pénétrant sur la ville. Le discours glisse alors d’une manière imperceptible vers l'argument esthétique et idéologique qui compte le plus aux yeux du voyageur: la réfutation des qualités des montagnes (Rigoli, Guyot). Grâce à l'excursion au Puy-de-Dôme, le prétendu récit de voyage à Clermont devient une vraie répétition générale du pamphlet sur les Alpes, daté de fin août 1805. Le voyageur monte au Puy-de-Dôme “par pure affaire de conscience,” c’est-à-dire par souci d’empirisme dix-huitiémiste. De fait, c’est pour y trouver “ce à quoi [il s’était] attendu” (Cinq Jours 801). Les masses rocheuses dérobent l’air et la lumière, le panorama se détériore et les proportions démesurées des montagnes rapetissent par contraste tous les autres éléments du paysage.

Loin de rester confinée dans une dimension subjective, la polémique anti-alpine véhicule l’idéologie du catholicisme restauré contre la menace redoublée de Rousseau et des excès romantiques: au mythe rousseauiste de l’altitude purifiante, propice au recueillement et à la méditation, Chateaubriand oppose l’indépendance totale de la foi à l’égard de l’environnement.

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Tout va beaucoup mieux si l’on redescend vers la vallée, puisque les montagnes reprennent alors leur rôle esthétique principal, qui est de cadrer avec leurs contours redevenus harmonieux un décor de bois et de plaines. C’est là que réside la beauté de Clermont, suspendu entre le Puy-de-Dôme et la Limagne, entre des sommets et des dépressions qui se compensent avec une symétrie agréable à voir. Depuis l'observatoire privilégié de la place de Jaude, au coeur du centre de la patrie, Chateaubriand orchestre habilement la seule vraie description de paysage du voyage en Auvergne. Le cliché poétique du coucher de soleil se réactive grâce à un usage averti du trait et du chromatisme: “Les blés mûrs ressemblaient à une grève immense, d’un sable plus ou moins blond. L’ombre des nuages parsemait cette plage jaune de taches obscures, comme des couches de limon ou des bancs d’algues: vous eussiez cru voir le fond d’une mer dont les flots venaient de se retirer” (2008 799).

Dans la lumière flamboyante de ce couchant somptueux, les éléments du paysage entrent en communication et les images foisonnent. Domine la métaphore aquatique, fluviale et surtout marine, centrale dans l'imaginaire de l'auteur (Baudoin 362). Par le truchement d’une réminiscence de Sidoine Apollinaire,2 la Limagne devient une plage bretonne, et les paysans évoquent des

silhouettes familières de l'enfance de l’auteur. Mais au fond, l’enjeu de ce parallèle entre l’Auvergne et la Bretagne est d’ordre politique, puisque, comme on le lit dans l’explicit, “les provinces reculées ont gardé les anciens usages, tandis que les départements voisins de Paris ont perdu leurs vieilles mœurs: de là cette ressemblance entre certains villageois placés aux extrémités opposées de la France, et qui ont été défendus contre les nouveautés par leur indigence et leur solitude” (Cinq Jours 804). Se dessine ici une mythologie de la France profonde et de la province reculée et figée en tant que seule patrie possible.

Chateaubriand s’approprie le tableau et l’intériorise. On a relevé chez lui un penchant pour le petit et le détail, qui s’opposent à une grandeur négative car dévorante et mortifère (Richard 47– 49; voir aussi Antoine). Les images multiformes de la précarité font l’objet d’un investissement émotif et d’une identification. Au Puy-de-Dôme, Chateaubriand s’attarde sur la végétation sans

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décrire le sommet, qui en est comme annulé. Autrement dit, il neutralise et il retourne contre les montagnes leur action dévastatrice, qui efface les objets tout autour. Les plantes, les fleurs, les animaux ramenés au gros plan et surtout ranimés sont autant de reflets du véritable noyau du discours, le moi menacé sous l’Empire.

Il serait vain de chercher ici les détails réalistes sur la misère en Auvergne que l’on trouve chez d’autres voyageurs.3 L’actualité est tout à fait oblitérée, au profit du défilé des Gaulois et des

Valois. Même la place Jaude en arrive à perdre son nom, sous prétexte d’une notation effacée (Cinq jours 799; voir Le Huenen 23). Le référent précis se dérobe même dans la description du couchant, ce qui pourtant n’affecte pas pour l’essentiel sa signification.

