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View of Intolérance religieuse et «esprit de vertige». La Lettre LXXXIII des <i>Lettres persanes</i> et l’invention d’un nouveau paradigme

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ABSTRACT. This article analyzes a particular and circumstantial definition of spirit Montesquieu proposes in his Lettres persanes. In Letter LXXXIII Montesquieu discusses an “esprit de vertige”. He presents it as a sort of counter-definition that allows one to characterize the constant effects of an evil spirit. Montesquieu ulti- mately wishes this concept to be a subversive means of identifying fanaticism.

KEYWORDS. Enlightenment; Montesquieu; Persian Letters; Spirit; Fanaticism.

On s’intéressera ici à une définition particulière et circonstanciée de l’esprit que propose Montesquieu dans les Lettres persanes. Une contre- définition, en quelque sorte, qui permet de caractériser les effets cons- tants d’un esprit mauvais, presque une pathologie, qualifié dans la Lettre 83

1

d’«esprit de vertige». Il apparaît que cette expression n’est au bout du compte qu’une manière subversive de nommer le fanatisme.

Il s’agit donc de relire cette lettre afin de considérer: du point de vue pratique (par l’analyse de sa composition), la mise en place d’une ré- flexion historique à double détente sur les responsabilités politiques qui conduisent à des guerres de religion; du point de vue théorique (par l’analyse de sa péroraison), la condamnation du fanatisme religieux le- quel suppose, aux yeux de Montesquieu, la désignation d’un esprit parti-

1 Nous renvoyons à l’édition originale (1721), reproduite au premier tome des Œuvres complètes de Montesquieu, Voltaire Foundation, Oxford 2004 (voir aussi l’édition de Philip Stewart, Classiques Garnier, Paris 2013); nous en modernisons l’orthographe et la ponctuation. Dans les éditions reproduisant l’édition posthume (1758), il s’agit de la Lettre 85.

Intolérance religieuse et «esprit de vertige».

La Lettre LXXXIII des Lettres persanes et l’invention d’un nouveau paradigme

STÉPHANE PUJOL

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DE LESPRIT ET DES LOIS

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culier, qualifié successivement dans le texte d’«esprit d’intolérance», d’esprit de prosélytisme, et d’«esprit de vertige». C’est cette dernière occurrence qui retiendra plus particulièrement notre attention.

La Lettre 85 semble définir, pour la première fois dans la littérature des Lumières, le caractère mortifère d’une certaine alliance du politique et du religieux. Elle lui substitue un autre modèle esquissé quelques décennies plus tôt par Bayle dans son Commentaire philosophique et, dans une moindre mesure par Locke dans sa Lettre sur la tolérance, modèle qui s’imposera de manière définitive à Voltaire et qui sera au cœur de sa réflexion sur l’Angleterre.

Nous reviendrons brièvement sur le rapport que le texte de Montes- quieu entretient avec Bayle et Locke, avant d’examiner plus spécifique- ment le syntagme «esprit de vertige» qui constitue l’acmé de cette lettre, en considérant successivement son origine, l’usage original qu’en fait Montesquieu, la manière dont Voltaire et d’autres auteurs du

XVIIIe

siècle s’en saisissent pour nourrir leur critique du fanatisme et construire un nouveau paradigme.

La structure de la lettre.

Considérons donc comme point de départ et comme foyer irradiant la Lettre 83 des Lettres persanes. C’est une lettre centrale: de par son sujet (elle imbrique le thème politique et le thème religieux); de par les pro- blèmes qu’elle pose (la définition d’une législation équitable, la nature du fait religieux, les conditions de possibilité de prospérité des États et la liberté donnée au développement de l’économie, la nécessité pratique de la tolérance). On sait qu’il existe plusieurs fils dans le roman, for- mant une sorte de tresse: le fil érotique, le fil politique, le fil religieux.

Le thème de cette lettre est indissociablement politique et religieux; on pourrait encore ajouter qu’il est également social.

Son objet explicite est de commenter deux faits historiques: le pre- mier, rapporté par Tavernier, concerne le projet qu’avaient formé

«quelques ministres de Chah Soliman d’obliger tous les Arméniens de

Perse de quitter le royaume ou de se faire mahométans»; le second,

relaté par Chardin, a trait «aux persécutions que [les “mahométans”

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Stéphane Pujol

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eux-mêmes] ont faites aux Guèbres [en les obligeant] de passer en foule dans les Indes».

Ces deux événements qui appartiennent à l’histoire de la Perse appa- raissent clairement au lecteur européen comme un trompe-l’œil: la per- sécution et l’exil – tantôt programmés (pour les Arméniens) tantôt exé- cutés (pour les Guèbres) – rappellent furieusement la politique menée en France par Louis XIV à l’encontre des protestants et sa conclusion malheureuse, à savoir la révocation de l’édit de Nantes.

Par la voix d’Usbek, cette lettre pose la question générale de la tolé- rance religieuse et des moyens qu’un gouvernement doit employer pour y parvenir: problème religieux donc, mais aussi problème politique; c’est le sens de la question rhétorique adressée par Usbek à Mirza: «S’il faut raisonner sans prévention, je ne sais pas, Mirza, s’il n’est pas bon que dans un État il y ait plusieurs religions». L’Orient dont il est question ici n’est qu’un trompe-l’œil. C’est bien de l’Europe, et au premier chef de la France, dont il s’agit.

