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Sade eudémoniste: la quête du bonheur entre mouvement et repos

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SADE EUDÉMONISTE

LA QUÊTE DU BONHEUR ENTRE MOUVEMENT ET REPOS

Résumé

La figure du marquis de Sade est généralement exclue de l’histoire du bonheur. À partir d’une analyse détaillée de la question de la félicité par rapport aux principes de l’antiphysisme, de l’isolisme et de l’intensivisme, le but de cet article est de montrer comment la réflexion de Sade appartient à part entière à la quête du bonheur typique des Lumières. La philosophie sadienne représente en fait une tentative originale et lucide (bien qu’extrême et non dépourvue de conflits) de trouver une solution à l’une des plus importantes antinomies à laquelle les doctrines du bonheur se sont toujours accrochées: le conflit entre mouvement et repos. Au lieu d’harmoniser, comme les autres philosophes,la tension entre bonheur-mouvement et bonheur-équilibre, Sade radicalise cette dichotomie dans une succession inédite, selon laquelle la première typologie du bonheur devient une condition de possibilité de la seconde.

La figure du marquis de Sade est généralement exclue des différentes études qui reconstruisent l’histoire du bonheur en tant que concept philosophique.1 Cette omission semble être motivée par

1 Parmi les contributions récentes sur l’idée du bonheur, voir Fulvia De Luise et Giuseppe Farinetti,

Storia della felicità. Gli antichi e i moderni (Turin: Einaudi, 2001); Darrin M. McMahon, Happiness: A History (New York: Atlantic Monthly Press, 2005); Nicholas P. White, A Brief History of Happiness (Oxford: Blackwell, 2006); Antonio Trampus, Il diritto alla felicità. Storia di un’idea (Rome–Bari: Laterza, 2008); Georges Minois, L’Âge d’or. Histoire de la poursuite du bonheur (Paris: Fayard, 2009); et Brian M. Norton, Fiction and the Philosophy of Happiness: Ethical Inquiries in the Age of Enlightenment (Lewisburg, PA: Bucknell University Press, 2012).

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deux axes. Sur un plan général, Sade, comme tous les auteurs témoins de la mise en échec des valeurs des Lumières par la Révolution, est associé au déclin de l’eudémonisme2 qui caractérise le

passage dudix-huitième au dix-neuvièmesiècle (le soi-disant tournant des Lumières), lorsque ‘l’idée du bonheur meurt en plusieurs manières, en suivant ou en anticipant l’épuisement des forces d’expansion de la modernité.’3 Sur un plan plus spécifique, cependant, l’œuvre du ‘divin marquis’ a

souvent été rejetée comme une déformation pathologique de la réflexion sur le bonheur du dix-huitième siècle, jusqu’à être considérée, en conclusion, comme une forme d’anti-eudémonisme. Cette hypothèse sert de la base aux rares réflexions sur l’œuvre sadienne que l’on peut trouver dans

L’idée du bonheur dans la littérature et la pensée françaises au XVIIIe siècle publiée par Robert

Mauzi en 1960, la plus influente étude sur l’idée de félicité en France à l’âge classique. Bien qu’il n’analyse pas systématiquement les écrits de Sade, Mauzi délégitime

complétement sa réflexion sur le bonheur, en soulignant à plusieurs reprises que l’auteur, ‘âme malade,’4 a fini par offrir une vision pathologique et déformante de la félicité: ‘Les personnages de

Sade réclament des sensations de plus en plus inouïes. Le monstrueux possède le privilège de hisser très aisément la conscience jusqu’à ces étranges apothéoses, où l’on savoure pleinement son

dans l’ouvrage de Norton, spécifiquement consacré à la relation entre la fiction romanesque et la philosophie du bonheur dans l’âge des Lumières.

2 J’utilise le mot ‘eudémonisme’ (du grec εὐδαιμονία, félicité) au sens large, pour indiquer une

doctrine philosophique posant comme principe que le bonheur est le but de la vie humaine.

