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Voilà ce qui nous montre, bien mieux que je ne le saurais faire, Nel- Haroun, le danseur et le peintre, étrange aventurier de la divine aventure d’art

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Academic year: 2021

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Avant-propos de l'auteur

L'histoire que je raconte dans ce livre, est une aventure sensuellement poétique.

Comme ondulerait en un miroir d'eau, se formant, se déformant, se reformant, une curieuse silhouette de jean garçon, le héros se penche sur son adolescence pour se revoir, peut-être de nouveau attiré par le vertige de sa seule passion : la danse.

J'ai essayé de tracer, en ces lignes volontairement floues et cadencées, ce rêve de l’envol que les hommes ont toujours eu depuis le commencement du monde, ce désir inconscient mais impérieux de s'évader de la vie terre a terre par une sorte de giration frénétique, une ivresse du corps et de l âme.

C'est la légende d'une vocation, l'explication plus ou mains rythmée du geste éternel, mystérieux, nostalgique, de la ronde des astres…

Et la psychologie d’une vocation de danseur n'est pas négligeable quand elle ne s'en réfère pas encore à la combinaison savante de la réclame pour écran de cinéma.

Nel-Haroun, le héros en question, créant sur la scène de notre Opéra français un rôle d'étoile persane et recevant, le lendemain, un courrier ;si plein de louanges qu'il en fut effrayé, me plait mains que le gamin désireux d'éblouir une gardeuse de chèvres dans une prairie de son pays roumain et se sentant coupable de lui avoir fait peur !

Ce qu’il pense maintenant ?

Qu’importe les idées et les actes d'un homme !

Les aveux d'un enfant nous font déjà tout prévoir et je ne connais rien de plus purement pervers que ce récit d'un adolescent qui s'ignore... tout en tournant autour de lui-même.

Naïveté du cœur et ruse du fauve humain essayant de dissimuler ce cœur, trop simple, devant l’ instinct de la force, de tous les mauvais instincts de l'homme lâché en pleine liberté.

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En achevant cette page qui n’ a pas la prétention d'être une préface, je laisserai le dernier mot à mon aimable confrère, André de Fouquières, prince des élégances et maître de la mesure mondaine, disant de Nel- Haroun : « Celui-ci devait inspirer : Mon étrange plaisir, confession où le parfum violent de l'exotisme et des raffinements pittoresques de volupté s'allient a un gout très certain des Beaux-arts et des Lettres ».

Voilà ce qui nous montre, bien mieux que je ne le saurais faire, Nel- Haroun, le danseur et le peintre, étrange aventurier de la divine aventure d’art... avant la lettre !

Rachilde

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Autour de moi le vent comme un bras s'arrondit

Pourquoi cette nuit ai-je envie d’écrire sur ce papier jauni découvert au grenier sous un tas de vieux livres d’église ?

Des choses se sont perdues dans le pays des pensées, pays inconnu d’où elles reviennent trop souvent, ou trop rarement, quelquefois tourmentantes, obsédantes, comme des mendiantes ayant trop longtemps marché, dont les pieds saignent, et, d’autres fois, radieuses comme de jeunes fées vous rappelant des heures de lumière presque insaisissables.

J’écris sur un papier qui craque, tant il est sec.

Mon feu brûle et son crépitement m’enivre comme, l’été, l’odeur des feuillages alourdis de soleil.

Je suis toujours ivre d’une idée ou d’un geste, et j’ai toujours le désir de chanter l’idée ou de danser le geste. Telle aventure qui n’a pas un développement, un rythme défini, n’est pas intéressante pour moi.

Et je regrette ce qui fut. J’éprouve la crainte, l’appréhension de ce qui sera. Des visions d’êtres incertains embrument mon cerveau, s’en vont, reviennent, tournent puis s’effacent, mais je sais bien que ces êtres sont les maillons d’une chaîne qui me tient prisonnier.

Par en haut, somptueuse marionnette.

Par en bas, pauvre pantin.

Veillées funèbres ! Veillées joyeuses ! Oh ! les soirs de Noël !

J’écoute, au fond de moi, l’écho des chansons enfantines. Voici le père Noël aux boucles poudrées de neige. Et voici les visages des petites filles roses comme de jolies pommes, avec, pour les yeux, leurs pépins bruns taillés en fines amandes.

J’ai pleuré dans une chambre d’auberge en murmurant des serments d’enfant repenti, des serments de fidélité qu’on ne peut faire qu’à Dieu.

Comme j’ai cru à ce que je disais, alors que personne n’était là pour me répondre !

Je vois une petite maison que je visitais étant enfant, une petite maison où il y avait, jadis, les cuisines et les chambres étroites des serfs, une

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4 maisonnette de plus de cent ans.

Elle était, non pas poudrée à frimas comme le père Noël, mais plus simplement blanchie à la chaux.

Une vieille femme, peut-être aussi âgée que la maison, était assise devant la cheminée, une grande cheminée à deux colonnes qui semblait emplir toute la chambre.

Il y avait de vieux meubles, en noyer ciré, et, dans un coin plus obscur, une commode ancienne, reluisante, où se reflétaient les clartés venues du feu, lesquelles flammes semblaient sortir, toutes vives, de son ventre rebondi. Au- dessus, des icônes offertes à l’église, reléguées dans ce coin parce que très abîmées, des images de saints et de saintes, celle d’une grande cloche donnée par l’époux de la vieille femme. Ces icônes étaient placées les unes à côté des autres au-dessus de cette commode qui contenait aussi des livres pour la guérison des maux de l’âme et du corps.

Il y avait encore, épinglés aux reliures, de vieux portraits que les années avaient effacés, représentant des parents en costumes de cérémonies. Des jeunes gens à vestes de velours cintrées, des jeunes filles serrées en des corsages de soies de couleurs tendres, puis celui d’une nonne voilée, en gros vêtement de bure, une nonne qui s’appelait Xénia.

Il y avait également, en plus grand, un moine, le frère de la vieille femme, qui, celui-là, possédait une fortune cachée dans un trou du mur de sa cellule, et un plateau d’argent portant de petites coupes dorées à l’intérieur avec de petites cuillers aux manches ouvragés comme de la dentelle.

Quand Sa Sainteté, le Métropolite, passait et s’arrêtait pour se reposer de la fatigue d’un voyage au monastère du pays, couvent situé au fond d’une allée d’arbres centenaires, le moine Andrei offrait humblement des fruits, des confitures ou des sirops sur son plateau d’argent.

Le moine venait quelquefois visiter sa sœur, lui apportant mille bénédictions et lui parlant des trésors de Dieu qu’il gardait chez lui, trésors que personne encore n’avait vus.

Un jour, ce moine se sentit mal, subitement, et voulut, malgré son état, regagner son monastère.

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Sa sœur le fit accompagner par un serf, et ce serf retourna vers sa maîtresse en grande hâte pour lui apprendre que son frère était tombé sur la route, mais qu’il ne voulait point demeurer là et qu’il suppliait qu’on le rapportât au couvent s’il devait trépasser.

La vieille femme, sa sœur, qui était alors une jeune femme, ordonna d’atteler la radvan1 et, ni les prières de son époux, ni les cris de ses enfants ne purent l’arrêter. Elle partit seule, conduisant deux chevaux rapides sous leurs grelots de cuivre.

Lorsqu’elle arriva, le soir, au monastère, le moine qui s’y était traîné, moribond, n’était déjà plus de ce monde : il avait eu le mal de la peste, mal diabolique fauchant les gens de ce temps-là. Désolée, elle demanda la permission de le voir, pria, pleura. Le supérieur du couvent défendait de toucher au cadavre à cause du danger. On l’avait mis par terre, au milieu de sa cellule, recouvert d’un linceul. Malgré la résistance des moines, elle le découvrit et vit qu’il était tout jaune, le teint taché de grosses lentilles noires.

Elle eut le courage de l’embrasser, ce qui fit fuir d’horreur les témoins de cette scène. Ensuite, comme elle était remplie de toutes les bonnes volontés, elle se mit à chercher dans la cellule le secret de ses murs. Personne, vraiment, ne connaissait le trou plein d’or, et elle profita de l’éloignement des religieux pour le vider dans les larges poches de ses jupes ; puis elle demanda, comme si elle n’avait rien eu sur elle de précieux, qu’on lui laissât emporter le plateau où se posaient les petites coupes à confitures avec leurs petites cuillers ouvragées, aussi une icône sauvée d’un incendie, une image brune, tout effacée, sur fond d’or imitant l’ombre des grandes ailes d’un oiseau qui était certainement les manches d’un prêtre levant le bras pour bénir.