Derrière l’apparente neutralité de la relation historique, le point de vue d’Usbek se fait rapidement sentir. Dès le second paragraphe, celui- ci pointe les risques que «l’aveugle dévotion» eût fait courir à la «gran- deur persane» si cette résolution avait été entendue. L’ennemi est donc d’emblée désigné en même temps qu’il est désincarné: ce ne sont pas simplement les ministres, les religieux, les croyants, c’est bien la «dévo- tion» (le terme sera de nouveau repris au sixième paragraphe) qui est dénoncée ici. L’échec du projet conçu contre les Arméniens est alors présenté par Usbek comme une victoire «de la raison et de la politique».

L’argument avancé n’est pas d’ordre éthique, mais économique, sans doute parce que pour Montesquieu, il est plus susceptible que d’autres d’être entendu. La discussion sur les valeurs est intrinsèquement minée par le conflit des valeurs lui-même. En replaçant la question sur le ter- rain des réalités pratiques, elle offre moins de prise aux dévots et peut davantage convaincre les hommes de bon sens. D’autre part, comme le montre la suite du texte, ce zèle religieux est parfaitement contrepro- ductif. Ce n’est pas assez que la dévotion détruise les talents et empêche la prospérité des États: elle est, «par une suite nécessaire», néfaste à

«l’Empire», néfaste «à cette même religion qu’on voudrait rendre si

florissante». C’est encore le même argument économique qui va être

utilisé dans l’exemple des persécutions contre les Guèbres. Mais on

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apprend cette fois que la dévotion l’emporte, et ce en deux temps: en ruinant l’agriculture d’abord

2

, en ruinant l’industrie ensuite

3

.

La suite de la lettre tire les conclusions théoriques et pratiques de ces tristes épisodes. Usbek fait entendre son point de vue propre et, sous couvert de modalisations, il en vient à proposer un système social et politique qui tirerait parti de la tolérance religieuse. Après la question rhétorique déjà évoquée («S’il faut raisonner sans prévention, je ne sais pas, Mirza, s’il n’est pas bon que dans un État il y ait plusieurs reli- gions»), Usbek souligne le rôle actif joué par les «religions tolérées». Là encore, c’est un argument pratique, celui de l’utilité, qui est par deux fois convoqué; l’utilité économique, d’abord: «on remarque que ceux qui vivent dans les religions tolérées se rendent ordinairement plus utiles à leur patrie que ceux qui vivent dans la religion dominante» (parce qu’ils se voient forcés d’«embrasser les emplois de la société les plus pénibles»); l’utilité sociale et morale, ensuite: «... comme toutes les reli- gions contiennent des préceptes utiles à la société, il est bon qu’elles soient observées avec zèle. Or qu’y a-t-il de plus capable d’animer ce zèle que leur multiplicité?».

Montesquieu souligne alors la dimension psychologique des conflits religieux. La personnification de la religion et la métaphore des «rivales»

aveuglées par la «jalousie» rappellent que le zèle religieux est aussi une affaire de passions.

Mais c’est le mouvement conclusif du texte qui est le plus remar- quable. Le lien logique qui suit ce passage et la valeur généralisante du propos («Aussi a-t-on toujours remarqué qu’une secte nouvelle intro- duite dans un État était le plus sûr moyen pour corriger tous les abus de l’ancienne»), signale une sorte de coup de force rhétorique et idéolo- gique. L’argument de Montesquieu est celui de l’autorégulation des sectes et, pourrait-on dire, de leur neutralisation réciproque. Ce qui avait été posé par Usbek à titre d’hypothèse devient ici l’objet d’une argu- mentation raisonnée. Celle-ci procède au moyen de deux phrases sépa-

2 Usbek se fait fort de rappeler comment «les persécutions que nos mahométans zélés ont faites aux Guèbres les ont obligés de passer en foule dans les Indes et ont privé la Perse de cette nation si appliquée au labourage, qui seule par son travail, était en état de vaincre la stérilité de nos terres» (ibidem).

3 Rappelons que le mot «industrie» au XVIIIe siècle a le sens d’activité économique.

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rées par un point mais étroitement reliées par la tournure concessive qui annonce une critique de l’opinion commune: «On a beau dire qu’il n’est pas de l’intérêt du prince de souffrir plusieurs religions dans son État.

Quand toutes les sectes du monde viendraient s’y rassembler, cela ne lui porterait aucun préjudice, parce qu’il n’y en a aucune qui ne prescrive l’obéissance et ne prêche la soumission».

La péroraison du texte est introduite une nouvelle fois par une tour- nure concessive («J’avoue que les histoires sont remplies de guerres de religion»). Montesquieu refuse pourtant de chercher l’origine de ces conflits dans «la multiplicité des religions». L’adversatif («Mais») et l’impératif («qu’on y prenne bien garde») signalent la gravité et l’importance de l’explication qui va suivre. La longue phrase clivée qui conclut la lettre commence par dire ce qui n’est pas avant d’énoncer positivement la véritable nature du mal, à l’aide du présentatif «c’est»

répété trois fois:

Mais qu’on y prenne bien garde: ce n’est point la multiplicité des reli- gions qui a produit ces guerres, c’est l’esprit d’intolérance, qui animait celle qui se croyait la dominante.

C’est cet esprit de prosélytisme que les Juifs ont pris des Égyptiens, et qui, d’eux, est passé comme une maladie épidémique et populaire, aux maho- métans et aux chrétiens.

C’est enfin, cet esprit de vertige, dont les progrès ne peuvent être regardés que comme une éclipse entière de la raison humaine4.

La reprise du mot esprit dans une tournure à complémentation no- minale, montre bien la tendance dominante de la religion et le dévoie- ment de la raison que celle-ci opère. Et l’image de l’éclipse, «éclipse totale» comme disent les astronomes, «éclipse entière» comme dit Mon- tesquieu, montre bien comment ces trois formes d’esprit contredisent par avance tout l’effort des Lumières.

