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L'œuvre romanesque d'Ahmadou Kourouma entre figures paternelles et figures filiales

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Academic year: 2021

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Dipartimento di Filologia, Letteratura e Linguistica

Dottorato in Filologia Letteratura Linguistica

XXIX ciclo (A.A. 2013-14)

Tesi in Letterature francofone (settore L-LIN/03 – Letteratura francese)

L’œuvre romanesque d’Ahmadou Kourouma entre

figures paternelles et figures filiales

Tutor : Prof.ssa Barbara Sommovigo

Canditato : Alexandre Calvanese

Membri della commissione:

Prof. Xavier Garnier (Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3)

Prof.ssa Maria Chiara Gnocchi (Università di Bologna)

Prof.ssa Valeria Sperti (Università di Napoli Federico II)

Esame finale 11 gennaio 2018

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L’ŒUVRE ROMANESQUE D’AHMADOU KOUROUMA ENTRE FIGURES

PATERNELLES ET FIGURES FILIALES ... 1

INTRODUCTION ... 5

1. Pistes critiques, bases théoriques et méthodologiques. ... 5

2. Définition de choix stratégiques. ... 11

I.LES « PERES DE LA NATION » DANS LE ROMAN AFRICAIN FRANCOPHONE APRES 1968 ... 16

1. La métaphore familiale du pouvoir dans le contexte africain postcolonial. ... 16

2. Le Président de la Côte des Ébènes dans Les Soleils des indépendances. ... 27

3. Les pères de la nation dans les œuvres de Sembène Ousmane, Williams Sassine, Henri Lopes, Sony Labou Tansi, Aminata Sow Fall. ... 36

4. Les dictateurs d’En attendant le vote des bêtes sauvages. ... 61

II.AUX RACINES DE L’ANTAGONISME PERES-ENFANTS DANS L’ŒUVRE KOUROUMIENNE :LES SOLEILS DES INDEPENDANCES ... 81

1. Un protagoniste (et un point de vue) non conventionnel. ... 81

2. Stérilité comme négation de la fonction paternelle ? ... 93

3. Premier répertoire de figures filiales dans Les Soleils des indépendances .. 101

4. Deuxième répertoire de figures filiales dans Les Soleils des indépendances 118 5. Observations conclusives. ... 128

III.REPRISES ET VARIATIONS DANS MONNE, OUTRAGES ET DEFIS ... 131

1. « Les derniers feux d’un univers révolu ». ... 131

2. Quelques précisions préliminaires sur le dispositif narratif du roman. ... 135

3. L’inefficience cognitive de Djigui comme marque principale de son inadéquation paternelle. ... 140

4. À propos des figures filiales. ... 162

5. Encore sur l’ambivalence de l’œuvre et le rôle du « nous ». ... 168

IV.ENTRE ABSENCE ET RECHERCHE D’UNE FIGURE PATERNELLE :EN ATTENDANT LE VOTE DES BETES SAUVAGES ET ALLAH N’EST PAS OBLIGE ... 173

1. Reprise de modèles littéraires et persistances thématiques. ... 173

2. Le personnage de Maclédio dans En attendant le vote des bêtes sauvages. . 175

3. Le « schéma picaresque » et le « donsomana » comme stratégies pour raconter des parcours de filiation. ... 184

4. Dernières variations. ... 196

5. En guise de conclusion : le testament de Tchao. ... 202

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A Valerio e Alice, per il disordine.

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Introduction

1. Pistes critiques, bases théoriques et méthodologiques.

1.1 Dans un essai assez récent sur Allah n’est pas obligé (2000), Jean Ouédraogo

et Yves Dakouo mettaient en évidence une singulière correspondance entre les protagonistes du premier roman d’Ahmadou Kourouma, Les Soleils des

indépendances (1968), et les personnages de ce dernier roman publié par l’auteur de

son vivant :

D’un côté, des parents sans descendance, donc sans avenir, de l’autre des enfants sans ascendance, donc sans épaisseur historique et culturelle. Une analyse comparative plus approfondie autorise à interpréter l’absence d’enfants dans le premier roman comme une prémonition de l’incapacité des adultes de la modernité décadente à engendrer une descendance et à lui assurer sa liberté ; la double stérilité punitive du couple était donc justifiée au regard du traitement que subissent les enfants… dans Allah n’est pas obligé.1

L’originalité de cette lecture n’est pas tant dans le fait de mettre en relation la stérilité de Fama et la condition d’orphelin de Birahima respectivement avec le manque d’avenir d’une classe sociale destituée par la colonisation (l’ancienne aristocratie malinké dont Fama est l'un des derniers représentants) et avec le dépaysement d’une génération privée de repères de toutes sortes ; elle réside plutôt dans le fait de mettre ces deux phénomènes en relation de continuité à l’intérieur de l’œuvre, comme si les différents romans n’étaient que les divers volets d’un seul discours ; et contextuellement de faire abstraction de la condition d'individu stérile et de celle d’orphelin (donc, à la lettre, de quelqu’un qui n’a jamais été géniteur, et de quelqu’un qui n’est désormais plus le fils de personne) pour parler de « parents sans descendance » et d’« enfants sans ascendance ». Ce faisant – mais ce qui suit est

1 J. OUEDRAOGO et Y. DAKOUO, « Allah n’est pas obligé » d’Ahmadou Kourouma, Bienne, Infolio,

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déjà ma personnelle réélaboration opérée à travers la médiation de concepts théoriques que j’exposerai dans le paragraphe successif – Ouédraogo et Dakouo reliaient Fama et Salimata d’un côté, et Birahima de l’autre, à deux catégories ou

classes logiques plus amples – les pères et les enfants –, attribuant aux

caractéristiques des uns et des autres, et de toute évidence à un problème de relation entre les uns et les autres (les premiers étant vus comme « prémonition de l’incapacité des adultes de la modernité décadente à engendrer une descendance et à lui assurer sa liberté », les deuxièmes comme dépourvus d’« épaisseur historique et culturelle », donc des conditions pour se reconnaître dans les parents), la responsabilité d’une impasse historique ; pis encore, de la « remontée douloureuse vers l’enfance de l’Homme, l’enfance de l’Humanité, l’enfance du Monde »2, de la « régression infantile et anthropologique des sociétés actuelles »3 à laquelle on a l’impression d’assister au fil de ses romans. Bref, leur remarque me semblait inviter à reconsidérer l’œuvre kouroumienne comme étant parcourue par un fil rouge : la question du rapport entre générations et son articulation par rapport aux processus de transition historique (ou de transition manquée, ou inachevée, ou malheureuse) qui ont bouleversé l’Afrique pendant le XXe siècle.

D’autres critiques ont mis en valeur, de manière si l’on veut beaucoup plus définie, le fait que les héros kouroumiens soient les indicateurs de redondances thématiques qui traversent toute l’œuvre et qui peuvent interpeller aussi bien une tradition littéraire qu’une tradition socio-culturelle.

Je pense par exemple à Josias Semujanga, qui invite à lire l’œuvre de Kourouma comme « un tout cohérent, un univers romanesque propre à l’auteur, doté de ses corrélations intellectuelles et artistiques »4, et qui propose de considérer les héros de ses romans comme les avatars d’un même modèle : « Fama, Djigui, Koyaga et Birahima pourraient bien s’ajouter à la liste déjà longue des personnages rêveurs de l’histoire littéraire dans la mesure où leur dessein, comme le narrateur le dit, n’est pas tant la volonté de changer leur milieu que l’obstination à vivre le rêve de l’enfance : la vie de prince héritier et de roi pour Fama et Djigui, la vie de dictateur

2 Ibid., p. 43. 3 Id.

4 J. SEMUJANGA, « Des ruses du roman au sens de l’histoire dans l’œuvre de Kourouma », Études françaises, vol. 42, no 3, 2006, p. 12.

(7)

devenu le jouet de ses propres démons pour Koyaga et celle de Birahima, l’enfant-soldat à la fois victime et bourreau »5.

