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Laurent Ripart
La tradition d’Adélaïde dans la maison de Savoie
[A stampa in Adélaïde de Bourgogne, genèse et représentations d’une sainteté impériale (Actes du colloque international du Centre d’études médiévales, Auxerre, 10-11 décembre 1999), a cura di P. Corbet - M. Goullet - D.
Iogna-Prat, Dijon 2002, pp. 55-77 © dell’autore - Distribuito in formato digitale da “Reti Medievali”]
Tout au long de leur histoire, les princes de la maison de Savoie ont éprouvé un attachement tout particulier pour le nom d’Adélaïde. Ce goût onomastique remonte à un passé des plus vénérables : aux XIe et XIIe siècles, quatre des huit premières princesses savoyardes que notre documentation nous permet d’identifier portaient déjà ce nom. Si cet usage onomastique s’effaça du XIIIe au XVIe siècle, puisque le nom d’Adélaïde fut alors totalement délaissé par les princes de la maison de Savoie, il ressurgit au XVIIe siècle, après que le duc Victor-Amédée Ier l’eut donné, en 1636, à la dernière de ses filles. Après avoir ainsi renoué avec la tradition onomastique de leurs aïeux, les Savoie continuèrent, jusqu’à nos jours, à faire usage du nom d’Adélaïde. Ils contribuèrent ainsi à la fortune aristocratique de ce vieil anthroponyme, puisqu’ils le diffusèrent parmi les grandes familles princières dans lesquelles ils avaient marié leurs filles1, mais aussi dans les lignages seigneuriaux de leurs vassaux2.
Cette tradition onomastique, qui permit au nom d’Adélaïde de se transmettre sur plus d’un millénaire dans la dynastie savoyarde, mérite d’être relevée, car il n’est pas courant qu’un lignage ait pu conserver sur plusieurs générations l’usage privilégié d’un même anthroponyme féminin Si l’aristocratie européenne utilisait pour ses fils des noms de lignées (Leitnamen), qui se diffusaient de génération en génération selon la logique patrilinéaire de la succession dynastique, l’onomastique féminine se transmettait en revanche par alliance, ce qui ne favorisait pas son enracinement dans une tradition familiale. En règle générale, un nom entrait par mariage puis sortait à la génération suivante : la fille reprenait le nom de sa mère pour le transmettre dans la famille de son époux, ce qui renouvelait en permanence l’onomastique féminine des lignages. Pour que les Savoie aient fait exception à cette règle, en conservant dans la longue durée le nom d’Adélaïde, il fallait donc que l’anthroponyme ait eu pour eux un très fort pouvoir d’évocation. On comprend, dès lors, que les organisateurs de ce colloque m’aient demandé d’étudier de plus près ces Adélaïde savoyardes, afin de déterminer si cette tradition onomastique ne serait pas en relation avec le souvenir de l’impératrice ottonienne. Une telle hypothèse n’a en effet rien d’invraisemblable puisque les premiers ancêtres de la dynastie savoyarde provenaient de l’entourage immédiat de la monarchie rodolphienne, dont l’impératrice Adélaïde était elle-même issue. Elle a constitué le point de départ de cette enquête, qui nous amènera tout d’abord à étudier, à travers le cas des premiers comtes de la maison de Savoie, la transmission du nom et du souvenir d’Adélaïde au sein des grands lignages comtaux du royaume de Bourgogne.
I) La piste bourguignonne
Parce qu’ils sont issus d’un premier comte Humbert, les plus anciens ancêtres de la Maison de Savoie sont usuellement désignés par les historiens sous le nom de « comtes humbertiens », qui peut sembler moins anachronique que celui de « comtes de Maurienne ou de Savoie », puisque ces titres n’apparurent qu’au milieu du XIIe siècle. Des origines de ce premier comte Humbert, qui est attesté pour la première fois en l’an mil, dans la charte VIII du cartulaire A de Grenoble, nous savons en fait peu de choses, puisque aucune source ne peut nous permettre d’identifier ses ancêtres. Tout juste peut-on constater qu’il existe de nombreux indices qui montrent que le comte Humbert Ier était lié à la maison royale de Bourgogne par des liens de parenté, qui pour être obscurs n’en sont pas moins évidents. Nous savons, en effet, que le comte Humbert était apparenté à la puissante parentèle dite des Anselmides, qui était elle-même alliée à la famille royale depuis le
1 Pour la grande aristocratie, v. l’exemple des Orléans étudié dans ce volume par P. CORBET.
2 Il est ainsi révélateur que le nom d’Adélaïde ait été l’anthroponyme féminin le plus fréquemment attesté chez les vassaux des comtes de Savoie, d’après l’étude onomastique que réalisa L. MENABREA, Les origines féodales dans les
Alpes occidentales, Turin, 1865 (Académie royale des sciences de Turin, série II, vol. XXIII et XXIII), p. 514-7, d’après
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milieu du Xe siècle. De plus, le comte Humbert était un proche parent - très vraisemblablement le frère - de la reine Ermengarde, que le roi Rodolphe III avait épousée en 1011.
La parenté des premiers humbertiens avec la famille royale de Bourgogne3
Famille royale Anselmides Humbertiens
Mathilde Conrad Aldiud Anselme
Rodolphe III Burchard Anselme Burchard Oldéric Ermengarde Oddon Burchard Humbert
Légende
: parenté illégitime maison de Savoie : parenté mal définie
Par ces liens qui les apparentaient à la famille royale, les premiers Humbertiens constituent un exemple emblématique des nouveaux lignages princiers qui se mirent en place, au début du XIe siècle, au cœur même des anciens domaines fiscaux de la monarchie bourguignonne, qui était alors en voie d’extinction. Les modalités de l’apparition des Humbertiens sont ainsi très voisines de celles des comtes de Genève, issus d’un certain Gérold, attesté pour la première fois en 1032, dont nous ne connaissons pas les ancêtres agnatiques, mais dont nous savons qu’il était apparenté à la famille royale, puisque sa grand-mère maternelle était la fille du roi Conrad de Bourgogne4. Comme l’avait constaté G. Tabacco, la genèse de ces dynasties comtales s’inscrit donc parfaitement dans le contexte général de la transformation autour de l’an mil des structures de la parenté aristocratique, qui permit aux anciennes parentèles tournées vers la faveur et la parenté royales de donner naissance à de nouveaux lignages, désormais organisés autour de la transmission patrilinéaire des honneurs qu’ils avaient fraîchement acquis5.
Les réseaux de parenté qui rattachaient ces nouveaux lignages princiers à la famille royale avaient aussi permis à l’aristocratie locale de puiser largement dans le stock onomastique des souverains rodolphien6. Le comte Gérold de Genève était le fils d’une Berthe, qui portait l’un des principaux anthroponymes féminins de la famille royale de Bourgogne, et il donna à son propre fils le nom de
3 Sauf mention contraire, les éléments généalogiques donnés dans cet article sont fondés sur les recherches présentées dans ma thèse de nouveau régime sur Les fondements idéologiques du pouvoir des comtes de Savoie (de la fin du Xe
au début du XIIIe siècle), Nice, 1999, 3 vol. dactyl..
4 Sur les comtes de Genève, v. P. DUPARC, Le comté de Genève, IXe-XVe siècle, Genève, 1978, 2e éd. (Mémoires et documents publiés par la Société d’histoire et d’archéologie de Genève, t. XXXIX) et bientôt la thèse que soutiendra en janvier 2001 F. DEMOTZ, Le comté de Genève et la Bourgogne transjurane. Les rapports de pouvoirs dans le monde
post-carolingien (vers 888-vers 1100), Lyon, 2001, 4 vol., dactyl.
5 V. G. TABACCO, « Forme medievali di dominazione nelle Alpi occidentali », dans Bollettino storico-bibliografico
subalpino, 1962, t. LX, p. 327-354 ; sur la transformation des structures de la parenté aristocratique autour de l’an mil,
v. en dernier lieu M. AURELL, « La parenté en l’an mil », dans Cahiers de civilisation médiévales, avril-juin 2000, p.
125-142.
6 Sur les modalités de la transmission des noms, autrement plus complexes que ne le croyaient les généalogistes du siècle passé, v. en dernier lieu M. MITTERAUER, Ahnen und Heilige. Namengebung in der europäischen Geschichte,
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Conrad, utilisant ainsi l’un des deux Leitnamen de la dynastie rodolphienne. La présence significative, dans les stocks anthroponymiques de l’aristocratie du royaume de Bourgogne, des noms de Burchard, de Conrad/Cono ou de Mathilde, que la famille royale avait utilisés dans la seconde moitié du Xe siècle, fournit sur ce point un témoignage sans équivoque, qui montre que les nouveaux lignages de l’an mil empruntèrent une large part de leur onomastique à la monarchie rodolphienne. Dans un tel contexte, il semblerait donc logique que le nom d’Adélaïde, fille du roi Rodolphe II, se soit aussi diffusé parmi l’aristocratie bourguignonne du XIe siècle.
