Introduction
Le travail qui suit vise à illustrer l’étroite relation entre le monde du crime et la langue et la culture françaises à l’époque moderne (XIXe XXe siècles).
Nous avons choisi d’articuler cette étude en trois sections principales, consacrées à l’analyse de certains aspects bien déterminés : une première section concernant des aspects socio historiques, une deuxième section relative à des aspects linguistiques, une troisième section abordant des aspects littéraires. Ces trois sections sont suivies d'un glossaire de termes, à son tour divisé en quatre catégories : Milieu, répression, prostitution, vol et autres activités illégales.
L’étude de l’étymologie du mot « crime » et des acceptions qu’il a revêtues au fil des siècles, dans le premier chapitre de la première section, nous introduit dans le sujet. Les différentes acceptions du mot vont de pair avec les changements sociaux : il en résulte que la notion judiciaire de « crime » est toujours relative à une société bien déterminée, avec ses règles et ses valeurs.
Le second chapitre de cette même section se veut comme une rétrospective historique du crime en France. Après de brefs renvois au Moyen Âge et à l’Ancien Régime, notre analyse se concentre sur l’époque moderne. D’abord nous montrons quelles ont été les raisons qui ont poussé les sociologues et les historiens à définir le XIXe siècle
criminalité urbaine dans la capitale française, et la naissance de plusieurs institutions strictement liées au monde du crime. Ensuite, nous passons au XXe siècle, marqué par les bouleversements des deux
guerres mondiales et par la mondialisation du monde du crime. Une bonne partie de ce second chapitre retrace l’histoire du « Milieu », le crime organisé français, qui a vu le jour vers 1850 pour se dissoudre vers les années 1970 en France.
La deuxième section, par ailleurs la plus riche (quatre chapitres), pour des raisons évidentes, est introduite par une ballade de François Villon. Cette dernière est écrite en jargon jobelin, un lexique spécial à fonction cryptique, né au XVe siècle. Ce jargon était en usage
chez les Coquillards, une bande de malfaiteurs arrêtés à Dijon en 1455, avec laquelle Villon semblait être en contact. Vers la fin du XVIIe siècle le nom de ce langage a été changé en argot, et comme tel
nous le connaissons aujourd’hui.
Dans le premier chapitre de cette deuxième section, nous avons essayé de décrire les caractéristiques principales de ce langage : le passage du mot « jargon » au mot « argot », son étymologie (qui demeure encore obscure), les problèmes liés à la définition de son champ d’étude, son encadrement dans les autres langages européens à fonction cryptique.
Au cours du deuxième chapitre de cette deuxième section, le plus vaste de toute l’étude, nous illustrons les théories sur l’argot de la part de quelques linguistes et écrivains du XIXe et du XXe siècles :
entre autres, Hugo, Esnault, FrançoisGeiger, Guiraud, BeckerHo. Notre but est de démontrer que l’argot est un sujet difficile parce que,
jusqu’à présent, les linguistes ne sont parvenus à en donner une définition homogène.
Dans le troisième chapitre nous passons à l’explication des procédés de formation des mots argotiques : la substitution de forme, la suffixation parasitaire, la troncation, les emprunts.
Le problème de la définition de l’argot revient dans le quatrième et dernier chapitre de la section linguistique, où il est question de retracer la vie de l’argot à travers les dictionnaires et les paralittératures.
Les deux chapitres de la section littéraire mettent en lumière deux types de production littéraire dans lesquels le crime occupe souvent une place éminente : le fait divers et le roman policier. En ce qui concerne le fait divers, d’abord nous en avons donné une définition et ensuite examiné la structure et l’histoire en France depuis sa naissance à nos jours. Font l’objet du chapitre sur le roman policier l’histoire de ses origines, une panoramique des principaux auteurs francophones du genre et les différences linguistiques existant entre les premiers romans policiers et les « polars » contemporains.
Le glossaire de termes, qui achève cette étude, essaie de d’exemplifier créativité lexicale des criminels. Outre des termes argotiques, nous avons décidé de décrire aussi des termes appartenant au registre familier ou à la langue populaire et liés au monde du crime. Là où cela a été possible, nous avons fourni des exemples de l’utilisation de ces termes, tirés d’ouvrages littéraires ou lexicographiques.
Section A:
ASPECTS SOCIO
HISTORIQUES
1. LA NOTION DE “CRIME”
Lorsqu’on essaie de définir exhaustivement le mot « crime », il est frappant de constater l’extrême difficulté, voire même l’impossibilité d’établir une notion de « crime » universellement valable. Cela est dû, évidemment, au fait que le crime a son origine dans une société bien déterminée, définie par des caractéristiques et des valeurs bien précises et dans laquelle l’ordre est assuré par le respect des lois en vigueur. Or, le crime est toujours quelque chose d’antisocial, quelque chose qui romp l’équilibre social d’une communauté.
Le crime est un genre d’infraction pénale. Nous croyons utile de reporter ici le classement des infractions pénales tel qu’il apparaît dans le Code pénal1. Ce dernier classe les infractions pénales en trois
catégories : 1) la contravention, 2) le délit, 3) le crime.
La contravention est la plus légère des infractions pénales : il s’agit d’une inobservation nonintentionnelle des lois et des règlements de l’autorité administrative qui assurent le bon ordre, la sûreté et la salubrité publiques. D’habitude une contravention est punie d’une légère amende, rarement d’une peine de prison.
1 Article 1111. Voir aussi : Jean Marquiset, Le Crime, Paris, P.U.F., « Que saisje ? », 1976
En revanche, le délit comme le crime sont des infractions intentionnelles. Un même acte peut être considéré comme un délit ou comme un crime selon les circonstances dans lesquelles il se produit. La gravité du désordre provoqué dans la société, les conséquences engendrées chez les victimes et la rigueur des peines appliquées dans la punition marquent la différence entre délit et crime. Normalement, les peines appliquées à un délit sont de nature correctionnelle (par exemple, l’emprisonnement, dont le maximum est de cinq années, sauf en cas de récidive), alors qu’un crime est puni de peines de nature afflictive ou infamante.
Le crime a toujours été conçu comme la plus grave des infractions, mais cette notion juridique a souvent subi des influences philosophiques ou religieuses, du moment que le domaine de la loi pénale peut renvoyer au domaine de la morale. Comme le relevait Joseph Maxwell au début du siècle dernier : « Le domaine de la morale est distinct de celui de la loi pénale. Il y a des actes moraux qui sont punis, il y a des actes immoraux qui ne le sont pas. […] La moralité et la criminalité sont deux systèmes non seulement différents, mais quelquefois opposés. Cependant, les infractions les plus graves à la loi morale constituent en général les crimes les plus graves ; cela dépend du fait que les deux systèmes ont leur origine dans la même société. »2
Si nous décidons d’analyser l’évolution de la notion de crime dans la société française moderne, nous remarquerons qu’elle a beaucoup changé avec la Révolution. Sous l’Ancien Régime, le droit pénal était formé d’un ensemble de lois et coutumes très variées, sans avoir une codification homogène. La religion catholique était alors
religion d’État et le Roi était considéré comme un représentant de Dieu sur la Terre. Cela est très important lors de la distinction des types d’infractions. Les infractions les plus graves étaient les crimes de lèsemajesté divine, tels que l’athéisme et l’hérésie, les blasphèmes et les parjures, les sacrilèges, l’abus des sacrements, la simonie, les attentats sur les prêtres dans leur fonction, la profanation des vases sacrés et la violation des sépultures.