Et la vieille femme, un soir de Noël, m’a donné cette image-là, sans trop savoir pourquoi. L’approche de la mort déménage tout.

1 Calche

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J’étais heureux de l’entendre me raconter des histoires des temps passés, du temps des Turcs, alors qu’on tuait pour le plaisir de tuer, qu’on assassinait les seigneurs et leurs serfs, du temps des Russes, quand on brûlait Bukarest et que les belles dames étaient devenues folles, portant dans leurs robes, relevées devant elles comme des tabliers de servantes, des œufs ou des pierres, croyant avoir sauvé leurs bijoux.

J’entrais, je m’asseyais sur une chaise basse, un prie-Dieu, et je l’écoutais bien sagement.

J’aimais l’odeur de ses meubles frottés de cire, de son feu qui sentait le bois vert. Je me trouvais, là, chez moi, bien mieux que chez mon père.

J’arrivais en courant le long des jardins. J’imaginais toute une série d’aventures : je traversais une plaine déserte où la neige essayait de me barrer la route. Je rencontrais des bandits, des conspirateurs enveloppés de leurs manteaux qui parlaient de faire tomber la tête du Voïvode, et je devais me rendre coûte que coûte dans la petite maison de la vieille femme où se tenaient les chefs de cette conspiration.

Les fantômes des arbres semblaient courir derrière moi, jetant sur ma veste de fourrure du bout de leurs branches griffues le grand châle noir de la peur.

Le soir où la vieille femme me donna cette icône d’or, brunie par les flammes de l’incendie du couvent, je ne me possédais plus de joie et, en revenant, à la nuit, je me mis à danser...

... Oh ! l’étrange plaisir !

J’avais à peine douze ans et me croyais riche comme un jeune prince à qui l’on a rendu sa couronne.

I l y avait de la neige sur la terre et des étoiles au ciel.

Des sapins immenses, tout illuminés de givre comme de vrais arbres de Noël balançaient leurs branches, entrechoquaient leurs pendeloques de cristal. Je ne sentais pas la bise qui me pinçait les joues et, tout à coup, au milieu du cercle magique des hauts sapins fleuris de glace, je jetai ma veste

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7 de fourrure car j’étouffais.

Seulement vêtu de ma blouse de soie bien serrée d’une ceinture de cuir, les genoux nus sortant de mes bottes de drap plissé, je bondis, soulevé par une allégresse extraordinaire. La terre semblait jouer avec moi comme avec un ballon, c’est-à-dire nous n’étions plus, la terre et moi, que deux ballons élastiques se renvoyant l’un à l’autre. Je tenais haut l’icône d’or où planait, comme une chauve-souris à demi-effacée, ce prêtre aux manches ouvertes pour bénir... ou couver quelque sacrilège.

Je dansais ivre de je ne sais quel bonheur inoui. Je volais au-dessus de ce monde mort du terrible trépas de l’hiver, au-dessus de tous les anéantissements et de toutes les malédictions. Que m’importaient l’incendie de ce couvent, celui de Bukarest, les tueries des soldats féroces, les belles dames devenues folles ? J’aurais dansé sur le fil des sabres turcs, sur les cendres de toutes les ruines, les tombes de tous les cimetières et les cadavres de tous les conspirateurs !

Il n’y avait, pour me regarder, que les yeux malicieux des étoiles. A leur balcon, toutes se penchaient, curieuses, étonnées de me voir si furieusement joyeux, et peut-être se disaient-elles : « Mais qu’a donc ce petit garçon à se démener ainsi puisqu’aucun violon ne l’excite ? »

Elles étaient là-haut comme tout un collier de prunelles moqueuses.

Ah ! danser devant ce public-là n’est pas toujours permis !

On n’a guère qu’une fois l’honneur de se joindre au grand ballet des astres car il y faut le cœur pur du néophyte.

La vieille femme est morte. Le jeune garçon, devenu un homme, réalise d’autres visions. Les arbres sont coupés. A la place du cercle grave des sapins, on a bâti de grandes maisons. La petite masure au toit penché fut démolie.

Et les nuits de Noël ne font plus de miracles. La neige est devenue de la poudre de talc, les arbres sont en papier d’argent.

Qui me rendra les yeux éblouis des étoiles avec la pureté de mon cœur ? Je dois à cette vieille fée le conte de son dernier jour, que je me rappelle comme la plus extraordinaire de toutes ces histoires, vraies ou fausses.

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Celle-là est une fable de printemps qu’elle voulut m’offrir ainsi qu’on offrirait des fleurs pour un anniversaire.

Sans doute me croyait-elle à un âge capable de la mieux comprendre ? Ce jour-là, elle était assise à la turque sur un sofa couvert d’oreillers brodés, son lit de jeune femme qui, peu à peu, avait changé de couleur, mais demeurait proprement recouvert d’un voile au crochet fait par elle : de grandes roues ressemblant à de grosses toiles d’araignées.

Voluptueusement, je fermais les yeux pour entrer dans la nuit des temps, tirer à moi tous les souvenirs dont elle avait le cerveau plein comme on ouvrirait le tiroir de la vieille commode, en face d’elle.

Je n’étais pas curieux d’elle, mais de moi, au milieu de tous ces objets de sa vie morte qui survenaient.

« Il y avait une fois, commença-t-elle, une jeune fille très belle et très chaste. Le matin, dès l’aube, et le soir, au coucher du soleil, elle allait puiser de l’eau à la fontaine de la Vierge. Cette fontaine était ronde et pas très profonde, claire, toujours fraîche. Une image de Marie, clouée dans la pierre, au-dessus, s’y reflétait, et je crois que c’était pour cela que son eau en restait si pure. Une fois... une fois... »

La vieille femme leva sa main sèche comme une feuille morte.

« Va donc pousser la porte, me dit-elle, interrompant son récit avec impatience, car le vent nous écoute... puis qu’il la fait remuer, et mon histoire risquerait de s’éparpiller, c’est à peine si je me souviens.

« Oui, la jeune fille vit, une fois, un matin, des pétales de roses, rouges comme des gouttes de sang, surnageant sur les ondes claires de la fontaine.

Elle en prit dans le creux de sa main et ils s’y collèrent, lui donnant une sensation d’irritante chaleur. Elle se penchait, oubliant sa cruche à puiser l’eau. Où était donc le rosier semant ses fleurs ?

« Et voici que, du fond de la fontaine ronde, surgit un jeune homme nu, très beau, qui lui lança des gouttes d’eau et des pétales de roses juste entre les seins. Elle s’enfuit, très confuse. Mais, le lendemain, elle revint. Ne fallait-il pas boire, à la maison ? Le jeune homme nu était encore là, assis sur la margelle de la fontaine. Il semblait ne pas en avoir bougé plus qu’une

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statue, et sa peau claire, bien vivante, illuminait le soir.

Alors, la jeune fille se mit à genoux devant lui pour le prier, saint ou démon, de ne pas lui faire de mal ; s’imaginant que ce pouvait être plutôt le diable, elle n’osait point le contempler face à face. Ce n’était pas un diable ni un ange, peut-être un amoureux ayant voulu se noyer par désespoir qui remontait à la vie dans le reflet d’une jeune fille sans orgueil, se soumettant, les mains jointes, à toutes les aventures. Il lui enleva, un à un, tous ses vêtements, et l’entraîna avec lui au fond de l’eau. Cette fontaine représentait la porte de cristal qui mène à toutes les joies défendues. ; une fois brisée, on s’aperçoit que c’était peu de choses. Et puis, elle revint toute seule à la surface de la vie. Etait-ce bien elle ou une autre jeune fille ? C’était sûrement une nouvelle femme. Elle chercha son amant. Vainement, car il avait disparu. Etait-il allé mourir ailleurs ? Ou n’avait-il jamais existé ?

« Elle s’en retourna, rapportant sa cruche à demi pleine, lasse, très lasse.

Elle avait froid. Ses vêtements qu’elle avait remis demeuraient tout humides.