Force est toutefois de constater que tel ne fut pas le cas, puisque la documentation régionale du XIe siècle ne nous permet d’identifier qu’un très faible nombre d’Adélaïde, ce qui est d’autant remarquable que le nom était alors un anthroponyme très diffusé en Occident7. Dans les actes du cartulaire de Saint-André-le-Bas, comme dans ceux des cartulaires de la cathédrale de Grenoble ou du chartrier de Saint-Maurice de Vienne, nous ne trouvons pas la moindre femme qui ait porté ce nom au XIe siècle8. Même en Bourgogne transjurane, au cœur de la principauté royale, il ne m’a guère été possible d’identifier qu’un total de deux Adélaïde9. Le Lyonnais seul fait exception, car nous y trouvons une petite dizaine de femmes portant ce nom10, mais il est bien douteux que cette présence très localisée du nom d’Adélaïde dans une zone assez éloignée du centre du pouvoir rodolphien doive être mise en relation avec un quelconque processus de diffusion du stock anthroponymique de la famille royale. Le constat s’impose : à la différence des noms de Berthe, de Conrad ou de Burchard, que les Rodolphiens avaient transmis aux lignages princiers qui s’étaient formés au début de l’an mil, l’anthroponyme d’Adélaïde ne s’était pas diffusé dans les lignages de l’aristocratie bourguignonne du XIe siècle. Le fait peut sembler étonnant, mais il s’explique assez aisément pour peu que nous prenions en considération les modalités de la diffusion du nom d’Adélaïde dans la famille royale de Bourgogne.
7 S’il faut tenir compte d’importants contrastes régionaux, Adélaïde était en tout cas l’anthroponyme féminin le plus répandu au XIe siècle dans les actes du cartulaire de Ronceray (v. D. BARTHELEMY, « Eléments d’anthroponymie
féminine d’après le cartulaire du Ronceray d’Angers (1082-1184 environ), dans Genèse médiévale de l’anthroponymie
moderne, t. II-2, Persistances du nom unique, études réunies par M. BOURIN et P. CHAREILLE, Tours, 1992, p. 76-77) et
dans ceux du cartulaire de Lézat, sous la forme Aladaic (v. M. NIGOUL, « Désignation et anthroponymie des femmes
dans le Lézadois », dans Genèse médiévale de l’anthroponymie moderne, t. II-2, op. cit., p. 133-150, p. 145)
8 Le point est d’autant plus remarquable que l’on peut en revanche trouver de nombreuses Adélaïde dans les actes du Xe siècle (6 Adélaïde dans les actes du Xe siècle du cartulaire de Saint-André-le-Bas !), mais aussi dans la documentation plus tardive du comté de Savoie (v. supra, n. 2).
9 En 1025, Anselme, fils d’Alasia et frère de Gunfred, donne à Savigny des biens dans les comtés de Vaud, d’Aoste, du Valais et du Varais (éd. A. BERNARD, Cartulaire de l’abbaye de Savigny suivi du petit cartulaire de l’abbaye d’Ainay,
Paris, 1853, 2 vol., t. I, n° 641, p. 320) ; vers 1030, une certaine Adelheide et son époux Regenfrid reçoivent une précaire royale (Cartulaire de l’abbaye de Saint-Maurice d’Agaune, ms Archivio di Stato di Torino, Bénéfice de là les
monts, mazzo V, Abbaye de Saint-Maurice, f° 12 v°-13 r°, éd. Th. SCHIEFFER, Die Urkunden der Burgundischen
Rudolfinger, [Monumenta Germaniæ Historica, Regum Burgundiæ e stirpe rudolfina, diplomata et acta], München,
1977, n° 125, p. 295-7, c. 1030).
10 Les actes du XIe siècle du cartulaire de l’abbaye de Savigny permettent d’identifier un total de sept Adélaïde dans la région lyonnaise : une Adalachiz (Cartulaire de l’abbaye de Savigny, op. cit., t. I, n° 467, p. 249, c. 1000) ; deux
Adalasia (ibid., n° 730, p. 376-377, a. 1046 ; n° 753, p. 390, a. 1064) ; une Adalenda (ibid., n° 794, p. 415-416, c.
1080) ; deux Adalendis (ibid., n° 616, p. 302, c. 1010 ; n° 795, p. 416, c. 1080) ; une Adaleldis (ibid., n° 605 p. 298, c. 1010). A ce premier groupe, il faut aussi rajouter une Adaleldis qui apparaît dans un acte lyonnais du cartulaire d’Ainay (Cartulaire de l’abbaye de Savigny suivi du petit cartulaire de l’abbaye d’Ainay, op. cit., t. II, n° 90, p. 621, a. 1012).
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La diffusion du nom d’Adélaïde dans la famille royale de Bourgogne
Judith Welf Hugues le Peureux Ancêtres welfs de
Conrad Adélaïde la dynastie royale
Boson Waldrade Conrad Welf Hugues l’Abbé marquis de Bourg.
Burchard II de Souabe Louis l’Aveugle Wila Rodolphe Ier Adélaïde Richard le Justicier roi de Bourg.
Berthe Rodolphe II Louis Waldrade Boniface de Tuscia roi de Bourg.
Adèle Conrad Mathilde Burchard Adélaïde Otton Ier roi de Bourg.
Gisèle Rodolphe III Berthe Gerberge Mathilde roi de Bourg.
Comme le montre cette généalogie, le nom d’Adélaïde était pour les Rodolphiens un anthroponyme des plus anciens, puisqu’ils l’avaient hérité de leurs ancêtres Welfs11. Le nom était entré au début du IXe siècle dans le stock anthroponymique de la famille, après que le Welf Conrad, neveu de l’impératrice Judith, eut épousé la fille d’Hugues le Peureux, comte étichonide de Tours. Selon un usage des plus courants, il fut réutilisé à la génération suivante, lorsque le marquis Conrad, fils d’Adélaïde, reprit le nom de sa mère pour le donner à sa propre fille, qui le transmit à la famille des ducs bosonides de Bourgogne dans laquelle elle fut mariée, sans doute dans les années 860/870. La mémoire du nom welf d’Adélaïde se conserva encore quelque temps, puisque le roi Conrad le donna à sa fille, future impératrice, qui serait née en 930/931. Le nom d’Adélaïde avait ainsi fait un long parcours dans la dynastie des Welfs rodolphiens, puisqu’il avait été employé sur cinq générations, mais n’étant pas réactivé par une nouvelle alliance, il lui était désormais difficile de se maintenir dans le stock anthroponymique familial. Il n’est guère étonnant que le roi Conrad ne l’ait donné à aucune de ses quatre filles, qui reçurent les noms nouvellement apportés par leurs mères ou leurs grand-mères. Le nom d’Adélaïde, qui se trouvait déjà en fin de cycle anthroponymique lorsqu’il fut donné en 930/931 à la future impératrice, était désormais sorti du stock onomastique royal.
On comprend que les lignages comtaux de la Bourgogne du XIe siècle, qui avaient pu emprunter à la famille royale les noms de Burchard ou de Berthe, entrés chez les Rodolphiens deux générations seulement avant l’an mil, n’aient pu recevoir le nom d’Adélaïde, dont la dynastie royale avait perdu
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l’usage dès le milieu du Xe siècle. Peut-être aurait-il pu en être autrement si les établissements ecclésiastiques du royaume de Bourgogne avaient entretenu la memoria de l’impératrice, mais tel ne fut pas non plus le cas. Dans nos régions, la tradition de sainteté d’Adélaïde semble n’avoir jamais eu le moindre écho et il n’existe pas non plus de trace d’un souvenir de l’impératrice, dont le nom n’apparaît dans aucun des obituaires que nous ayons conservés. Même les établissements ecclésiastiques auxquels elle avait été très liée de son vivant oublièrent jusqu’à son existence : dès la fin du XIe siècle, le monastère de Payerne ne se souvenait plus qu’il avait été fondé par l’impératrice12, tandis que le prieuré de Saint-Victor perdait aussi le souvenir de la protection qu’elle lui avait accordée13. Adélaïde, il est vrai, avait quitté sa terre natale à l’âge de 6 ans pour n’y revenir qu’en de très rares occasions, ce qui peut sans doute expliquer que son souvenir ait si rapidement disparu du royaume de Bourgogne.
Notre hypothèse de départ se trouve donc très affaiblie, car, dans un tel contexte, il serait bien étonnant que les Adélaïde savoyardes des XIe et XIIe siècles soient le fruit des relations qui avaient effectivement lié les premiers Humbertiens à la royauté bourguignonne. De fait, une généalogie du lignage humbertien montre que l’anthroponyme n’apparut qu’à la troisième génération, après que l’Humbertien Oddon eut épousé une fille du marquis arduinide Oldéric-Manfred qui portait le nom d’Adélaïde. De ce mariage, naquirent deux filles, qui reçurent des noms puisés dans le stock anthroponymique maternel : à l’aînée revint celui de Berthe qu’avait porté sa grand-mère maternelle, tandis que sa cadette releva le nom de sa mère, Adélaïde. Le constat s’impose : le nom humbertien d’Adélaïde ne provenait pas de la famille royale de Bourgogne, mais bien de la lignée des marquis arduinides du royaume d’Italie.