Suivaient les crimes de lèsemajesté humaine, c’estàdire les attentats contre la personne du Roi, les membres de sa famille et tous ceux qui attaquaient sa souveraineté, l’honneur et la dignité de sa couronne ou son autorité (même dans la personne de ses officiers), la rébellion aux mandements royaux, les assemblées illicites, les prévarications des juges, le péculat3et la concussion, la fausse monnaie
et toutes les entreprises contre la sûreté de l’État.
Dans la troisième et dernière catégorie d’infractions figuraient les crimes contre les particuliers, notamment les meurtres et empoisonnements, le suicide et le duel, les maléfices, le rapt et le viol, l’inceste, la sodomie, le faux, l’incendie, les vols qualifiés4. Quelques uns des crimes cités dans cette liste (le suicide, par exemple) ne sont pas considérés comme tels aujourd’hui par le droit pénal français. L’étymologie du mot découle au latin crimen, qui avait le sens d’« accusation » et de « crime ». Paradoxalement, en latin classique crimen revêtait seulement le premier des deux sens : les textes cicéroniens fournissent un grand nombre d’exemples de cet emploi du
3 Péculat : détournement de deniers publics.
mot. Il faudra attendre la fin de l’époque classique pour que crimen prenne le sens de « crime », qui d’ailleurs est le seul revêtu par le terme aujourd’hui. Ernout et Meillet, dans leur Dictionnaire étymologique de la langue latine, expliquent crimen par cerno et par une racine indoeuropéenne de forme *krei, « séparer ». Cette dernière se trouve en italique, en grec, en celtique et en germanique, mais elle reste inconnue à l’indoeuropéen oriental. En français, la première attestation du mot remonte à Benoît de SainteMaure, qui l’utilise vers 1160 sous la forme de crimne au sens de « très grave violation de la loi civile ou morale ». Au cours des siècles, le terme a subi des évolutions, mais aussi des involutions. Nous nous référons en particulier à la Renaissance, qui, conformément à son esprit classiciste, reintroduit les acceptions latines du mot. On ne doit pas s’étonner, donc, si dans le Dictionarium latinogallicum (1538) de Robert Estienne crime désigne surtout l’accusation, le blâme avant que la faute ellemême5.
Le deuxième dictionnaire de Robert Estienne, le Dictionnaire françoislatin (1539), sera très important pour le passage au sens moderne de crime, opéré par Jean Nicot avec son Thresor de la langue françoise (1606). Tout en reprenant Estienne, Nicot donne au latin une place très marginale et ainsi abandonne la notion d’accusation6. De toute façon, il faudra attendre le Dictionnaire
françois contenant les mots et les choses de Richelet (1680) pour avoir la première, véritable définition française du mot :
5 Collectif, Crimes et criminels dans la littérature française, Université Jean Moulin Lyon 3, Actes
du Colloque International, 29 novembre 1990 – 1er décembre 1990, C.E.D.I.C., 1991, pp. 1723. 6 Ibid.
« Ce mot ne se dit que des personnes. Il signifie faute qui mérite une punition. Faute énorme. Péché. Un crime capital, un crime horrible… les grands crimes ont des degrés aussi bien que les vertus… »7.
Mais c’est seulement dix ans plus tard, grâce au Dictionnaire universel (1690) d’Antoine Furetière, qu’une distinction d’ordre judiciaire sera faite : « Action faite contre la loy soit naturelle, soit civile. Il n’y a point de crime qui ne soit puny, soit en ce monde ou en l’autre. Les crimes se divisent en capitaux ou cas royaux comme les crimes d’État, de lèsemajesté, assassinat, vol, fausseté qui méritent la mort, qui sont de la connaissance des juges royaux et en délits communs, comme simple fornication, violation de vœu et autres dont le juge ecclésiastique peut connaître… Crime en termes de dévotion se dit de tous les péchés qu’on a commis contre Dieu soit grands, soit petits.»8
La contribution du Dictionnaire de l’Académie (1694) se limitera au rajout de quelques exemples supplémentaires de types de crimes (par exemple, les crimes de péculat9, de rapt, de magie, de sortilège, d’hérésie, de faux, de fausse monnaye). Rien ne changera non plus dans les éditions de 1743 et de 1772. Au siècle des Lumières, une répartition des crimes en quatre classes différentes sera faite par Diderot dans l’Encyclopédie (1754), prenant comme référence l’Esprit des Lois de Montesquieu ( 1748) : « Il y a 4 sortes de crimes : ceux de la première espèce choquent la religion ; ceux de la seconde les mœurs ; ceux de la troisième, la tranquillité ; ceux de la quatrième, la sûreté des citoyens. »10 7 Ibid. 8 Ibid. 9 Voir la référence n° 3. 10 Montesquieu, Esprit des Lois, XII, 4, cité dans : Collectif, Crimes et criminels dans la littérature française, Université Jean Moulin Lyon 3, Actes du Colloque International, 29 novembre 1990 – 1er décembre 1990, C.E.D.I.C., 1991, pp. 1723.
On retrouve cet extrait plus d’un siècle après, avec Littré (1877), qui fait suivre la citation de Montesquieu par un commentaire de d’Alembert concernant la punition des crimes (commentaire sur lequel nous glissons pour ne pas ouvrir une digression sur le problème de la punition qui nous éloignerait trop du sujet de notre étude).
Ayant frayé un chemin vers la lexicographie moderne avec Littré, nous croyons maintenant indispensable analyser les valeurs actuelles du mot crime11. Les trois grands dictionnaires de la langue
française (le TLF, le Grand Larousse et le Robert) retiennent tous : 1) un sens classique et littéraire : "très grave
violation de la loi civile ou morale" ; à cette définition s’accompagnent très souvent ces types de précisions : "parricide, inceste, inversion sexuelle et infraction à la loi religieuse : péché mortel" ;
2) un sens juridique : "infraction grave punissable par la loi d’une peine afflictive ou infamante", avec une série d’exemples : crime de faux, crime de haute trahison, crime politique, crime d’État, crime contre la sûreté de l’État, crime de lèse majesté, crime de guerre ; 3) un sens courant, même si plutôt réductif, qui fait équivaloir le crime tout simplement à "meurtre, assasinat" et qui date du XIXe siècle ;
11 Nous relatons la classification telle quelle a été établie pendant un Colloque International qui a
eu lieu à Lyon du 29 novembre au 1er décémbre 1990 sur le thème « Crimes et criminels dans la
4) un emploi par antiphrase pour une faute légère et excusable (nous avons relevés sept exemples de ce type dans le Misanthrope de Molière, dont trois dans les répliques d’Alceste) ; 5) un emploi par exagération : "action blâmable dont les conséquences peuvent être fâcheuses". Jusqu’à présent, nous avons analysé la façon dont le mot est traité dans les dictionnaires de la langue française. Il nous semble intéressant maintenant de reporter ici le traitement du mot dans un dictionnaire spécifique, tel que le Vocabulaire Juridique12, qui
distingue pour le mot un sens général et un sens technique. Au sens général, le crime est défini comme une "transgression particulièrement grave, attentatoire à l’ordre et à la sécurité, contraire aux valeurs sociales admises, réprouvé par la conscience et puni par les lois". Le sens technique recouvert par le mot est celui d’une "espèce d’infraction pénale, appartenant à la catégorie des plus graves d’entre elles que la loi détermine comme telle, dont elle définit les éléments et fixe la sanction, en précisant la peine criminelle qu’encourent ses auteurs, devant la cour d’assises"13.