On notera au passage que c’est la première fois que les chrétiens ap- paraissent nommément ici. La Lettre 83 livre ici sa clef: les chrétiens ne se comportent pas d’une autre manière que les mahométans.

4 Nous soulignons.

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Le modèle protestant? L’influence de Bayle et de Locke.

Ainsi s’instaure une forme de triangle référentiel (Persans/Fran- çais/Anglais), où la géographie et l’histoire servent de prétexte à la con- frontation indirecte de trois modèles de gouvernement qui se subsu- ment en deux types de rapports possibles entre le politique et le reli- gieux: l’un (sur le modèle de l’Angleterre et des pays du Nord) tolère les différentes confessions en marge de la religion dominante, l’autre (la Perse, la France) entend les réduire au silence, les bannir ou les persécu- ter, au nom de ce que Montesquieu appelle «l’aveugle dévotion».

Le travail de la Lettre vise donc à multiplier les indices qui permet- tent au lecteur de comprendre le sens de ce rappel géographique et historique, le parallèle évident qu’il suggère entre la politique d’État menée par la France et celle qui est pratiquée au pays d’Usbek.

À ce triangle référentiel correspond une triangulation auctorielle où les figures de Bayle et de Locke croisent celle de Montesquieu. Le thème de la lettre est en effet au cœur des réflexions sur la tolérance développées par ces deux grands auteurs protestants. Mais le fond de l’argumentaire semble bien plus inspiré de Bayle que de Locke. À la différence de ce qu’écrira Montesquieu, Locke ne considère pas que l’esprit de religion soit en lui-même susceptible de prosélytisme ou d’intolérance. Bien que l’on trouve dans les Lettres sur la tolérance un syn- tagme proche de celui qu’emploie Montesquieu («l’esprit de persécu- tion»), son emploi qualifie les défenseurs d’une politique antichrétienne autant que le législateur lui-même:

La tolérance, en faveur de ceux qui diffèrent des autres en matière de re- ligion, est si conforme à l’évangile de Jésus-Christ, et au sens commun de tous les hommes, qu’on peut regarder comme des monstres ceux qui sont assez aveugles, pour n’en voir pas la nécessité et l’avantage, au milieu de tant de lumière qui les environne. [...] Quoi qu’il en soit, afin que les uns ne couvrent pas leur esprit de persécution et leur cruauté antichrétienne, des belles apparences de l’intérêt public, et de l’observation des lois; et que les autres, sous prétexte de religion, ne cherchent pas l’impunité de leur libertinage et de leur licence effrénée, en un mot, afin qu’aucun ne se trompe soi-même ou qu’il n’abuse les autres, sous prétexte de fidélité envers le prince ou de

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soumission à ses ordres, et de tendresse de conscience ou de sincérité dans le culte divin...5.

Le souci de Locke est certes de permettre la coexistence pacifique des différentes religions, mais il est aussi celui de limiter le pouvoir du gouvernement civil au profit de la liberté de conscience, comme l’indique la suite de la phrase:

... je crois qu’il est d’une nécessité absolue de distinguer ici, avec toute l’exactitude possible, ce qui regarde le gouvernement civil, de ce qui appartient à la re- ligion, et de marquer les justes bornes qui séparent les droits de l’un et ceux de l’autre.

Sans cela, il n’y aura jamais de fin aux disputes qui s’élèveront entre ceux qui s’intéressent, ou qui prétendent s’intéresser, d’un côté au salut des âmes, et de l’autre au bien de l’État6.

En ce qui concerne Bayle, l’édition des Lettres persanes publiée en 2004 à la Voltaire Foundation ne manque pas de rappeler le caractère décisif de son argumentation en faveur de la tolérance et du pluralisme religieux, et l’influence que son œuvre a pu exercer dans l’écriture de cette Lettre

7

. Remarquons au passage que l’expression «religion domi- nante», utilisée par Bayle dans ses Pensées sur la comète, est reprise et mo-

5 J. Locke, Lettre sur la tolérance, trad. J. Le Clerc, in Œuvres diverses, Amsterdam 1710, pp. 11-13. [«The toleration of those that differ from others in matters of religion, is so agreeable to the gospel of Jesus Christ, and to the genuine reason of mankind, that it seems monstrous for men to be so blind, as not to perceive the necessity and advantage of it, in so clear a light. [...] But however, that some may not colour their spirit of persecution and unchristian cruelty, with a pretence of care of the public weal, and observation of the laws; and that others, under pretence of religion, may not seek impunity for their libertinism and licentiousness; in a word, that none may impose either upon himself or others, by the pretences of loyalty and obedience to the prince, or of tenderness and sincerity in the worship of God».

Four Letters concerning Toleration, Works of John Locke, éd. de 1685, première lettre];

nous soulignons.

6 Ibidem, p. 13 [«I esteem it above all things necessary to distinguish exactly the business of civil government from that of religion, and to settle the just bounds that lie between the one and the other. If this be not done, there can be no end put to the controversies [10] that will be always arising between those that have, or at least pretend to have, on the one side, a concernment for the interest of men’s souls, and, on the other side, a care of the commonwealth»].

7 Montesquieu, Œuvres complètes, I, cit., note 7.

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dalisée par Montesquieu dans la lettre pour devenir «celle qui se croyait la dominante»

8

.

Le problème soulevé par Bayle est non seulement celui de la con- corde, mais également celui du développement des facultés ou des ta- lents et du profit général que la société pourrait en tirer. C’est le sens de la perspective nouvelle dessinée par le Commentaire philosophique sur ces paroles de Jésus-Christ: contrains-les d’entrer: «Si chacun avait la tolérance que je soutiens [...] ce serait une honnête émulation à qui plus se signalerait en piété, en bonne mœurs, en science...»