Mais je pense aussi à Ludovic Obiang qui, tout en se réclamant explicitement de la méthode structuraliste6, affirme que chez Kourouma la « structure abstraite et générale » de l’œuvre se confond avec l’identité socio-culturelle de l’auteur, et notamment avec le fait qu’il avait été élevé dans un milieu de chasseurs, et qu’il n’avait jamais cessé d’observer le monde à travers le prisme de cette éducation. La méthode structuraliste d’Obiang se mêlait ensuite avec une démarche de type psychocritique visant l’identification dans les textes « des marques récurrentes, sinon obsessionnelles de cette identité fondamentale »7. Ces prémisses étaient ensuite

développées dans une pluralité de pistes d’analyse, parmi lesquelles je rappellerai celle qui expliquait « l’omniprésence » de la figure du soldat dans l’œuvre de Kourouma par le fait qu’il constituerait « l’avatar moderne du chasseur dans la brousse des cités urbaines et les maquis des bidonvilles ». Plus précisément, « [d]e Fama à Birahima, en passant par Koyaga, le lien est établi entre la principauté antique, chevaleresque et légaliste, et le “pouvoir” militaire contemporain, grotesque et tyrannique. […] Mais on observe un durcissement progressif de la représentation, une métamorphose monstrueuse du “héros”, dont Birahima, l’enfant-soldat, est l’aboutissement – sinon le paroxysme… »8.

Cependant, tout en montrant qu’effectivement les protagonistes des romans étaient pour ainsi dire les catalyseurs d’invariants thématiques qui revenaient d’un bout à l’autre de l’œuvre, les modèles de référence indiqués étaient, à mon avis, trop déterminés pour pouvoir vraiment permettre des développements ultérieurs. En revanche, la dynamique d’opposition générationnelle à laquelle Ouédraogo et Dakouo me semblaient faire allusion m'apparaissait plus prometteuse dans la perspective d’une nouvelle interrogation de l’œuvre de Kourouma.

5 Ibid., p. 29. J’aurai l’occasion de revenir sur ces questions au fil de l’analyse des différents textes. 6 Ce qui signifie privilégier la « recherche de structures invariantes, de principes fixes qui régissent

les variations et les transformations possibles » qui ont lieu, au niveau des signifiants aussi bien que des signifiés, dans un texte littéraire, et donc considérer que « [c]e qui compte […], ce ne sont pas tant les détails, les particularités de tel ou tel roman, mais c’est ce qu’il possède en commun avec l’ensemble des romans de Kourouma » (L. E. OBIANG, « Entendre l’écriture comme une partie de chasse. Construction du roman et culture cynégétique chez Ahmadou Kourouma », Alternatives francophones, vol. 1, no 4, 2011, p. 117).

7 Ibid., p. 119. 8 Ibid., p. 120-121.

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1.2 Cette fois-ci je rappellerai un article publié en 2007 dans lequel Francesco

Orlando s’interrogeait sur les enjeux de l’activité du lecteur : « Dans l’efficacité d’un texte littéraire, et donc au moment de la lecture, de quelle manière et en quelle mesure est en jeu la formation continuelle de classes, définies par des fonctions propositionnelles plus amples que celles que le texte mobilise dans sa lettre ? »9. Orlando faisait ici référence à un principe de la théorie de Ignacio Matte Blanco, psychanalyste chilien qui dans les années soixante-dix proposa une redéfinition de l’inconscient freudien sur des bases logico-mathématiques10. Selon Matte Blanco, les lois de l’inconscient décrites par Freud11 définissent une modalité spécifique du fonctionnement psychique, que le psychanalyste chilien appelle logique symétrique. Cette logique, dominante dans la pensée inconsciente, ménage quotidiennement une cohabitation avec celle qui se manifeste dans la pensée consciente, que Matte Blanco définit logique asymétrique, et qui est conforme aux normes de la logique aristotélicienne, c’est-à-dire aux principes d’identité, de non contradiction et du tiers exclu. De son côté la logique symétrique est régie par deux règles fondamentales : le principe de généralisation et le principe de symétrie12. C’est surtout le premier qu'il

est nécessaire de rappeler ici en relation à la question de Francesco Orlando :

The system Ucs. treats an individual thing (person, objetc, concept) as if it were a member or element of a set or class which contains other members; it treats this class as a subclass of a more general class, and this more general class as a subclass or subset of a still more general class, and so on.13

9 F. ORLANDO, « Le unità di un testo letterario e le classi di Matte Blanco », dans A. Ginzburg et R.

Lombardi, L’emozione come esperienza infinita. Matte Blanco e la psicanalisi contemporanea, Milano, FrancoAngeli, 2007, p. 215, c’est moi qui traduis.

10 I. MATTE BLANCO, The Unconscious as Infinite Sets. An Essay in Bi-Logic, London, Duckworth &

C., 1973. Pour avoir un aperçu très synthétique de la pensée de Ignacio Matte Blanco, dont les œuvres n’ont jamais été traduites en français, voir G. GUERRA, « Musique, émotion, inconscient : logiques d’une perlaboration », Insistance, vol. 5, 2011, p. 105-113, disponible en ligne, URL :

https://www.cairn.info/revue-insistance-2011-1-page-105.htm, paragraphes 14-27 et en particulier le paragraphe 19.

11 Absence de contradiction entre motions pulsionnelles contraires ; condensation ; déplacement ;

absence de temps ; substitution de la réalité psychique à la réalité externe.

12 Dans chaque manifestation de l’activité mentale il sera ainsi possible de reconnaître la

prédominance de l’une ou de l’autre logique et des principes respectifs. Les niveaux les plus superficiels de la conscience seront ainsi les plus asymétriques, les niveaux les plus profonds de l’inconscient les plus symétriques.

13 « Le système inconscient traite une chose individuelle (personne, objet, concept) comme si c’était

un membre ou élément d’un ensemble ou classe contenant d’autres éléments ; il traite cette classe comme une sous-classe d’une classe plus générale et cette classe plus générale comme une sous-classe ou sous-ensemble d’une classe encore plus générale et ainsi de suite », I. MATTE BLANCO, The

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Ce principe s’applique souvent selon cette modalité :

In the choice of classes and of higher and higher classes the system Ucs. shows a preference for those propositional functions which in one aspect constitute increasing generality and in others keep particular characterstics of the individual thing from which they started.14

Ce qui est mis en lumière, dans cette formulation, c’est la coexistence dans l’être humain d’une tendance à universaliser (ou du moins à extrapoler de l’élément particulier des concepts de portée plus générale) et d’une tendance contraire à rester fidèle aux aspects qui individualisent un élément. Sur la base de ces quelques précisions, on peut dire que la question posée par Francesco Orlando invitait à considérer comment, lorsque nous lisons, nous restons toujours en équilibre entre la perception de données textuelles concrètes et la transfiguration de ces mêmes données en « classes logiques » plus amples (en deux mots : entre le particulier et l’universel), mettant ainsi en œuvre – mais sans en être nécessairement conscients – une opération d’expansion du sens15.

C’est par contre en relation à un corollaire du principe de symétrie16 – selon lequel « all members of a set or of a class are treated as identical to one another and Unconscious as Infinite Sets. An Essay in Bi-Logic, op. cit., p. 38, c’est moi qui traduis toutes les citations tirées de cette œuvre.

14 « Dans le choix des classes et de classes de plus en plus amples, le système inconscient préfère ces

fonctions propositionnelles qui, d’un côté, expriment une généralité croissante et, de l’autre, gardent certaines caractéristiques particulières de la chose individuelle de laquelle ils ont pris origine », Id. Les « fonctions propositionnelles » sont les énoncés qui définissent (et délimitent) les classes logiques. Le même ensemble ou classe peut être défini par des fonctions propositionnelles ayant une ampleur bien différente. Une mère qui nourrit ses enfants appartient à la classe des « mères qui nourrissent (matériellement) » ; un professeur qui enseigne appartient à la classe des « hommes qui nourrissent (spirituellement) » ; ces deux classes peuvent être considérées comme les sous-classes de la classe des « personnes qui nourrissent (matériellement et spirituellement) » (Ibid., p. 42).