12 Dès la fin du XIe siècle, le faux diplôme de fondation que rédigèrent les moines de Payerne évacuait le rôle d’Adélaïde au profit de sa mère, Berthe de Bourgogne, dont le monastère conservait la tombe : v. H.E. MAYER, « Die
Peterlinger Urkundenfälschungen und die Anfänge von Kloster und Stadt Peterlingen », dans Deutsches Archiv, 1963, p. 30-129 [résumé français dans id., « Les faux des moines de Payerne », dans L’abbatiale de Payerne, Lausanne, 1966 (Bibliothèque historique vaudoise, 39), p. 23-39] ; G. HAUSMANN, « Payerne », dans Helvetia sacra, III/2, Berne, 1991,
p. 391-468, ainsi que la communication de J.-D. MOREROD dans ce volume. Il est remarquable que l’érudit A. Ruchat,
qui fut le premier à constater que le diplôme de fondation de Payerne était contradictoire avec les informations de l’epitaphium d’Odilon, ait tranché en faveur du faux, ce qui l’amena à affirmer qu’Adélaïde n’avait joué aucun rôle dans la fondation de Payerne (v. C. SANTSCHI, Les évêques de Lausanne et leurs historiens des origines au XVIIIe
siècle. Erudition et société, Lausanne, 1975 (Mémoires et documents publiés par la Société d’histoire de la Suisse
romande, 3e série, t. XI), p. 395, n. 91 et 398, n. 140).
13 Si le souvenir de la venue d’Adélaïde en 999 à Saint-Victor de Genève (v. G. CASTELNUOVO, « Un regno, un viaggio, una principessa : l’imperatrice Adelaide e il regno di Borgogna (931-999) », dans Festschrift in onore di Arnold Esch
per il suo 65. anno, Istituto Storico Italiano per il Medio Evo, Roma, 2001, sous presse) fut expressément évoqué dans
la documentation des deux premiers tiers du XIe siècle (v. les documents cités par Th. SCHIEFFER, Die Urkunden der
Burgundischen Rudolfinger, op. cit., n° 148, p. 329), l’impératrice ne fut par la suite plus citée dans la documentation
du prieuré. Il faut toutefois faire peut-être une exception avec une charte des années 1430, qui évoque « les gestes de la reine Berthe d’Alémanie [Berthe de Souabe, mère d’Adélaïde], de glorieuse mémoire, qui obtint de la majesté impériale ces libertés lors de la fondation du prieuré, avec l’appui et le consentement du révérend père en Christ Domitien, évêque de Genève et de Soleure, d’heureuse mémoire, et de dame Thesayda, reine de Bourgogne » (Arch. d’Etat de Genève, Titres et droits, Ef 55, cité par G. SANTSCHI, « Saint-Victor de Genève », dans Helvetia sacra,
abteilung III, band 2, Die Cluniazenser in der Schweiz, Bâle, 1991, p. 239-330, p. 269). Pour C. Santschi, Thesayda devrait être identifiée avec la burgonde Sédéleudeube, fondatrice à la fin du Ve siècle de l’église de Saint-Victor de Genève, dont Frédégaire fait, sans doute à tort, une princesse de la famille royale (v. sur ce point J. FAVROD, Histoire
politique du royaume burgonde (443-534), Lausanne, 1997 (Bibliothèque historique vaudoise, 113), p. 297-299).
Toutefois, la forme Thesayda et le titre de reine de Bourgogne plaident plutôt pour un souvenir déformé de l’impératrice Adélaïde et de son rôle dans l’introduction de la réforme clunisienne à Saint-Victor.
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Généalogie des premiers Humbertiens
???
Rodolphe III Ermengarde Oddon Ermengarde Burchard Humbert Ier Ancilie Oldéric- Manfred Berthe Aymon
Adèle Amédée Ier Burchard Aymon Oddon Adélaïde
Humbert Aymon
Agnès d’Aquitaine Pierre Amédée II Oddon Berthe Henri IV Adélaïde Rodolphe de Rheinfelden
Frédéric Agnès Humbert II Gisèle de Bourgogne de Montbéliard
???
Amédée III Renaud Adélaïde Louis VI Agnès Guillaume Humbert
Humbert III Adélaïde
Légende
Adélaïde Thomas Humbert : comte Manfred : marquis
Force nous est donc de reconnaître que les chemins les plus courts ne sont pas toujours les meilleurs. Indéniablement, il existe une très forte de solution de continuité entre le nom rodolphien d’Adélaïde, qui sortit de la famille royale au milieu du Xe siècle, et l’utilisation, un siècle et demi plus tard, de l’anthroponyme par le lignage comtal humbertien. Notre hypothèse initiale doit donc être abandonnée ou plutôt reformulée, car si la piste bourguignonne que nous avons suivie s’avère infructueuse, elle nous aura permis de découvrir l’importance des marquis arduinides qui furent à l’origine de la diffusion du nom d’Adélaïde dans le stock anthroponymique de la maison de Savoie. Comment, dès lors, ne pas se demander si la présence de cet anthroponyme dans le stock onomastique de l’une des plus puissantes familles princières du royaume d’Italie ne serait pas en relation avec le rôle majeur que la veuve du roi Lothaire puis de l’empereur Otton Ier avait joué dans ces régions, au milieu du Xe siècle ?
II) La piste italienne
La famille des Arduinides fait partie des très rares dynasties princières dont les origines sont bien connues, grâce au récit généalogique que donna, au milieu du XIe siècle, l’auteur anonyme du Chronicon novaliciense14. Selon ce moine de l’abbaye de la Novalaise, le lignage aurait été fondé
14 Cronaca di Novalesa, a cura di G.-C. ALESSIO, Torino, 19822, lib. V, cap. 8, p. 260-4. Sur les Arduinides, v. C.W. PREVITE-ORTON, The early History of the House of Savoy, Cambridge, 1912, p. 125-260 et G. SERGI, « Una grande
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par deux frères, Roger Ier et Arduin II, fils d’un premier Arduin, qui seraient venus « des montagnes stériles » pour s’installer en Italie, sans doute dans les premières années du Xe siècle. Les deux frères s’établirent auprès de Rodolphe, comte du très modeste comté d’Auriate, à l’extrême sud de l’actuel Piémont. A sa mort, Rodolphe légua sa femme et son comté à Roger Ier, qui parvint à le transmettre à son fils, Arduin III, que le Chronicon Novaliciense surnommait « le Glabre ». Partis sans doute de peu de chose, les Arduinides étaient parvenus, au milieu du Xe siècle, à s’installer solidement au sein de l’aristocratie comtale du royaume d’Italie.
Avec Arduin III « le Glabre », qui apparut pour la première fois dans les actes de la pratique en souscrivant une notice de 945 qui lui donnait le titre comtal, la famille continua son ascension15. Dans le contexte de l’histoire troublée du royaume d’Italie au milieu du Xe siècle, le comte d’Auriate développa ses assises foncières, acquerrant en particulier de nouvelles terres dans le diocèse d’Asti, où il disposait de possessions déjà importantes au milieu du Xe siècle16. Il bénéficia aussi de la bienveillance du roi Lothaire, époux d’Adélaïde, qui lui concéda, en novembre 950, l’importante abbaye royale de Breme17. Après le décès du roi Lothaire, Arduin « le Glabre » semble s’être rallié, du moins dans un premier temps, à Otton Ier, si l’on en croit le témoignage du Chronicon novaliciense, qui affirme qu’il participa aux côtés du roi au siège de Canossa, en 95118. Arduin III sut en tout cas profiter des événements pour se tailler une principauté centrée sur la cité de Turin, acquerrant ainsi une nouvelle dimension princière, qui lui permit d’obtenir le titre de marquis entre 951 et 96419. En moins d’un demi-siècle, les Arduinides étaient ainsi parvenus à entrer dans le cénacle fermé des grandes familles princières, passant de la vassalité comtale à la haute aristocratie marquisale en l’espace de seulement trois générations.
circoscrizione del regno italico : la marca arduinica di Torino », dans Studi medievali, 1971, serie III, t. XII, p. 637-712 [repris sous le titre « Marchesi di Torino : la continuità » dans id., I confini del potere. Marche e signorie fra due regni
medievali, Torino, 1995, p. 56-226, où l’on trouvera aussi d’autres articles de Giuseppe Sergi, qui concernent, en partie
ou totalement, les marquis arduinides].
15 Ed. I placiti del regnum Italiae, I placiti del « Regnum Italiæ », a cura di C. Manaresi, Roma, 1955-1960, 3 t. in 5 vol. (Fonti per la storia d’Italia, n° XCII, XCVI et XCII), t. I, n° 144, p. 551-7.