9

.

On peut même voir à l’extrême fin de la Lettre une référence expli- cite au «Contrains-les d’entrer» (Compelle intrare), à travers l’expression

«quand on voudrait l’y forcer»: «... quand il n’y aurait pas de l’inhuma- nité à affliger la conscience des autres [...] il faudrait être fou pour s’en aviser. Celui qui veut me faire changer de religion ne le fait sans doute que parce qu’il ne changerait pas la sienne, quand on voudrait l’y for- cer». Comme le remarque encore cette annotation, en 1734 Voltaire reprendra la thèse de Bayle dans les Lettres philosophiques. On peut penser que Voltaire a également pu trouver dans ce passage des Lettres persanes le modèle d’une construction à la fois narrative et idéologique qui per- mette de faire sentir toute l’irrationalité du modèle théologico-politique français, largement fondé sur cet adage: «une foi, une loi, un roi». Il ne serait donc pas étonnant que la Lettre 83, qui pose le problème central de la tolérance religieuse et de la coexistence pacifique de différentes religions au sein d’un même État, ait pu inspirer la réflexion inaugurale des Lettres philosophiques de Voltaire. En effet, les sept premières lettres de ce recueil concernent les différentes confessions présentes en Angle- terre. En ouvrant son «dossier anglais» sur le thème de la religion, Vol- taire entre dans le vif du sujet et pose la question de l’autorégulation des croyances en même temps qu’il dessine les moyens proprement poli- tiques pour y parvenir.

8 P. Bayle, Pensées diverses écrites à un docteur de Sorbonne à l’occasion de la Comète qui parut au mois de décembre 1680 [1682] (Œuvres diverses, La Haye 1737, t. II, Lettre LXXXVII, p. 57).

9 P. Bayle, Commentaire philosophique sur ces paroles de Jésus-Christ: contrains-les d’entrer [1686], Partie II, chap. VI; éd. utilisée: Œuvres diverses de M. Bayle, Par la Compagnie des Libraires, À La Haye 1737, t. II, p. 415.

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La logique argumentative de la Lettre 83 est autrement figurée dans l’ouvrage de Voltaire. Mais l’idée est fondamentalement la même, et elle est énoncée très clairement à la fin de la sixième des Lettres philosophiques,

«Sur les presbytériens»: «S’il n’y avait en Angleterre qu’une religion, le despotisme serait à craindre; s’il y en avait deux, elles se couperaient la gorge; mais il y en a trente, et elles vivent en paix et heureuses»

10

.

Il n’est pas jusqu’à l’emploi du mot secte pour désigner finalement toutes les religions, qui ne sera repris par Voltaire au long de son œuvre

11

. L’idée forte qui domine l’ouverture des Lettres philosophiques est ainsi rigoureusement la même que celle que défend Montesquieu dans la Lettre 83: «Aussi a-t-on toujours remarqué qu’une secte nouvelle introduite dans un État était le moyen le plus sûr pour corriger tous les abus de l’ancienne». Pour Voltaire, comme pour Montesquieu, non seulement la multiplicité des religions ne constitue pas un obstacle à la paix religieuse et civile, mais c’est au contraire leur mise en concurrence qui les neutralise en les obligeant se tolérer mutuellement. Les Lettres philosophiques soulignent, comme le font les Lettres persanes, les effets positifs de cette concorde sur le développement des talents et sur l’économie. Elles reprennent également, en y insistant toutefois moins que ne le fait Montesquieu, sur le rôle essentiel joué par le législateur, qui est seul en droit de contrôler les «sectes» et de limiter leur capacité de nuisance

12

.

10 Voltaire, Lettres philosophiques, éd. présentée par G. Stenger, Flammarion G-F, Paris 2006, p. 100.

11 Le mot est évidemment employé dès les Lettres philosophiques avec cette suren- chère positive qui caractérise l’Angleterre aux yeux de Voltaire: «C’est ici le pays des sectes. Un Anglais, comme un homme libre, va au ciel par le chemin qui lui plaît» (Cinquième lettre, éd. citée, p. 94). On assiste ici à un renversement de la conception traditionnelle relative aux «sectes» d’Angleterre générale. Dans son Oraison funèbre d’Henriette de France, Bossuet, écrit que «[l’Angleterre] se voit inondée par l’effroyable débordement de mille sectes bizarres» (in J.B. Bossuet, Œuvres, Gallimard, Paris 1961 [«Bibliothèque de la Pléiade»], p. 63).

12 «Toutes les sectes anglaises reçurent de Guillaume III et de son Parlement la même liberté qu’elles n’avaient pas voulu tenir des mains de Jacques» (Voltaire, Lettres philosophiques, éd. citée, Quatrième lettre, p. 92).

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«L’esprit de vertige» ou l’autre nom du fanatisme.

On peut analyser le mouvement rhétorique qui caractérise la fin de la Lettre 83 et le syntagme «esprit de vertige» sur lequel elle se clôt. Pour comprendre le caractère hétérodoxe de cet emploi, il n’est pas inutile de rappeler la valorisation de «l’esprit» qui caractérise l’âge classique. La notion d’esprit est d’abord liée à une certaine culture, celle de la société de cour où l’on se plaît à briller en public à coup de saillies et de bons mots. Ce souci de plaire s’est progressivement infléchi vers plus de consistance, de profondeur ou de matière. Dans la nouvelle République des Lettres, le rôle déterminant des salons et de la conversation dans la vie intellectuelle telle qu’elle s’est exprimée en France notamment, ont pu donner aux yeux de l’Europe des Lumières le sentiment qu’il existe une manière «d’esprit français», esprit libre et brillant avant d’être philo- sophique

13

. Du point de vue des formes littéraires autant que des con- tenus, ce type d’esprit trouve tout naturellement sa place dans la littéra- ture satirique: s’y déploient en effet un ethos intellectuel et social, une langue déliée et spirituelle, un sens certain de la provocation et du débat d’idées qui caractérisent tout particulièrement des auteurs comme Mon- tesquieu ou Voltaire.