Quand elle rentra chez ses parents, sa mère la regarda longuement, hochant la tête, et son père, saisi d’une colère subite, la fouetta en lui disant les pires injures.

« Le père et la mère prétendirent même qu’il ne leur était plus possible de demeurer auprès de cette fontaine de la Vierge, plus effroyable que l’entrée de l’enfer.

Ils abandonnèrent leur maison. Elle ne voulut point les suivre ni les regretter. Elle resta toute seule et, durant des mois, des années, elle allait chaque matin, chaque soir, à l’aube ou au crépuscule, puiser de l’eau. Elle guettait sous les ondes à peine ridées le jeune homme qu’elle avait vu sortir nu, mais il ne revint pas. Peut-être était-il mort ? Peut-être s’était-il sauvé, à jamais guéri d’elle et des autres! Du reste, il vint un brave homme à sa place qui, sans tant de mystère, épousa la jeune fille parce qu’elle avait gardé sa beauté malgré sa grande tristesse.

«Voilà, mon cher enfant, une histoire qui n’est point tout à fait un conte.

La jeune fille chaste, la jeune femme triste, et moi-même, jusqu’à notre dernier jour, nous penserons à cette aventure car il n’en est qu’une semblable

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10 dans toute une existence.

«... Tu peux t’en aller, maintenant. Tu sais beaucoup de choses. » Je m’en allai, rêveur.

Sous les arbres, les sapins, il faisait sombre parce qu’il s'était mis a pleuvoir, et je me mis brusquement a pleurer en pensant a la vieille femme, toute seule au fond de son lit de jeune femme où il y avait des coussins brodés qui avaient change de couleur. Cette créature oubliée, abandonnée deux fois, ayant perdu le mari, les enfants, devait regarder tout le temps la porte, guettant le retour de quelqu'un.

Le lendemain, je voulus aller lui dire des mots de bonté que j'avais mis de côté pour elle. Je l'ai cherchée. La chambre était vide, et puis, en courant partout, je l'ai enfin découverte, inanimée, devant la Fontaine, la tête appuyée sur la margelle de pierre. Alors je lui ai croisé les mains sur la poitrine et j'ai prié pour elle parce que je n'étais pas assez fort pour l'emporter. Je l'ai appelée de noms tendres, absolument comme si j'étais le beau jeune homme revenu pendant qu'elle vieillissait et vieillirait éternellement dans la nuit. Ensuite, je suis allè chercher du secours, un secours inutile...

Une jeune fille chante et joue du piano en levant ses mains fluettes avec coquetterie. Sa voix est pure, un peu faible.

C'est ma sœur.

Des paroles chantées, doux mensonges d'amour, me poursuivent comme les fleurs du mai secoué par la brise du printemps.

C'est le soir, et l'image gracieuse sort de l'ombre comme une page de livre enluminé, fait paraître la nuit du dehors plus obscure.

Un être sombre, les cheveux et les yeux noirs, arrive de la rue et se colle a la fenêtre. Il veut entrer ? Que nous veut cet inconnu ? Existe-t-il seulement ? Est-ce un fantôme ? De ces fantômes qui suivent toujours les jeunes filles ? Je sais que ma sœur a un secret.

Elle aurait encore une poupée que ce ne serait pas plus innocent.

Aimera-t-elle cet inconnu jusqu'à nous quitter pour lui ?

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II passe, le jour, devant la croisée ouverte, et quand il ose se retourner il est trop tard, car la jeune fille a vivement refermé la croisée, tiré les rideaux pour en soulever un coin, à la dérobée, risquer un œil qui cligne, comme gêné, sur le passant s’éloignant sans avoir pu l’apercevoir.

Moi je sais, je devine. Je deviens un garçon très averti maintenant. Je pense à des choses. Une âme qui se plaint trouve toujours sa voix dans un chant d’amour, même celui qu’elle ne comprend pas.

Etrange mouvement de colère impulsive, tuer ce passant que nous ne connaissons ni l’un ni l’autre : première esquisse du geste mâle qui se dessine sur l’éternel fond de la cruauté noire de la jalousie...

... et empêcher toutes les jeunes filles de jouer du piano.

Très loin, très loin, hors la ville, sur des montagnes que recouvre la nuit profonde aux embûches redoutables, il y a un modeste couvent de moines pauvres, une petite cellule à peine éclairée par une lampe à huile.

Il vit là un homme qui pleure. Il pleure sur moi ou pour moi, comme on prie pour un mort. Je devrais habiter son habit.

J’entends, dans les nuits les plus bruyantes, retentir ses sanglots et je vois, dans les coins les plus ténébreux, briller la petite lampe. J’ai dû tuer cet homme par ma naissance encore plus sûrement que je voudrais tuer les rivaux que je m’invente. On tue comme on respire et, en soufflant sur une lampe, on éteint un cœur. Où sont les âmes que nous étouffons parce que nous ne les comprenons pas... ou qu’elles ne veulent pas nous comprendre ?

Et cachées, enterrées, oubliées, réapparaissent en nous, remontent malgré nous telles ces bulles du fond des mares, ces bulles d’air empoisonnées.

Il y a des jours agonisants qui vous accablent de langueur.

Mon père joue, sur sa flûte, des mélopées roumaines sans commencement ni fin, longues, longues, et le crépuscule tisse de la mélancolie dans tous les angles de notre demeure. Comme les cantiques des temples, le rythme m’en arrive douloureux, plaintif, abaissant le soir jusqu’à ma bouche dans lequel il entre, me bâillonnant. De quoi me plaindrais- je ? N'est-il pas naturel d'étouffer d'un mal qu'on apporte en naissant ? Ni remords, ni désir. Je ne suis qu'un enfant très vieux qui devine les

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choses comme s'il les avait toujours sues. Ma pensée va très en avant de moi.

C'est un cheval fou, mais directeur, qui entraîne les autres tout en ignorant la route. Et il va, presque libre, en secouant très fort tout les grelots de l'attelage. Sait-il, mieux que les autres, ce qu'il fait ? Pouvons-nous l'arrêter ? Des villes, des cites lointaines, des pays nouveaux, des visages, des fleurs dont on ne connait ni les traits ni les parfums. Des fruits auxquels on n'a pas encore goûté.

Je me réveille parce que la mélodie, le chant vague a cessé brusquement sur un dernier son déchirant, un appel de détresse.

Je retombe, accablé par une réalité pire que la chute dans le fossé de la route, car je demeure au même point, toujours.

Que c'est long, la jeunesse !

II n'y a que les enfants pour avoir des peines éternelles.

Un jeudi saint, j'ai voulu aller écouter les douze évangiles à l'église, la petite église de mes premières croyances. Ah ! comme elle m'a paru étroite pour mes rêves d'adolescent, moins remplie du monde. Et dans les stalles, gauche en entrant, il y avait pourtant les mêmes vieilles femmes, tellement plus penchées vers la terre ! On pouvait croire qu'elles n'avaient pas bougé de leur place depuis l'autre jeudi saint, écoutant toujours la voix psalmodiante du diacre.

La stalle qu'avait occupée ma grand'mère était prise par une autre femme plus jeune, mais destinée, elle aussi, s'en aller sans avoir de nom

pour moi. J’ai jeté vers ce

coin-là un coup d'œil anxieux. Quel changement ? Aucun.

Un peu plus d'années, un peu moins d'années. Le fantôme d'un fantôme.

Durant ma petite enfance, je me tenais là, j'écoutais plus ou moins attentivement la voix alternant des deux prêtres : Thomas et le Rouge.

Le soir, après avoir embrassé la grande croix du milieu de l’église, j’ai encore voulu entendre, respectueusement, le dernier Evangile, mais le prêtre lisait mal. Il mangeait des paroles ou je ne comprenais plus le sens de ce qu’on disait. C’était une conversation entre grandes personnes que je ne

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connaissais pas, et qui parlaient de choses qui n’arriveraient jamais.

Je suis revenu à la maison, mécontent de moi et des autres, pour m’ennuyer bien davantage.

Je travaille mal ou pas assez. Mes études ne sont pas bonnes. Ma mère me reproche ma paresse, mon manque d’ordre. Je perds des livres, je gâche du papier en dessinant des silhouettes informes entrevues dans des rêves, quelquefois des visages que je crois délicieux.