Nous venons de constater qu’il est impossible de donner une définition de « crime » qui soit universellement valable ou qui, au moins, soit valable dans un même pays au cours des siècles. Les sociétés et les lois qui les régissent changent et, avec elles, aussi les crimes et les criminels.
12 Gérard Cornu (sous la direction de), Vocabulaire Juridique, P.U.F., 1997 [19871]. 13 Ibid.
2. RÉTROSPECTIVE HISTORIQUE DU CRIME EN FRANCE
Si le crime est strictement lié à la société dans laquelle il se produit, par conséquent « chaque société a les criminels qu’elle mérite ». Pour démontrer la validité de cet énoncé, nous allons faire une retrospective historique du crime en France à partir de l’Ancien Régime, avec de brefs renvois aussi aux siècles précédents. Du moment que, d’abord avec la Révolution et ensuite avec la monarchie de Juillet, les valeurs en vigueur changent, les actes criminels vont de pair avec ces changements.
2.1. Caractéristiques générales de la criminalité avant le « siècle criminel »
R. Muchembled14 remarque que depuis le Moyen Âge,
l’évolution de la criminalité dans l’Hexagone se traduit par le recul de la violence physique et de la vengeance privée au profit de la punition publique des crimes et délits. De plus, il distingue quatre phases historiques marquées par des types de criminalité différents, démontrant ainsi le strict lien de filiation entre une société et "ses" criminels. Les quatre grandes périodes identifiées par Muchembled sont : le Moyen Âge, l’époque des rois absolus (XVIeXVIIIe siècle),
le XIXe siècle et une dernière phase appelée "aujourd’hui" mais qui
inclut le siècle dernier et qui arrive jusqu’à nos jours.
La violence qui marquait fortement les relations humaines au Moyen Âge (surtout dans les campagnes) cède la place au vol à l’époque des monarques absolus15. De toute façon, il ne serait pas
correct d’affirmer une disparition totale de la violence de la société française après le Moyen Âge. En réalité, jusqu’au XIXe siècle, la
violence demeure une des constantes de la vie quotidienne des Français. L’obsession de la défense des biens, déjà très forte dans la société prérévolutionnaire, rend le vol un crime particulièrement grave, aspect attesté par la sévérité accrue de la punition des vols.
14 Article « criminalité », dans : JeanFrançois Sirinelli, Daniel Couty (sous la dir.de),
Dictionnaire de l’Histoire de France, Paris , éditions Armand Colin (diffusion Larousse), 1999.
2.2. Le XIXe siècle, mieux connu comme le « siècle
criminel »
L’historien reconnaît dans le XIXe siècle la principale mutation
millenaire de la criminalité en France, dont le stéréotype par excellence est représenté en littérature par Jean Valjean, le protagoniste des Misérables de Victor Hugo. L’appellation de « siècle criminel » n’est pas le fruit du hasard. Un autre historien, Dominique Kalifa16, nous fait remarquer que le XIXe siècle a engendré plusieurs
institutions, sciences et formes artistiques qui ont un rapport très étroit avec le crime. La Préfecture de Police voit le jour en 1800, alors que le Code Pénal sera promulgué dix ans plus tard. De même, la police judiciaire, la statistique criminelle, la médecine du crime et la science du crime ont été créées au XIXe siècle, ainsi que le reportage du crime
et le roman policier, le seul véritable genre littéraire de création récente. La publication de la grande compilations des statistiques du crime remonte à 182717. Cette obsession morbide pour le crime plonge ses racines dans les grands changemens historiques et sociaux du siècle : tout d’abord, dans l’ascension sociale de la bourgeoisie au détriment de la noblesse. La classe bourgeoisie, fondée sur la famille et sur une éthique du travail très rigoureuse, est le moteur de la révolution industrielle et par conséquent de l’économie. Il va de soi que l’obsession pour les biens consacre plus encore le vol (crime contre le capital) comme le crime
16 Dominique Kalifa, Crime et culture au XIXe siècle, Paris, Perrin, 2005, pages 913.
17 Maurice Cusson, Croissance et décroissance du crime, Paris, P. U. F., « Collections
par excellence. En même temps, la figure du truand évolue : le brigand des campagnes de l’Ancien Régime sera remplacé par le voleur du XIXe siècle, fils de la révolution industrielle et poussé au crime par la misère, et qui rôde dans les ruelles de Paris à la recherche de ses victimes. La capitale française, avant les travaux de rénovation du baron Haussmann, offre le même scénario que Londres offrait au XVIIIe
siècle : des milliers de paysans abandonnent les campagnes pour s’installer (mieux, s’entasser) dans le centre de Paris, qui devient ainsi une ville surpeuplée et dangereuse, la nuit18 comme le jour.
L’équivalence classe laborieuse classe dangereuse est alors formulée par ceux qui craignent les effets des recompositions sociales : cette attitude est adoptée, entre autres, par Eugène Sue lors de la publication de ses Mystères de Paris, commencée en 1842 : « Nous allons essayer de mettre sous les yeux du lecteur quelques épisodes de la vie d’autres barbares aussi en dehors de la civilisation que les sauvages peuplades si bien peintes par Cooper. »19 Toutefois, après des milliers de lettres de protestation de la part d’hônnetes représentants de la classe ouvrière, Sue met de côté ses préjugés et se fait le chantre des "misérables" avec son feuilleton, qui aura un succès énorme. Toujours Kalifa20 situe dans les années 18251845 une étape
décisive dans la perception et la description des menaces et des réalités criminelles, dans la construction desquelles les lieux jouent un
18 Rétif de la Bretonne offre des descriptions très détaillées des heures nocturnes de la ville dans
son volume Les Nuits de Paris, aujourd’hui disponible chez Gallimard dans la collection Folio.