Or ce sont souvent ces mêmes auteurs qui se sont efforcés, par des moyens rhétoriques ou narratifs percutants, de dénoncer une autre pente de l’esprit humain. À rebours de l’enjouement, de la légèreté, de la vivacité, qui caractérisent l’esprit des salons, de la conversation ou des fictions piquantes, il existe une sorte de mauvais esprit ou plutôt d’esprit mauvais qui confine au vertige et à la folie. La force polémique de la Lettre 83 tient au fait qu’elle présente ce type particulier d’esprit comme une composante de la croyance et de la foi. Au fond, nous dit Montesquieu, toute secte est potentiellement sectaire, et les religions

13 Pour ce qui est de la liberté d’esprit propre aux Français, on peut renvoyer aux réflexions d’Usbek lui-même dans la Lettre 32: «Les hommes mêmes n’ont pas en Perse la gaieté qu’ont les Français: on ne leur voit point cette liberté d’esprit et cet air content que je trouve ici dans tous les états et dans toutes les conditions». Tout se passe comme si, aux yeux des différents observateurs étrangers, les Français n’avaient de cesse d’osciller entre le «bel esprit», superficiel et un tantinet vain, et

«l’esprit philosophique», détaché de toute contention (Montesquieu, Œuvres com- plètes, I, éd. citée).

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dominantes trouvent le plus souvent le moyen d’«affliger la conscience des autres».

Le mouvement rhétorique qui caractérise la fin de cette lettre est re- doutable de force et d’efficacité. Il repose sur une construction anapho- rique au sein d’une longue et même phrase au rythme ternaire («esprit d’intolérance», «esprit de prosélytisme, «esprit de vertige»), caractérisée par une structure de complémentation du nom que l’on peut com- prendre à la fois comme une variation sur un même thème et comme une gradation vers une modalité paroxystique. Laurent Versini, dans une étude consacrée à la pensée et à la langue de Montesquieu, relève chez lui le rôle joué par le complément de caractérisation pour y voir l’effet d’une langue baroque non dénuée de préciosité

14

. Nous vou- drions au contraire souligner la valeur idéologique de la complémenta- tion dans cette fin de lettre et sa valeur éminemment subversive. Cela tient non seulement à l’association problématique de l’intolérance, du prosélytisme, et du vertige (au sens premier de folie), mais également au détournement du sens biblique de l’expression «esprit de vertige».

L’article V

ERTIGE

de la seconde édition du Dictionnaire de Furetière (1701) fait un sort particulier à cette expression:

On dit particulièrement dans le style de l’Ecriture, Esprit de vertige, pour dire, esprit d’erreur, de folie, d’égarement. Dieu leur envoya un esprit de vertige. [...] Un esprit de vertige régnait dans toute la Réforme. Bossuet15.

Le Dictionnaire de Trévoux ajoute une entrée à l’article pour qualifier plus particulièrement l’expression et en préciser la source biblique

16

. Il

14 L. Versini, Baroque Montesquieu, Droz, Genève 2004, p. 44.

15 Article «Vertige»,in Dictionnaire de Furetière, t. IV, 17012, non paginé; cette re- marque ne figure pas dans la première édition (1690).

16 On la trouve en effet dans le Livre d’Ésaïe où le prophète explique, à propos de l’Égypte, comment «L’Éternel a répandu au milieu d’elle un esprit de vertige»

(Ésaïe 19, 14). Le texte de Bossuet est le suivant: «Dieu tient du plus haut des cieux les rênes de tous les royaumes; il a tous les cœurs en sa main: tantôt il retient les passions, tantôt il leur lâche la bride, et par là il remue tout le genre humain [...].

C’est lui qui prépare les effets dans les causes les plus éloignées, et qui frappe ces grands coups dont le contrecoup porte si loin. Quand il veut lâcher le dernier, et renverser les empires, tout est faible et irrégulier dans les conseils. L’Égypte autre- fois si sage marche enivrée, étourdie et chancelante, parce que le seigneur a répan-

(12)

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rappelle ensuite le sens figuré du «Vertige», en reprenant le texte du Furetière et la mention de Bossuet. Ce dernier utilise en effet fréquem- ment l’expression prophétique tirée de l’Ancien Testament. Dans un passage de ses Lettres sur M. Jurieu, il s’adresse au lecteur pour le mettre en garde contre la doctrine professée par le pasteur protestant: «Souve- nez-vous qu’il est écrit que Dieu envoie l’esprit de vertige, d’étourdissement, et une efficace d’erreur, à ceux qui résistent à la vérité»

17

.

Si nous soulignons la place de Bossuet dans l’histoire de ce syn- tagme, c’est parce que la Lettre 83 des Lettres persanes pourrait bien être une réflexion à partir d’un autre texte de l’évêque de Meaux, intitulé Défense de l’histoire des variation des Églises protestantes contre la réponse de M. de Basnage. Dans ce texte, Bossuet cherche à réfuter l’argument de l’historien et ministre réformé Jacques Basnage au sujet «des Arméniens de la Perse [...] maltraités pour leur religion par le roi de Perse»

18

. L’exemple des Arméniens entre ainsi dans un double argumentaire, mené à la fois contre Basnage et contre Jurieu lui-même. En réfutant l’idée selon laquelle les Arméniens furent persécutés, Bossuet s’en prend à ceux qui justifient le droit de révolte d’une religion minoritaire ou dissidente contre la religion dominante. Il désigne ainsi clairement la Réforme et son effort pour tirer des leçons de l’histoire l’idée selon laquelle «ces guerres qu’on lui reprochait étaient guerres de politique où la religion n’avait aucune part», à quoi, ajoute Bossuet, «les meilleurs plumes du parti, les Bayle, les Burnet, les Jurieu même ont employé leur

du l’esprit de vertige dans ses conseils; elle ne sait plus ce qu’elle fait, elle est perdue.