Au livre XVII des Mémoires, au moment de relater ce séjour de l’été 1805, Chateaubriand déclare être repassé par Clermont en 1838, lors de son dernier voyage dans le Midi. Le mémorialiste fait une allusion très rapide aux transformations sociales qui ont eu lieu dans toute la France au cours de ces trente ans, mais en même temps il dit avoir été reçu chaleureusement dans la ville, comme jadis à Lyon, et apparemment pour les mêmes raisons religieuses et politiques. Ce qui peut nous frapper, c’est que cette renommée persistante paraît s’opposer victorieusement, avec un optimisme inattendu, à l’effet dévastateur du temps. De Cinq jours à Clermont, l’auteur ne garde qu’un résumé de l’explicit (Mémoires 1: 773), où domine l’image d’un enfant auvergnat cherchant fortune avec son coffret, image qui évoque une silhouette analogue, celle du petit mendiant savoyard que l’auteur décrit à Reims en 1825, lors du sacre de Charles X (Mémoires 2: 135). Autre preuve de l’analogie de fond, par delà leurs différences, des provinces françaises; il y a en même temps convergence de ces images vers le mémorialiste lui-même, qui se sent déplacé et mal apprécié par les Bourbons restaurés.

Le voyage de 1805 se termine par une visite de la Grande Chartreuse de Grenoble. Ce monument chrétien n’est pas une image de résurrection et de vie éternelle mais, au contraire, un désert et une ruine. L’auteur l’évoque au début du livre III, daté de 1817, en le comparant au château de Combourg (Mémoires 1: 197). La féodalité et l’église sont investies par le même souffle

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nihiliste, elles forment des paysages où dominent le silence, la solitude et la mort. La chartreuse est un désert hypertrophié et pandémique, qui envahit même la nature environnante.

La mention de cette visite revient à sa place dans la chronologie de la vie de l’auteur, au chapitre cinq du livre XVII. Lorsque Chateaubriand écrit ou révise ces pages, il est repassé près de la Chartreuse, à Voreppe, pendant son voyage de 1838. L’évocation du monastère est plus rapide mais aussi plus inscrite dans l’histoire. L’état d’abandon des lieux sous-entend le passage de la Révolution, et le triomphe nihiliste de la mort est dépassé par la puissance d’extermination napoléonienne, par le biais d’une allusion historique. Un ermite vient de mourir à la Chartreuse: “Nous vîmes la fosse étroite fraîchement recouverte: Napoléon, dans ce moment, en allait creuser une immense à Austerlitz” (Mémoires 1: 780). Le parallèle a donc l’effet d’atténuer le nihilisme métaphysique en lui donnant une forme plus contingente, et en déplaçant la dysphorie du ton sur le despotisme impérial. C’est sans doute pour cela que Chateaubriand termine son évocation par un exemple rare d’appel non pas des morts, mais des vivants: son épouse Céleste et son ami Ballanche, qui l’accompagnaient en 1805, vivent encore en 1838.

Dans l’ensemble, les années de la Restauration n’atténuent pas tout à fait, on le sait, le sentiment d’étrangeté de l’auteur vis-à-vis de son pays. Dans le récit du sacre de Charles X, l’exclusion du sujet est exprimée efficacement par la vision brouillée de la cathédrale de Reims, ancienne gloire de la France que des décorations cachent à la vue, la rendant factice et artificielle. Le paradoxe est que ce monument apparaît moins vrai aux yeux du sujet que sa reconstruction approximative, vue à Berlin lors d’une représentation de la Jeanne d’Arc de Schiller: “des machines d’opéra m’ont fait voir au bord de la Sprée ce que des machines d’opéra me cachent au bord de la Vesle” (Mémoires 2: 135; voir aussi 58). Ce cas d’un vécu imitant l’art, cet esthétisme malencontreux illustrent clairement le déficit patriotique qui va se radicaliser sous la monarchie de Juillet. La patrie au deuxième degré s’éloigne dans une dimension irréelle et théâtrale. La cause de ce “peu de réalité” remonte bien entendu au sacre de Napoléon de 1804, qui a brisé la tradition monarchique de cette cérémonie. Comme l’auteur ne manque pas de le souligner, certains assistants

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de la consécration sacrilège participent sans solution de continuité à la cérémonie légitimiste de 1825, laquelle sera “la représentation d’un sacre, non un sacre.”4 Le serviteur des Bourbons tourne

le dos à l’illustre monument, transformé en écurie pendant la Révolution, et va visiter “une ruine romaine,” se réfugiant comme de coutume dans l’Antiquité. Le Moyen Âge structurant l’identité nationale (Tucci) ne peut rien cette fois contre la fracture née de la Révolution puis de l’Empire.