19 Eugène Sue, Les mystères de Paris, cité dans : Kalifa, op. cit., p. 50. 20 Dominique Kalifa, op. cit., pages 17 et 115.
rôleclé. Les parties les plus dangereuses de Paris sont, surtout dans la première moitié du siècle, l’Île de la Cité (aujourd’hui site touristique très prisé) et Clamart, mais aussi les catacombes. La Morgue21, située
Quai du MarchéNeuf, a, dans les dessins de l’administration publique, une utilité sociale et morale. Lieu où l’on regroupe les cadavres afin de les identifier, elle enregistre et montre le crime, le suicide, la mort violente de façon générale, ne devenant ainsi qu’un exemple malsain et un lieu de contagion pour les enfants qui y traînent pour jouer, vu que personne ne peut s’occuper d’eux. Le problème de l’enfance abandonnée est à l’ordre du jour dans ces années, comme montrent clairement quelques ouvrages d’illustres romanciers, parmi lesquels nous ne citerons que Balzac et Hugo. Le premier, dans son roman Annette et le criminel22 (1824), introduit la
figure du grand criminel romantique, qui a toujours des origines mystérieuses. Au cours du roman nous découvrons qu’en réalité Argow (tel est le prénom du criminel) est le fruit d’un « péché de jeunesse » d’une riche dame bourgeoisie qui, pour ne pas se compromettre, l’a abandonné en le laissant devenir un criminel. La polémique de Balzac a pour cible la bourgeoisie et son souci des apparences. L’écrivain traite la question de l’enfance abandonnée car illégitime, le « crime caché » des bourgeois. Pour Victor Hugo, en revanche, nous allons faire référence à deux romans : Le Dernier jour d’un condamné (1829) et Les Misérables (achevé en 1861). Dans le premier, le condamné à mort du titre rencontre à la Conciergerie un
21 JeanPierre Arthur Bernard, Les deux Paris : les représentations de Paris dans la seconde
moitié du XIXe siècle, Editions Champ Vallon, 2001, p. 156.
22 Ce roman est la réécriture du précédent Le Vicaire des Ardennes, interdit parce qu’il portait sur
« friauche23 » qui lui raconte son enfance, faite de vols et d’autres
délits. Orphelin depuis l’âge de six ans, complètement abandonné à luimême par la société, cet homme n’a trouvé d’autres solutions que le monde du crime pour échapper à la misère et survivre24. Si donc ce
roman nous présente la « projection future d’un enfant abandonné », dans Les Misérables, avec le petit Gavroche, on assiste à l’inauguration du mythe du « gamin délinquant ». Gavroche est décrit de la sorte :
« […] On remarquait sur le boulevard du Temple et dans les régions du Châteaud’Eau un petit garçon de onze à douze ans qui eût assez correctement réalisé cet idéal du gamin ébauché plus haut, si, avec le rire de son âge sur les lèvres, il n’eût pas eu le cœur absolument sombre et vide. Cet enfant était bien affublé d’un pantalon d’homme, mais il ne le tenait pas de son père, et d’une camisole de femme, mais il ne la tenait pas de sa mère. Des gens quelconques l’avaient habillé de chiffons par charité. Pourtant il avait un père et une mère. Mais son père ne songeait pas à lui et sa mère ne l’aimait point. C’était un de ces enfants dignes de pitié entre tous qui ont père et mère et qui sont orphelins. Cet enfant ne se sentait jamais si bien que dans la rue. Le pavé lui était moins dur que le cœur de sa mère. Ses parents l’avait jeté dans la vie d’un coup de pied. Il avait tout bonnement pris sa volée.
C’était un garçon bruyant, blême, leste, éveillé, goguenard, à l’air vivace et maladif. Il allait, venait, chantait, jouait à la fayousse, grattait les ruisseaux, volait un peu, mais comme les chats et les passereaux, gaîment, riait quand on l’appelait galopin, se fâchait quand on l’appelait voyou. […]
Pourtant, si abandonné que fût cet enfant, il arrivait parfois, tous les deux ou trois mois, qu’il disait : « Tiens, je vais voir maman ! ». Alors il quittait le boulevard, le Cirque, la Porte SaintMartin, descendait aux quais, passait les ponts, gagnait les faubourgs, atteignait la Salpêtrière, et arrivait où ? Précisément à ce double numéro 5052 que le lecteur connaît, à la masure Gorbeau. […]
23 Comme l’expliquera Hugo, en argot le terme désigne un condamné à mort.
24 L’épisode du friauche fournit à Hugo plus un argument contre la peine de mort que contre le
problème de l’enfance abandonnée. Néanmoins, ce dernier aspect a son importance dans la pensée de l’écrivain.
Quand il entrait, on lui demandait : D’où vienstu ? Il répondait : De la rue. Quand il s’en allait, on lui demandait : Où vastu ? Il répondait : Dans la rue. Sa mère lui disait : Qu’estc que tu viens faire ici ? Cet enfant vivait dans cette absence d’affection comme ces herbes pâles qui viennent dans les caves. Il ne souffrait pas d’être ainsi et n’en voulait à personne. Il ne savait pas au juste comment devaient être un père et une mère. »25 La géographie du Paris du crime change dans la seconde moitié du siècle, grâce aux travaux de rénovation du baron Haussmann. L’expulsion des milieux populaires n’étant ni immédiate ni systématique fait demeurer certaines parties du vieux Paris dangereuses. Cependant, avec le processus d’haussmannisation on assiste à un déplacement des criminels vers les boulevards extérieurs, surtout dans les quartiers Sud et Est de la ville. Par exemple la Courtille (du faubourg SaintMartin au haut de la colline de Belleville) est un refuge de délinquants26. Les marges géographiques de la
capitale en deviennent aussi les marges sociales. Les termes « escarpe » et « gouapeur », tous deux forgés au XIXe siècle, dénotent
le « rôdeur », jeune délinquant provenant des marges déclassées du monde ouvrier27.
Un autre thème autour duquel tourne le débat politique au XIXe
siècle concerne la punition des crimes, en particulier les prisons28
(aucune proposition concrète d’abolition de la peine capitale n’est formulée). Cellesci sont souvent un lieu de rencontre pour les criminels, qui ont l’occasion de s’unir pour planifier de nouveaux
25 Victor Hugo, Les Misérables, 3ème partie « Marius », livre I, chapitre XIII, pp. 708710 (édition
de M. F. Guyard, Garnier, 1963) [18621].
26 Jérôme Pierrat, Une histoire du Milieu : grand banditisme et haute pègre en France de 1850 à
nos jours, Paris, Denoël, 2003, p. 17.
27 Kalifa, op. cit. , p. 115.
actes criminels une fois terminée la période de détention. Pourtant, la pègre française ne se donnera la forme du Milieu moderne qu’en 1850, après la monarchie de Juillet29.
Sous la République, vers la fin du siècle, on assiste à la progressive décriminalisation du monde ouvrier (souvent injustement inculpé, comme on a déjà vu) et à l’introduction de la notion d’ « armée du crime » en 188030. Cette dernière se réfère à des
malfaiteurs de plus en plus autonomes et professionnalisés, dont Arsène Lupin ou Fantômas sont des représentants par excellence. Les coupables des romans policiers appartiennent pour la plupart à cette catégorie.