Ce pourquoi j’écris, pour moi seul, sur ce papier jauni qui vient du grenier et dont certains morceaux sont rongés par les rats. Sur ce papier là je me retrouve. L’autre, celui de l’école, est rayé de lignes bleues qu’il faut suivre et on ne peut pas dessiner dessus. J’ai horreur des lignes tracées d’avance parce que je m’aperçois tout de suite que je vais de travers. Or, je le sais bien sans cela.

Et puis, il y a l’histoire du chat que j’ai tué, l’incompréhensible histoire du chat. On m’a fouetté. Je ne supporte pas qu’on me batte même quand on a raison de le faire. Je me crois facilement le plus fort. Alors pourquoi me suis-je laissé battre ? Ne viendra-t-il pas un temps où j’aurais tous les droits parce que je les prendrai ?

Ah, l’histoire du chat, des deux chats !

C’était en plein été, au fond du grand jardin où je venais me coucher, à l’heure de la sieste, sur un tapis jeté à terre, à l’ombre de quatre immenses acacias tout chargés de grappes blanches. L’odeur de leurs branches me rappelait la fleur d’oranger dont on parfume certaines tisanes, la vanille qu’on met dans les crèmes et le benjoin.

Il y avait, en face de moi, une cabane couverte de mousse et de plantes grimpantes.

Cette cabane, où l’on serrait des outils de jardinage, se dissimulait humblement, comme une pauvresse dont un seul œil, un peu chassieux, se cache sous l'avancée d'un chapeau de paille, car elle n'avait, pour fenêtre, qu'une vitre bleuie par l'humidité.

Sur le toit, dans les mousses, un autre regard, mais celui-là fait de deux prunelles étincelantes, se fixait durement sur le mien.

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14 Un chat.

Il me regardait ainsi quand je venais pour dormir et je ne pouvais plus fermer les yeux. J'aurais dû changer l'heure ou l'endroit de mon repos, et je revenais, en dépit de ma contrariété, peut-être attiré par ce regard inquiétant. Quand je levais les paupières, je sentais la piqûre de ce rayon phosphorescent se dardant sur mon front.

Dans les premiers temps cela m'amusait, mais ce chat n'était pas à nous et il devait être sauvage, sinon enragé, pour me regarder comme s'il voulait me sauter à la figure.

Je finissais par m'endormir, puis je me réveillais en sursaut pour retrouver ce regard fixe, tellement lumineux qu'il semblait artificiel, fait de deux pierres précieuses incrustées dans le toit de la cabane. J'en éprouvais une gêne, une angoisse incompréhensible. Parfois, j'ouvrais démesurément les yeux, m'imaginant lad rendre la pareille.

Dans les rues, j'avais le même déplaisir quand un étranger me regardait avec une certaine insistance, un mélange de confusion et d'irritabilité, l'envie de crier : « Passe ton chemin ! Tu vas me porter malheur ! » Et mon sang brûlait mes artères.

Alors, au bout de plusieurs minutes de contemplations réciproques, je prenais un caillou et je le lui lançais de toutes mes forces. Il se soulevait lentement sur ses pattes de devant et nous nous regardions de nouveau dans les yeux comme deux ennemis mortels.

Ce manège dura quelques jours, puis je ne voulus plus lui donner la satisfaction de me braver, car le caillou que je lui jetais ne lui faisait pas peur.

Je résolus d'aller dormir à un autre endroit du jardin. Etrange effet de l'imagination surexcitée : je voyais main tenant les yeux de ce chat partout ! II me suffisait même de dormir pour en rêver. A l'étude, en classe, quand j'y pensais, je me mettais à l'injurier en style noble : « Bête-idole aimée des Egyptiens, je me suis peut-être prosterné devant toi, jadis, du temps que les hommes ne connaissaient pas le

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vrai Dieu, mais aujourd'hui j'ai cessé d'être ton esclave. Tu n'as plus le droit de me poursuivre ».

Je lui tenais ainsi des propos tout à fait incohérents parce que, lorsqu'on est encore très jeune, on applique un peu trop ses lectures aux choses de la simple vie.

Or, il arriva une autre chose de la vie simple bien plus incompréhensible et que je veux dire sans aucune restriction, une chose que je ne peux pas me rappeler sans un frisson de honte.

Si je songeais toujours aux yeux féroces de ce chat, il eût été plus naturel de chercher à l'apprivoiser, ou d'essayer de le chasser définitivement de notre jardin.

Et voici l'autre histoire de chat.

J'en rencontrai un, tout jeune, miaulant dans une rue, probablement un égaré. Je le pris, je l'emportai à la maison. Ses yeux étaient bien moins beaux, bien moins luisants que ceux de mon ennemi, l'animal dédaigneux qui me bravait du haut du toit de la cabane. Celui-ci se laissait caresser, demeurait inerte, très mou; avec des prunelles d'un vert de feuille.

Et tout d'un coup, parce que je le serrais contre moi, qu'il se laissait faire, j'eus envie, une envie irrésistible, de le tuer.

Ce n'était pas l'autre, pourtant. Non, il ne lui ressemblait en rien.

Mon cœur battait follement. Une joie frénétique parcourait tout mon être. Je le serrais de plus en plus contre ma poitrine bouleversée.

Je me souviens qu'il se pelotonna, peureusement, mais sans aucune résistance, à mon étreinte, et je me mis courir vers un puits abandonné où il y avait des grenouilles qu'on entendait le soir. L'eau n'en était pas buvable. On l'apercevait, route grise, au travers d'immenses toiles d'araignées tendues dans son milieu. Et j'ai précipité ce chat au fond de ce trou, ce pauvre animal que j'avais caressé...

Le cœur toujours battant, je suis demeuré penché sur la margelle de pierre, écoutant les cris désolés et s'affaiblissant de plus en plus.

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Le silence enveloppa le puits ou personne, jamais, ne venait chercher d'eau.

Les araignées, ayant fui dans toutes les directions au passage de la pauvre petite boule de fourrure, pouvaient reprendre leurs travaux de patience et repriser leurs toiles déchirées.

Pourquoi avais-je fait cela ?

Je ne revis point les yeux de l'autre, là-bas, sous les grands acacias, les yeux lumineux comme incrustés sur le toit de la cabane.

Je gardai ce secret quelque temps, ce secret lourd d'une haine et d'un plaisir inexplicablement mélangés.

Mais il fallait bien le confesser. J'aurais fini par le crier la nuit, tout avouer aux murailles de ma chambre, tellement le souvenir de mon crime hantait mon cerveau fiévreux.

Un matin, je vins dire à mon père, car ma mère en aurait eu trop de peine : « Oui, j'ai jeté un chat dans le puits. C'est moi qui l'ai noyé. »

Je fus terriblement corrigé. Mon père se saisit du knout aux six courroies et me fouetta jusqu'au sang. Je demeurai longtemps étendu comme un mort, ne pleurant pas.

Je me souvenais de ce petit corps moelleux qui se serrait contre moi, ayant à la fois peur et confiance, et je l'aimais, maintenant, de toute la force de ma douleur physique, la lui offrant en juste expiation.

Plus tard, j'ai reporté, je crois, sur toutes les bêtes qui ont traversé ma vie, cette affection morbide et spontanée qui n'avait pas eu le temps de se manifester autrement que par un crime.

De mon enfance, je me rappelle aussi certains petits drames, plus humains, c'est-à-dire se jouant entre écoliers, qui furent peut-être tous inclus dans celui que je viens de raconter. Le geste précis ne signifie pas grand’chose en présence de tout l'inconnu de nos instincts qui marchent en avant de notre propre volonté, traçant le chemin que nous allons suivre bien malgré nous.

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Ce n'est qu'en repensant à certains actes que l'on en prend la mesure, et que l'on peut se rendre compte qu'ils ont de beaucoup dépassé l’ntention du coupable.

J'avais, au collège, réussi à inventer et à imposer des jeux historiques, amusements un peu compliqués pour des enfants qui redoutent surtout de voir réapparaitre aux récréations leurs leçons quotidiennes, ou qui n'ont pas le goût du théâtre.

J’étais encore très jeune à ce moment-là, mais un peu poseur, aimant à me faire admirer, soit par mes attitudes, soit par mes discours.

J'inventais des comédies, des scénarios à violents spectacles, tantôt sur la Révolution française dont les extraordinaires tableaux m'éblouissaient, tantôt sur des luttes mettant aux prises des rois et des reines : par exemple les persécutions d'Elisabeth d'Angleterre contre la très touchante Marie Stuart.