16 En 951, une charte du chartrier du chapitre de la cathédrale d’Asti évoque une terra Arduinidi comes, puis, en 964, un autre acte du même fond mentionne une tera Harduini marchio (éd. Le più antiche carte dell’archivio capitolare
di Asti, a cura di F. GABOTTO, Pinerolo, 1904 (Biblioteca della società storica subalpina, XXVIII), n° LXVI, p. 122-126 et
n° LXXXVIII, p. 171-173).
17 Cronaca di Novalesa, op. cit., lib. V, cap. 3, p. 256-8 et lib. V, cap. 21, p. 282. 18 V. G. SERGI, I confini del potere, op. cit., p. 77, n. 87.
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Généalogie des Arduinides
Arduin Ier
Roger Ier Arduin II
Roger II Arduin III le Glabre
Adalbert- Atto
Bérenger II Manfred Guntilde Amédée
Prandarga Manfred Anselda Giselbert Arduin IV Oddon Ier Richilde Conrad
Bérenger Ier Oddon III Boniface Richilde
Obert II
Arduin V
Berthe Oldéric-Manfred Alric Oddon II Hugues Atto Guy Ier
Adélaïde Immilla-Ermengarde Berthe Boson Guy II
Légende :
Adalbert-Atto : Canossa Obert Ier : Obertenguide Conrad : Anscaride
Giselbert : comte de Bergame Manfred : comte de Lomello : parenté hypothétique
Comme le montre cette généalogie, l’ascension sociale des Arduinides avait permis au marquis Arduin III le Glabre de marier ses descendants dans les meilleures familles de l’Italie ottonienne. Son fils Manfred épousa la fille d’Adalbert-Atto de Canossa et cette alliance fut redoublée, à la génération suivante, par le mariage de sa petite-fille Richilde et de Boniface de Canossa20. Sa fille, Richilde, épousa le marquis anscaride Conrad, fils du roi Bérenger II, renforçant ainsi les liens qui unissaient déjà les deux familles, puisque Guntilde, nièce d’Arduin III le Glabre, avait été mariée au marquis anscaride Amédée21, avant de s’unir, sans doute en deuxièmes noces, à Manfred, ancêtre des comtes de Lomello22. Une autre de ses filles, Anselda, épousa le comte du Palais
20 Sur les Canossa, v. en dernier lieu G. SERGI, « I poteri dei Canossa : poteri delegati, poteri feudali e poteri signorili », dans I poteri dei Canossa da Reggio Emilia all’Europa. Atti del convegno internazionale di studi (Reggio
Emilia-Carpinetti, 29-31 ottobre 1992), a cura di P. GOLINELLI, Bologna, 1994, p. 29-39 [repris sous le titre « I Canossa : poteri delegati, feudali e signorili », dans id., I confini del potere, op. cit., p. 230-241], qui donne une bibliographie à jour.
21 Sur les Anscarides, v. la bibliographie donnée par G. SERGI, « Marchesi d’Ivrea : il mutamento », dans id., I confini
del potere, op. cit., p. 142-188.
22 Cette très probable hypothèse généalogique a été exposée par G. SERGI, « Movimento signorile e affermazione ecclesiastica nel contesto distrettuale di Piombia e Novara fra X e XI secolo », dans Studi medievali, 1975, serie III, t. XVI, p. 153-206 [repris sous le titre « Aristocrazia e vescovi fra Piemonte e Lombardia », dans id., I confini del potere,
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Giselbert, par ailleurs comte de Bergame23. Enfin, son petit-fils, Oldéric-Manfred, qui reçut l’essentiel de la principauté arduinide, épousa Berthe, fille du marquis Obert II, de la branche adalbertienne des Obertenguides24. Les Canossa, les Obertenguides, les Giselbertiens et les Anscarides : avec de telles alliances, les marquis Arduinides avaient incontestablement pris place au sein de la très grande aristocratie de sang du royaume d’Italie.
Ces mariages prestigieux, qui couronnaient l’ascension sociale des Arduinides, modifièrent en profondeur l’anthroponymie de la famille marquisale. Alors que les premières générations n’avaient utilisé que les seuls noms de Roger et Arduin, qui n’étaient pas portés par les grandes familles princières de leur temps, les générations suivantes purent profiter de leurs nouvelles alliances pour recevoir de nouveaux noms issus des stocks anthroponymiques de la Reichsaristokratie carolingienne, comme Oldéric, Oddon, Guy ou Boson. Cette évolution fut particulièrement nette pour l’onomastique féminine de la famille : si les trois premières générations arduinides n’avaient donné à leurs filles que les noms relativement obscurs de Guntilde, Anselda et Richilde, les trois filles du marquis Oldéric-Manfred reçurent en revanche les noms d’Adélaïde, Immilla-Ermengarde25 et Berthe, qui comptaient parmi les anthroponymes féminins les plus prestigieux du royaume d’Italie26.
Le nom d’Adélaïde n’arriva donc que très tardivement dans le lignage des marquis arduinides, alors que la famille avait contracté de nouvelles alliances illustres qui lui permettaient d’utiliser une anthroponymie des plus relevées. Comme le montre un tableau généalogique, il ne fait aucun doute que l’arrivée des noms d’Adélaïde et de Berthe dans le stock anthroponymique des Arduinides ait été l’une des conséquences de l’alliance d’Oldéric-Manfred avec le rameau adalbertien des marquis obertenguides. Un tel emprunt onomastique n’est guère étonnant, car les Obertenguides comptaient parmi les plus puissantes et les plus illustres des familles princières de l’Italie ottonienne. Issue du marquis Obert, comte du palais de Bérenger Ier et principal artisan du couronnement italien d’Otton Ier en 961, la famille avait sans doute souffert de sa forte tendance à
23 Sur Giselbert et les comtes giselbertins de Bergame, v. F. MENANT, « Les Giselbertins, comte du comté de Bergame et comtes palatins », dans Formazione e strutture dei ceti dominanti nel Medioevo : marchesi, conti e visconti nel regno
italico (secc. IX-XII), Atti del convegno di Pisa, 10-11 maggio 1983, Roma, 1988 (Istituto storico italiano per il
Medioevo, Nuovi studi storici, I], p. 115-186 [repris en trad. ital. dans id., Lombardia feudale. Studi sull’aristocrazia
padana nei secoli X-XIII, Milano 1992, p. 39-139].
24 Sur les Obertenguides, v. F. GABOTTO, « I marchesi obertenghi (conte di Tortona) fino alla pace di Luna (945-1124) », dans id., Per la storia di Tortona nella età del commune, Torino, 1922 (Biblioteca della società storica subalpina, XCVI, t. I, nuova serie II) p. 149-90 ; M. NOBILI, « Alcune considerazioni circa l’estensione, la distribuzione
territoriale e il significato del patrimonio degli Obertenghi (metà secolo X-inizio secolo XII) », dans Formazione e
strutture dei ceti dominanti nel medioevo : marchesi, conti e visconti nel regno italico (secc. IX-XII). Atti del primo convegno di Pisa, 10-11 maggio 1983, Roma, 1988, (Istituto storico italiano per il medio evo, Nuovi studi storici, I), p.
71-81 ; id., « Formarsi e definirsi dei nomi di famiglia nelle stirpi marchionali dell’Italia centro-settentrionale : il caso degli Obertenghi », dans Nobiltà e chiese nel medioevo e altri saggi. Scritti in onore di Gerd G. Tellenbach, a cura di C. VIOLANTE, Roma, 1993 (Pubblicazioni del dipartimento di medievistica dell’Università di Pisa, 3), p. 77-95 et id.,
« L’evoluzione delle dominazioni marchionali in relazione alla dissoluzione delle circoscrizioni marchionali e comitali ed allo sviluppo della politica territoriale dei comuni cittadini nell’Italia centro-settentrionale (secoli XI e XII) », dans
La cristianità dei secoli XI e XII in Occidente : coscienza e strutture di una società. Atti della ottava settimana internazionale di studio, Mendola, 30 giugno-5 luglio 1980, Milan, 1983, p. 235-258.
25 Usuellement appelée Immilla, la 2e fille d’Oldéric-Manfred portait aussi le nom d’Ermengarde, comme en ateste une charte de 1075, dans laquelle elle s’intitulait Imilia que Ermengarda comitissa et filia quondam Magnifredi
marchionis (éd. Cartario dell’abbazia di Cavour fino all’anno 1300, a cura di B. BAUDI DI VESME, E. DURANDO, F.
GABOTTO, Pinerolo, 1900 (Biblioteca della società storica subalpina, t. III-1), p. 32).