2.3. Le XXe siècle : des « apaches » à la « racaille des
banlieues »
Un nouveau type de voyou peuple les rues de Paris dès l’été 1902 : l’ « apache ». Selon Kalifa, à la base de cet usage du terme (qui sera bientôt étendu à tous les criminels des grandes villes de France) nous avons deux aspects : 1) le succès en France des romans de Fenimore Cooper , 2) l’insurrection des canuts lyonnais en 183131.
D’après le TLF, qui renvoie à Dauzat32, la nouvelle connotation du
terme serait due à la presse. Observons par ailleurs qu’une querelle 29 Nous allons consacrer un paragraphe exclusivement à la naissance et au développement du Milieu. 30 Le même auteur affirme dans un autre de ses volumes, L’encre et le sang, que « l’espression "armée du crime", qui désigne l’ensemble des criminels de profession, a été rendue célèbre en 1890 par l’ouvrage de Félix Platel (p. 146). 31 Kalifa, Crime et culture au XIX siècle, pp. 4446. 32 Trésor de la Langue Francçaise, article « apache ».
aurait eu lieu en 1902 entre un journaliste du Matin et un autre du Journal pour s’attribuer la paternité de cet usage du mot.
Si en 1914 les apaches sont une constante des grandes villes, après la Première Guerre mondiale leur nombre baisse sensiblement. Disons plutôt que la délinquance ordinaire est à l’arrièreplan de l’attention sociale et médiatique, intéressée aux formes renouvelées de la criminalité professionnelle.
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale on a de nouveaux changements d’ordre social et économique, qui conduisent à une vive recrudescence de la violence criminelle, surtout dans la période 19451947. Celleci va s’accentuer à la fin de la décennie 1950, avec l’apparition du phénomène « blousons noirs »33. Désormais, la
nouvelle « classe dangereuse » est composée par des jeunes et la violence juvénile devient un fléau national34. En même temps, la
topographie du crime change, en se déplaçant dans les banlieues des grandes villes, où sont bâties des HBM (Habitations à Bon Marché) ou HLM (Habitations Loyer Modéré), dans lesquelles vivent en prévalence des locataires issus d’une immigration plus récente (surtout du Maghreb et de l’Afrique), et avec des difficultés d’intégration. La pauvreté, le chômage, l’ignorance, la solitude caractérisent les journées de ceux qui vivent dans les « cages à poules », de grands immeubles construits de façon à « optimiser » l’espace disponible. Dans ces conditions, la vie dans les banlieues est marquée par le vandalisme, les trafics de toute sorte, les émeutes entre bandes
33 Kalifa, Crime et culture au XIXe siècle., pp. 316322.
34 A ce propos, Maurice Cusson écrit : « Les jeunes de sexe masculin âgés de 14 à 24 ans sont la
catégorie de la population qui est principalement responsable du crime et de ses fluctuations », dans op. cit., p. 34.
d’ethnies différentes mais aussi des révoltes contre les policiers. De toute façon, la situation de la criminalité française ne fait que refleter un phénomène commun à toutes les démocraties occidentales (à l’exception de la Suisse) au début des années 196035, et qui n’a pas
cessé d’évoluer.
La situation ne s’améliore pas au cours des années : au contraire, les cités, les nouveaux « ghettos » de la société française contemporaine, sont de plus en plus à la une du débat politique pour les scènes des violence et délinquance qu’elles offrent.
Pour revenir à l’article de Muchembled36, la phase
« aujourd’hui », comme nous pouvons le constater quotidiennement, est marquée par la délinquance de masse et les incivilités, c’estàdire les destructions ou les dégradations volontaires de biens privés. Les crimes les plus répandus sont les cambriolages, les vols de véhicules, les larcins, les vols avec violence. Ce n’est pas un hasard si le terme quelque peu connoté « racaille », qui se réfère à une collectivité et non pas à un individu, est aujourd’hui le plus utilisé. Tel est le panorama offert par la France, surtout par les villes de Paris, Lyon et Marseille. Cependant, il ne faut pas oublier que nous vivons dans l’ère de la mondialisation, qui ne se limite pas aux échanges commerciaux et culturels, mais ouvre inévitablement de nouvelles perspectives aussi pour la mondialisation du crime. Les marges géographiques ne sont plus si nettement délimitées en sociologie criminelle.
35 Cusson, op. cit., pages 11 à 34.
2.4. Le « Milieu », une criminalité typiquement française
Dans le paragraphe 2.2. nous avons évoqué le crime organisé français ; nous allons maintenant en retracer les caractéristiques et l’histoire.
2.4.1. Caractéristiques principales
« Milieu » (« mitan » en argot) ou « haute pègre » est l’appellation donnée à un nouveau type de criminalité française qui voit le jour en 1850, grâce à l’exode rural, au développement des villes et à la révolution industrielle37. Même s’il naît au même siècle
que les plus célèbres mafia sicilienne ou camorra napolitaine, le Milieu français en diffère pour une particularité très importante : en fait, il ne s’agit pas d’une société structurée en organigramme, mais d’une communauté d’hommes libres à base égalitaire. Autre différence : l’aspirant pégriot français ne doit pas se soumettre à des cérémonies d’initiation, il doit juste respecter des règles très précises : respect de la propriété d’autrui, aucune collaboration avec la police, vengeance en cas de trahison38. Ces règles, qui ne sont écrites nulle part, montrent clairement que le code d’honneur de la pègre se fonde sur la force et la discrétion. 2.4.2. Proxénètes, voleurs et tricheurs 37 Jérôme Pierrat, Une histoire du Milieu: grand banditisme et haute pègre en France de 1850 à nos jours, Denoël, Paris, 2003, p. 15. 38 JeanFrançois Signier, Les Sociétés secrètes, Larousse, Paris, 2005, p.226.
Les membres du Milieu sont tous de sexe masculin. La prostitution étant la principale activité lucrative de cette communauté criminelle, les femmes ne sont que des instruments pour atteindre la richesse et reçoivent donc tout simplement l’étiquette de « gagne pain ».
Si dans la première moitié du siècle les maisons closes étaient tolérées, à partir de 1850 la situation change : ce manque de tolérance force les jeunes filles à se prostituer dans la rue et à se procurer un protecteur. Le proxénétisme naissant conduit inévitablement à une criminalisation de la prostitution. Outre celleci, les hommes du Milieu s’intéressent aussi au vol et au jeu, qui complètent le tiercé classique de leurs activités. Si l’on en croit Jérôme Pierrat39, vers la fin du XIXe siècle les observateurs recensent plus de 350 manières de voler. En ce qui concerne le jeu, observons qu’il n’est entré dans les intérêts de la pègre que sous la IIIe République. Les cercles clandestins
représentent une bonne source de revenus, mais c’est autour des champs de courses que les hommes du Milieu se font remarquer très souvent. Ils y pratiquent le jeu du bonneteau, qui offre aux perdants des courses une occasion (illusoire, bien sûr) pour se refaire. Pour jouer au bonneteau il suffit d’avoir trois cartes retournées, dont l’une est considérée gagnante. Le parieur doit deviner où se trouve cette carte. Ce qui pousse à tenter la chance au bonneteau est la présence dans la foule de quelqu’un qui gagne à tous les coups : il s’agit du « baron », c’estàdire du complice du bonneteur, qui allèche ainsi les 39 Pierrat, op. cit., p. 39.
victimes. Ces dernières, après deux ou trois réussites (servant à les appâter) perdent invariablement à tous les coups. L’habileté des bonneteurs consiste dans l’utilisation d’une dizaine de techniques différentes pour atteindre leur but40.