Mais que les hommes ne s’y trompent pas: Dieu redresse quand il lui plaît le sens égaré, et celui qui insultait à l’aveuglement des autres tombe lui-même dans des ténèbres plus épaisses, sans qu’il faille souvent autre chose pour lui renverser le sens que ses longues prospérités» (Discours sur l’histoire universelle, Troisième partie,

VIII, dans Œuvres, Gallimard, Paris 1961 («Bibliothèque de la Pléiade»), p. 1025;

nous soulignons).

17 Avertissements aux protestants sur les lettres du ministre Jurieu contre l’Histoire des varia- tions [1688], «Premier Avertissement», dans Œuvres de Bossuet, t. IV, Firmin Didot Frères, Paris 1841, p. 320; l’italique est dans le texte.

18 Défense de l’histoire des variations des Églises protestantes contre la réponse de M. de Bas- nage, J. Anisson, Paris 1691, pp. 42-43 <https://books.google.fr/books?hl=fr&id-

=Nk1oAAAAcAAJ> (01/2017).

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Intolérance religieuse et «esprit de vertige»

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esprit»

19

. Et l’évêque de Meaux de condamner de nouveau «le même esprit de vertige et de variation, qui a paru dans tout le parti»

20

.

Montesquieu a-t-il lu ce texte de Bossuet? Il serait présomptueux de l’affirmer avec certitude. Mais il a pu y trouver une réflexion sur les

«guerres civiles» menées au nom de la religion. Tout se passe comme si Montesquieu reprenait l’exemple arménien tiré de Bossuet pour le re- tourner contre son auteur, en réfutant au passage, par l’importance qu’il donne à la tolérance, la critique que le prédicateur catholique adresse à Bayle, et en retournant, contre les chrétiens eux-mêmes l’expression esprit de vertige qui visait la Réforme et les protestants.

Comme le rappelle le Dictionnaire de Furetière, vertige «se dit au figuré pour égarement des sens, folie». Il est donc une manière de pathologie que le texte de la Lettre 83 suggère par une comparaison avec une «ma- ladie épidémique» annonçant la chute au milieu du dernier paragraphe:

«... quand il n’y aurait pas de l’inhumanité à affliger la conscience des autres; quand il n’en résulterait aucun des mauvais effets qui en germent à milliers: il faudrait être fou pour s’en aviser»

21

. La critique de l’intolérance civile et ecclésiastique à laquelle Montesquieu se livre ici et le détour- nement qu’il opère de l’expression esprit de vertige, ne resteront pas sans suite dans la polémique qui oppose le parti religieux et le parti philoso- phique tout au long du

XVIIIe

siècle. Ceux-ci vont vouloir le réactiver selon des contextes et des stratégies très variés.

Du côté des apologètes de la religion chrétienne, l’abbé Gauchat, dans la Préface de ses Lettres critiques dénonce ainsi le mal du siècle:

Ainsi donc, puisqu’un malheureux esprit de vertige (si on ose ainsi le dire) répandu dans ce siècle, voudrait persuader qu’on ne peut aspirer au rang des esprits supérieurs, et des auteurs de nom, sans s’élever au-dessus des principes surannés de la foi et sans donner libre carrière à la raison et au génie; par un plan contraire, on confrontera leur raison prétendue à la raison saine et immuable22.

19 Ibidem, pp. 48-49.

20 Ibidem, p. 48.

21 Nous soulignons.

22 G. Gauchat, Lettres critiques, ou analyse et réfutation de divers écrits modernes contre la religion, t. I, Hérissant, Paris 1755, Préface, non paginée (les italiques sont dans le texte original) <https://books.google.fr/books?id=Nch-l3fKoHkC> (01/2017).

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DE LESPRIT ET DES LOIS

180

Le «si on ose ainsi le dire» inséré entre parenthèses, signale un double renversement: de la référence biblique que l’on trouvait chez Bossuet; de l’emploi détourné qu’en avait fait Montesquieu. Ce nouvel esprit, pour Gauchat, est celui qui commande désormais la critique rationnelle de la religion par les Lumières.

Quelque vingt ans plus tard l’évêque de Senez prononce une oraison funèbre qui rend un long hommage au Roi qui vient de mourir. Cette fois, ce ne sont plus les protestants qui sont visés, mais les philosophes eux-mêmes:

Mais quel esprit de vertige, plus affligeant que tous les troubles qui peuvent agiter les Églises et les empires, a commencé ses ravages sous le règne de Louis XV? Jusqu’ici les novateurs les plus hardis s’étaient bornés à com- battre quelques-uns de nos dogmes; il était donc réservé au dix-huitième siècle d’attaquer à la fois tous nos dogmes et toutes nos lois, en sapant leur fondement sacré, l’autorité de la révélation23.

Du côté des philosophes, l’expression esprit de vertige va être de plus en plus associée au fanatisme religieux. Chez Voltaire, elle est parfois employée pour décrire l’état d’esprit des factions dans le contexte des guerres civiles

24

. Mais elle désigne d’abord les troubles auxquels la reli- gion donne lieu. Dans L’Essai sur les mœurs, l’historien philosophe consi- dère que «l’assassinat commis par Jean Châtel [sur Henri IV]

25

est celui de tous qui démontre le plus quel esprit de vertige régnait alors»

26

.