26 S’il n’est pas nécessaire de revenir sur le cas d’Adélaïde, signalons que le nom de Berthe fut porté par de très puissantes princesses en Italie. Parmi elles, citons l’épouse de Rodolphe II de Bourgogne, roi d’Italie de 922 à 926, mais aussi la mère du roi Hugues d’Arles, fille de Lothaire II, qui devint régente de la marche de Tuscia, à la mort de son second mari, Adalbert, en 915. Son nom fut largement diffusé par les Bosonides italiens, comme par exemple par Boson, frère cadet d’Hugues d’Arles et marquis de Tuscia, qui le donna à sa fille qu’il maria à un autre Boson, fils du duc Richard le Justicier (sur Berthe, v. C.G. MOR,« Berta di Toscana », dans Dizionario biographico degli italiani, t.
IX, Roma, Treccani, 1967, p. 431-434 ; pour la généalogie des Bosonides, v. C.B. BOUCHARD, « The Bosonids. Or Rising
to Power in the late carolingian Age », dans French historical studies, 1988, p. 407-431). Quant au nom d’Ermengarde, il fut porté par la fille de Louis II, empereur et roi d’Italie, puis fut diffusé par les souverains bosonides d’Italie : une Ermengarde, sœur d’Hugues d’Arles, fut ainsi l’épouse du marquis anscaride Adalbert, et Liutprand de Crémone la considère comme l’Egérie italienne du roi Rodolphe II de Bourgogne.
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la ramification27, mais elle conservait en l’an mil un très grand prestige, qui s’exprimait en particulier par le niveau très relevé de son stock anthroponymique. Dès les premières générations, les Obertenguides s’étaient distingués par leur illustre onomastique, qui associait le nom bosonide d’Obert/Humbert au nom anscaride d’Adalbert, puis ils avaient encore enrichi leur anthroponymie en utilisant des noms comme Adalbert-Atto ou Hugues, respectivement issus des Canossa et des Bosonides. Si nous connaissons mal leur onomastique féminine, elle semble aussi avoir été d’un registre des plus élevés, à en juger par les noms de Berthe et Gisèle que le marquis Adalbert Ier avait donnés à ses filles. En revanche, le nom d’Adélaïde n’est attesté que tardivement chez les Obertenguides, où il n’est sans doute entré qu’après que le marquis Adalbert II eut épousé une Adélaïde, fille d’un comte Boson, avant d’être ensuite repris, à la génération suivante, par le rameau obertien de la lignée28.
Les noms d’Adélaïde et de Berthe : des Obertenguides aux Arduinides
Obert Ier
q. 975
rameau adalbertien rameau obertien Adalbert Ier Obert II
q. 1002 † c. 1014
Lanfranc Berthe Obert II Gisèle Anselme
comte de Piacenza q. 996 marquis aléramide
Boson
Oldéric-Manfred Berthe Adalbert II Adélaïde Adalbert-Atto Ier Obert III-Obizzo Hugues
† 1034/5 † 1034 q. 1050 q. 1061 † 1037
Adélaïde Immilla-Ermengarde Berthe Adalbert-Atto II Adelaïde
Ce fut donc dans le stock de ses alliés obertenguides que le marquis Oldéric-Manfred puisa les noms de Berthe et d’Adélaïde - et peut-être aussi d’Immilla-Ermengarde - qu’il donna à ses filles. Si cet emprunt s’inscrivait largement dans une vieille tradition onomastique, qui amenait les familles aristocratiques à donner à leurs filles des noms issus de leur parenté cognatique, il témoigne aussi de l’importance que le marquis Oldéric-Manfred avait accordé, tout au long de sa
27 Sur la ramification des Obertenguides, v. C. VIOLANTE, « Quelques caractéristiques des structures familiales en Lombardie, Emilie et Toscane aux XIe et XIIe siècles », dans Famille et parenté dans l’Occident médiéval. Actes du
colloque de Paris (6-8 juin 1974), Rome, E.F.R., 1977, p. 87-147, p. 102 et M. NOBILI, « Alcune considerazioni circa
l’estensione, la distribuzione territoriale e il significato del patrimonio degli Obertenghi (metà secolo X-inizio secolo XII) », op. cit..
28 Sur Adélaïde, fille de l’obertenguide Adalbert-Atto et épouse du marquis Anselme, du rameau anselmien des Aléramides, v. R. MERLONE, « Prosopografia aleramica », dans Bollettino storico-bibliografico subalpino, t. LXXXI,
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vie, à ses alliés obertenguides, qu’il avait largement associés à ses principaux actes politiques29, mais aussi au bénéfice des prières qu’il avait fondées pour le remède de son âme. En 1028, Oldéric-Manfred avait ainsi associé son beau-frère Adalbert II à la fondation du monastère féminin qu’il avait érigé à Caramagna30, avant d’accorder une place des plus éminentes à ses alliés dans l’Eigenkloster qu’il avait fondé en 1029 à Saint-Just de Suse31. Dans un tel contexte, il n’est guère étonnant que le marquis Oldéric-Manfred ait choisi de donner à ses filles des noms puisés dans le stock onomastique de ses beaux-parents, mettant ainsi en évidence son alliance avec les Obertenguides, qui permettait à sa descendance de prendre pleinement place dans le cercle fermé de la haute aristocratie de sang.
Parents d’Oldéric-Manfred associés au bénéfice de la fondation du monastère de Saint-Just de Suse (1029)
Obertenguides Arduinides Arduin III le Glabre
Obert II x Prangarda Manfred Arduin IV Oddon Ier
Adalbert II Berthe Oldéric-Manfred Alric Oddon II Atto Hugues Guy Arduin V fils fils et filles
D’où venait ce nom d’Adélaïde que le marquis Oldéric-Manfred avait donc emprunté à l’épouse de son beau-frère Adalbert II ? La documentation ne nous permet malheureusement, pas de le savoir, car si elle nous indique que la femme d’Adalbert II était fille d’un certain comte Boson32, il ne nous est pas possible d’identifier avec certitude ce personnage. Peut-être s’agissait-il de Boson de
29 Ainsi, en 1021, c’est avec la noticia du marquis Adalbert II et de son fils, Adalbert l’enfant, que le marquis Oldéric-Manfred et son épouse Berthe vendent fictivement l’ensemble de leurs biens (éd. Carte inedite e sparse dei signori e
luoghi del Pinerolese fino al 1300, a cura di B. BAUDI DI VESME, E. DURANDO, F. GABOTTO, Pinerolo, 1909 (Biblioteca
della società storica subalpina, III-2), doc. III, p. 172-4 ; sur le caractère fictif de l’acte, que le marquis arduinide a certainement donné pour mettre ses terres à l’abri d’une éventuelle confiscation impériale, v. G. SERGI, I confini del
potere, op. cit., p. 27).
30 La fondation est faite afin que die noctuque tam pro nobis [Oldéric-Manfred et son épouse Berthe] et domni
Adelrici sancte Astensis ecclesie episcopis [Alric, évêque d’Asti, frère d’Oldéric-Manfred] seu domni Adelberti itemque marchionis confratris nostris (éd. Le più antiche carte della abbazia di Caramagna, a cura di C. PATRUCCO, 1899
(Biblioteca storica subalpina, XV), n° 1, p. 61-8).
31 L’acte de fondation est connu par deux exemplaires, l’un conservé dans les archives du chapitre de Suse et l’autre dans l’Archivio di Stato di Torino, Abbazie, San Giusto di Susa, I, qui présentent des différences minimes (pour le relevé des sources, des copies et des éditions, v. M. BOSCO, « Le più antiche carte diplomatiche del monastero di San Giusto di Susa (1029-1212) », dans Bollettino storico-bibliografico subalpino, 1975, p. 577-95). D’après E. CAU, « Carte genuine e false nella documentazione arduinica della prima metà del secolo XI », dans La Contessa Adelaide e la
società del secolo XI. Atti del Convegno di Susa (14-16 novembre 1991), éd. Segusium, 1992, p. 183-214, seul le second
serait authentique. Sur cette fondation et son rôle d’Eigenkloster arduinide, v. F. SAVIO, « Monasteri antichi in
Piemonte. I : Il monastero di San Giusto di Susa », dans Rivista storica benedettina, 1908, p. 504-32 ; G. SERGI,
L’aristocrazia della preghiera, op. cit., p. 38-42 et C. SERENO, « Monasteri aristocratici subalpini : fondazioni
funzionariali e signorili, modelli di protezione e di sfruttamento (secoli X-XI) (parte prima) », dans Bollettino
storico-bbliografico subalpino, 1998, p. 397-448, p. 407-411 et 419-421.
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Nibbiano, fils du comte Gandolf de Plaisance, qui semble avoir recueilli les honneurs de son père avant d’être frappé par la disgrâce impériale33 ? L’hypothèse est incontestablement tentante, puisqu’elle permettrait de rendre compte des liens qui unissaient Boson de Nibbiano aux Obertenguides34, mais force est de constater qu’elle ne peut être étayé par aucune preuve définitive. Elle n’a d’ailleurs guère d’importance pour notre propos, car elle ne nous ouvre aucun horizon nouveau, puisque nous ne savons rien de la parenté féminine de Boson de Nibbiano et de ses ancêtres.