15 C’est ce que faisait le critique italien en relation à la Sicile du Guépard de Tomasi di Lampedusa,

vue, dans le moment de transition vers l’annexion au royaume d’Italie, comme une périphérie ayant des caractéristiques bien déterminées mais en même temps représentative de la condition de toutes les périphéries du monde qui sont investies par un bouleversement historique provenant d’un centre (F. ORLANDO, L’intimità e la storia. Lettura del « Gattopardo », Torino, Einaudi, 1998, tr. fr. L’intimité

et l’histoire. Lecture du « Guépard », Paris, Classiques Garnier, 2015).

16 Le principe de symétrie affirme que « le système inconscient traite la relation inverse de toute

relation comme si elle était identique à la relation. En d’autres mots, il traite les relations asymétriques comme si elles étaient symétriques » (I. MATTE BLANCO, The Unconscious as Infinite Sets. An Essay

in Bi-Logic, op. cit., p. 38). Par exemple, si pour la logique asymétrique la relation inverse de « Jean est le père de Pierre » est « Pierre est le fils de Jean », pour la logique symétrique la relation inverse de « Jean est le père de Pierre » est « Pierre est le père de Jean ».

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to the whole set or class and are therefore interchangeable with respect […] to the propositional function which determines or defines the class »17 – qu’il faut considérer une deuxième opération inhérente à l’acte de lecture et d’interprétation d’un texte : c’est-à-dire, selon Orlando, l’idéale disposition, l’un à côté de l’autre, de passages qui peuvent parfois se trouver à des dizaines ou des centaines de pages de distance à condition qu’un élément invariant de quelque type, aussi bien formel que thématique, justifie cette juxtaposition, qui à son tour peut s’entendre comme préliminaire à une synthèse de ces constantes thématiques à l’intérieur de « classes » d’ordre plus général18.

17 « Tous les membres d’un ensemble ou d’une classe sont traités comme s’ils étaient identiques entre

eux et identiques à l’ensemble ou classe et donc interchangeables par rapport […] à la fonction propositionnelle qui détermine ou définit la classe », Ibid., p. 39.

18 F. ORLANDO, L’intimità e la storia. Lettura del « Gattopardo », op. cit., p. 40. Christian Rivoletti a

mis en évidence que cette conception de l’acte de la lecture dialogue de manière étonnante (compte tenu de la diversité des approches théoriques en question) avec la description qu’en fait Wolfgang Iser dans son livre L’acte de lecture (Der Akt des Lesens, 1976). Dans cette étude qui jette les bases d’une théorie de l’effet esthétique, Iser insiste longuement sur le fait que « dans le courant de la lecture » le lecteur oscille en permanence entre « des attentes et des souvenirs transformés » (respectivement de ce qu’il va lire et de ce qu’il a lu). L’« activité synthétique de lecture » opérée entre les différents lieux textuels traversés fait que le texte « se traduit en corrélat de conscience », c’est-à-dire qu’il s’installe dans la conscience du lecteur, et que ce dernier procède à la « formation de configurations cohérentes » du texte (W. ISER, L’acte de lecture. Théorie de l’effet esthétique [1976], Bruxelles, Pierre Mardaga, 1985, p. 172, 175 et 184). Rivoletti souligne que la différence substantielle entre les deux critiques est précisément dans le fait que pour Iser la cohérence dépend essentiellement du lecteur, tandis que pour Orlando (et je me situe de ce côté) c'est une prérogative du texte que le lecteur et en particulier le critique se donne pour tache de reconstruire. Je renvoie en tout cas à cet article qui contient nombre de développements intéressants sur ces enjeux théoriques : C. RIVOLETTI, « Costanti tematiche, funzioni del simbolico e identificazione emotiva. Riflessioni teoriche intorno a Francesco Orlando, “L’intimità e la storia” », Filologia antica e moderna, vol. 19, 1999, p. 143-182.

Je relèverai enfin que dans la bibliographie critique sur Kourouma il est possible de retrouver au moins un exemple majeur d’analyse pouvant illustrer, avec quelque précaution, ce genre de prémisses : je pense naturellement à Roger Chemain et à sa lecture des Soleils des indépendances inspirée de la psychocritique de Charles Mauron (L’imaginaire dans le roman africain, Paris, L’Harmattan, 1984, p. 32-84). À travers la recherche des traits répétitifs permanents, des réseaux de métaphores obsédantes, Chemain a mis en évidence que le premier roman de Kourouma est marqué en profondeur par une série de constantes ambivalentes qu’on peut résumer ainsi : d’un côté tout ce qui est pur et noble – parce que bien défini, unitaire, légitime, ordonné, stable – mais condamné à la stérilité, à la déchéance, à la mort (Fama, la dynastie des Doumbouya, le village de Togobala et toute l’ancienne société « féodale » d’avant les indépendances) ; et de l’autre tout ce qui est impur ou, pour reprendre une expression courante dans le roman, « bâtard » – parce que multiple, métamorphique, mélange de choses qui devraient rester distinctes, signe de prolifération désordonnée – mais pour cette même raison vital (la féminité de Salimata, la ville, le nouveau régime politique issu des indépendances, la société moderne en général).

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2. Définition de choix stratégiques.

2.1 Après avoir explicité les bases théoriques et méthodologiques sur lequelles

j’ai fondé mon travail, je peux revenir à l’étude de Ouédraogo et Dakouo et préciser que leur intuition me semblait absolument féconde dans sa manière d'opérer une expansion du sens (les « parents sans descendance » et les « enfants sans ascendance »), mais qu’il fallait encore définir des fonctions propositionnelles capables de représenter un point d’équilibre entre les caractéristiques spécifiques de chaque occurrence textuelle et un niveau de généralisation capable d’accueillir le plus grand nombre possible de ces occurrences19.

À ce propos, je dirai tout de suite que pour garantir un suffisant niveau de généralisation il était nécessaire de dépouiller les catégories de père et d’enfant de toute détermination biologique, et c’est d’ailleurs pour cette raison que le titre de cette thèse parle de figures paternelles et de figures filiales. Mais alors pourquoi ne pas employer des catégories comme adulte-enfant, ou vieux-jeune ? Pour une raison que cette définition du mot « enfant » contenue dans l’Inventaire des particularités

lexicales du français d’Afrique, l’un des quatre dictionnaires que le héros d’Allah n’est pas obligé compulse sans arrêt, explique très bien :

Enfant : personne, même adulte, qui, par son statut social, sa fonction ou sa place dans une hiérarchie, reste soumise à l’autorité d’une autre ou, du moins, lui doit un certain respect.20

Ce n’est pas un âge déterminé qui identifie un enfant dans le sens de fils (tandis que l’enfance et la jeunesse se définissent comme des âges avec des limites bien précises) ; tout au plus, comme nous le rappelle Kourouma lui-même, c’est la différence d’âge relative qui compte pour pouvoir parler de pères et d’enfants, la présence d’une hiérarchie d’ancienneté qui fait qu’« un homme de 80 ans appelle

19 Il aurait été difficile de considérer des personnages comme Djigui Keita, le roi de Soba protagoniste

de Monnè, outrages et défis, ou Koyaga, le personnage principal d’En attendant le vote des bêtes sauvages, comme des parents sans descendance, du moment qu’ils sont tous les deux des pères bien prolifiques : « [Djigui] n’avait pas seulement trop vécu, mais aussi trop connu, parlé, s’était trop marié, avait trop procréé » (Monnè, 412) ; « les enfants de Koyaga, légitimes ou bâtards […] sont au nombre de soixante-six » (Vote, 688). D’ailleurs, Djigui doit même souffrir d’être déposé par son fils Béma. L’excès de prolificité s’est par contre révélé le revers de la médaille de la stérilité à l’intérieur d’une des classes logiques que j’ai proposées.