La force des racines médiévales se manifeste plutôt, d’une manière éphémère, il est vrai, lors du récit du voyage dans les Pyrénées de 1829, situé vers le début du livre XXXI (Mémoires 2: 346–49) et écrit pour l’essentiel peu après. N’étaient sa brièveté et son caractère elliptique, ce voyage heureux pourrait contrebalancer les autres explorations de la France. L’euphorie inhabituelle du périple peut s’expliquer par la présence à son début d’Hortense Allart, par la rencontre à sa fin avec Léontine de Villeneuve et aussi par un certain optimisme politique (ambassade de Rome, issue du conclave). Toujours est-il que cette “suite de rêves” offre l’exemple quasiment isolé d’un voyage positif, gouverné par la fantaisie du moment (“je m’arrêtais quand je voulais”) et saturé par un palimpseste national solide et cohérent: le Moyen Âge, Montaigne, Molière. Montaigne, en particulier, est évoqué à propos des amours avec l’Occitanienne, mais il fonctionne aussi, d’une manière plus indirecte, comme une autorité cautionnant la liberté et les caprices du voyage amusant ou humoristique (Sangsue 272–74). Qui plus est, le Berry de George Sand évoque la patrie bretonne, selon le mécanisme analogique qu’on a évoqué et qui renforce l’identité nationale. On connaît la suite de ce court interlude, de la démission de l’ambassade de Rome à l’abandon de la carrière politique après les journées de Juillet.

Les sections des Mémoires rédigées dans les années 1830 comprennent les récits de plusieurs trajets de retours en France, qui expriment à quelques nuances près un sentiment d’étrangeté et de méconnaissance. C’est d’abord le retour par excellence, celui d’Angleterre en 1800, dont le récit au chapitre trois du livre XIII est bien plus tardif, datant de 1836. De Calais à Paris, Chateaubriand décrit rapidement un paysage de misère et de destruction, où se presse une foule déguenillée. Sur la route, très peu d’hommes et beaucoup de femmes aux allures d’esclaves

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labourant les champs. Les châteaux et les églises sont ravagés. C’est l’image attendue d’un monde renversé, qui exprime le point de vue de l’émigré. Mais, à une lecture attentive, ce texte est l’un des moins sombres sur le sujet, ou plutôt, il est axé sur le contraste du malheur et de la joie. Si les édifices sont abattus, les arbres restent debout (“je fus frappé de ces belles avenues itinéraires,” Mémoires 1: 614). À Paris, les cloches se taisent, mais aux Champs-Élysées on danse au son de la musique. La descente aux enfers à laquelle l’auteur s’attendait s’avère être plutôt un chemin de croix poussé jusqu’à son dénouement: “il me semblait être rentré le jour de l’immense douleur, le jour du Vendredi-Saint” (Mémoires 1: 615–16). Or, nous sommes un dimanche de mai, et le texte dit clairement la nécessité d’une régénération: “Cette nation, qui semblait au moment de se dissoudre, recommençait un monde, comme ces peuples sortant de la nuit de la barbarie et de la destruction au moyen âge” (614). Le vieux mémorialiste se tient ici à une distance respectueuse de l’époque racontée et de son moi plus jeune, avec ses projets littéraires et politiques et ses illusions.

Ces dernières sont tout à fait absentes des retours en France après deux missions à Prague, en 1833. Au livre XXXVIII, lors du premier de ces retours, près de Forbach, Chateaubriand décrit une faune grotesque d’êtres difformes, mêlée à des enfants et à des chiens (Mémoires 2: 800–04). Le texte illustre une poétique romantique de l’arabesque (terme-clé qui apparaît explicitement), teintée d’humour et d’un mélange shakespearien et pittoresque de légèreté et de gravité. En effet, si “la France ne s’est pas montrée à moi d’une manière brillante,” et si les estropiés et les vieilles ridées apparus à la frontière sont bien des symboles de la société dégradée de Juillet, le ton n’est pas celui, indigné, de la satire politique. Les arbres croissent ici aussi, et les fillettes ont une beauté attachante. Planent sur tout cela un certain sentiment de l’absurde et le relativisme du désenchantement.