Il nous faut donc arrêter notre enquête à cette Adélaïde, fille de Boson, qui épousa le marquis obertenguide Adalbert II, sans doute dans les premières années du XIe siècle. Elle portait un nom suffisamment prestigieux pour que son beau-frère Oldéric-Manfred l’ait repris pour le donner à sa propre fille. Bien que nous ne puissions connaître précisément ses origines, il ne fait guère de doute qu’avec cette Adélaïde, fille d’un comte au nom bosonide et femme d’un marquis au nom anscaride, nous pénétrons dans le cercle de la très haute aristocratie italienne, qui utilisait fièrement le stock anthroponymique des anciennes familles royales du Xe siècle. En ce sens, il est bien difficile de penser que cette diffusion du nom d’Adélaïde puisse être totalement étrangère au rôle qu’avait joué la fille de Rodolphe II dans l’Italie du Xe siècle, bien que nous ne puissions trouver les chaînons manquants qui nous permettraient d’identifier les canaux précis par lesquels le nom de l’impératrice ottonienne put se diffuser parmi les familles marquisales du XIe siècle. Une nouvelle fois, il nous faut donc conclure qu’au delà d’une bien réelle continuité onomastique, il est bien difficile de franchir le mur de l’an mil, qui sépare les anciennes familles royales des nouveaux lignages de l’aristocratie princière.
III) Adélaïde ou les tribulations d’un nom d’origine impériale
Quelles que soient les incertitudes qui nous empêchent d’apercevoir les modalité de la diffusion du nom d’Adélaïde, il ne fait en tout cas guère de doute qu’en devenant un anthroponyme impérial, il avait acquis un réel prestige dans l’Occident du XIe siècle. Il est par exemple révélateur qu’en 1088, la fille du kniaz Vsevolod de Kiev, venu en Allemagne pour épouser le roi Henri IV, ait pris le nom d’Adélaïde en lieu et place du nom grec d’Eupraxie ou Praxède qu’elle avait jusqu’alors porté35. A la fin du XIe siècle, la cour salienne considérait toujours que le nom d’Adélaïde était un anthroponyme à connotation impériale et il serait bien étonnant qu’Oldéric-Manfred n’en ait pas eu conscience lorsqu’il le donna à sa fille, sans doute née autour de 1020. Pour autant, l’origine impériale du nom d’Adélaïde semble avoir été bien vite oubliée par l’entourage des Arduinides, si l’on en juge du moins par une lettre de Benzo d’Albe, qui s’interroge sur le sens du nom de la fille d’Oldéric-Manfred sans jamais le rattacher explicitement à celui de l’impératrice ottonienne.
Cette source exceptionnelle peut être datée d’environ 108036. A cette époque, la fille d’Oldéric-Manfred était devenue un personnage de la plus grande importance car, à la mort en 1034/1035 de son père, elle avait hérité de la principauté arduinide qu’elle avait tout d’abord apportée par mariage à l’Humbertien Oddon, avant d’en assumer elle-même la régence avec un simple titre comtal, après les décès successifs de son époux, vers 1060, puis de ses fils, Pierre, vers 1078, et Amédée II, vers 108037. Gouvernant donc les terres arduinides, mais aussi celles de la principauté
33 V. F. BOUGARD, « Entre Gandolfingi et Obertenghi : les comtes de Plaisance aux Xe et XIe siècles », dans Mélanges
de l’Ecole française de Rome, Moyen Age, t. 101, 1989, n° 1, p. 11-66, p. 23-25.
34 V. L. PROVERO, « Apparato funzionariale e reti vassallatiche nel regno italico (secoli X-XII) », dans Formazione e
strutture dei ceti dominanti nel medioevo : marchesi, conti e visconti nel regno italico (secc. IX-XII), Atti del terzo convegno di Pisa (18-19 marzo 1999), à paraître, n. 38.
35 V. R. HALLU, Anne de Kiev, reine de France, Roma, Editiones Universitatis catholicæ Ucrainorum sanctis Clementis papæ, 1973, p. 39.
36 BENZO VON ALBA, Sieben Bücher an Kaiser Heinrich IV.. Herausgegeben und übersetzt von H. SEYFFERT, Hannover, 1996 [Scriptores in usum scholarum separatim editi, LXV], p. 486-90. Dans la même édition, se trouvent aussi cinq autres lettres qui évoquent Adélaïde en termes semblables : trois sont adressées à la comtesse Adélaïde (p. 482-485 et 490-495) ; une à Henri IV (p. 496-9) ; la dernière à l’évêque de Lausanne, Burchard d’Oltingen (p. 432-6). En outre, la comtesse arduinide est aussi évoquée dans la narratio (p. 544-5). Sur la datation, très approximative, des lettres de Benzo à Adélaïde, v. l’introduction de H. Seyffert (en particulier p. 8-9 et 18).
37 Sur la comtesse Adélaïde, v. en dernier lieu les actes du colloque La contessa Adelaide e la società del secolo XI. Atti
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humbertienne, la comtesse Adélaïde prit place parmi les plus puissants des princes impériaux, comme en témoignent les alliances qu’elle put contracter avec le roi Henri IV et son rival, Rodolphe de Rheinfelden, qui épousèrent chacun l’une de ses filles. Dans le contexte de la querelle des investitures, la comtesse Adélaïde contrôlait les principaux accès alpins du royaume d’Italie et son soutien était donc recherché par les Saliens comme par leurs principaux adversaires.
Entre les deux partis, la comtesse Adélaïde n’était toutefois guère disposée à choisir38, au grand dam de l’évêque Benzo d’Albe, dont le siège épiscopal était situé au cœur de la principauté arduinide. Après avoir supplié à maintes reprises Adélaïde de soutenir les armées saliennes, Benzo lui écrivit une nouvelle fois pour lui annoncer prophétiquement que son nom la prédisposait à se porter au secours d’Henri IV :
Le frère Benzo à la dame Adélaïde, dont la première moitié du nom est le génitif ou le datif du nom du premier homme : Ton nom est un nom de bien, ton nom est un don de Dieu. Tous ne comprennent pas ce langage, mais seulement ceux à qui c’est donné39. L’extase fugitive ne saisit pas les mystères de ce livre de la Genèse. Ces mystères requièrent un esprit sain, non pas celui par lequel étaient inspirées Cassandre et Sybille, dont Pythius remplissait les poitrines, lorsqu’il se moquait des exaltés par ses phrases ambiguës. Mais, par le seigneur incarné, le Saint Esprit a illuminé les cœurs des fidèles, chassant de l’église les prêtres de la Pythie et le Délien. Il ouvrit, de fait, les arcanes de la sainte écriture, pour qu’apparaisse aux fidèles ce que cachaient les figures de l’ancien testament. Et le visage de Moïse n’est plus voilé, puisque par la lumière l’éclat de tout Moïse se voit très clairement de tous. Car, dans la passion du Seigneur, et les rochers se fendirent et le rideau se déchira40, et la foi chrétienne atteignit la profondeur des écritures, bien que l’abîme appelle l’abîme41. Ne soyons donc pas le cheval et le mulet, qui ne sont pas doués de la compréhension42, cherchons le nouveau mystère là où réside le succès de notre salut. Examinons le mystère du très cher nom, du principe de notre bienheureuse. Prévoyant en effet à l’utilité des hommes, le Sauveur et Seigneur dispense pour chaque époque de ce qui doit s’y passer. Car, ainsi qu’il eut la prescience de la forme conjonctive à partir de la côte de l’homme, de même il eut la prescience de la dénommée dame Adélaïde à partir de son nom. De cela nous rendons grâce au Créateur, puisque nous ne sommes pas dépourvus des dons de ses grâces. C’est vraiment par une grâce de Dieu qu’il en a été fait symboliquement. Donc, ainsi que Eva à l’envers devient Ave, de même Adélaïde, par syllabes inversées, devient un nom bon et suave. Qu’est-ce en effet qu’Adélaïde (Adalegida), si Qu’est-ce n’est « donne les fils d’Adam à la loi » (Da legi Ade filios) ? C’est-à-dire : sois la donneuse de la loi sur les bergeries du peuple chrétien. Sois le gardien de troupeaux pour les troupeaux du Christ qu’une audace téméraire dispersa dans les buissons. Tu es, de fait, cette reine, sous la forme de laquelle tu apparus au Psalmiste, à la droite de Dieu43, dans un habit brodé de couleurs44. Tu es pleine de grâces45, tes yeux sont ceux des colombes46 ; va après lui, qui est le Dieu des miséricordieux. N’aie pas peur, ô prince choisi depuis le début des siècles, et ne crains rien47, puisque tu vois que tout est à tes pieds. Etends ta main droite sur la Rome naufragée, porte secours au roi, dont les yeux pieux tournent leur regard vers toi. Sur eux deux est suspendue toute l’église ; regarde, quoi que tu fasses, sainte Adélaïde.