20 Cité dans M. BORGOMANO, « Crise de l’enfance, crise de la société dans les romans d’Ahmadou

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enfant un autre de 75 », pour la bonne raison qu’« en Afrique on est toujours un enfant pour des personnes plus âgées que vous »21.

Si par l’emploi des catégories de père et d’enfant on prétend respecter strictement des barrières d’âge, on ne peut que constater, avec Madeleine Borgomano, « que dans les trois premiers romans de Kourouma, l’enfance n’apparaissait pas encore comme une question et les rares personnages d’enfants restaient dans un arrière-plan discret »22. Par contre si l’on se réfère à une dynamique de pouvoir entre deux personnes séparées par l’âge aussi bien que par d’autres facteurs hiérarchiques, l’on se rend compte que les premiers romans de Kourouma (et donc bien avant les enfants-soldats d’Allah n’est pas obligé) sont riches de figures filiales. De la même manière, si l'on revient à ce que j'affirmais plus haut, on peut constater le bien-fondé du choix de s’intéresser aux figures paternelles plutôt qu’aux pères biologiques. Justin Bisanswa affirme que l’enfance de l’auteur, « séparé de ses parents à l’âge de sept ans […], est à l’origine de bon nombre de thématiques de Kourouma. L’absence de tutelle parentale a certainement contribué à forger un imaginaire familial, si présent et déguisé dans les romans, nourri de la présence obsédante de la mère et de l’absence du père »23. Je ne veux pas entrer ici dans le

débat portant sur le rapport entre vie et œuvre ; je me limite à souligner que dans les romans de Kourouma les pères (les figures paternelles) ne sont pas nécessairement absents : parfois, souvent même, ils sont malheureusement présents.

Puisque je suis désormais entré dans le vif du sujet, je préciserai que bien avant l’entrée en scène des enfants-soldats, l’identité des figures filiales ne s’est presque jamais présentée en conformité à cette image stéréotypée de l’enfant que j’ai retranscrite ci-dessus (ou alors, quand elle l’était, la fidélité pouvait être connotée négativement)24, comme si effectivement Birahima et ses compagnons avaient été l’accomplissement d’un parcours commencé bien plus tôt , non avec Fama (comme le suggèrent Semujanga et Obiang), mais avec des figures filiales antagonistes de

21 Id. C’est donc à une image largement partagée dans la culture dont Kourouma se réclamait que la

définition de l’Inventaire fait référence.

22 Ibid., p. 125. Malgré cette différence d’approche, cet article m’a donné beaucoup de suggestions

pour ne pas dire d’indications stratégiques pour développer ma recherche.

23 J. K. BISANSWA, « Jeux de miroirs : Kourouma l’interprète ? », Présence Francophone, vol. 59,

2002, p. 11.

24 Justin Bisanswa a écrit, en relation à Allah n’est pas obligé, que « la question de tout le roman [est

de comprendre] comment distinguer dans le phénomène enfant-soldat entre la “part maudite” et ce qui relève d’une assomption émancipatrice de soi » « La transparence de l’énigme ou l’énigme de la transparence. Poétique du social dans Allah n’est pas obligé d’Ahmadou Kourouma », Dalhousie French Studies, vol. 90, 2010, p. 27).

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Fama. De manière spéculaire, l’identité des figures paternelles ne s’est jamais présentée en conformité à une image idéalisée de la paternité dont je parlerai de manière détaillée au début du premier chapitre, mais que je peux décrire en synthèse comme l’autorité censée protéger, nourrir et conduire la famille de manière responsable.

Ayant pris les figures paternelles comme point de départ et m'appuyant sur une série d'invariants thématiques, j’ai décidé de les définir non adéquates par rapport à

une image idéalisée de paternité ; voulant définir la classe des enfants en évitant de

répéter à la lettre la même fonction propositionnelle (ce qui, dans l'absolu, n’aurait pas été incorrect), j’ai plutôt mis en relief le fait que le texte invitait à considérer cette inadéquation (par rapport à une image idéalisée de l’enfance) comme un manque de ressources pour pouvoir se proposer en alternative aux pères : je parlerai donc d’enfants qui ne représentent pas une alternative aux pères. Cela dit, je voudrais reprendre l’annotation par laquelle Bisanswa affirmait que « [d]ans son entreprise, Kourouma reprend […] sur le mode fictionnel les questions que l’on se pose : qu’arrive-t-il dans une société quand les élites sont défaillantes au point de renoncer à leur rôle pilote ? Comment cette société supplée-t-elle à ce manque ? »25,

pour dire qu’à mon avis, à partir des définitions que j’ai proposées, ces mêmes questions peuvent être déclinées de manière à rendre compte plus pleinement de la tension qui anime l’œuvre de cet écrivain : si les pères ont échoué, si leur ordre n’ordonne plus rien, sur quelles bases avoir confiance dans la génération des enfants qui prendra la relève ?

Faire place à cette question à l’intérieur de l’œuvre de Kourouma signifie comprendre qu’à son intérieur le récit de la Grande Histoire, tout comme celui de la petite histoire, se déroule toujours selon une modalité (je ne saurais dire si pleinement consciente ou partiellement inconsciente, mais son existence me paraît incontestable) de reprises et de variations d’un même paradigme, de la même dynamique métahistorique d’antagonisme entre pères et enfants.

2.2 Il me reste à dire que l’analyse du corpus romanesque d’Ahmadou

Kourouma – dont j’ai considéré exclusivement les quatre romans publiés par l’auteur de son vivant : Les Soleils des indépendances (1968), Monnè, outrages et défis

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(1990), En attendant le vote des bêtes sauvages (1998) et Allah n’est pas obligé (2000) – a été conduite, avec la partielle exception du premier chapitre, selon l’ordre de publication des romans. Cette solution s’est finalement avérée la plus linéaire non seulement pour montrer le mouvement de reprises et de variations des constantes thématiques qui a lieu d’abord à l’intérieur de chaque roman, puis d’un roman à l’autre, donc en présence d’arrière-plans historiques toujours spécifiques26 ; mais aussi pour accompagner cette réflexion d’une analyse sur les solutions formelles adoptées par Kourouma dans chaque roman, en particulier en ce qui concerne les dispositifs narratifs (surtout des deux premiers romans) et la reprise de modèles littéraires de la tradition occidentale ou dérivant de la tradition orale(surtout dans les deux derniers romans).

Un dernier mot à propos du premier chapitre. Il représente, en particulier pour le développement du § 3, la trace d’une tentative, ou d’une ambition : celle d’élargir cette recherche autour des figures paternelles et des figures filiales à un corpus plus ample d’auteurs africains de langue française. J’avouerai que la tâche m’est tout de suite apparue disproportionnée par rapport à mes forces. Ferdinand Oyono, Mongo Beti, Henri Lopes, Williams Sassine : je ne cite que quatre auteurs parmi les plus connus dans les œuvres desquels des thèmes comme l’absence, la recherche, la présence funeste et parfois le rachat de la figure paternelle, ou de l’autre côté l’héroïsme ou l’émargination des figures filiales, occupent une place de premier plan27. Et cependant, ce type d’élargissement du corpus m’a paru possible dans le contexte bien délimité du premier chapitre, qui commence à établir un répertoire des

26 Présenter les romans de Kourouma comme les mêmes volets d’une même histoire pourrait avoir à

peu près la valeur d’une lapalissade. J’aurai recours à la synthèse de Jacques Chevrier pour rappeler que « [l]’ensemble de l’œuvre d’Ahmadou Kourouma s’appuie sur des éléments historiques précis, en relation soit avec la période coloniale (Monnè, outrages et défis), soit avec la période post-coloniale, et évoquant tour à tour l’accession à l’indépendance de la Côte d’Ivoire (Les Soleils des Indépendances), les tensions politiques qui traversent le continent africain pendant la période de la “Guerre froide” (En attendant le vote des bêtes sauvages), et enfin les luttes tribales qui ont […] mis à feu et à sang le Libéria et la Sierra Leone (Allah n’est pas obligé) » (J. CHEVRIER, « Ahmadou

Kourouma, interprète de l’histoire », Interculturel Francophonies, vol. 6, « Ahmadou Kourouma », 2004, p. 89).