23 J.B.C.M de Beauvais, Oraison funèbre de ... Louis XV prononcée [à Saint-Denis] le 29 juillet 1774, Guillaume Desprez, Paris 1774, p. 33 <https://books.google.fr/- books?id=5HY_AAAAcAAJ> (01/2017).

24 Voltaire écrit ainsi à propos de la Ligue: «L’esprit de vertige qui régnait en ce temps, posséda si bien tout le corps du Parlement de Paris, qu’après avoir solennel- lement ordonné un assassinat dont on se moquait, il rendit un arrêt, par lequel plusieurs conseillers devaient se transporter sur la frontière, pour informer contre l’armée du cardinal Mazarin, c’est-à-dire, contre l’armée royale» (Le Siècle de Louis XIV, 1751, IV. «Suite de la guerre civile, jusqu’à la fin de la rébellion en 1654», éd.

U. Kölving, Centre international d’étude du XVIIIe siècle, Ferney-Voltaire, p. 74

<http://c18.net/vo/vo_textes_siecle.php?div1=4> (01/2017); nous soulignons.

25 En réalité, il s’agit moins d’un assassinat que d’une tentative d’assassinat. Elle eut lieu le 27 décembre 1594.

26 Essai sur les mœurs et l’esprit des nations et sur les principaux faits de l’histoire depuis Charlemagne jusqu’à Louis XIII, chapitre 169, «Suite de la guerre civile»; nous souli-

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Stéphane Pujol

Intolérance religieuse et «esprit de vertige»

181

L’expression revient également à plusieurs reprises dans L’Encyclopédie. Dans l’article consacré à la secte de ce nom à l’article P

HRYGIENS

ou P

HRYGASTES

, rangé en «Théologie», l’auteur anonyme explique que «le caractère distinctif de cette secte était l’esprit de vertige ou d’enthousiasme, dont étaient agités ses partisans qui, de leur propre autorité, s’érigeaient en prophètes à l’exemple de leur chef»

27

. À l’article F

ANATISME

, rédigé par Deleyre, le syntagme «esprit de vertige»

n’apparaît pas, mais en décrivant la genèse du mal, l’auteur semble re- prendre l’image d’une contamination progressive déjà essayée par Mon- tesquieu dans sa lettre:

Imaginons une immense rotonde, un panthéon à mille autels; et, placés au milieu du dôme, figurons-nous un dévot de chaque secte, éteinte ou sub- sistante, aux pieds de la Divinité qu’il honore à sa façon, sous toutes les formes bizarres que l’imagination a pu créer. [...] Voyons-les tous sortir du temple, et, pleins du dieu qui les agite, répandre la frayeur et l’illusion sur la face de la terre. Ils se partagent le monde, et bientôt le feu s’allume aux quatre extrémités; les peuples écoutent, et les rois tremblent. Cet empire que l’enthousiasme d’un seul exerce sur la multitude qui le voit et l’entend, la chaleur que les esprits rassemblés se communiquent, tous ces mouvements tumultueux, augmentés par le trouble de chaque particulier, rendent en peu de temps le vertige général. C’est assez d’un seul peuple enchanté à la suite de quelques imposteurs, la séduction multipliera les prodiges, et voilà tout le monde à jamais égaré. L’esprit humain, une fois sorti des routes lumineuses de la nature, n’y rentre plus; il erre autour de la vérité, sans en rencontrer

gnons. Voltaire écrivait déjà, au chapitre 54, à propos du siège de Jérusalem par les chrétiens: «Quelques chrétiens, que les musulmans avaient laissé vivre dans la ville, conduisirent les vainqueurs dans les caves les plus reculées, où les mères se ca- chaient avec leurs enfants, et rien ne fut épargné. Presque tous les historiens con- viennent qu’après cette boucherie les chrétiens tout dégoûtant de sang, allèrent en procession à l’endroit qu’on dit être le sépulcre de Jésus-Christ, et y fondirent en larmes. Il est très vraisemblable qu’ils y donnèrent des marques de religion; mais cette tendresse qui se manifesta par des pleurs n’est guère compatible avec cet esprit de vertige, de fureur, de débauche et d’emportement»; nous soulignons.

27 Encyclopédie, t. XII, 1765, p. 531b.

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DE LESPRIT ET DES LOIS

182

autre chose que des lueurs, qui, se mêlant aux fausses clartés dont la supers- tition l’environne, achèvent de l’enfoncer dans les ténèbres28.

L’expression esprit de vertige, détourné de son sens premier par Mon- tesquieu, fait ainsi l’objet d’un investissement particulier dans le combat mené par les Lumières contre le fanatisme.

Frédéric II avait-il lu les Lettres persanes? Toujours est-il qu’il écrit, dans une lettre à Voltaire du 6 janvier 1740:

Les dévots suscitent ici un orage épouvantable contre ceux qu’ils nom- ment mécréants. C’est une folie de tous les pays que celle du faux zèle; et je suis persuadé qu’elle fait tourner la cervelle des plus raisonnables, lors- qu’une fois elle a trouvé le moyen de s’y loger. Ce qu’il y a de plus plaisant, c’est que quand cet esprit de vertige s’empare d’une société, il n’est permis à personne de rester neutre: on veut que tout le monde prenne parti et s’enrôle sous la bannière du fanatisme29.

