Jean-Jacques Rousseau face au public: problèmes d’identité. By Masano Yamashita. Oxford Studies in Enlightenment, 2017:05. Oxford: Voltaire Foundation, 2017. p. 268. £65 (hb). ISBN: 978-0-7294-1194-3
Le dix-huitième siècle marque, en France, la naissance d’une société de l’information sous l’Ancien Régime, effectivement définie par Robert Darnton comme information society. Les pratiques et les technologies de communication qui se développent – la poste, les salons, la diffusion des imprimés, etc. – ont créé un espace public fondé sur l’échange des savoirs [voir Robert Darnton, ‘An Early Information Society: News and the Media in Eighteenth-Century Paris’, American Historical Review 105:1 (2000), p.1-35]. Largement développé en se référant à Voltaire, compté à juste titre comme l’un des ‘inventeurs’ de l’idée d’opinion publique, ce thème n’est généralement pas rattaché à la réflexion de Rousseau. Cependant, l’étude de Masano Yamashita – professeur adjoint en littérature française à l’Université du Colorado-Boulder – montre, de façon convaincante, comment toute l’œuvre de Rousseau repose sur une tentative de comprendre le paradoxe de la communication propre aux Lumières.
En effet, la représentation de la communication publique au dix-huitième siècle met en relief les ambivalences de la modernité des Lumières françaises, souvent incapables de concilier culture du secret, issue de la tradition littéraire du libertinage érudit, et publicité, qui élargit les horizons de la sphère publique. Cette ambiguïté, au premier coup d’œil, est aussi présente dans l’œuvre de Rousseau, dominée par deux modèles qui s’opposent. D’une part, Jean-Jacques embrasse le modèle de la ‘visibilité cynique’, à travers lequel il mobilise son corps et sa manière de vivre sur la place publique pour afficher sa philosophie. D’autre part, il assume la posture typiquement ovidienne de ‘l’écrivain en retrait’ (p. 2) qui veut vivre caché et refuse le contact avec l’opinion publique.
Dans sa recherche sur les conditions d’existence d’une parole émancipée et pleinement publique, Rousseau élabore une série de stratégies rhétoriques pour s’adresser au lecteur, jusqu’à formuler une conception proprement philosophique de la communication. Dans le premier chapitre de son ouvrage, intitulé La nature aime à se cacher, Yamashita reconstruit, en temps opportun, la question de la naissance du langage et sa relation avec l’écriture. De cette analyse émerge l’importance déterminante du style chez Rousseau, qui devient une véritable manifestation sensible de l’expérience personnelle de la nature et de la vérité situationnelle et perceptuelle des choses.
Cette réflexion sur l’importance du choix stylistique de l’auteur correspond à une prise de conscience tout aussi profonde du rôle du public. Le caractère labile et ouvert du public de son temps conduit Rousseau à élaborer différents styles philosophiques, étudiés dans le deuxième chapitre du livre (Les styles philosophiques de Rousseau). En se concentrant sur l’analyse du Discours sur l’origine de l’inégalité, de la Lettre à D’Alembert sur les spectacles et du traité-roman de l’Émile, Yamashita montre comment les différents ouvrages de Rousseau supposent et mettent en place des publics composites, encouragés à examiner leur rapport à une subjectivité politique et à constituer leur propre rapport au savoir. Plus particulièrement, Rousseau met en scène, dans ses textes, les enjeux politiques et éthiques de l’activité de la lecture, jusqu’à construire une véritable rhétorique publique des émotions. Rousseau propose donc des manières alternatives de penser la communication et la circulation de l’information, différentes de celles des autres philosophes. Il accorde de la valeur aux différentes économies de la parole que sont le silence, le babillage, le laconisme et la musicalité. Ces modes de communication contestent les modalités conventionnelles de la rationalité et de l’échange social.
L’idée qui anime les deux derniers chapitres de l’ouvrage de Yamashita – intitulés respectivement Formes de vie et Aléas et fortunes de l’envoi – est la suivante : Rousseau non seulement analyse, mais il prend aussi acte des contradictions inhérentes au contexte de son époque. D’un côté, Jean-Jacques formule l’idée d’une vie philosophique élaborée à la manière d’un
acteur-artisan : il mêle la valeur de la mise en scène de soi avec la valorisation de la vie, comme une construction ‘artisanale’ obéissant à la voix de la nature. D’un autre côté, il s’efforce de trouver et de ‘forger’ une forme de parole capable de rendre compte de cette ‘philosophie de l’existence’ – pour reprendre le titre de la célèbre étude de Pierre Burgelin [La philosophie de l’existence de J.-J. Rousseau (Paris: Presses universitaires de France, 1952)].
En conclusion, l’objectif de Rousseau est de redéfinir l’espace public, de déplacer ses paramètres, tout en diagnostiquant ‘un monde devenu illisible’ [l’expression est de Alain Grosrichard, ‘Gravité de Rousseau’, Cahiers pour l’Analyse, 8:1 (1977), p. 43-64, 63]. Son originalité repose donc ‘sur le fait qu’il ne propose pas simplement d’évacuer le bruit mais l’intègre dans sa pensée de la modernité en y faisant face par une série de tactiques qui visent à préserver l’autonomie […] du sujet sensible et pensant’ (p. 216).
Jean-Jacques Rousseau face au public, fort d’une riche documentation et soutenu par une solide érudition, sans jamais être pesante, s’avère être un livre utile non seulement pour les spécialistes de Rousseau, mais plus généralement pour tous ceux qui s’intéressent au dix-huitième siècle, dans une perspective littéraire, historique ou philosophique. Plus précisément, sur l’histoire de la philosophie et des idées, Yamashita tisse une série de réflexions intéressantes, particulièrement celles sur le rapport qu’entretient Rousseau avec la tradition matérialiste, comme en témoigne la comparaison avec l’ouvrage de son frère-ennemi Diderot.
En notant l’imprévisibilité et les incohérences des systèmes du discours public, la réflexion de Rousseau nous invite à considérer la précarité de la vie sociale moderne et, par conséquent, de la politique de la vérité en jeu dans l’échange symbolique de l’opinion publique. Il s’agit d’un message qui, dans un temps de surcharge informationnelle comme le nôtre, s’avère être encore aujourd’hui d’une actualité précieuse.
Marco Menin
Département de philosophie et sciences de l’éducation Université de Turin (Italie)