2.4.3. Les colonies correctionnelles en Afrique du Nord, ou l’école de la truanderie
Le 5 août 1850 est promulguée une loi qui prévoit l’instauration des premières colonies pénitentiaires et correctionnelles pour les jeunes déténus à partir de 13 ans qui ont reçu une condamnation qui peut aller d’un minimum de 6 mois à un maximum de 2 ans. En ce qui concerne les majeurs, dès 1818 la France avait créé en Afrique du Nord un système militaire répressif très strict, Biribi, considéré comme le plus complexe d’Europe. Biribi est un « traitement spécial » réservé aux bagnards les plus indisciplinés. Comme nous avons déjà vu41, c’est dans les bagnes que se forment les futures vedettes du
Milieu. Avoir séjourné à Biribi ou au Bat’ d’Af’ (Bataillon d’Afrique) confère une sorte de décoration au pégriot, comme s’il recevait un diplôme qui certifie son droit d’appartenance au Milieu. Après la prison, sa véritable ascension dans la pègre peut commencer. C’est pourquoi il retourne à son quartier d’origine (souvent un quartier périphérique) et se met à la recherche d’une fille à protéger.
2.4.4. Des pègres régionales à une pègre nationale 40 Ibid., pp. 3650.
Jusqu’à la Grande Guerre, il existe des pègres régionales. Les plus importantes sont à Paris et à Marseille. À Paris, c’est surtout aux portes SaintDenis et SaintMartin et au faubourg Montmartre qu’il y a la plus forte concentration de voyous. Pour Marseille, le quartier SaintJean est le quartier des truands.
À Paris, les filles de joie travaillent sur les trottoirs du Boulevard de Sébastopol, pas loin de Montmartre, la nouvelle résidence de la pègre à partir de 1880. Le Chat Noir de Salis, inauguré en 1881, accueille au début les artistes de la bohème, qui bientôt cèderont la place aux caïds, qui en font un lieu privilégié pour leurs rencontres. Dans la foulée du Chat Noir, d’autres bistrots voient le jour. Ils deviendront célèbres pour leurs doubles activités, licites et illicites, et pour les règlements de comptes entre hommes d’honneur quand quelque chose ne marche pas dans la bonne direction. Beaucoup de chanteurs commencent leur carrière artistique dans ces bistrots, grâce aux rapports qu’ils entretiennent avec le Milieu. Parmi les plus fameux, citons Aristide Bruant.
À la fin du XIXe siècle, le Milieu exporte les prostituées
françaises audelà des mers : la Traite des Blanches commence, les destinations finales de ces voyages sont surtout l’Argentine et les ÉtatsUnis, mais aussi l’Egypte.
2.4.5. L’affaire « Casque d’Or »
Il arrive souvent que la volonté de s’approprier d’une fille qui est déjà le gagnepain de quelqu’un d’autre déchaîne des guerres entre bandes. Le cas le plus connu de ce genre est sans doute l’affaire Casque d’Or, qui défraie la chronique parisienne au printemps 190242.
« Casque d’Or » est le surnom d’Amélie Hélie, jeune fille protégée par Manda, le « roi des apaches ». Leca, un souteneur corse à la tête de la bande de la rue Popincourt, s’empare d’Amélie. Cet acte déclenche une véritable guerre entre les deux gangs rivaux, jusqu’à ce que la police ne décide d’intervenir, envoyant aux bagnes guyanais les principaux acteurs de l’affaire. 2.4.6. Après la Grande Guerre Le visage de la pègre change après la Première guerre mondiale. Les petits groupes de caïds régionaux se réunissent dans une pègre nationale, dont l’épicentre est Paris (en réalité, l’axe majeur est Paris LyonMarseille, avec d’autres villes satellites).
Le pavé de Montmartre accueille au XXe siècle des truands
provenant d’autres parties de la France. La ville de provenance des voyous détermine ainsi une nouvelle hiérarchie du Milieu, à la tête de laquelle se situent les Corses, supérieurs en nombre et en force. Cependant, le grand nombre n’est pas synonyme de cohésion : les Corses sont fortement hiérarchisés et se servent de la vendetta
(concept qui émigre à Paris en même temps qu’eux) pour faire respecter cette hiérarchie. Beaucoup de sang coule pendant les quarante ans de leur règne.
À Marseille, l’autre grande ville de la pègre française, se donnent rendezvous beaucoup de truands de la Côte d’Azur. Ces « nervis »43, comme on les appelle, se consacrent non seulement à la
prostitution, au vol et au jeu, mais aussi à la falsification de pièces d’identité, de passeports, de monnaie et même de cartes d’électeurs.
L’élargissement des activités a été rendu possible par les progrès techniques, notamment par la voiture. Les outils les plus utilisés par les pégriots sont le chalumeau et la traction avant. Mais il ne faut pas oublier l’influence des mesures politiques qui parfois ont involontairement favorisé l’illicite. Nous nous référons à l’interdiction de la cocaïne en 1916 qui, loin de faire disparaître la poudre blanche de l’Hexagone, permet que son trafic se criminalise. Après la Grande Guerre la consommation de drogue en Occident ne cesse d’augmenter, par conséquent les trafics de stupéfiants ne peuvent que s’étendre et s’améliorer. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, la cocaïne dans ces années n’est pas réservée à une élite : elle se répand chez les prostituées et arrive à rejoindre les bas fonds. L’héritage du conflit sera une nouvelle génération de criminels, spécialisés dans les trafics de chair humaine, drogue et armes et acteurs d’une ère de prospérité.
Après les Corses, dans les années ’20 et ’30 les Marseillais réjoignent Montmartre. Néanmoins, ils ne sont pas seuls : avec eux
arrivent aussi beaucoup d’Algériens, pénétrés en France avec la guerre, et aussi les « Oranais », les Juifs du Nord de l’Afrique. 2.4.7. Le Milieu rencontre le monde politique Les années ’30 enregistrent une modernisation du Milieu, qui s’occupe aussi du racket et du braquage des banques. Les Marseillais comprennent que, pour mieux travailler, ils ont besoin de s’attirer les faveurs du monde politique. D’autre part, les politiciens se rendent compte qu’ils peuvent tirer des avantages du lien avec le mitan. Le terrain favorable pour ce type de lien est celui des maisons de tolérance : en échange de tolérance, les pégriots versent des potsde vin aux policiers et aux politiciens, dont ils soutiennent les candidatures aux élections. C’est exactement la stratégie adoptée par Carbone et Spirito, les plus illustres criminels de la vie marseillaise des années ’30. Les deux se sont rencontrés en Égypte dans les années ’20 puis, une fois rentrés à Marseille, ils ont monté ensemble un empire du crime très bien organisé. Les politiciens ne font rien pour cacher leurs rapports avec le Milieu : en mai 1934, Simon Sabiani, responsable politique de Marseille, se fait photographier avec Carbone et Spirito44 ; à l’enterrement de Carbone (mort le 16 décembre 1943
dans le déraillement d’un train provoqué par la Résistance) on distingue nettement le secrétaire d’État à l’Information, l’adjoint au maire de Marseille, mais aussi des politiciens étrangers, comme l’ambassadeur allemand Otto Abetz.