3 De Luise et Farinetti, Storia della felicità. Gli antichi e i moderni, 514. Sur ce changement de

perspective fondamental, dont la portée est européenne, voir Massimo Mori, ‘Glück und

Autonomie. Die deutsche Debatte über den Eudämonismus zwischen Aufklärung und Idealismus’,

Studia Leibnitiana, 25 (1993), 27–42.

4 Robert Mauzi, L’idée du bonheur dans la littérature et la pensée françaises au XVIIIe siècle (Paris:

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existence.’5 De là, découle une sorte d’affaiblissement du bonheur sadien, destiné à s’identifier

trivialement avec le plaisir, jusqu’à s’épuiser dans son instantanéité.

La sévérité du jugement de Mauzi envers la figure de Sade (qui reflète l’attitude générale de la critique avant la réhabilitation du marquis à la fin des années 1960) a été largement revue: les chercheurs ne mettent désormais plus en doute l’importance de Sade dans la culture philosophique et littéraire de la fin dudix-huitième siècle.6 Par contre, le jugement spécifique sur l’insignifiance de

la théorie sadienne sur le bonheur semble s’être enraciné plus ou moins consciemment. Il est surprenant de constater que, alors qu’il existe une somme importante de contributions sur la

réflexion éthique de Sade,7 il n’existe pas d’étude systématique consacrée à sa doctrine du bonheur.

Cette absence est d’autant plus injustifiée si l’on constate, d’une part, l’utilisation répétée (presque obsessionnelle) du terme ‘bonheur’ dans l’œuvre sadienne et, d’autre part, la revendication – typique des Lumières8 – que le bonheur est le but véritable de la vie humaine et sa finalité naturelle:

5 Ibid., 124.

6 Pour plus d’informations bibliographiques, l’on se reportera à John Phillips, ‘Sade. État présent’,

French Studies, 68 (2014), 526–33.

7 Voir Sade: His Ethics and Rhetoric, éd. Colette Verger Michael (New York–Berne–Frankfurt–

Paris: Peter Lang, 1989); Timo Airaksinen, The Philosophy of the Marquis de Sade (London–New York: Routledge, 1995), pp. 94–116 (The Ethic of Vice); David Martyn, Sublime Failures: The

Ethics of Kant and Sade (Detroit: Wayne State University Press, 2003), pp. 29–100; Jean-Baptiste

Jeangène Vilmer, Sade moraliste. Le Dévoilement de la pensée sadienne à la lumière de la réforme

pénale au XVIIIe siècle (Genève: Droz, 2005).

8 Il suffit de faire référence à l’éloge du bonheur fait par Rousseau dans l’Émile: ‘Il faut être

heureux, cher Émile: c’est la fin de tout être sensible; c’est le premier désir que nous imprima la nature, et le seul qui ne nous quitte jamais. Mais où est le bonheur? qui le sait? Chacun le cherche, et nul ne le trouve.’ Jean-Jacques Rousseau, Émile, in Œuvres complètes, 5 vols, éd. Bernard Gagnebin et Marcel Raymond (Paris: Gallimard, 1959–1995) IV, 814.

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L’homme ne travaille jamais qu’à sa félicité: quelle que soit la route qu’il adopte dans la carrière de la vie, c’est toujours pour courir au bonheur, mais à sa manière.9

L’homme n’est né que pour travailler à sa félicité sur la terre; toutes les vaines considérations qui s’y opposent, tous les préjugés qui l’entravent, sont faits pour être foulés aux pieds.10

La première des lois [de la nature] est celle de travailler à son bonheur, abstraction faite de tout ce que peuvent dire ou penser les autres.11

À partir d’une analyse détaillée de la question du bonheur par rapport aux principes de l’antiphysisme, de l’isolisme et de l’intensivisme, le but de cet article est de montrer, non

seulement, comment la réflexion de Sade sur la félicité appartient à part entière à la philosophie des Lumières, mais aussi comment cette réflexion représente une tentative originale et lucide (bien qu’extrême et non dépourvue de conflits) de trouver une solution à l’une des plus importantes antinomies à laquelle les doctrines du bonheur se sont toujours accrochées: le conflit entre mouvement et repos.