27 On pourra lire à ce propos S. H. ARNOLD, Critical Perspectives on Mongo Beti, London, Lynne

Rienner Publishers, 1998 ; I. BAZIE, « Discours et aphonie des pères : figure du père dans le roman

africain francophone », Études françaises, vol. 52, no 1, 2016, p. 17-33 ; L. CORBIN, « Violent Fathers

and Runaway Sons: Colonial Relationships in Une vie de boy and Mission terminée », Studies in 20th & 21st Century Literature, vol. 27, no 2, 2003, p. 239-261 ; B. MONGO-MBOUSSA, « La transmission : pères et figures tutélaires », Notre Librairie, vol. 157, 2005, p. 50-57 ; P. BROWN, « L’enfant chez Henri Lopes : “Il n’y a pas d’orphelin en Afrique” », Mots pluriels, vol. 22, 2002 ; L. E. OBIANG,

« Sans père mais non sans espoir : la figure de l’orphelin dans la littérature francophone subsaharienne », Francofonia, vol. 11, 2002, p. 203-213 ; N. T. KORTENAAR, « Oedipus, Ogbanje, and the sons of independence », Research in African Literatures, vol. 38, no 2, 2007, p. 181–205.

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figures paternelles dans l’œuvre de Kourouma à partir des personnages des pères de

la nation. Les six romans que j’ai ajoutés à mon analyse ont été sélectionnés sur la

base d’un critère très strict – la présence de la métaphore paternelle en relation à un personnage de chef d’état – et dans le but exclusif de montrer, sur un arrière-plan de textes qui partageaient le même air de famille, une dynamique interne à l’œuvre de Kourouma ; en d’autres mots pour favoriser, par voie de médiation d’autres textes, une meilleure compréhension de cette dernière.

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I. Les « pères de la nation » dans le roman africain

francophone après 1968

1. La métaphore familiale du pouvoir dans le contexte africain postcolonial.

1.1 Si l’œuvre de Kourouma se prête, comme je l’ai soutenu dans l’introduction,

à une lecture thématique centrée autour des figures paternelles et des figures filiales, et si cette lecture est possible et surtout féconde à condition de considérer les notions de père et d’enfant non seulement au sens littéral (c’est-à-dire strictement biologique) mais comme des catégories logiques plus amples, je ne peux trouver de meilleur exemple pour inaugurer un répertoire de figures paternelles dans l’œuvre kouroumienne que celui offert par une série de personnages dont le statut de géniteur symbolique est explicité par une expression qui mobilise, et d’une manière on ne pourrait plus directe, le plan des relations familiales : il s’agit des « pères de la nation », c’est-à-dire de ces chefs d’état, aux allures dictatoriales, que l’on rencontre dans le premier et surtout dans le troisième roman de l’auteur ivoirien.

Du moment que je l’adopte comme paramètre de sélection d’une classe de personnages (les chefs d’état) qui à son tour s’inscrit dans une classe plus ample (les figures paternelles), une première mise au point se rend tout de suite nécessaire à propos de cette figure du discours, très répandue dans le langage de la communication politique de nombreuses nations africaines depuis les années soixante, date à laquelle une grande partie des anciennes colonies européennes en Afrique avait eu accès à l’indépendance. Dans sa manière de décrire le pouvoir à travers une comparaison implicite avec le plan des relations familiales, cette expression constitue une des possibles occurrences concrètes d’un réseau métaphorique dont le succès remonte bien loin dans le temps, et dont l’occurrence la plus connue, du moins pour la culture latine, est celle de Pater patriae, titre honorifique que les Romains attribuaient à des personnalités qui s’étaient distinguées

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par les services rendus à l’État, et qui à partir d’Auguste fut décerné aux empereurs. À partir de l’Antiquité, en effet, la notion de famille a été « régulièrement sollicitée par les idéologies les plus diverses [et] a gardé jusqu’à aujourd’hui, en tant qu’arme de légitimation ou de séduction, une place éminente quoique variable »1. Sans avoir la moindre prétention d’ébaucher ici, ne serait-ce que de manière sommaire, une histoire ou une morphologie de la métaphore familiale comme ressource conceptuelle et rhétorique au service de l’idéologie2, je me limiterai à rappeler que « dans le cadre de la modernité mondiale, imposée par la colonisation européenne et l’économie capitaliste »3, l’appellatif de « père de la nation » a souvent désigné un protagoniste de la lutte pour l’indépendance d’un pays colonisé, un leader reconnu ayant « fondé la nation comme communauté politique des [sic] personnes libres et égales en droits : Washington, Gandhi, Bourguiba »4. Le père de la nation est tel, donc, parce qu'il a contribué à sa naissance (et d'ailleurs l'idée de naissance est rappelée dans l'étymologie du mot nation, qui vient du verbe latin « nascor », naître). C’est à peu près dans ce même sens qu’en Afrique subsaharienne, au lendemain de la décolonisation, l’attribut de père de la nation est devenu de plus en plus commun pour définir des chefs politiques qui avaient joué un rôle de premier plan dans le processus de décolonisation de leur pays, tels que par exemple Félix Houphouët-

1 M. BORGETTO, « Métaphore de la famille et idéologies », dans Aa. Vv., Le droit non civil de la famille, Paris, Presses Universitaires de France, 1983, p. 2. Borgetto qualifie l’idéologie comme « tout ensemble plus ou moins cohérent d’idées et de représentations susceptible de persuader les esprits du bien-fondé d’un pouvoir ou d’un ordre social existant ou à instaurer » (Ibid., p. 1). Le « double intérêt » de cette définition, selon Borgetto, est d’un côté de dépasser le champ restreint du politique et de l’autre de focaliser l’attention sur les images, les mythes et les figures du discours qui servent de support aux concepts. Une ouverture qui convient parfaitement à une analyse de textes littéraires comme la présente.

2 Les études que je signale ci-dessous ne sont qu'un modeste (d’un point de vue quantitatif)

échantillon d'un panorama bibliographique beaucoup plus vaste qu'il serait impossible de rappeler ici dans sa totalité. Cependant, tout en traitant de contextes historiques, politiques et socio-culturels très distants (principalement, quoique non exclusivement, la France entre le XVIe et le XIXe siècle) de

celui qui est en cause ici, elles témoignent de l'extraordinaire versatilité de la métaphore familiale du pouvoir. En dehors de l'article de Borgetto cité dans la note précédente, on pourra mentionner J. MERRICK, « Fathers and kings: patriarchalism and absolutism in eighteenth-century French politics »,

Studies on Voltaire & the Eighteenth Century, vol. 308, 1993, p. 281-303 ; L. HUNT, The Family Romance of the French Revolution, Los Angeles, University of California Press, 1992 ; C. BRICE, « Métaphore familiale et monarchie constitutionnelle. L’incertaine figure du roi “père” (France et Italie au XIXe siècle) », dans G. Bertrand, C. Brice et G. Montègre (dir.), Fraternité. Pour une histoire du concept, Grenoble, 2012, p. 157-187 ; A. VERJUS, « Du patriarcalisme au paternalisme.

Les modèles familiaux de l’autorité politique dans les Républiques de France et d’Amérique », dans P. Serna, Républiques sœurs : le Directoire et la Révolution atlantique, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2009, p. 35-52 ; A. M. BANTI, La nazione del Risorgimento, Torino, Einaudi, 2000.

3 H. MEMEL-FOTE, « Des ancêtres fondateurs aux Pères de la nation. Introduction à une anthropologie

de la démocratie », Cahiers d’études africaines, vol. 31, no 123, 1991, p. 271.