Le deuxième retour, au livre XLI (Mémoires 2: 938–39), n’est pas descriptif, mais argumentatif: le mémorialiste met explicitement en cause la France comme patrie. À ce sujet, l’intitulé du chapitre sept a varié, du doute (“la France est-elle une patrie?” dans le manuscrit de 1845) à l’affirmation (“la France: elle est ma patrie” dans la copie notariale) et à la neutralité (“la

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France” dans le manuscrit de 1848). Le texte du chapitre réintroduit discrètement le scepticisme: “ai-je une patrie?” On retrouve ces hésitations dans la correspondance, où Chateaubriand se définit “Français jusque dans la moelle des os,” alors que la France reste bien “une patrie qui n’en est plus une pour moi”5. Les missions accomplies sur l’ordre de la duchesse de Berry n’ont eu aucun effet et

Chateaubriand va quitter pour de bon l’activité politique, en rentrant dans une France qu’il ne reconnaît pas, aux sens physique et politique du terme. Seul contrepoint positif, le retour a lieu lors de la Saint-François, et Chateaubriand consacre un développement à son patron, dont le nom même est d’ailleurs lié à celui de son pays (Mémoires 2: 340). Voilà la seule patrie possible, en 1833. Elle s’enracine comme toujours dans la chrétienté, mais, située dans l’altérité spatiale et temporelle (l’Italie médiévale), elle n’a pas d’autre rapport que spirituel avec la vie du mémorialiste, ici et maintenant.

Le voyage en France le plus étendu, on l’a dit, est celui de 1802 dans le Midi, renouvelé en partie en 1838; le périple plus ancien comprenait en effet des haltes à Nîmes, Montpellier, Bordeaux et Nantes. Le chapitre correspondant des Mémoires porte la deuxième de ces dates. Certains éléments, tels que les souvenirs américains, pourraient prouver que la rédaction est plus ancienne, mais le ton pessimiste paraît tardif. Il s’agirait donc plutôt de souvenirs de voyage, évoqués à distance (Wolfzettel). En tant que texte viatique, on observe une démarche analogue à celle qu’on a pu constater à propos des séjours en Auvergne et dans les Pyrénées. L’actualité est oblitérée, et les lieux ne sont pas à proprement parler “vus.” On a même pu évoquer une éclipse du référent (Le Huenen 21). À la place des réalités géographiques et culturelles, nous trouvons le palimpseste érudit habituel: Pétrarque (référence obligée du voyage à Avignon) et Alfieri, saint Louis, Montaigne ou Corneille. Une autre mention, celle de Chapelle et Bachaumont, sert peut-être de garantie pour ce récit hybride, le rattachant au genre périmé du voyage littéraire et galant (Sangsue 274–76).

Le texte est parsemé d’allusions aux ravages révolutionnaires, à Avignon (Mémoires 1: 662) ou à Bordeaux (“Toutes les villes que je voyais avaient l’air de belles femmes relevées d’une

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violente maladie et qui commencent à peine à respirer,” 668). Dans l’évocation de la Vendée, l’absence de chromatisme dramatise la résistance contre-révolutionnaire: dominent le blanc des ossements et le noir des ruines (669). Marseille évoque la Bretagne à travers sa cathédrale. Mais cette ville est aussi la seule qui suscite un refus explicite du présent: en y retournant en 1838, Chateaubriand ne se retrouve pas dans “les rues droites, longues et larges,” dans le port “encombré de vaisseaux,” dans une agglomération devenue “trop jeune” pour lui (663–64). Enfin, il existe peut-être un lien entre l’objectif du voyage de 1802, une revendication des droits d’auteur, et l’attitude du voyageur vis-à-vis des régions visitées. Le but économique se doublerait d’une tentative d’appropriation d’une certaine francité, en l’occurrence méridionale, donc assez lointaine des origines de l’auteur. Le résultat assez maigre sur le plan économique (659) va de pair avec l’échec du projet de livre sur la France. Vers 1839, celui-ci est remplacé, d’une manière très partielle mais significative et dans le sillage des Études historiques, par une autre virtualité, beaucoup plus circonscrite et passéiste: un mémoire sur Aigues-Mortes (665 n. 30), avec son toponyme éloquent, ses marécages et ses souvenirs de saint Louis.