Et Voltaire lui-même, au moment où la parution du livre De l’esprit d’Helvétius provoque une forte inquiétude chez les théologiens et la répression que l’on sait de la part des autorités civiles, s’adresse en ces termes dans une lettre à Thieriot du 7 février 1759:

Mon ancien ami, on peut, dans une séance académique, reprocher à l’auteur du livre intitulé De l’esprit, que l’ouvrage ne répond point au titre, que des chapitres sur le despotisme sont étrangers au sujet, qu’on prouve avec emphase quelquefois des vérités rebattues, et que ce qui est neuf n’est pas toujours vrai [...]. Mais on ne peut voir sans indignation qu’on persécute, avec cet acharnement continu, un livre que cette persécution seule peut rendre dangereux, en faisant rechercher au lecteur le venin caché qu’on y suppose. On dit que cette vexation odieuse est le fruit de l’intrigue des jé- suites qui ont voulu aller par Helvétius à Diderot. J’estime beaucoup ces deux hommes, et les indignités qu’ils éprouvent me les rendent infiniment chers. Je vous prie de me dire quel est le conseiller ou président géomètre, métaphysicien, mécanicien, théologien, poète, grammairien, médecin, apo-

28 Encyclopédie, t. VI, 1756, p. 393a; notons que l’édition de Kehl intégrera ce pas- sage dans son édition du Dictionnaire philosophique de Voltaire; sur ces manipulations textuelles, favorisées par Voltaire lui-même, voir le récent volume des Œuvres com- plètes de Voltaire consacré précisément au «fonds de Kehl» (t. 34, Voltaire Founda- tion, Oxford 2016, pp. 245-252).

29 Voltaire, Correspondance, éd. par T. Besterman, Gallimard, Paris 1980 («Biblio- thèque de la Pléiade»), t. V, D2134; nous soulignons.

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Stéphane Pujol

Intolérance religieuse et «esprit de vertige»

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thicaire, musicien, comédien, qui est à la tête des juges de l’Encyclopédie. Il me semble que je vois l’Inquisition condamner Galilée. L’esprit de vertige est bien répandu dans votre pauvre ville de Paris30.

Voltaire ne s’y est pas trompé. Il n’est que de lire dans la Censure de la faculté de théologie de Paris contre le livre qui a pour titre De l’esprit, la liste des auteurs qui se sont rendus coupables d’impiété. Les Lettres persanes de Montesquieu n’échappent pas à l’examen sourcilleux des censeurs. Mais on est frappé de voir que, parmi les textes cités, une phrase de la Lettre 83 est particulièrement démarquée dans la rubrique «Religion».

L’auteur de la Censure réorganise l’avant-dernier paragraphe de la Lettre 85 pour le résumer en une formule lapidaire qui ne se trouve pas telle quelle dans le texte de Montesquieu: «l’esprit d’intolérance est un esprit de vertige...»

31

.

On citera enfin, presque pour le plaisir, le bel «Avertissement» rédigé par Diderot pour le tome VIII de l’Encyclopédie. Regardant du côté de l’avenir, il imagine le moment où les lumières de la connaissance et de la raison éclaireront le monde, et il se flatte d’avoir, par la diffusion de cet ouvrage, «affaibli cet esprit de vertige» propre à tous «les fanatiques aveuglés»:

On ne pourra du moins nous contester, je pense, que notre travail ne soit au niveau de notre siècle, et c’est quelque chose. L’homme le plus éclairé y trouvera des idées qui lui sont inconnues, et des faits qu’il ignore. Puisse l’instruction générale s’avancer d’un pas si rapide que dans vingt ans d’ici il y ait à peine en mille de nos pages une seule ligne qui ne soit populaire! C’est aux maîtres du monde à hâter cette heureuse révolution. Ce sont eux qui étendent ou resserrent la sphère des lumières. Heureux le temps où ils auront tous compris que leur sécurité consiste à commander à des hommes instruits!

Les grands attentats n’ont jamais été commis que par des fanatiques aveuglés.

Oserions-nous murmurer de nos peines et regretter nos années de travaux, si nous pouvions nous flatter d’avoir affaibli cet esprit de vertige si contraire au re- pos des sociétés, et d’avoir amené nos semblables à s’aimer, à se tolérer et à reconnaître enfin la supériorité de la morale universelle sur toutes les morales

30 Ibidem, D8083.

31 Censure de la faculté de théologie de Paris contre le livre qui a pour titre De l’esprit, J.-B.

Garnier, Paris 1759, p. 19 <https://books.google.fr/books?id=r4IPAAAAQAAJ>

(01/2017).

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184

particulières qui inspirent la haine et le trouble, et qui rompent ou relâchent le lien général et commun32?

Au

XIXe

siècle, le Dictionnaire Littré note que l’expression «esprit de ver- tige a passé dans le langage général» et il cite un extrait du mémoire Sur la suppression des Jésuites de D’Alembert: «Il semble que, dans cette affaire, les jésuites et leurs amis aient été frappés d’un esprit de vertige, et qu’ils aient fait eux-mêmes tout ce qu’il fallait pour précipiter leur ruine»

33

.

On peut gager que la Lettre 83 de Montesquieu aura joué un rôle dans cette histoire.

© 2017 The Author. Open Access published under the terms of the CC-BY-4.0.

32 Encyclopédie, t. VIII, 1765, p. II; nous soulignons.

33 Le Dictionnaire de la langue française d’Émile Littré, t. IV, Hachette et Cie, Paris 1874, p. 2467, donne la référence de la citation de la manière suivante: «D’Alem- bert, Oeuv., t. V, p. 127». Il s’agit d’un passage tiré de Sur la destruction des Jésuites en France, par un Auteur désintéressé [D’Alembert], J. Balfour, Edimbourg 1765, p. 133.

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