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Boigny en Côte d’Ivoire, Patrice Lumumba en République Démocratique du Congo, Kwame Nkrumah au Ghana ou Jomo Kenyatta au Kenya. Cependant une analyse plus attentive du contexte africain contemporain montre qu’en réalité la métaphore paternelle5 a été souvent employée indépendamment des circonstances historiques liées à la lutte pour l’indépendance. Michael Schatzberg, qui s’est intéressé au rayonnement de cette métaphore dans huit pays africains qu’il a regroupés sous l’étiquette de middle Africa6, parle en effet d’une imagerie invasive (pervasive

imagery), au point que « [v]irtually all heads of state in middle Africa have wanted the press to view them as kind, loving, solicitous individuals who were the fathers of

their nation »7. Cette remarque met en lumière, me semble-t-il, un aspect

d’importance fondamentale que certains écrivains, et notamment Kourouma, avaient parfaitement saisi : dans le contexte africain postcolonial, l’appellatif de père de la nation représente de moins en moins le tribut qu’une collectivité (parfois la postérité) rend à une personnalité qui a marqué son histoire pour devenir principalement une des modalités préférées par les hommes africains au pouvoir pour représenter leur rôle de chef et leur rapport avec le peuple. L’expression « père de la nation » devient ainsi, pour reprendre le langage métaphorique de Borgetto, une pure arme de légitimation et de séduction, un instrument de propagande idéologique désancré d'un parcours historique de fondation.

Toutefois, on aurait tort d’expliquer l’extraordinaire diffusion de cette métaphore en époque postcoloniale simplement comme une manifestation, et en même temps une conséquence, du culte de la personnalité que beaucoup de leaders instaurèrent pendant leur souvent très longue permanence à la tête de l’état. Schatzberg a en fait

5 Au cours de mon analyse j’emploierai l’expression « métaphore paternelle » exclusivement en

relation à des formules qui évoquent la figure du père (« père de la nation », « père du peuple », etc.), tandis que j’emploierai l’expression « métaphore familiale » de manière plus générale en relation à tout emploi figuré de termes qui appartiennent au champ sémantique de la famille.

6 M. G. SCHATZBERG, Political Legitimacy in Middle Africa. Father, Family, Food, Bloomington,

Indiana University Press, 2001. Schatzberg a conduit son étude principalement à travers l’analyse de la presse écrite (journaux et hebdomadaires) publiée dans huit états africains : Sénégal, Côte d’Ivoire, Ghana, Nigéria, Cameroun, République Démocratique du Congo (Zaïre de 1972 à 1997), Tanzanie et Kenya. Il a aussi exploité d’autres sources primaires telles que les discours des chefs d’état, les manifestes des partis politiques, la littérature populaire, les œuvres des théologiens et des philosophes, les entretiens avec des personnes rencontrées sur le terrain (Ibid., p. 4 et 5). Mais il est intéressant de remarquer que sa recherche n’aurait peut-être pas eu lieu si l’auteur n’avait pas été frappé par une donnée que nous pouvons considérer un invariant rhétorique du langage de la communication publique : « While doing field research in Mobutu’s Zaïre, I noticed that local verbalizations of an ideal administrative role model, as well as a more generalized political discourse, often referred to a “bon père de famille [good father and family man]” as a model worth emulating in other political or social arenas » (Ibid., p. 2).

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observé que même ceux qui, pour des raisons idéologiques, refusèrent cette représentation de leur rôle8, ne renoncèrent pas intégralement aux ressources conceptuelles de la métaphore familiale qui, si d’un côté elle associe l’autorité à l’image du père, de l’autre décrit la nation comme une grande famille ou comme un enfant qui doit grandir9.

Le succès de ce réseau métaphorique, certifié entre autres par le fait que désormais son emploi n’est plus perçu comme un recours à une figure de style mais comme un usage tout à fait « naturel » du langage, serait dû en réalité à un ensemble de raisons que Schatzberg explique ainsi :

The imagery and language of father and family are pervasive in middle Africa because they strike a resonant and deeply embedded cultural chord. They form part of a culturally valid and most implicit comprehension of the limits of political legitimacy based on a complex and generally unarticulated moral matrix of legitimate governance derived from an idealized vision of patterns of authority and behaviour within the family. And because this imagery is so consistent across time and space, I would submit that the notions of “political fathers” and “political families” also form part of a discourse that has important consequences for an understanding of the cultural logic of political legitimacy. Moreover, this discourse and this language both reflect and contribute to the further consolidation of an implicit notion of what constitutes a legitimate form of governance. This is generally accomplished first through an idealization of the implicit model of the family and then through its extrapolation and projection to other spheres of life, including the political domain.10

C’est donc une vision idéalisée du modèle familial, et plus spécifiquement des paradigmes de l’autorité et du comportement à l’intérieur de la famille, qui influence la compréhension des limites de légitimité du pouvoir politique et, plus en général, de toute forme d’autorité. En d’autres termes, d’autant plus un pouvoir politique ou

8 Schatzberg cite l’exemple de Senghor au Sénégal et de Nyerere en Tanzanie (Ibid., p. 11 et 213).

D’ailleurs le fait que Senghor n’employât pas personnellement la métaphore paternelle n’empêcha pas que l’on parle de lui ou que l’on s’adresse à lui en tant que père de la nation, bien au contraire.

9 Par exemple, le rapprochement entre le développement économique d’un pays et la croissance d’un

enfant a été l’un des thèmes récurrents dans la rhétorique qui accompagna la construction des nouveaux états africains issus des indépendances, et constitue une des multiples variations de la métaphore familiale employée par le pouvoir. Senghor, dans son discours retransmis par la radio à l’occasion du dixième anniversaire de l’indépendance du Sénégal, compara son pays à un enfant qui doit être sevré pour sortir de l’âge de l’enfance économique (Ibid., p. 13).

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« un ordre social existant ou à instaurer »11 est capable de rappeler l’ordre familial, d’autant plus il sera perçu comme légitime et juste. C’est pour cette raison que le bon

père de famille devient le modèle de référence pour peindre l’image du chef de l’état.

Et c’est pour cette même raison que l’idéologie du pouvoir a cristallisé dans l’attribut de « père de la nation» l’idée que le chef de l’état d’une république africaine postcoloniale (autrefois et ailleurs c’était le roi d’une monarchie européenne) entretient avec les citoyens le même rapport qu’a un géniteur avec ses enfants : un bon père qui veille au bien-être et à la santé de sa famille.

1.2 Si dans le langage ordinaire l’enjeu et le pouvoir de conditionnement de cette

expression métaphorique reste enseveli, inaperçu, inconscient – et donc parfaitement fonctionnel aux propos de l’idéologie du pouvoir –, dans certains textes littéraires ce cliché a été mis en évidence avec le résultat de faire ressortir sa capacité mystificatrice, notamment en montrant la déconnexion entre l’image véhiculée par la figure rhétorique et l’identité véritable du personnage qu’elle désigne. Au lieu d’être conformes au modèle paternel idéalisé, les figures de pères de la nation qui se trouvent dans l’œuvre de certains écrivains africains francophones originaires de cette sous-région que Schatzberg a identifiée comme Middle Africa, se situent par leurs actions bien au-delà des limites de légitimité que la métaphore familiale est censée établir : elles n'incarnent pas son message idéologique, elles en montrent la tournure mensongère. L’insistance avec laquelle certaines œuvres relèvent cette contradiction entre le personnage tel qu’il est (défini par ses actions) et le personnage tel qu’il se présente – une contradiction, je le répète, qui avait indiscutablement une existence pré-littéraire dans le profil de nombreux présidents-dictateurs africains au pouvoir dans les années successives à l’indépendance, mais que la littérature s’est chargée de porter en pleine lumière, et donc de dire pour la première fois – a déjà été remarquée par Roxana Baudin dans son étude consacrée au roman africain contemporain après 1968 (date de parution, s’il est besoin de le rappeler, des Soleils

des indépendances) :

Dans l’esprit d’une tradition africaine récupérée, tout au long des romans qui portent sur la dictature, le personnage du chef affiche des attitudes de père protecteur alors que le récit lui attribue le rôle de l’ogre des contes de fée. Il y a cette affirmation de la