Peu avant sa dernière visite du Midi, Chateaubriand a séjourné à Dieppe avec Juliette Récamier. C’est de là, en 1836 (en réalité 1835), qu’est daté le prologue du livre XIII, qui ouvre la carrière littéraire, puis politique de l’auteur. Avec une symétrie évidente, ce prologue répond à l’épilogue qui clôt l’épopée napoléonienne, le chapitre dix-sept, dernier du livre XXIV, écrit à Cannes lors du voyage de 1838 que nous venons d’évoquer. Ces textes remarquables ont en commun la confrontation du vieux et du nouveau monde, en partant de deux lieux opposés et complémentaires de la France selon l’axe Nord-Sud.

Dieppe revient dans plusieurs épisodes de la vie du mémorialiste6. Dans le chapitre en

question, la Fronde et la Révolution se confrontent à travers deux figures féminines, madame de Longueville, qui avait quitté cette ville pour partir en exil, et Marie-Caroline de Berry, qui s’y rendait pour des bains de mer sous la Restauration.7 La Fronde paraît un événement négligeable à

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après elle ni vieille, ni nouvelle société” (Mémoires 1: 611). Il n’est plus question ici d’une palingénésie nécessaire quoique douloureuse. Entretemps, deux matelots chantent “Le vieux caporal,” chanson bonapartiste de l’ami républicain de l’auteur, Béranger: ce “beau mensonge poétique […] nous a conduits où nous sommes” (610). Tout est ambigu dans ce texte, où le bien et le mal se confondent et la fuite du temps ne laisse pas entrevoir d’avenir. L’érosion n’épargne pas l’auteur. Quel rapport y a-t-il entre les “moi” différents qui sont passés au même endroit à des époques différentes? Plus aucun: “Dieppe est vide de moi-même” (611).

Chateaubriand avait publié une première version de ce texte, en particulier de l’épisode des deux cordiers, dans l’Essai sur la littérature anglaise de 1836. Dans cette première version, le ton est plus élogieux vis-à-vis du chansonnier et de l’“âme du peuple” qui lui assure un succès durable auprès du grand public. Avant “Le vieux caporal,” Chateaubriand cite une chanson plus classique de Béranger, “La bonne vieille,” qui reprend le thème immémorial de la fuite du temps, et il affirme que “des couplets tels que ceux-ci seront de toutes les Frances futures” (Essai 560–62). Dans le chapitre des Mémoires, revu en 1846, il n’est plus question des “Frances futures” et le contexte est celui d’une fin du monde. D’ailleurs, que signifient ces deux matelots qui, dans les deux versions du texte, marchent à reculons en déroulant leurs cordes? La société populaire issue de la Révolution n’avance pas plus que les princesses du sang. Tels des Parques inexorables, les cordiers “[ont] l’air de filer le dernier moment du vieux caporal,” mais ils “s’abîmeront” à leur tour (610–11).

L’intitulé de ce chapitre inclut le syntagme “deux sociétés,” qui revient à l’intérieur de l’autre, à la fin du livre XXIV (1260). Il s’agit cette fois d’opposer le christianisme à l’Empereur, qui, évadé de l’île d’Elbe, a débarqué à Cannes. Cet explicit majestueux se termine comme on sait par l’image poétique des Arabes rêveurs et oublieux d’eux-mêmes, qui signifie le renoncement à l’action et le fatalisme. Chateaubriand confronte donc l’arrivée du christianisme avec saint Honorat, débarqué aux îles de Lérins au Ve siècle, à la dernière entreprise de Napoléon: “Quatorze cents ans

après, Bonaparte vint terminer cette civilisation dans les lieux mêmes où le saint l’avait commencée” (1260). Le nihilisme paraît à nouveau dominer ici. Des deux “mondes” dont il est

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question, l’un est “éteint,” l’autre est “prêt à s’éteindre.” Entendons que si la monarchie légitime et chrétienne est morte, la France issue de la Révolution n’est pas viable non plus: nouvelle formulation du théorème de Dieppe. Le parallélisme des deux scènes renforce la comparaison de l’Ancien Régime et du monde nouveau: aux coups de canon de Dieppe, saluant l’arrivée sur la plage de la duchesse de Berry, répondent à Cannes le canon commémoratif de la révolution de Juillet, plus officiel, et l’énorme “bruit de Waterloo.” Les journées de Juillet sont “un de ces résultats de l’incursion de l’empereur, non sans doute prévu par lui” (1259). Napoléon débarque à Cannes en 1815, la duchesse à Marseille en 1832. La grandeur épique de l’entreprise impériale, avec sa débâcle retentissante, se dresse contre une tentative hasardeuse et dérisoire d’insurrection monarchique. L’échec des légitimistes est incontestable, alors que l’empreinte des pas du grand vaincu à Cannes n’est pas effacée par les vagues qui la recouvrent (1260). La solitude du mémorialiste et le silence de la nature ambiante forment le décor typique de cette scène d’apocalypse, que la conclusion des Mémoires va corriger en situant “l’avenir du monde” dans la foi chrétienne éclairée et modernisée.