En préambule, il faut illustrer la signification que nous donnerons dans les pages suivantes aux termes ‘antiphysisme’, ‘isolisme’ et ‘intensivisme’, en nous référant notamment aux études de

9 Donatien-Alphonse-François de Sade, La Nouvelle Justine, in Œuvres, 3 vols, éd. Michel Delon et

Jean Deprun (Paris: Gallimard, 1990–1998) II, 424. Cette édition est désignée avec le sigle Œ suivi par le numéro romain du volume.

10 Histoire de Juliette, Œ, III, 965. 11 Ibid., 1003.

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Jean Deprun.12 Le concept d’antiphysisme indique ‘l’idée que la nature est mauvaise, maîtresse de

crimeet que la seule façon de la servir (si tel est notre désir) est de suivre son exemple.’13 En

d’autres termes, Sade refuse délibérément l’idée normative de la nature des philosophes (Rousseau en premier lieu) qui les conduit à juger immoral ce qui est contre la nature elle-même. Il s’agit pour lui d’une grossière erreur, car tout comportement humain, s’inspirant de la nature, respecte

pleinement ses lois: ‘Tout est à la nature, rien à nous.’14 L’antiphysisme défend ainsi toutes les

sensualités jugées coupables ou anormales par les moralistes ou par l’Église.

L’idée d’isolisme, théorisée par le même Sade15, dénote une forme de solipsisme moral

consistant à exalter l’absolutisme de l’individualité, selon lequel l’autre ne représente qu’un moyen de plaisir ou, au mieux, un complice.

L’idée d’intensivisme indique enfin la tendance de la nature humaine à rechercher

systématiquement le plus grand choc qui soit, physique ou moral, dans la conviction que ‘tout est bon quand il est excessif.’16 Cette notion consiste à démontrer que c’est lors de situations

extraordinaires, insolites ou l’inattendues que l’on vit pour de vrai et que ce sont ces situations qui permettent d’atteindre le bonheur tant désiré.

12 Cette triade conceptuelle est illustrée principalement dans Jean Deprun, ‘Sade et le rationalisme

des Lumières’, Raison présente, 3 (1967), 75–90; Id., ‘Sade et l’abbé Bergier’, in De Descartes au

romantisme. Études historiques et thématiques (Paris: Vrin, 1987), pp. 149–56 (1ère publ. in Raison présente, 67 (1983), 5–11); Id., ‘Sade philosophe’, Œ, I, LIX–LXIX.

13 Ibid., LXV.

14 Œ, II, 695. L’acception courante du mot ‘antiphysisme’ audix-huitième siècle désigne la pratique

des perversions sexuelles. Dans l’essai de reconstitution du plan des Journées de Florbelle, Sade voulait entreprendre un savant Traité de l’antiphysique (voir Notes et variantes Œ, III, 1414).

15 Voir infra, note 41.

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Bonheur-équilibre, bonheur-mouvement

Toute la réflexion dudix-huitième siècle sur le bonheur – comme l’a montré magistralement le déjà cité Robert Mauzi – oscille entre les deux pôles conceptuels du repos et du mouvement, du repli sur soi et de l’élan expansif vers le prochain.17 L’idée du bonheur-équilibre ou du bonheur-sagesse est

liée au rêve d’une félicité entendue comme un état de grâce, comme une sorte d’euphorie édénique où l’individu peut jouir d’une perfection immobile. C’est la position de Jean-François Marmontel, quand il affirme que le bonheur se réalise ‘dans le silence des passions, dans l’équilibre et le

repos.’18 De façon similaire, Thémiseul de Saint-Hyacinthe observe: ‘Il me semble que [le bonheur]

c’est un sentiment d’approbation de l’état où je suis, d’où naît ce que j’appelle constamment joie, tranquillité d’âme.’19 À l’autre extrême, il y a l’identification du bonheur avec le mouvement