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paternité, principalement à travers le discours, qui va toujours avec la négation de celle-ci, notamment à travers les actions.12

Dans ce chapitre je me propose donc de vérifier cette fracture entre être et

manière de se représenter du père de la nation dans deux romans d’Ahmadou

Kourouma – à savoir Les Soleils des indépendances et En attendant le vote des bêtes

sauvages, ce dernier publié en 1998 – en passant par six autres romans de cinq

auteurs africains francophones que, pour l’instant, je rappelle en ordre rigoureusement chronologique de publication : La vie et demie (1979) du congolais13

Sony Labou Tansi ; Le jeune homme de sable (1979) du guinéen Williams Sassine ;

L’État honteux (1981) encore de Sony Labou Tansi ; Le dernier de l’Empire (1981)

du sénégalais Sembène Ousmane ; Le Pleurer-rire (1982) du congolais14 Henri Lopes ; L’ex-père de la nation (1987) de la sénégalaise Aminata Sow Fall15. Le choix de ce corpus s’explique par le fait que tous ces textes ont en commun un double invariant : rhétorique (ou formel) d’abord, car le personnage du chef est identifié par la métaphore paternelle du pouvoir16 ; et thématique, car ce personnage montre des caractéristiques qui le rendent non adéquat par rapport à l’image idéalisée du père impliquée par la métaphore. Sur cet invariant, chaque romancier a ensuite greffé ses stratégies narratives et ses variations, arrivant parfois à proposer des formes d’inadéquation bien différentes (ce qui rend intéressant de les repérer), mais la donnée essentielle, le dénominateur commun, restent les mêmes.

La fréquence avec laquelle on retrouve cette double constante ne me semble pas une coïncidence. Le simple rappel des dates de publication permet de constater que ces ouvrages ont paru dans un laps de temps de huit ans (entre 1979 et 1987) qui se situe parfaitement à mi-chemin de l’intervalle de trente ans qui sépare Les Soleils du

Vote. Sans prétendre ni vouloir nécessairement établir des rapports précis de filiation

12 R. BAUDIN, Une lecture du roman africain contemporain depuis 1968. Du pouvoir dictatorial au mal moral, Paris, L’Harmattan, « Palinure », 2013, p. 92.

13 De la République Démocratique du Congo.

14 De la République du Congo, quoique né à Kinshasa, capitale de la voisine République

Démocratique du Congo, quand celle-ci s’appelait encore Léopoldville.

15 Parmi tous ces écrivains, seul Williams Sassine n’est pas originaire d’un des huit pays considérés

par Schatzberg. Mais si le texte justifie abondamment par son contenu sa présence à l’intérieur de ce corpus, on peut toutefois rappeler en marge que la Guinée a bien eu son père de la nation dans la figure d'Ahmed Sékou Touré (voir H. MEMEL-FOTE, « Des ancêtres fondateurs aux Pères de la nation. Introduction à une anthropologie de la démocratie », op. cit., p. 271, 274).

16 Selon les textes, la présence de la métaphore paternelle peut varier de manière très importante d'un

point de vue banalement quantitatif, mais la fréquence n'est pas un paramètre fondamental pour apprécier le rôle qu'elle joue dans la caractérisation du personnage.

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textuelle, il est néanmoins possible de reconnaître dans ces romans un même air de

famille, qui d'ailleurs dépasse largement le sujet qui m'intéresse ici17. Le temps écoulé entre 1968 et 1979 est suffisant pour admettre que Les Soleils (qui à partir de sa réédition chez Seuil en 1970 alla à la rencontre d’un succès vraiment retentissant) fut un texte largement connu par les autres auteurs de mon corpus. Il n’est donc pas du tout improbable que le romancier ivoirien ait comme donné le ton, avec son premier roman, à une tradition romanesque de représentation de cette figure paternelle symbolique qu'est le chef de l’état (d’une nation africaine devenue récemment indépendante). De manière analogue, le temps écoulé entre 1987 et 1998 est suffisant pour imaginer que les « guides » et les « pères de la nation » d’un Sony Labou Tansi ou d’un Henri Lopes aient pu influencer – reste toujours à savoir jusqu’à quel niveau de conscience, mais ce degré d’indétermination n’est point une bonne raison pour s’astreindre de comparer les textes – la représentation des figures dictatoriales d’En attendant le vote des bêtes sauvages, publié trente ans après Les

Soleils. Mais, je le répète, il ne s'agit pas d'établir une généalogie littéraire, ni de

vouloir s'adonner à un jeu un peu gratuit et stérile de reconnaissance d'échos intertextuels, ni, à proprement parler, de vouloir décrire les dynamiques d’un champ littéraire (le roman africain) à un moment donné de son évolution (l’après indépendances)18. L'intérêt d'identifier et de décrire une tradition de représentation de la figure du chef de l'état en tant que père de la nation – tradition qui influence et en même temps est influencée par les textes qui la composent – est uniquement motivé, dans le cadre limité de cette étude, par la mise en valeur d'éléments utiles à une meilleure compréhension de l'œuvre kouroumienne19.

En dénonçant la représentation mystificatrice qu’un pouvoir despotique donne de lui-même par un emploi frauduleux de la métaphore paternelle, les romans ici

17 Voir à ce propos V. SPERTI, La parola esautorata. Figure dittatoriali nel romanzo africano francofono, Napoli, Liguori, 2000.

18 Il s’agit d’une autre piste de recherche qui demanderait la rédaction d’un tout autre genre de thèse.

Mon analyse comparée de l’emploi de la métaphore paternelle et de la représentation du chef de l’état en tant que père dans ces huit romans pourrait à la limite satisfaire, très partiellement, la dernière des cinq étapes indiquées par Pascal Durand comme indispensables à l’analyse d’un champ littéraire, c’est-à-dire l’analyse des régimes et des affinités rhétoriques qui peuvent exister « à l’intérieur d’une même école, d’une même écurie éditoriale ou d’une même génération » (P. DURAND, « Introduction à

la sociologie des champs symboliques », dans R. Fonkoua et P. Halen (dir.), Les champs littéraires africains, Paris, Karthala, 2001, p. 19-38, et plus précisément p. 34-36). La notion de champ littéraire est notamment empruntée à P.BOURDIEU, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire,

Paris, Seuil, « Libre Examen », 1992. Sur ce point voir aussi D. K. N’GORAN, Le champ littéraire

africain. Essai pour une théorie, Paris, L’Harmattan, 2009.

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convoqués s’appliquent à montrer des figures de pères dégradées. La métaphore paternelle s’avère être un piège rhétorique à cause de la non adéquation du personnage qu’elle désigne à l’image idéalisée de paternité que cette figure du discours sous-tend. Ce n’est pas le concept de bon père de famille propre au contexte culturel de référence qui est mis en discussion dans ces textes, mais c’est son emploi corrompu, son application abusive à et surtout par des personnages qui s’avèrent être des figures paternelles bien redoutables.

Mon hypothèse de fond est que si le père représente la Loi et la garantie d’un ordre, et si la métaphore le cautionne comme paramètre de légitimation du pouvoir, à travers de telles figures tous ces romans posent la question de l’inadéquation d’une génération de leaders politiques incapable de traduire le passage de la colonisation à l’indépendance dans la forme d’un ordre cohérent, d’une loi acceptée et partagée, et qui a remplacé l’arbitraire par l’arbitraire, l’illégitimité de l’exploitation coloniale par l’illégitimité de la tyrannie postcoloniale. Une génération, pour rester à l’intérieur du champ métaphorique, qui a été incapable d’incarner une image positive du « père ». Confronter ces personnages à la métaphore paternelle est un moyen pour mettre en lumière leur trahison de la mission qu’ils étaient appelés à accomplir, mission que la métaphore paternelle synthétise en une image. Mais à quoi correspond, au juste, cette image idéalisée du bon père de famille ?