38 Sur les ambiguïtés de la politique de la comtesse Adélaïde dans le contexte de la querelle des investitures, v. G. ANDENNA, « Adelaide e la sua famiglia tra politica e riforma ecclesiastica », dans La contessa Adelaide e la società del
secolo XI, op. cit., p. 77-102.
39 Matthieu, 19, 11. 40 Matthieu 27, 51. 41 Psaume, 41, 8. 42 Psaume, 31, 9. 43 Psaume, 44, 10. 44 Ezéchiel, 16, 13. 45 Luc, 1, 18. 46 Cantique, 4, 1. 47 Josué, 8, 1.
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Pour que tu ne sois pas contraire au Saint Esprit qui t’a prédisposé à l’élection, nous te prions, écoute nous.
Pour que tu secoures le roi, nous te le demandons, écoute nous.
Pour que tu secoures les clercs et les laïcs, nous te le demandons, écoute nous. Pour que tu secoures tous les chrétiens, nous te le demandons, écoute nous.
Pour que tu te portes au secours de ce monde qui meurt, nous te le demandons, écoute nous. Prions. Conserve Seigneur, nous te le demandons, ta servante Adélaïde, que tu as élue depuis l’origine dans ton service, pour que par elle, sous ta conduite, la paix soit dans tes églises pour la joie éternelle du salut des hommes par notre Seigneur48.
Tout au long de sa lettre, Benzo d’Albe s’était donc attaché à démontrer à la comtesse Adélaïde qu’elle était destinée à s’associer à la sacralité de la mission impériale qu’il attribuait à Henri IV, dans la continuité des thèmes qu’il avait développés dans son Ad Heinricum. Pour ce faire, il révélait à la comtesse arduinide le sens mystique de son nom, dans lequel il voyait la promesse du destin sacré que devait assumer sancta Adelegida en se mettant au service du Christ-roi Henri IV. Si la lettre de Benzo était donc écrite dans un style quasiment hagiographique, qui l’amenait à chercher dans l’étymologie du nom d’Adélaïde le signe de sa prédisposition à sa sainteté, force est de constater que nous n’y trouvons aucune référence explicite à la tradition de sainteté de l’impératrice ottonienne. Bien qu’il ne soit pas impossible que Benzo ait pu avoir en tête l’epitaphium d’Odilon lorsqu’il rédigea sa lettre, ce qui est loin d’être évident puisque le culte de l’impératrice ottonienne ne s’était jamais implanté en Italie49, la sacralité qu’il conférait à sa sancta Adelegida semble en tout cas avoir été totalement autonome de celle qu’Odilon avaient reconnue à l’impératrice ottonienne.
Il est surtout remarquable que Benzo n’ait jamais évoqué le souvenir de l’impératrice, alors même qu’il multipliait les parallèles historiques pour démontrer à Adélaïde que son nom la vouait à ouvrir au roi les portes de « la Rome naufragée ». Une comparaison semblait pourtant s’imposer avec la reine d’Italie, qui avait permis à Otton Ier de s’emparer du trône d’Italie, puis de recevoir à Rome la couronne impériale, assumant ainsi un destin très proche de celui que l’évêque d’Albe annonçait à la comtesse Adélaïde. Pour autant, Benzo préféra utiliser d’autres références, pour
48 Domne Adelegide, cuius prima medietas nominis est genitivus sive dativus vocabuli primi hominis, frater Benzo :
Nomen tuum nomen bonum, nomen tuum Dei donum. Non omnes capiunt verbum istud, sed quibus datum est. Mysteria quidem libri Genesis non capit volatica frenesis. Sanam mentem expetunt mysteria illa, non qua impellebantur Cassandra et Sybilla, quarum pectora Pythius replebat, cum phanaticos ex ambiguis deludere volebat. Sed incarnato domino illuminavit spiritus sanctus corda fidelium eiciens ab æcclesia phytonissas et Delium. Apperuit quippe archana divine scripture, ut fidelibus pateat, quod abscondebant prioris testamenti figure. Neque iam velatur Moysi facies, quia luce clarius perspicit totum Moysen catholicorum acies. Nam in passione Domini et petre scisse sunt et velum scissum, et christiana fides profunditatem litterarum cernit, licet clamet habyssus habyssum. Ergo non simus equus et mulus, quibus non est intellectus ; queramus novum mysterium, ubi latet nostræ salutis profectus. Enucleemus sacramentum carissimi nominis, nostræ scilicet beatissimæ principis ! Providens enim humane utilitati Salvator et Dominus abtanda dispensat singulis temporibus. Nam sicut prescivit de costa viri formam coniunctivam, ita previdit domnam Adeleidam de nomine eius denominativam. Unde factori gracias referimus, quia non sumus expertes donis graciarum eius. Vere gracia Dei est, quod typice factum est. Igitur sicut Eva conversim fit Ave, ita Adeleida conversis partibus fit nomen bonum atque suave. Quid est enim Adelegida nisi « Da legi Ade filios » ? Hoc est dicere : esto datrix legis super caulas christiani gregis. Esto gregis Christi custos gregaria, quem dispersit per dumeta presumptio temeraria. Tu es quippe regina illa, que apparuisti psalmiste a dextris Dei in veste polimita. Plena es graciarum, oculi tui colombarum ; vade post eum, qui est deus misericordium. Ne timeas, o princeps omnia sub pedibus vides. Porrige dextram Rome mergenti, succurre regi piis oculis te respicienti. In his duobus pendet tota æcclesia ; vide, quid facias, sancta Adelegida.
Ut spiritui sancto, qui te preelegit non sis contraria, te rogamus, audi nos. Ut regi subvenias, te rogamus, audi nos.
Ut clericis et laicis subvenias, te rogamus, audi nos. Ut omnibus christianis subvenias, te rogamus, audi nos. Ut pereunti mundo succuras, te rogamus, audi nos.
Oremus. Famulam tuam, quam elegisti ab initio, conserva, quesumus, domine, in tuo servicio, ut per eam te duce fiat pax in ecclesiis tuis ad perpetuum gaudium humane salutis per dominum nostrum.
BENZO VON ALBA, Sieben Bücher an Kaiser Heinrich IV, op. cit., p. 486-490.
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l’essentiel d’origine scripturaire, comparant en particulier la comtesse Adélaïde, tout à la fois sujette et belle-mère du souverain, à la Vierge, fille et mère du Christ50. Dans d’autres passages de ses œuvres, il recourut à des modèles plus historiques, comme dans la narratio de son Ad Heinricum où il avait établi un parallèle entre la comtesse Adélaïde et Egérie, en référence au rôle que celle-ci avait joué auprès de Pompée, en qui l’évêque d’Albe voyait une image d’Henri IV51. En revanche, il n’établit jamais la moindre comparaison entre la comtesse arduinide et l’impératrice ottonienne, comme si la correspondance onomastique ne lui avait pas paru suffisante pour justifier un parallèle.
Quelles que soient les ambiguïtés et les non-dits de la lettre de Benzo d’Albe, ce document nous montre qu’à la fin du XIe siècle, un érudit pouvait s’interroger sur l’origine du nom de la comtesse Adélaïde sans nécessairement évoquer le souvenir de l’impératrice ottonienne, dont elle était pourtant l’equivoca. Dans ces conditions, il serait bien étonnant que l’aristocratie ait pu longtemps conserver le souvenir de la nature impériale du nom d’Adélaïde. Il est ainsi bien douteux que les marquis aléramides ou les comtes guigonides, qui profitèrent de leur alliance arduinide pour donner à leurs filles le nom de la puissante comtesse arduinide, ait même eu conscience qu’ils utilisaient aussi le nom d’une ancienne impératrice52. Une étude de la diffusion du nom d’Adélaïde dans la maison de Savoie achèvera de nous en convaincre, en nous montrant que la diffusion de l’anthroponyme s’accompagna d’une très rapide perte de la mémoire de ses origines.
Revenons donc à la généalogie des comtes humbertiens, que nous avons déjà présentée ci-dessus. Elle nous permet de constater que le nom d’Adélaïde, déjà donné à une fille de la comtesse arduinide, fut repris par son petit-fils Humbert II († 1103), qui le transmit à sa fille, que l’on peut donc considérer comme la première d’une longue lignée d’Adélaïde savoyarde53. Le choix de cet anthroponyme ne saurait toutefois se comprendre qu’en étant replacé dans le contexte du principat du comte Humbert II, durant lequel le souvenir de la comtesse arduinide devint un enjeu politique majeur. Pour le comprendre, il convient de rappeler qu’Humbert II était le fils du comte Amédée II († vers 1080), qui avait été destiné à recevoir l’héritage humbertien du royaume de Bourgogne, tandis que son aîné, Pierre, se voyait promettre les terres arduinides du royaume d’Italie. Si le partage demeura longtemps assez théorique, puisqu’une suite de décès précoces avait permis à la comtesse Adélaïde de conserver la haute main sur l’ensemble des terres arduinides et
50 Sur l’utilisation de cette image dans la théologie politique, v. E. KANTOROWICZ, Les deux corps du roi. Essai sur la
théologie politique au Moyen Age, Paris, Gallimard, 1989, p. 88-89. Ce thème est encore plus présent dans les autres
lettres de Benzo à Adélaïde (citées supra, n. 36).