Il y avait, dans ma classe, un garçon de mon âge, plus petit que moi, délicat, l'air souffrant, qui désirait beaucoup devenir mon camarade. J’ignorais pourquoi, puisque nous ne nous ressemblions en rien, et cela m'agaçait. Ses regards posés sur moi, longuement implorants, ses mouvements timides pour m'offrir des choses ou m'aider, me portaient sur les nerfs. Il était visiblement faible, et mon adresse à certains exercices, mon tour d'esprit, habileté de mes propos devaient le confondre.

J'avais séparé ma classe en deux camps : les résolus a tous les combats, et les autres qui représentaient les victimes. Tout naturellement, je lui confiai le rôle de l'infortunée Marie Stuart. Il fut secoué, emporté, tour à tour lié ou délivré, surtout bouscule par tout le monde, son tablier, dont il avait fait un manteau de tour, attaché, mis en lambeaux par mon clan d'après mes ordres cries du haut d'un pupitre un bon metteur en scène ne devant pas se mêler à la foule des figurants.

Lui, le jeune et touchant Marie Stuart, ne se plaignait pas, se contentait de me supplier de ses regards mouillés.

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Je laissais s'accomplir les bousculades sans donner aucun signe de grâce. Après tout, puisqu'il tenait si bien les rôles de femme, il n'avait qu'à en supporter les conséquences !

Mais voici qu'un jour un mouvement d'énergie très inattendue de sa part le fit courir vers un grand, un élève de quatrième, une espèce de brute prompte aux batailles sans explications. Cela me vexa prodigieusement, et comme je ne pouvais plus réglet, à mon avantage, ces nouveaux jeux de scènes, je me choisis, à moi aussi, un frère d'armes de la même classe, un bonhomme très tassé de corps, terriblement têtu. S'il ne comprenait rien à la, beauté de nos drames, il ne demandait qu'à cogner sur n'importe qui. Le protecteur de Marie Stuart n'avait qu'à se garer : nous étions quatre !

Les séances des pugilats historiques continuèrent entre les deux clans jusqu'à la récréation où, se trouvant plus maltraitée que d'habitude, Marie Stuart fit appel à son garde du corps.

Ils entrèrent dans notre bataille, le petit suivant le grand, lequel grand, les yeux furibonds, la voix puissance, nous imposa la paix sous prétexte qu'on abusait de la timidité de son jeune acteur.

La paix ? On allait donc interrompre nos jeux au moment le plus intéressant : intrigues politiques, complot dévoilé, grand simulacre de l’échafaud, tout une apothéose de coups de théâtre, sinon de coups de poing !

Il fallut bien transiger parce que le grand nous menaçait du professeur. Impossible de tuer Marie Stuart puisqu'elle avait... un ministre aussi éloquent ; j'acceptai même de régner avec elle, malgré mon dégoût pour ses pleurnicheries... et pour l'histoire d'Angleterre ! Mon jeune camarade était ravi. Non seulement il ne serait plus battu, mais il devenait mon égal puisque, moi, si j'avais invente cette guerre, lui avait su imposer la paix.

Alors, je ne sais quel diable me poussant, certainement l'amour d'une nouvelle intrigue, je me plaignis à mon personnel défenseur, lui

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dépeignant sous les couleurs les plus sombres l'attentat commis à la liberté de nos jeux.

Je fus peut-être perfide, et mon conseiller, sans perdre de temps à me répondre, retroussa simplement ses manches pour entrer à son tour dans la discussion, demander des comptes au protecteur de Marie Stuart. Celui-ci se rebiffa. D'un air détaché, je proposai une mise en accusation de Marie Stuart, non pas à cause de ses anciens débordements, mais pour lâche reculade en présence d'un supplice légitimé par l'histoire. Où irait-on si on faussait le mécanisme de nos versions historiques ?

Cela mena nos deux Brands aux arguments plus précis, et ils se jetèrent l'un sur l'autre avec l’intention bien évidente de se manger le nez.

On connaitrait mal une foule, surtout une foule de collégiens, en pensant qu'on allait s'entendre pour séparer les combattants. On espérait plutôt une fameuse rixe, et elle eut lieu. Cela s'envenima si bien que le ministre de Marie Stuart se sentant perdre la face, qu'on lui martelait avec une cruelle régularité, tira sournoisement son canif qu'il enfonça dans les côtes de son adversaire.

Je vis le sang jaillir sur sa chemise trouée. Les élèves hurlèrent. Le professeur finit par intervenir. Le directeur du collège fut appelé, le scandale s'apaisa ; et dans un solennel silence, le futur assassin fut chassé immédiatement.

La morale de cette aventure est que plus tard, oh ! beaucoup plus tard, le blessé en question devint un bandit.

Il s'était peut-être souvenu de l'opportunité qu’il y avait, parfois, à employer les armes défendues !

Durant les grandes vacances de ma douzième année, j'eus une étrange vision dont j'ai gardé un souvenir lancinant comme le rappel d'une blessure plus aigue, certes, que la lame d'un canif. Sais-je moi- même si cette aventure- là ne fut pas le point de départ de toute une

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série d'hallucinations un peu macabres qui hantèrent mes jeunes années

? Et l’homme est-il responsable des fièvres de son enfance ?

Il y avait, aux environs de notre maison de Constanza, une grande prairie bordée d'arbres aux branches retombantes, formant des berceaux. Par une échappée, on voyait la mer au loin réfléchissant le ciel en miroir d'acier et quelques roches noires qui se découpaient sur le jour bleu ou gris comme autant de capuchons de moines. Une atmosphère de brume noyait tout ce paysage habituellement plongé dans une demi-obscurité, mais quand il faisait soleil, la brume se tirait peu à peu et l'on voyait passer, toute blanche, une barque à voile ou une compagnie d'oiseaux brillants, des eiders, je pense.

Dans cette prairie se prolongeant jusqu'à la mer, on menait paître des chèvres, des animaux maigres qui broutaient toujours et n'engraissaient jamais, partaient à fond de train dès qu'on les approchait, et préféraient se nourrir d'arbustes épineux poussant sur les rochers que-des herbes plus appétissantes qu'ils auraient pu atteindre, tout à leur aise, en baissant la tète.

De chez nous, en longeant le grand mur du jardin, on arrivait à une petite barrière qui donnait sur cette grande étendue de liberté. Le jardin ne me suffisait pas. On me défendait la mer, et, entre la permission et la défense, il y avait cette prairie molle comme un tapis de laine, ces chèvres bondissantes, se cabrant, les cornes hautes et, là-bas, l'infini sombre ou miroitant que me représentait l'eau mystérieuse, attirante, inquiétante. Je m'échappais pour courir après ce troupeau sauvage. Une chèvre finissait toujours par me défier à la course et nous fendions les airs au galop, elle sautant les fossés les quatre pattes ramassées sous elle, et moi tombant quelquefois au beau milieu. Cela finissait par un bond d'animal humiliant pour le bond de l'être humain, car je demeurais souvent à mihauteur du rocher pendant que la chèvre se tenait en équilibre sur l'extrême pointe, me narguant, hochant la tête cornue, la balançant dans un mouvement ironique.

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Et voilà qu'un matin de brouillard gris, au lieu de la chèvre que je poursuivais, je rencontrai une autre créature, la bergère gardienne d'un troupeau. C'était une fillette dont on ne pouvait dire qu'elle fût jolie ou laide parce que ses cheveux lui tombaient sur les yeux, et qu'en parlant elle semblait les brouter à la façon dont ses chèvres mangeaient les épines ; ils étaient raides, ses cheveux, comme des crins roux.

Elle portait le costume des paysannes de la contrée, rayé de couleurs vives, mais depuis longtemps salies, orné d'un collier de grosses perles de verre enfilées sur une trop visible ficelle. Ses pieds étaient nus dans des socques de bois peint.

Elle me cria, brutalement, des injures où je démêlai qu'il ne fallait pas courir après ses chèvres parce que ça faisait tourner leur lait. Moi, je ne buvais jamais de lait de chèvre, ça ne me concernait pas, mais ca m'ennuyait beaucoup de renoncer au jeu de la course à fond de train.