2.4.8. Activités à la Libération
Pendant l’occupation nazie les affaires de la haute pègre ne subissent pas d’arrestation (exception faite pour le trafic des stupéfiants) : les maisons closes sont tolérées, le marché noir constitue une nouvelle activité très lucrative. À la Libération se vérifient de nouveau des changements. Le 3 avril 1946 est émise la loi 4668545 (mieux connue comme MartheRichard), qui prévoit la fermeture des maisons de tolérance. Les pégriots savent se réorganiser, la majorité des filles retournent aux trottoirs. Pendant les années 195056 les caïds choisissent le Maroc pour une nouvelle activité, la contrebande des cigarettes américaines. De l’aprèsguerre aux années 1960 les Américains demandent de l’aide aux frères Guérini, Mémé et Antoine, pour empêcher la pénétration des communistes en France. Les Guérini reçoivent des soutiens financiers importants. C’est l’occasion qui permet la naissance de la French Connection, vaste réseau de trafic de drogue, qui lie la France aux ÉtatsUnis. Les profits pour la pègre s’accroissent énormément. Toutefois, la French Connection a une vie brève, à cause des guerres fratricides entre clans et des assauts de la police. Au début des années 1970 la French Connection est démantelée. Une autre filière d’héroïne, la Pizza Connection (la distribution de la poudre se faisait dans des restaurants, d’où cette dénomination), entre France, ÉtatsUnis et Italie tombera en 198646.
45 Pierrat, op. cit., p. 261. 46 Ibid.., p. 301.
2.4.9. Disparition des « hommes d’honneur »
Ce ne sont pas seulement les activités qui changent : on observe que les mutations investissent aussi les hommes du mitan, qui ne partagent plus les mêmes valeurs que leurs prédécesseurs. L’idée d’honneur est presque tombée en désuétude, ou au moins elle est nettement secondaire à l’argent et aux profits. Lors d’une interrogation au commissariat, une vieille gloire du Milieu, René la Canne, exprimera son mépris pour cet aspect avec ces mots : « J’ai honte, le Milieu n’a plus de morale… »47.
Les dernières décennies du XXe siècle sont marquées par : le
proxénétisme immobilier, les prises d’otages, les rapts contre rançon (années ’70) ; la disparition de la prostitution des Françaises, substituées par des filles de l’Est de l’Europe ou de l’Afrique, à la fin des années ’80 ; les braquages de fourgons (années ’90)48. 2.4.10. Dans l’ère de la mondialisation Aujourd’hui, le mitan d’autrefois n’existe plus. À Montmartre on voit des touristes, non plus des « apaches » ou des « escarpes ». Plutôt que les grandes villes, les lieux d’action privilégiés sont les cités construites dans les banlieues (pas toutes, bien entendu), où une véritable économie souterraine prend pied et se développe, nourrie par les trafics de toute sorte : recel de marchandises volées, trafic de
47 Signier, op. cit., p. 227. 48 Pierrat, op. cit., p. 367.
« shit » et de faux documents49. Toutefois, il ne s’agit plus d’une
criminalité pour ainsi dire « indigène » : les échanges commerciaux et l’ouverture des frontières permettent la pénétration en France des criminels des quatres coins de la Terre.
Section B:
ASPECTS
LINGUISTIQUES
1. L’ARGOT, LA LANGUE DES CRIMINELS
« Mais ce sont surtout les classes dites "dangereuses" qui ont partout et de tous temps eu leur "argot" : voleurs, tricheurs, mendiants professionnels ».50
1.1. Premières attestations d’un langage à fonction cryptique Car ou soies porteur de bulles, Pipeur ou hasardeur de dez, Tailleur de faulx coings, tu te brusles, Comme ceulx qui sont eschaudez, Traistes parjurs, de foy vuydez ; Soies larron, ravis ou pilles : Ou on va l’acquest, que cuidez ? Tout aux tavernes et aux filles. Ryme, raille, cymballe, luttes, Comme fol, fainctif, eshontez ; Farce, broulle, joue des fleustes; Fais, es villes et es citez, Farces, jeux et moralitez; Gaigne au berlanc, au glic, aux quilles. Aussi bien va, or escoutez ! Tout aux tavernes et aux filles. De telz ordures te reculles; Laboure, fauche champs et prez; 50 Pierre Guiraud, L’Argot, « Que saisje ? », Paris, P. U. F., 1966 [19561], p. 10.
Sers et pense chevaux et mulles; S’aucunement tu n’es lettrez; Assez auras, se prens en grez. Mais, se chanvre broyes ou tilles, Ne tens ton labour qu’as ouvrez Tout aux tavernes et aux filles. ENVOI Chausses, pourpoins esguilletez, Robes, et toutes voz drappilles, Ains que vous fassiez pis, portez Tout aux tavernes et aux filles. (François Villon, Ballade de bonne doctrine à ceux de mauvaise vie)51 Traduction en français moderne52 …Car tu soies porteur de bulles, Pipeur ou hasardeur de dés, Tailleur de faux coins et que tu sois brûlé Comme ceux que l’on ébouillante, Traîtres, parjures, sans foi ni loi ; Que tu sois larron, que tu voles ou pilles, Où en va l’acquis, que croyezvous ? Tout aux tavernes et aux filles. Rime, raille, fais sonner les cymbales et retentir le luth, Comme un « fou » effronté sans son déguisement, Fais le pître, fais des tours, joue des flûtes, 51 François Villon, Œuvres, publiées avec une introduction par Auguste Longnon, Paris, La Cité des Livres, 1930. 52 François Villon, Œuvres, Traduction en français moderne accompagnée de notes explicatives par André Lanly, tome 2, Paris, Champion, 1974, pp. 258263.
Représente dans les villes et les cités Des farces, jeux et moralités, Gagne au brelan, au glic, aux quilles : Aussi bien va – écoutez donc ! – Tout aux tavernes et aux filles. Te reculestu de telles infamies ? [Alors] laboure, fauche champs et prés, Sers et panse chevaux et mules, Si tu es absolument illettré : Tu auras assez si tu te tiens pour satisfait. Mais si tu broies le chanvre et en tires le fil, Ne destinestu pas le fruit de ton labeur Tout aux tavernes et aux filles ? ENVOI Chausses, pourpoints à aiguillettes, Robes et tous vos vêtements, Avant que vous fassiez pis, portez Tout aux tavernes et aux filles. Le choix de cette ballade de François Villon pour introduire l’argot n’est pas dû au hasard, pour plusieurs raisons. Il s’agit d’une série de recommandations que le poète fait aux « mauvais garçons » comme lui, un personnage qui est resté toujours plutôt obscur. Les indices biographiques qui nous sont parvenus étant issus surtout de fichiers judiciaires (dans lesquels on lit, par exemple, qu’en 1456 le poète a été protagoniste d’un vol avec effraction au Collège de
Navarre et que quelques années plus tard il a été condamné à la prison pour implication dans une rixe), Villon a mérité les appellations de « poète voyou » ou de « poète malfaiteur ». Si l’on en croit les témoignages, le poète aurait fait partie de la bande des Coquillards, une confrérie qui regroupait bandits, assassins et fauxmonnayeurs provenant de différentes parties de la France et agissant durant la période de la guerre de Cent Ans53.