51 Unum est, de quo te volo, pater, cautum reddere./ Hadeleidam appella in regali federe,/ Voca eam regis matrem,
si vis hostem perdere./ Per legatum clama eam magistram concilii,/ Dominam atque ductricem communis consilii,/ Ut Hegeria dux fuit in causis Pompilii (v. BENZO VON ALBA, Sieben Bücher an Kaiser Heinrich IV, op. cit., p. 434)
52 Le marquis aléramide Manfred, neveu de la comtesse arduinide Adélaïde, transmit le nom de sa tante à sa fille. Celle-ci épousa Roger Ier, ce qui assura la fortune sicilienne de l’anthroponyme (v. H. BRESC, « Les Aléramides en
Sicile : quelques nouvelles perspectives », dans Bianca Lancia di Agliano tra il Piemonte e il regno di Sicilia, a cura di R. Bordone (Atti del convegno di Asti-Agliano, 28-29 aprile 1990), 1992, p. 147-63). Pour les Guigonides, la question est plus complexe : il est possible que la comtesse Adélaïde (q. 1050), à laquelle le comte guigonide Guigues le Vieux était marié en 1034, ait été une Arduinide ou une proche parente des Arduinides (pro : B. BAUDI di VESME, « Le origini
della feudalità nel Pinerolese », dans Studi pinerolesi, Pinerolo, 1899 (Biblioteca della società storica subalpina, I), p. 1-86, p. 8, qui n’a toutefois aucun argument définitif ; contra : G. de MANTEYER, « Les origines du Dauphiné de
Viennois. La première race des comtes d’Albon (843-1228) », dans Bulletin de la Société d’étude des Hautes-Alpes, 1925, p. 50-140, p. 74, qui considère, sans jamais convaincre, qu’il s’agissait d’une Beaujeu). La parenté des Guigonides et des Arduinides semble toutefois très vraisemblable (v. W.H. RUDT VON COLLENBERG, « Maximilla et Mathilda reginæ », dans Annali della facoltà di magistero di Palermo, 1969, p. 4-48) et elle est en tout cas évoquée dans un faux grossier, sans doute assez tardif, qui affirme que la comtesse Adélaïde était la nièce d’un « dauphin Guigues » (éd. D. MULETTI, Memorie storico-diplomatiche appartenenti alla città e ai marchesi di Saluzzo, Saluzzo,
1829-1833, 6 vol., t. II, p.161).
53 Selon un acte de 1090 édité par J. du BOUCHET, Preuves de l’histoire de l’illustre maison de Coligny, tirées des
chartres de diverses églises & abbayes & plusieurs autres titres mémoires et chroniques & histoires dignes de foy,
Paris, Jean du Puis, 1662, le comte Amédée II aurait déjà eu une fille, du nom d’Adélaïde, qui aurait épousé le seigneur de Coligny. La titulature marquisale d’Amédée II, mais aussi la présence d’un sceau seigneurial, totalement anachronique à une telle date, montrent toutefois que le document n’est qu’une forgerie
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humbertiennes, il n’en était pas moins présent54. A son avènement vers 1080, le très jeune comte Humbert II ne pouvait donc nourrir que de très faibles espérances sur l’héritage arduinide de la comtesse Adélaïde, que devaient relever ses cousins de la branche aînée.
Les décès successifs de son oncle Pierre, en 1078, puis de son cousin Frédéric, en juin 1091, en décidèrent autrement. La quasi-disparition de la branche aînée, puis le décès en décembre 1091 de la comtesse Adélaïde, ouvrirent une guerre de succession, au cours de laquelle les parents de la défunte princesse arduinide se disputèrent son héritage. Encore en très bas âge lors de la mort d’Adélaïde, Humbert II intervint dans ce conflit en 1098, en envahissant la vallée de Suse qu’il rattacha à ses domaines bourguignons. Dans ce contexte, il fut particulièrement attentif au souvenir de sa grand-mère, dont il confirma solennellement deux chartes, avant de relever son nom pour le donner à sa propre fille55. On l’aura compris : en choisissant de donner à sa fille le nom d’Adélaïde, le comte Humbert II ne se référait pas au souvenir de l’impératrice ottonienne, mais désirait seulement se poser en héritier de la comtesse arduinide, dont la succession lui ouvrait les portes du royaume d’Italie.
La fortune voulut que la fille du comte Humbert II eût un grand destin, puisqu’elle épousa le roi Louis VI de France56. D’un point de vue anthroponymique, ce mariage ne fut pas sans conséquences puisqu’il permit au nom d’Adélaïde, que les Capétiens n’avaient jusque là jamais utilisé, de se diffuser dans la maison de France57. En bon fils, Louis VII donna le nom de sa mère aux deux filles qu’il avait eues de deux unions différentes, ce qui entraîna une très rapide diffusion par capillarité du nom d’Adélaïde dans l’aristocratie française. Comme le montre le tableau ci-dessous, un siècle seulement après que la fille du comte Humbert II eut épousé le roi Louis VI, son nom avait déjà été transmis à dix-neuf lignages du royaume de France58. Bien évidemment, cet anthroponyme n’était désormais plus celui de l’impératrice ottonienne, ni même celui de la comtesse arduinide, mais celui d’une reine de France, dont le nom était repris fièrement par les vassaux des rois capétiens. En matière d’onomastique féminine, la mémoire de l’aristocratie n’avait décidément guère de profondeur.
54 Sur les divisions successorales très complexe de l’ensemble arduinido-humbertien, v. C.W. PREVITE-ORTON, The
early History of the House of Savoy, op. cit., p. 189-291 ; G. SERGI, Potere e territorio lungo la strada di Francia. Da
Chambery a Torino fra X e XIII secolo, Napoli, 1981, p. 43-69 ; G. TABACCO, « L’eredità politica della contessa
Adelaide », dans La contessa Adelaide e la società del secolo XI., op. cit., p. 231-42 et L. RIPART, Les fondements
idéologiques du pouvoir des comtes de Savoie, op. cit., p. 301-316, travaux auxquels je renvoie pour ce paragraphe et
le suivant.
55 Le comte Humbert fit confirmer, en 1098, une donation d’Adélaïde pour la prévôté d’Oulx (Anno autem ab
incarnatione Domini MLXXXXVIII, indictione V. Post obitum Adalaide comitisse, quando dominus Umbertus ingressus est Longobardiam concessit sancto Laurentio de plebe martyrum et canonicis ibidem habitantibus, et concedendo dedit omnia que in hac carta continentur sicut prefata comitissa dederat, éd. Le carte della prevostura di Oulx raccolte e ordinate cronologicamente fino al 1300, a cura di G. COLLINO, Pinerolo, 1908 (Biblioteca della
società storica subalpina, XLV), n° LXVII, p. 59-60, qui date le document de 1097, sous prétexte qu’il était donné ab
incarnatione, mais il est bien douteux qu’il faille différencier l’anno ab incarnatione de l’anno nativatis). Il confirma
aussi un acte d’Adélaïde pour le monastère de la Novalaise (Ego Umbertus comes et uxor mea Gisla [...] confirmamus
et donum facimus, sicut domna comitissa Adalasia fecit, éd. C. CIPOLLA, Monumenta novaliciensia vetustoria, Roma,
Forzani, 1898-1901, 2 vol., t. I, n° LXXXX, p. 223-26 ; la charte, connue par une copie, est datée de l’année de l’incarnation 1081, ce qui est impossible : une datation d’environ 1100 semble évidente).
56 Selon A.W. LEWIS « La date du mariage de Louis VI et d’Adélaïde de Maurienne », dans Bibliothèque de l’Ecole des
chartes, 1990, p. 5-16, les noces auraient eu lieu en mars 1115. Sur le mariage et ses conséquences, v. J. DUFOUR, « Louis VI, roi de France (1108-1137), à la lumière des actes royaux et des sources narratives », dans Comptes rendus
de l’Académie des inscriptions et des belles-lettres, 1990, p. 456-482, p. 465-468.
57 Outre le nom d’Adélaïde, l’alliance humbertienne apporta aussi à la maison de France le nom de Pierre, fils de la comtesse Adélaïde (v. A.W. LEWIS, Le sang royal. La famille capétienne et l’Etat. France, Xe-XIVe siècle, Paris,
Gallimard, 1986, p. 90 et O. GUYOTJEANNIN, Les sources de l’histoire médiévale, Paris, 1998, p. 102).
58 Je n’ai pris ici en compte que les seuls cas où il était certain que le nom d’Adélaïde provenait bien de l’alliance royale, sans prendre donc en considération les Adélaïde issues de familles qui, bien que descendantes du couple Louis VI/Adélaïde, comptaient d’autres Adélaïde dans leur parenté.