Nous nous regardâmes un bon moment, elle cherchant à m'intimider, moi désirant lui prouver qu'elle ne me faisait pas peur. J'aurais dû lui tourner le dos, tranquillement, et je demeurais planté devant elle, fasciné par ses yeux longs comme ceux de ses chèvres, des yeux égarés dans une face pâle, une figure de femme exténuée par un jeune prolongé ou l'on ne discernait aucune autre expression que celle d'un mystérieux appétit.

Je lui demandai si elle était de ce village qu'on apercevait derrière les branches des arbres aux frondaisons retombantes : un groupe de pauvres masures.

Elle se mit à rire d'un rire singulier, grelottant, un bêlement de chevrette en peine, et elle me fit comprendre en secouant sa tignasse ébouriffée qu'elle sortait de là, me désignant d'un geste vague les rives de la mer. Je pensai naturellement qu'elle était une fille de pêcheurs.

Je m'assis sur un revers de fossé pendant qu'elle retombait accroupie dans l'herbe en tordant le bold de sa jupe bariolée.

Elle baissait les yeux, maintenant, embarrassée de mes questions et n'ayant plus du tout le désir de m'intimider. Elle semblait au contraire,

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bien ennuyé de me voir là. Elle murmurait des phrases qui n'avaient pas beaucoup de liens entre elles, puis, brusquement, se prenait les mains, tantôt dans un sens, tantôt dans un autre, paume contre paume, des mains longues, plus blanches que celles des paysannes et qui témoignaient de sa paresse.

Je pus deviner dans ses discours incohérents qu'elle était née au milieu de l'eau, parmi les poissons, et qu'elle savait danser avec eux.

J'étais fixé sur son état mental. Cette petite malheureuse représentait une de ces innocentes qu'on rencontre, aux portes des églises, vous demandant l'aumône et qui vont font des grimaces quand on ne leur donne rien.

Le seul mot qui, ce jour-là, me frappa dans ses phrases décousues fut celui de danse. J'étais déjà un coureur de foires, de réunions bruyantes, malgré les défenses qui m'étaient faites, vu mon très jeune âge, de me rendre aux assemblées de ce genre, et bien souvent, la nuit, pour rentrer chez moi, j'étais obligè de saucer par-dessus le mur du jardin, heureusement peu élève, parce que sa grille était inexorablement close.

Un soir, j'avais même suivi des tziganes qui chantaient en s'accompagnant de l’accordéon et mimaient des pas amusants. Je ne m'aperçus du danger de mon imprudence que lorsqu'ils m'entourèrent pour me forcer à danser avec eux, et il me fallut fuir à toutes jambes.

Je la pressai de questions sur sa danse avec les poissons, mais je compris qu'elle ne savait pas ce que ce mot : danse, signifiait, et elle ne paraissait plus m'entendre, tout en prêtant l'oreille au bruit de la mer qui grondait dans le lointain. Ce jour-là, je n'appris pas grand’

chose de plus au sujet de ma bizarre innocence.

Je revins le lendemain, espérant peut-être que les chèvres seraient mal gardées. Je retrouvai leur gardienne ramassée sur elle-même, accroupie à la place où je l'avais laissée, les yeux tendus vers le mur comme écoutant des voix. Elle me fit l'effet d'être un peu mieux peignée que la veille.

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Je pris l'habitude, sans trop m'en rendre compte, de la rencontrer tour les jours, tantôt le matin, tantôt le soir, et nous ne parlions guère.

Assise par terre, ses étranges mains maigres s'accrochant aux herbes, elle souriait d'un sourire pénible, exprimant une souffrance qui la paralysait : probablement sa difficulté à lier deux idées. C'était bien la faible d'esprit, mal née, mal équilibrée, cependant jusqu'à un certain point dangereuse car elle savait des choses que j'ignorais encore, et, en dehors de son métier de bergère, le seul qu'elle pût fournir aux paysans qui l'employaient par charité, elle traînait un peu partout ses longs yeux de bête anxieuse.

Un soir, je me mis à danser devant elle de si bon cœur que j'oubliais complètement qu'elle ignorait les danses humaines. Je ne sais quelle joie me transportait, et ma gaieté se communiquait aussi aux chèvres plus intelligences que leur gardienne puisque l'une d'elles tachait, me faisant vis-à-vis, de bondir plus haut que moi.

Ayant terminé ma démonstration chorégraphique, je m'assis à la turque, maintenant toujours les distances entre elle et moi, parce que j’éprouvais une secrète horreur de la vermine. Elle était certainement sale, un peu en désordre comme quelqu'un qui attache mal ses vêtements ; ou pressée de se lever, le matin, ou couchant tout habillée dans la paille des granges. Pourtant, elle m'avait parlé en phrases incohérentes des bains qu'elle prenait, dans la mer, avec les poissons, quand il faisait chaud.

Ah ! Elle avait bien de la chance, elle ! On ne lui défendait rien.

Elle pouvait aller aux fêtes des villages ou se plonger dans cette eau sombre, là.-bas, sans que personne, pas plus les parents que les voisins, ne lui interdise ces gestes, après tout innocents, et elle, innocente, pouvait avoir l'air coupable sans se faire gronder.

J'avais du reste failli me noyer, un jour que j’étais allé m'aventurer entre les roches de la rive. Je lui racontai, en confidences, cette histoire en m'en vantant comme d'une prouesse, tant il est vrai que,

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lorsque l'on a eu très peur, cela vous donne un courage extraordinaire après.

Alors elle se mit à camper en balançant sa tête selon le rythme de ses chèvres quand elles se moquaient de moi. Elle murmurait le refrain d'une chanson bizarre tout en se rapprochant peu à peu, puis elle posa sa joue contre ma jambe avec un étrange regard de soumission, ses mains se liant nerveusement l'une à l'autre. Que désirait-elle ? De l'argent ? Ou des bonbons pareils à ceux que je lui avais déjà offerts, des pralines roses dont j'étais très friand et qui se trouvaient souvent au fond de mes poches mélangées à mes billes d'agate.

Brusquement, sans raison, une terreur instinctive s'empara de mon cerveau, fit tressaillir tout mon corps ; je me levai en la repoussant avec une répulsion nerveuse jaillie de cette idée, d'ailleurs fort naturelle, qu'elle m'avait peut-être communiqué des poux.

Mais je revins, trois jours après, dans la grande prairie verse...

cette prairie rejoignant la mer, s'y confondant comme une contrée de rêves, s'y diluant en un cristal fluide, transparence mystérieuse on des créatures de perdition avaient le droit de danser toutes nues!

Je tachais de conserver l’aspect d'un flâneur, de quelqu’un qui ne sait pas on il va, encore indécis entre deux sentiers.

Cependant, ce n'étaient pas les chèvres éparses sur la prairie que je guettais...

J'aperçus la bergère, assise dans sa même pose d'attente, jetée sur le sol, tel un paquet de chiffons dont on se serait débarrassé.

Et quels chiffons ! Une jupe brune qui devait avoir été rouge, rayée de jaune et de bleu, festonnée d'une lourde broderie blanche, d'un blanc si sale qu'on ne savait plus s'il s'agissait d'une broderie ou de festons de crasse. Un fichu de soie noué sous le menton encadrait son visage, serrant les mèches rousses de ses cheveux, ce qui représentait tout de même une amélioration dans sa tenue car elles ne lui brouillaient plus les yeux, et on les voyait, ses yeux, longs, remplis d'une lumière très douce, à la fois tendres et impérieux.

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Quand on croisait ce regard là, on ne s'occupait plus du costume malpropre, des pieds sans bas dans les sabots de bois peint, des mains griffues aux ongles peu soignés qui évoquaient ceux d'un singe.

J'avais, par contenance, un livre sous le bras, et je fis mine de l'ouvrir, mais je ne lisais rien. Elle se remit à chanter, mais, de son côté, elle ne s'occupait point des paroles qu'elle prononçait.

Quand je relevai les paupières, je retrouvai la fille debout. Elle frappa l'une contre l'autre ses mains pâles et, d'un bond couple, courut vers la mer, ne se souciant plus de ma présence. Avait-elle vu l'une de ses chèvres en danger de noyade, ou quelqu'un l'appelait-il par-dessus les rochers ? Elle ne revint pas. Ce jour-là, je n’en sus pas davantage.

Etait-elle allée se baigner sans m’en avertir, ou m'avait-elle convié à la danse mystérieuse avec les poissons ?