(bonheur-mouvement), laquelle conduit à une sorte de sentiment panique de l’existence: ‘Le rêve du mouvement […] figure le délire d’une conscience prise de vertige, qui veut se saouler de ses

propres pouvoirs et se donner à toutes les frénésies, à seule fin d’échapper à la mort.’20

Le grand défi des philosophes est de trouver un équilibre entre ces deux positions opposées qui, prises individuellement, sont impossibles à atteindre dans leur plénitude: ‘On pourrait alors

17 En plus de l’étude déjà citée de Robert Mauzi (voir supra, note 4), voir Corrado Rosso, Moralisti

del ‘bonheur’ (Turin: Edizioni di filosofia, 1954); Id., Illuminismo, felicità, dolore. Miti e ideologie francesi (Naples: Edizioni scientifiche italiane, 1969); La quête du bonheur, et l’expression de la douleur dans la littérature et la pensée françaises, éd. Carminella Biondi (Genève: Droz, 1995);

Pierangela Adinolfi, Passione e virtù. L’idea di felicità nella prima stagione del romanticismo

francese (Alexandrie: Edizioni dell’Orso, 1999).

18 Jean-François Marmontel, L’Heureux divorce (1769), in Contes Moraux, in Œuvres complètes

de Marmontel, 18 vols (Paris: Didot, 1818–1819) IV, 69.

19 Thémiseul de Saint-Hyacinthe, Recherches philosophiques, sur la nécessité de s’assurer par

soi-même de la vérité (London: Jean Nourse, 1743), 241.

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formuler ainsi la définition du bonheur: l’état d’une âme ayant résolu l’antagonisme fondamental

entre la tentation du vertige et le rêve du repos, entre le mouvement et l’immobilité.’21 Les

tentatives d’identifier ‘un état mitoyen entre la léthargie et la convulsion’22 – pour reprendre une

définition efficace de Gabriel Sénac de Meilhan – abondent, comme il ressort déjà de la lecture de l’entrée Bonheur de l’Encyclopédie, axée précisément sur la composition entre le plaisir (entendu comme mouvement) et le repos: ‘Si l’on nous laisse dans une indolence paresseuse, où notre activité n’ait rien à saisir, nous ne pouvons être heureux […]. Il faut […] l’animer [notre cœur] par des sentimens agréables, l’agiter par de douces secousses, lui imprimer des mouvemens délicieux […]. Notre bonheur le plus parfait dans cette vie, n’est donc […] qu’un état tranquille, semé çà &

là de quelques plaisirs qui en égayent le fond.’23

Si l’harmonisation entre le repos et le mouvement est possible de jure, de facto, elle semble plutôt une tension non résolue de la nature humaine qui, au pire, condamne le sujet au malheur, comme l’observe avec pénétration le polygraphe Delisle de Sales, auteur d’une Philosophie du

bonheur: ‘La Nature a-t-elle fait de l’homme un être contradictoire? Elle a placé dans notre âme un

principe d’activité qui en tend tous les ressorts avec une pente invincible vers le repos; ces deux forces se combattent sans cesse sans se distraire: l’une indique la route du bonheur, l’autre paraît s’identifier avec lui.’24 Ce dilemme trouve probablement l’une de ses expressions les plus célèbres

21 Ibid., 127, italique dans l’original.

22 Gabriel Sénac de Meilhan, L’émigré (1797), éd. Casimir Stryienski et Frantz Funck-Brentano

(Paris: Fontemoing, 1904), p. 241.

23 Denis Diderot et Jean le Rond d’Alembert (dir.), Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des

sciences, des arts et des métiers, par une société de gens de lettres, 17 vols (Paris–Neuchâtel:

Briasson, David, Le Breton, Durand, 1751–72), article ‘Bonheur’, II, 322, italique dans l’original.