Enfin, un autre séjour chargé d’implications historiques et politiques s’ajoute à ceux de Dieppe et de Cannes, dont les récits disposés d’une manière symétrique et stratégique encadrent la vie du mémorialiste dans la France napoléonienne. En octobre 1837, Chateaubriand séjourne à Chantilly pendant une douzaine de jours, pour réviser le Congrès de Vérone. Or, l’essentiel du livre XVI des Mémoires, consacré à la mort du duc d’Enghien, est daté de “Chantilly, novembre 1838.” Puisqu’il n’apparaît pas que Chateaubriand soit retourné dans cette ville en 1838, il s’agit soit d’une inadvertance quant à la date, soit d’une mystification quant au lieu (Mémoires 1: 600, 727 n.1).

Quoi qu’il en soit, il est clair que le mémorialiste a tenu à situer la scène de l’écriture de cette mort funeste dans le lieu natal du duc, propriété des Condé. Ainsi, le récit de l’événement qui entraîne la rupture de Chateaubriand avec Napoléon a pour cadre un symbole de la vieille France, dévasté par le vandalisme révolutionnaire. Non seulement le château a été ravagé, mais les jardins et la forêt sont abandonnés: ce sont les “ruines de Chantilly” (Mémoires 1: 727). La civilisation et

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la nature apparaissent donc vouées au même destin de mort. Un hêtre maladif vu pendant une promenade offre au mémorialiste une image de sa propre déchéance. À cette notation botanique répond, à la fin du livre, la description des restes du château (763). Les souvenirs de Bossuet et de la lignée des Condé construisent le palimpseste habituel de la gloire passée et perdue, avec le corollaire de la dégradation actuelle. En effet, le père du duc assassiné est mort en 1830 dans des circonstances suspectes, en léguant son patrimoine au duc d’Aumale, fils de Louis-Philippe (763 n. 5). Cette “fin de race” provoquée par le coup de main de l’Empereur va donc être mise à profit par le roi-citoyen, ce qui aggrave encore la désolation du tableau. Mais Chateaubriand évoque aussi la reine Blanche de Castille, mère de saint Louis, qui aurait résidé dans un château à Chantilly (726). Cette évocation n’est pas aussi négative que la précédente: suivant la tendance post-révolutionnaire à la rénovation des propriétés saccagées (652), cet édifice a été reconstruit en 1826 en style néo-gothique. Comme il compare son moi actuel à l’arbre mourant, l’auteur compare René, son moi plus jeune, au ruisseau de la Thève, qui débouche sur des étangs stériles sans mourir pour autant. Un dosage savant du positif et du négatif marque cette esquisse d’une jeunesse mélancolique et vitale à la fois. On retrouve la même ambiguïté dans la célèbre clôture de ce livre. La fleur solitaire qui va survivre lorsque le mémorialiste ne sera plus est une image de régénération qu’on ne peut que lier à l’activité littéraire.

De ce parcours accidenté dans les provinces de la patrie, il apparaît donc que Chateaubriand, voyageur en France, se dérobe à la description de la réalité contemporaine pour se réfugier dans l’histoire et dans l’érudition. Son imaginaire tend à privilégier de grands espaces vides et des ruines de monuments, qui lui permettent de mettre en place des synthèses foudroyantes et grandioses, chargées de valeurs symboliques, où le temps et l’espace sont soumis à des raccourcis vertigineux. Toutes ces mises en scène visionnaires (Dieppe, Chantilly, Cannes) disent la fracture révolutionnaire et l’impossibilité d’une palingénésie pour la France de Juillet.