La confrérie de la Coquille (très hiérarchisée, avec un véritable chef, le « Roy de la Coquille ») est passée à l’histoire pour deux raisons, l’une de valeur historique, l’autre de portée linguistique et qui peutêtre ne pourrait exister sans la première. En 1454, après une longue enquête menée par le procureur Jean Rabustel, les Coquillards furent démasqués et subirent un procès à Dijon. Plusieurs personnes furent interrogées, même des citoyens dijonnais qui n’appartenaient pas à la secte, mais qui pouvaient cependant donner des renseignements utiles. Parmi eux, Perrenet le Fournier, un barbier de la ville, avoua qu’il avait eu occasion de connaître des membres de la bande, qui avaient profité de ses services professionnels. Sans le savoir, le barbier fournit lors du procès un indice très important aux linguistes de la postérité : en effet, il avoua que les Coquillards utilisaient entre eux un langage spécial, le jargon jobelin, qui avait une fonction clairement cryptique : « Ils ont entr’eulx un langage exquis que les autres gens ne scavent entendre, s’ils ne l’ont pas revelez et apprins »54. Il ne s’agissait pas de l’utilisation d’une langue
53 JeanFrançois Signier (sous la direction de), Les Sociétés secrètes, Paris, Larousse, 2005, pp.
202203.
54 Cité dans: Albert Valdman, « La Langue des faubourgs et des banlieues : de l’argot au français
étrangère, mais d’un code formé à partir du français en usage à cette époque, dans lequel on attribuait un autre sens à des mots déjà existants. Son nom n’était pas encore argot, mais ses procédés de codification anticipaient déjà ce qu’aurait été l’argot dans les siècles à venir.
De toute façon, pour Pierre Guiraud55 les Coquillards n’ont pas
été les premiers à utiliser un langage à fonction cryptique. L’existence d’un jargon des gueux remonterait, d’après lui, à la fin du XIIe siècle :
à ce propos, il cite Le jeu de saint Nicolas de Jean Bodel d’Arras, dans lequel l’auteur « met dans la bouche de trois truands des répliques indéchiffrables et qui semblent bien un langage conventionnel et secret »56. Le linguiste se réfère aussi à deux autres textes : Le Donats
provensals, un traité de grammaire provençale, et Richars li Biaux, un poème. Dans le premier est mentionné un gergon ou langue des truands, tandis que dans le second une bande de voleurs parle un gargon, dont aucun exemple n’est donné. En revanche, il est possible de trouver des termes jargonnesques dans les archives de la police. Parmi ceux qui sont restés dans l’argot dans les siècles, Pierre Guiraud57, qui indique aussi l’année de leur première attestion, cite : mouche au sens d’espion (1389)58, rossignol
pour indiquer une fausseclé (1406), dupe (1426, dans la forme duppe). 55 Pierre Guiraud, op. cit., pp. 1011. 56 Ibid., p. 10. 57 Ibid., p. 11. 58 Nous croyons utile de remarquer que le TLF fait remonter seulement à 1574 la première utilisation de mouche au sens d’espion.
1. Du terme « jargon » au terme « argot »
La première attestation du mot jargon (dont l’étymologie est longtemps demeurée obscure) remonterait à 1180 environ, dans les formes gargun (proposée par le TLF), jargel, jargun, gargon (ces dernières citées par Alice BeckerHo59). Son sens à cette date était de
« gazouillement des oiseaux ». Peu de temps après, au début du XIIIe
siècle, le terme est utilisé avec une connotation péjorative, faisant référence au « verbiage, les paroles vidées de sens des philosophes ». Vers la fin du même siècle, en 1270 environ, le mot arrive à recouvrir le sens de « langage spécial des voleurs ». En ce qui concerne son étymologie, le FEW (Französisches Etymologisches Wörterbuch) renvoie à la racine onomatopéique garg, qui désigne la gorge et les organes voisins, et par extension leurs fonctions. Le passage au j initial s’expliquerait « par le fait que, dans les termes dont le champ sémantique est moins proche de l’onomatopée, il y aurait eu une certaine évolution phonétique »60.
Le passage du terme jargon au terme argot (dont l’étymologie demeure obscure encore aujourd’hui) pour désigner la langue des truands se produit au XVIIe siècle, grâce au volume d’Olivier Chéreau
Le Jargon de l’argot réformé, paru en 1628 et qui a subi de nombreuses rééditions jusqu’en 1849. Il s’agit d’un inventaire de termes assez riche, qui deviendra une étape presque obligée pour tous ceux qui écriveront sur l’argot. Le terme jargon, remplacé par argot,
59 Alice BeckerHo, L’Essence du jargon, « Nrf », Paris, Gallimard, 1994, pp. 3839. 60 Cité dans l’article « jargon » du TLFi.
sera dorénavant employé pour se référer à un type de langage technique (ex. le jargon des typographes). À l’origine, le terme argot désignait le Royaume d’Argot, c’est àdire l’ensemble des gueux, voleurs et escrocs d’une ville. La Cour des Miracles que Victor Hugo présente dans son NotreDame de Paris en est un exemple, sans doute assez romantique. François Signier écrit à ce propos : « …La cour des Miracles est un endroit retiré, à l’abri des regards indiscrets, dans lequel voleurs et mendiants se réunissent le soir venu. Alors, comme par "miracle", les infirmités, les fractures, les cicatrices disparaissent et chacun peut jouir de son butin de la journée. […] Chaque bande a sa spécialité : l’une mendie exclusivement dans les cabarets, l’autre est composée d’enfants qui se prétendent orphelins, d’autres encore simulent les pires maladies… À Paris, il y avait plusieurs lieux du même genre. L’un d’eux se situait à proximité de la rue SaintDenis. En province, chaque grande ville possédait au moins une cour des Miracles. Ces lieux ont perduré bien après le Moyen Âge puisqu’on en trouve encore des traces sous le règne de Louis XIV. » 61 L’argot soulève maints problèmes, à partir de son étymologie pour en finir avec la délimitation de ce que peut recouvrir cette notion. Nous allons les aborder dans les prochains paragraphes. 1.3. À la recherche de l’étymologie du mot « argot » Quand on se trouve face à quelque chose de mystérieux, on se sent, en quelque sorte, en droit de recourir à tous les moyens (parfois même à la fantaisie) pour éclaircir le mystère. Tel a été, entre autres, le cas des tentatives pour établir une étymologie certaine du mot