Au village, outre ce qu'on racontait de très inconvenant à son sujet, on disait qu'elle pouvait ramasser au fond de l'eau une pièce de monnaie aussi facilement qu'un chien plongeur.

Cela dura presque toutes mes vacances, mes rendez-vous où il ne se passait rien, je veux dire rien d'appréciable pour deux enfants de nos âges. Maintenant, en y réfléchissant, je crois que le drame était fort au- dessus de nous. Il faudrait avoir le caractère d'un homme subtil, la science d'un psychologue pour comprendre ce qu'un amour de petite fille folle peut contenir de terribles vérités. L’inconscience est certainement ce qu'il y a de plus grave dans une passion parce que c'est la nature qui impose toutes les merveilleuses divinations qu'elle fait acquérir aux patients soumis a ses forces cachées.

Je ne comprenais pas... mais je revenais.

Elle savait peut-être, mais elle fuyait.

Pour un adolescent, ému déjà par ses lectures, c'est la convention sociale qui suscite le premier désir d'amour : la jolie robe, l'écharpe légère, la coiffure gracieuse, l’attitude un peu théâtrale annonçant une sentimentalité très éloignée de son but. Sans masque, l'amour paraitrait hideux au très jeune garçon qui n'en a pas encore conçu route la

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volupté et qui ne peut arriver a la suprême chute que par des chemins semés de fleurs. Une trop prompte défaite de l’héroïne décevra toujours le héros sans expérience.

Celles qui furent aimées par la jeunesse fervente de religiosité amoureuse, ce sont les princesses de roman de chevalerie, les grandes actrices, et surtout, oh ! surtout, celles qui moururent avant toutes réalisations, c'est-à-dire en demeurant les sœurs du rêve.

Pourquoi, éprouvant une véritable répulsion nerveuse au contact de cette fillette plus ou moins innocence, avais je l'envie de la voir, de lui parler, ne fût-ce que pour l'intimider, lui faire peur... comme elle me faisait peur !

Et quand j'y pensais, la nuit, j'aurais voulu la voir en robe de bal, coiffée de fleurs, chaussées de souliers fins.

Elle ne me racontait plus d'histoires incohérentes et elle semblait rattraper le plan de la raison par une sorte de contemplation silencieuse qui remplaçait, pour elle, tous les actes commis avant sans y penser. Maintenant, elle pensait a moi, et c'est pour cela sans doute, qu'elle n'avait plus besoin d'agir avec d'autres, car le sincère amour est un miroir où l'on s'abime lentement en confondant son visage avec celui de l'autre, où on le voit tel qu'on voudrait être soi- même.

Alors comme, un soir, la trouvant plus propre que de coutume, je voulus l'embrasser, elle me murmura de son accent guttural, d'une voix qui se brisait en imitant le son d'une coupe de métal qu'on aurait heurtée avec les dents : « II est trop tard pour aller chez les bites de la mer ! ». Phrase dont l'obscurité ne se rapportait pas, selon moi, à la simplicité de mon désir affectueux.

Le lendemain matin, une impatience extraordinaire, un trouble inexplicable m'entraina jusqu'au bout du jardin.

C'était une matinée d'automne. Un brouillard sortait de la plage, se répandait sur la prairie déchirée de-ci, de-là, par des rayons blancs.

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Je fus étonné de n'apercevoir aucune chèvre broutant ni s'ébattant dans l'herbe.

Je gagnai en courant le bord de cette prairie.

Du côté du village les saules, de beaux arbres tout en têtes chevelues, nous cachant si bien de leurs branches en berceaux, quand nous avions envie de nous dire tout ce que nous ne disions pas.

Là, m'attendait le plus singulier des spectacles : tout le troupeau entourait sa bergère qui... dansait.

Ah ! comme j'avais tort de venir voir cela, que je ne reverrais jamais, au moins avec mes yeux neufs, mes yeux d'enfant, qui deviendraient des yeux d'amateur d'un plaisir de plus en plus raffiné !

Elle dansait et ses bêtes se pressaient autour d'elle, hochant leurs cornes dans une sorte de respectueux hommage, un instinct très supérieur à toute initiation.

La tête un peu penchée sur l’épaule, les yeux clos ou tellement baisses qu'ils en paraissaient fermés, ses cils coulaient sur sa joue en larmes noires. Sa bouche, creusée des coins, avait l'expression d'une grande douleur, ses bras demeuraient chastement plaqués le long du corps, l'amincissant, le faisant plus svelte que d'habitude. Elle se balançait en cadence, imperceptiblement, d'avant en arrière, menant ce jeu de valse lente qui évoquait l’idée d'un être surnaturel. Elle ne touchait pour ainsi dire pas la terre. A peine le bout de ses petits sabots de bois peint effleurait-il les herbes. Et là-haut, les branches, de plus en plus courbées sur sa légère silhouette, saluaient, d'un mouvement d'éventail, chacun de ses pas mesurés, puis elle tourna sur elle-même ; toutes les chèvres eurent un bond de recul pour la laisser passer, seulement, elle s'arrêta, tourna dans l'autre sens, et... je poussai un cri d'horreur : la bergère qui dansait si bien, dont les pieds ne touchaient plus la terre, s'était pendue !

Je voyais, à présent, la corde qui traçait à son cou un sillon de pourpre sous l'humble collier de grosses perles de verre.

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Nous portons le bois mort que la guerre a coupé, C'est un laurier trop lourd pour une âme amoureuse.

Ce soir-là, dans la ville, l'atmosphère était épaisse, étouffante, en véritable fumée d'incendie. On avait beaucoup crié, beaucoup bu et agité des étoffes de soie au bout de grandes hampes qui menaçaient comme des armes.

Le soleil se couchait dans une gloire mauvaise, triste face de roi nous contemplant sous un masque d'or qui se rembrunissait de plus en plus devant la folie des hommes.

Les yeux remplis d'angoisse nous sommes sortis tous les deux, la jeune fille et moi, errant au long des rues ! Nous nous arrêtions, de temps en temps chez des amis pour échanger quelques paroles à voix basse comme si nous avions peur de les entendre :

« Cela commence pour nous. C'est notre tour. Ils y mourront tous... Qu'allons-nous devenir ? Viendront-ils jusqu'ici ? Non ! Ils ne pourront pas, c'est impossible. »

« Ils vont partir ! »

« Nous ne savons pas encore si celui-là s'en ira.

Dans sa robe noire, la jeune fille était très pale, et ses beaux yeux semblaient plus grands que de coutume.

Du soir d'or et de fumée, tombait sur nous un voile de cendres. Je ne voyais plus briller que ses boucles d'oreilles, de vieil ivoire, comme deux larmes pétrifiées.

« II faudrait aller à l'église », me dit-elle. Moi je pensais que c'était inutile parce qu'elle cherchait autre chose.

Elle se laissa glisser, assise sur un perron de pierre, n’ importe où :« Je veux prier, d'abord.

Puis elle se releva brusquement, résolue, et on se dirigea vers la petite église blanche, toute blanche, une de ces images pieuses des gravures de contes pour enfant où l’on poudre le papier de paillettes.

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29 La porte était fermée.

Une rage envahit mon cœur parer qu'il était prêt à éclater au bout d'une journée de si grandes exaltations mais ou dominait l'affreuse inquiétude.

Sur le visage de la jeune fille une plus grande pâleur se refléta, peut-être ce mur si blanc de la petite église.

« II faut s'attendre à tout, maintenant. Quand on a tant besoin de rechercher la présence de Dieu, voici que les prêtres ferment la porte

Les prêtres avaient-ils peur, de leur côte, et quand la peur s'en mêle on se barricade.

Silencieusement, elle, baissant le front, moi crispant les poings, nous sommes revenus vers la maison. Les rues devenaient noires.

Seul un bec de gaz teint de vert luisait dans un coin avec une apparence de prunelle fausse.

Notre jardin s'enveloppait aussi d'une ombre de deuil et les sapins immobiles trouaient cette ombre de leurs bras aux manches frangées, prenant des allures inquiétantes. On croyait les voir s'avancer ou reculer dans la nuit en gestes d'appel. Il était à peine dix heures, mais nous avions laisse passer le moment du diner, n'ayant pas faim, préférant marcher pour tromper notre appétit de nouvelles et notre anxiété. Qui donc, ce soir-là, songeait à manger ?