1.3 À ce propos, avant de passer à l’analyse des exemples textuels, il convient de

reprendre l’étude de Michael Schatzberg au point où il indique les paramètres qui définissent les contours d’un pouvoir légitime dans cette partie de l’Afrique – et donc, en définitive, ce qui permet de parler d’un bon père de famille. Chaque société, affirme-t-il, définit la légitimité d’une autorité sur la base d’une « matrice morale » (moral matrix) qui peut changer selon le temps et le lieu et qui peut être influencée par des facteurs provenant de l’extérieur. C’est-à-dire, dans ce cas, que l’image du bon père de famille n’a pas une dimension anhistorique, ni une spécificité absolue dans la mesure où certains traits peuvent être partagés par différentes sociétés20. Dans la middle Africa la « matrice morale » qui oriente la perception de la légitimité du pouvoir est fondée sur quatre prémisses (premises), que Schatzberg décrit comme

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des prédispositions culturelles qui reflètent une manière intuitive et irréfléchie de considérer « évidents » ou « naturels » certains phénomènes politiques21.

La première prémisse se rapporte à l’ambivalence de la figure du Père-Chef qui est comparable, pour bâtir une similitude sur une métaphore, à une médaille et à son revers. D’un côté il y a le père affectueux, tendre, attentionné, indulgent, compréhensif et soucieux, le père qui nourrit et qui protège : c’est l’image du père qui fonde la légitimité de son pouvoir. De l’autre côté on trouve un profil beaucoup plus répressif, celui du chef qui gronde et punit, que beaucoup de « middle Africans » ont connu dès qu’ils ont manifesté leur mécontentement et leur insatisfaction vis-à-vis des gouvernements en place. Puisque cette deuxième version de la figure du chef risque facilement d’être perçue comme illégitime, les régimes autoritaires – et il n’y a pas un seul des régimes pris en considération dans l’étude de Schatzberg qui n’ait eu une dérive plus ou moins autoritaire – n’ont pas manqué de représenter les protestations populaires comme l’initiative de quelques enfants ingrats ou égarés : un emploi insidieux de la métaphore qui permet de justifier l’allure de père répressif et en même temps délégitime un peuple décrit comme enfantin et gâté.

La deuxième prémisse concerne les limites de la consommation (consumption). Le pouvoir est lié à la nourriture, à la capacité de manger (là encore aussi bien dans un sens littéral que dans un sens métaphorique) ou, de manière plus générale, de consommer beaucoup, mais aussi de donner suffisamment à manger aux autres. Les deux plateaux de cette balance – la capacité de manger et celle de nourrir les autres – doivent rester en équilibre. Tant que le reste de la famille (c’est-à-dire le peuple) a de quoi manger (ce qui signifie que les conditions économiques du pays sont bonnes), le pays est disponible à tolérer quelques excès d’appétit de la part du père-chef. Mais quand le pays traverse un moment de difficulté économique, dans la perception du peuple la gourmandise du chef franchira plus facilement la frontière d’une inacceptable corruption et son pouvoir deviendra ainsi illégitime. Cette observation pourrait probablement être appliquée à n’importe quel pays du monde, mais elle semble davantage motivée dans le cadre spatio-temporel examiné par Schatzberg car, comme l’a écrit Jean-François Bayart, « l’une des ruptures décisives de l’indépendance a résidé dans l’accès direct aux ressources de l’État qu’elle a accordé

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aux élites autochtones »22. « L’État postcolonial – continue Bayart – représente de ce point de vue une mutation historique des sociétés africaines, à l’échelle de la longue durée : jamais, semble-t-il, les dominants n’étaient parvenus à s’y assurer une suprématie économique aussi nette par rapport à leurs sujets »23.

La troisième prémisse est relative au traitement de la femme et à sa position par rapport à la sphère du pouvoir. Bien que souvent exclue de la vie politique et reléguée au foyer ou à l’exécution de petites activités de développement économique – l’égalité des droits et des chances entre les sexes étant encore une utopie – la femme garde néanmoins un rôle consultatif auprès du père-chef qui peut se transformer, dans des moments de crise sociale, politique et économique, en une critique ouverte du pouvoir. Selon Schatzberg cette prémisse peut être ainsi formulée : « […] the rights of women and other marginalized individuals may not be abused and, importantly, that political leaders must willingly hear their voices and take advice from them »24.

La quatrième prémisse se pose en continuité avec la troisième, car elle touche la question de l’alternance au pouvoir : les pères de la nation, plus généralement les pères politiques et tous les anciens au pouvoir depuis longtemps, doivent donner la possibilité aux plus jeunes de grandir, d’assumer de plus en plus de responsabilités et, le moment venu, de leur succéder aux postes de commande25. Un pouvoir qui se pérennise est perçu comme illégitime, à un tel point que « the rhetoric surrounding military coups in much of Africa underscores the illegitimacy of permanent power »26. Il est en effet assez fréquent que les putschistes, au lendemain de leur prise de pouvoir, proclament que leur rôle est celui de restituer au peuple l’exercice de la souveraineté à travers la convocation de libres élections, et qu’ils promettent de ne rester au pouvoir un seul jour de plus que le strict minimum – quitte à y rester parfois pendant des années, jusqu’au moment où ils seront à leur tour renversés par un autre coup d’état. C’est-à-dire que même s’ils n’ont aucune intention de respecter cette promesse, ils sont tout à fait conscients de l’importance de la renouveler.

22 J.-F. BAYART, L’État en Afrique. La politique du ventre, Paris, Fayard, 1989, p. 103. 23 Ibid., p. 119.

24 M. G. SCHATZBERG, Political Legitimacy in Middle Africa. Father, Family, Food, op. cit., p. 29. 25 C’est, en gros, la « séniorité ouverte » ou « relative » dont parle Bayart en reprenant un concept de

l’anthropologie, opposée à la « séniorité fermée » ou « absolue » (L’État en Afrique. La politique du ventre, op. cit., p. 150).

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Pour conclure, la perception de la légitimité du pouvoir du chef en middle Africa va de pair avec une certaine conception de la paternité que Schatzberg résume de la manière suivante :

[…] when political leaders behave as responsible fathers ; when they care for, nurture, and nourish ; when they do not seek eternal power and respect the normal rotation of generations ; when they do not “eat” too much, especially in times of hunger ; when they respect and listen to their mothers, wives, and daughters, and other marginalized groups, it becomes increasingly unthinkable to challenge them. Their political legitimacy and thus the broader stability of the polity are thereby maintained. But when they violate the implied cultural norms and unarticulated expectations of political “fatherhood”, their legitimacy erodes; tensions mount ; and instability, repression, or both ensue.27

J’ai jugé utile de rappeler de manière assez détaillée ces « normes culturelles implicites » qui définissent ce qu’est un bon père dans le contexte culturel africain pris en considération par Schtazberg parce que, dans les romans que j'examinerai, la non adéquation de la figure du père de la nation à l’image paternelle idéalisée (non adéquation qui fait de la métaphore une mystification de la réalité) est presque toujours la conséquence de la violation d’un de ces aspects. Mon but n’est pas celui de retrouver dans les textes une confirmation des idées de Schatzberg ; c’est plutôt ce dernier qui m’a aidé à focaliser certains éléments qui étaient présents à l’intérieur des romans et qui étaient pour ainsi dire trop évidents pour que j’arrive à noter, au-delà de leur singularité, leur identité. C’est pourquoi le choix de les énoncer préliminairement n’a d’autre but que celui de rendre plus fluide la partie d’exemplification textuelle, car les manifestations de l’inadéquation des « pères de la nation » auront toujours, comme toile d’arrière-fond, cette idée latente de paternité idéale.

Je commencerai donc par considérer la stratégie que Kourouma a employée dans son premier roman pour brosser le portrait d’un chef d’état qui, tout en ayant recours à la métaphore familiale du pouvoir pour se représenter, révèle une nature opposée par rapport à l’image idéalisée du bon géniteur (j’emploie ici l’hyperonyme pour une raison qui sera bientôt claire) impliquée d’habitude par la dite métaphore. Par la suite

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