Chateaubriand excelle donc dans la transfiguration symbolique de l’histoire. On ne peut pas en dire autant de ses ébauches viatiques sur l’Auvergne ou le Midi, où le refus de l’actualité n’est

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pas tout à fait compensé par un investissement symbolique. Ni reportages ni allégories du monde nouveau, ces fragments éparpillés n’arrivent pas à composer un tableau cohérent. Il convient de s’interroger, pour conclure, sur cette impasse manifeste. Elle dépend d’abord d’une précarité générique: le voyage en France a du mal à s’affirmer en tant que sous-genre reconnu, vis-à-vis des destinations classiques du Grand Tour européen (en particulier l’Italie). Au début du dix-neuvième siècle, et malgré l’exemple de Chapelle et Bachaumont avec leurs imitateurs, il reste assez marginal et mal défini. D’où l’indécision de ces textes entre le récit proprement dit et le précis historique et artistique. En outre, il semblerait que le côté novateur de Chateaubriand dans le genre viatique ait besoin d’une altérité culturelle (Amérique, Proche-Orient) pour se déployer. Le voyage en France marquerait précisément le point d’une convergence possible de l’ “instinct de la patrie” et de l’ “instinct voyageur” (Rosi 199–242), des pulsions d’enracinement et de fuite. Or, cette conciliation paraît impraticable à Chateaubriand, qui tend à dissocier les deux penchants.

D’autre part, Chateaubriand est tout à fait conscient de l’instabilité de la patrie. Dans sa lettre du 30 juin 1833 à la duchesse d’Angoulême, il souligne les changements introduits par les traités de Vienne dans la géographie de l’Europe. Il devient de plus en plus difficile d’aimer et de défendre ces patries “incertaine[s] et fugitive[s]” (Mémoires 2: 812). Il y a même, comme il le rappelle dans la conclusion des Mémoires, des pays qui ont disparu de la carte du monde, si bien qu’en comparant “deux globes terrestres, l’un du commencement, l’autre de la fin de ma vie, je ne les reconnais plus” (1027–28). Nous sommes loin de l’éloge du progrès scientifique et technique de 1827, par lequel il terminait sa préface du Voyage en Amérique. La précarité des frontières sur un globe méconnaissable et surtout, bien entendu, l’opposition idéologique et éthique à la monarchie bourgeoise l’empêchent désormais de cerner la France orléaniste. La nation n’est plus un réseau vivant de différences et d’analogies culturelles, mais une masse confuse et sans visage qui ne donne à lire que sa dissolution prochaine dans le monde uniformisé de demain.

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Ouvrages cités

Antoine, Philippe, éditeur. Chateaubriand et l'écriture des paysages. Minard, 2008. ---. “Paysages ordinaires.” Antoine, pp. 143–59.

Baudoin, Sébastien. Poétique du paysage dans les œuvres de Chateaubriand. Classiques Garnier, 2011.

Berchet, Jean-Claude. Chateaubriand ou les aléas du désir. Belin, 2012.

Bertrand, Gilles. “Aux sources du voyage romantique: le voyage patriotique dans la France des années 1760–1820.” Guyot et Massol, pp. 35–53.

Chateaubriand, François-René de. Cinq Jours à Clermont (Auvergne). Œuvres complètes, vols 6–7, édité par Philippe Antoine, Champion, 2008, pp. 781–804.

---. Correspondance générale. Édité par Béatrix d’Andlau et al., vol. 1, Gallimard, 1977. ---. Correspondance générale. Édité par Agnès Kettler, vol. 9, Gallimard, 2015.

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---. Mémoires d’outre-tombe. Édité par Jean-Claude Berchet, Le Livre de Poche-Classiques Garnier, “La Pochothèque,” 2003–04. 2 vols.

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1 Voir Goulemot et al. 1: xii et Bertrand.

2 Lettres, livre IV, lettre 21. Voir Goulemot et al. 1: 266–67.

3 Entre autres Pierre-Jean-Baptiste Legrand d’Aussy (Voyage dans la haute et basse Auvergne,

1788) et Arthur Young (Travels in France, 1792); voir Goulemot et al. 1: 844–48, 935.

4 Mémoires 2: 136. Sur la politique-spectacle voir Berchet 579–601.

5 Voir respectivement les lettres à madame Récamier du 11 juillet 1831 et à madame de Cottens du

27 décembre 1832 (Correspondance, éd. Kettler, 72, 216).

6 Mémoires 1: 152, 255 et 2: 366–67. Voir Clarac et Riberette.

7 En 1835, Victor Hugo et Jules Janin évoquent la duchesse de Berry à propos de Dieppe, le premier

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