« Il faudrait rentrer, dis-je tout bas. Si on nous grondait... »

« On n'aurait pas le courage de nous gronder aujourd’hui. »

Nous nous assîmes sur le banc, derrière la grille ouverte car, nous, none porte n'était pas fermée comme celle de Dieu.

La porte de l'amour est-elle jamais close ?

Un long silence coula entre nous comme un voile en ocre plus épais que la nuit.

« Je crois, dis-je doucement, qu'il ne viendra plus. Il n'aura pas pu se rendre Libre. Il y a réception chez eux, tu comprends, la veille d'un départ... »

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« Je sais bien, moi, qu'il viendra... II ne peut pas partir ainsi. Reste avec moi, je t'en prie ? »

Elle avait la tête appuyée au banc, dans le feuillage des lilas presque aussi noir que celui des sapins. Elle secouait sa face pale et ses boucles d'oreilles d'ivoire ancien, en larmes blanches.

Enfin, on entendit des pas pressés.

Il arrivait.

Elle lui prit les mains et le fit asseoir à ma place, a côté d'elle. Il était en habit, une fleurette claire à la boutonnière. Ils se mirent à causer à voix basse ; puis il s'efforça de plaisanter pour bercer sa tristesse. Il lui murmura des vers, son poème favori de Baudelaire :

J'aime de vos longs yeux la lumière verdâtre...

Il lui laissa des souvenirs, des papiers, des bijoux : des boutons en vieil argent ornés de rubis et de turquoises, sa bague, une boucle de ses cheveux. II est si brun qu'on ne distingue pas ses cheveux dans la nuit.

Souvenirs puérils, gestes naïfs, qui se répètent, en ce soir, de grandes séparations, dans toutes les contrées. Mais, pour elle, la jeune fille ingénue, c'étaient les premiers serments, et elle était fière de recevoir de lui ce testament d'un amour éternel.

Elle me fit signe, se tournant vers moi, très émue :

« Cours à l’église, fais ouvrir sa porte en frappant fort, et rapporte- moi la petite icône bénite car je veux la poser moi-même sur lui.

Je lui obéis tout de suite. Je savais qu'elle tenait beaucoup à échanger l’icône contre les bijoux.

Je courus donc à la petite église en passant par son entrée dérobée, derrière le jardin. Je fis réveiller le prêtre à la grande barbe : le Rouge.

« Père, lui dis-je, me voici pour la petite image d'argent. Bénissez- la parce que celle qui m'envoie a bien du chagrin. »

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Je suivis ce prêtre jusqu'au seuil, puis j'ai regardé, de loin, de mes regards fervents. Les ors de l'autel, illuminés discrètement par un cierge, brillaient en promesse de fidele puissance.

(Le soleil aussi avait eu, ce soir-là, un masque d'or.)

Au-dessus de la grande croix sur laquelle le Crucifié recevait une flamme rougeâtre, tremblait une gloire incertaine, une auréole de sang ou de pourpre dorée.

Je revins en courant à la maison, tenant bien pressée contre moi l’icone et sa chaine. Le silence de la nuit n'endormait pas la ville. On entendait râler sourdement la plainte de la cloche de la Métropole qui sonnait un glas.

Ils étaient testés sur la bane du jardin, les deux jeunes gens. Elle toujours pale et muette, lui étendu à ses pieds, la tête sur ses genoux.

L'heure d'amour se chargeait de quelque chose de saint. Il se releva, et elle passa la chaîne d'argent à son cou.

« Au revoir ! » dit-il presque gaiement.

La cloche répondit, là-haut, pour elle qui n'avait plus la force de parler.

Et nous nous mimes à pleurer en écoutant décroitre le bruit de ses pas dans la rue...

Trois mois et de nombreuses lettres, puis six mois sans un mot.

Or, voici le même jardin, la même jeune fille pale, très pale, en sa robe noire.

Elle attend le dernier chagrin parce que l'un de ses amis a prévenu qu'il viendrait, porteur d'un message.

Comme au soir des adieux, j'étais là, moi aussi.

Elle lui adressa d'abord une pauvre formule de politesse, essayant de parler tranquillement, car on ne pouvait pas voir, dans la nuit, son visage ravagé.

Mort ? Blessé ? Disparu ?

« Enfin, murmura-t-elle, je vais apprendre la vérité, après un si long temps de silence !»

II dit très bas, comme s'excusant :

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« Il est vivant. Il est revenu...

C'est alors, d'après cette simple phrase qui semblait si pénible à proférer, tellement définitive malgré sa rassurante nouvelle, qu'elle comprit ce qu'on ne pouvait pas lui dire brutalement. Ce n'était pas la mort de son ami qu'on lui annonçait, c'était celle de son amour, et elle ne pouvait guère s'exprimer par des phrases banales.

Quelques instants passèrent. Elle attendait tout de même une autre explication.

Ah ! oui ! Vous n'avez rien à me dire de sa part ? Je comprends. Il m'a oubliée. Il a cessé d'écrire, me laissant croire... et moi je n'ai plus osé le faire...

Et l'ami, cruel messager, en face de cette belle fille pale, mute résignée d'avance, voulut ajouter des consolations qui sonnaient faux, lui-même ému de cette trahison qui n'était pourtant pas la sienne :

« Ne soyez pas triste. Vous êtes jeune, vous êtes belle. Vous êtes faite pour le bonheur. Ne pleurez pas, les larmes gâteraient vos yeux.

Et pendant qu'il égrenait ce chapelet de prières mondaines, je regardais les boucles d'oreilles en ivoire clair s'immobilisant dans la nuit comme des larmes pétrifiées.

« Non. Je ne pleurerai pas. Tant de choses ont chi passer entre nous ! Vous êtes venu reprendre ce qu'il m'a laissé, n'est-ce pas ?

« Oh ! non, non ! II ne redemande rien, mais il tenait vous rendre ceci.

Il lui remit la petite icôned'argent.

L'image bénite avait protégé le corps en abandonnant le cœur inconstant, le cœur qui bat plus vite dans les batailles, le sang brûlant le sang.

Elle gagna la maison à pas lents, puis revint, rapportant les souvenirs chéris, tant de fois caressés. Elle tendit les bijoux enveloppés de papier de soie rose. Ce fut comme une faible lueur dans la grande obscurité du jardin, une lueur s'éteignant sous les doigts qui les pressaient, frissonnant un peu :

Elle répéta :

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« Non. Je ne pleurerai pas. Je ne souffrirai pas. Je suis heureuse de savoir qu'il est bien portant. J'ai tellement prié pour lui ! Eh bien, Dieu m'a tenu promesse et l'a sauvé. »

Elle disait sa peine le plus doucement possible. Elle ne pleurait pas, en effet, mais ses boucles d'oreilles en ivoire avaient, sur ce fond de nuit veloutée, l'apparence de larmes blanches, pétrifiées, dans un drap de deuil, de pleurs immobiles n'ayant plus le droit de couler.

C'était donc cela, une aventure d'amour, la plus naturelle et la plus poignante de toutes ?

Je me vois encore, adossé à un sapin, très en dehors de leur conversation qui me parut mesurée comme un dialogue loin de toute sentimentalité.

II y a, dans le monde, beaucoup de ces conventions qui s'appellent : fiançailles, mariages, baptêmes. Rien de ces cérémonies ne sortirait de cette autre convention prise entre deux jeunes cœurs.

J'en ressentis une grande déception, et l'adolescent, déjà très averti des choses de la sensibilité, fut blessé, eut un choc moral qui lui permit, à son tour de juger.

Si c'était cela, l'amour permit, l'amour béni par le prêtre, le représentant de certains droits sur la terre concernant des âmes éprises d'éternité, de fidélité, il existait en lui un vice de conformation, sinon de forme ou de formule, qui ne laissait aucun espoir aux patients de le subir sans dommage.

Cette jeune fille était charmante.

Son ami l'avait choisie entre toutes.

Elle l'avait aimé entre tous.

Et l'on répétait souvent, devant moi, l'enfant gâté qui pouvait tout entendre : l'amour plus fort que la mort.

L'amour plus fort que la mort ne résistait même pas à l'absence, et s'il n'y avait aucun trépas humain à déplorer, c'était simplement lui qui avait succombé. Que devenait sa force ?

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