24 Delisle de Sales, De la Philosophie de la nature, ou Traité de morale pour l’espèce humaine tiré

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dans la formule du Candide de Voltaire selon laquelle les êtres humains sont condamnés à ‘vivre dans la convulsion de l’inquiétude ou dans la léthargie de l’ennui.’25

La solution que les philosophes d’avant la Révolution (de Rousseau aux matérialistes) et ceux d’après trouvent au problème consiste en une vision de la nature comme l’instance de conciliation de la quête du bonheur. Étant la nature qui lie le développement de l’individu à son activité sensorielle et à la distinction entre agréable et désagréable (et donc à l’intérêt), la quête du bonheur individuel est inséparable de celle du bonheur collectif. La sociabilité naturelle, autrement dit, permet la convergence des intérêts particuliers et l’harmonisation des exigences contradictoires du repli sur soi-même et de l’ouverture au monde. D’où la naissance de l’idée d’un bonheur

politique et sociale – supérieur au bonheur individuel – qui sera d’abord énoncée dans l’article premier de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen en 1793 (‘le but de la société est le bonheur commun’), pour trouver sa consécration finale dans le fameux discours de Saint-Just du 3 Mars 1794: ‘Que l’Europe apprenne que vous ne voulez plus un malheureux ni un oppresseur sur le territoire français; que cet exemple fructifie sur la terre, qu’il y propage l’amour des vertus et le bonheur. Le bonheur est une idée neuve en Europe!’26

Une morale du vice: bonheur et antiphysisme

Dans son œuvre, Sade prend au dépourvu la pensée éthique de son temps, jusqu’à se placer

consciemment aux antipodes de la morale des Lumières: ‘L’immoralisme de Sade est une évidence, l’axiome sur lequel s’est édifiée toute son œuvre. Rien de spontané dans cette démarche sadienne. Sade se veut immorale, ou plutôt immoraliste.’27

25 Voltaire, Candide, in Romans et contes, éd. Frédéric Deloffre, Jacqueline Hellegouarc’h et

Jacques Van den Heuvel (Paris: Gallimard, 1979), p. 230.

26 Louis Antoine de Saint-Just, Séance du 13 ventôse an 2 (3 mars 1794), in Œuvres de Saint-Just,

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Cette stratégie argumentative est particulièrement claire dans la délimitation des fondements du bonheur. Comme les deux principales factions rivales auxquelles il s’oppose fortement (les philosophes et les apologistes de la religion), le divin marquis reconduit la quête du bonheur à l’idée de nature, mais il en change radicalement les éléments constitutifs. Selon l’antiphysisme de Sade, la nature est mauvaise et destructrice et exige que chaque homme trouve son bonheur dans la

satisfaction d’un égoïsme intégral, réfutant ainsi les doctrines de la sympathie morale et de la compassion qui avaient trouvé leurs expressions les plus importantes à la fin dudix-huitième siècle (on peut se référer à Rousseau, à Hume, ou à Smith)28. Une hypothèse similaire représente l’épine

27 Jacques Domenech, L’éthique des Lumières. Les fondements de la morale dans la philosophie

française du XVIIIe siècle (Paris: Vrin, 1989), p. 214.

28 Dans son Treatise of Human Nature, Hume observe: ‘No quality of human nature is more

remarkable, both in itself and in its consequences, than that propensity we have to sympathize with others, and to receive by communication their inclination and sentiments, however different from, or even contrary to our own.’ David Hume, A Treatise of Human Nature, éd. David F. Norton et Mary J. Norton (Oxford: Oxford University Press, 2007), p. 206. Dans The Theory of Moral

Sentiments, Smith lie ouvertement bonheur et pitié: ‘How selfish soever man may be supposed,

there are evidently some principles in his nature, which interest him in the fortune of others, and render their happiness necessary to him, though he derives nothing from it except the pleasure of seeing it. Of this kind is pity or compassion […].’ Adam Smith, The Theory of Moral Sentiments, éd. Knud Haakonssen (Cambridge: Cambridge University Press, 2002), p. 11. Pour une synthèse de la littérature critique sur la sympathie dudix-huitième siècle, voir David Marshall, The Surprising

Effects of Sympathy: Marivaux, Diderot, Rousseau, and Mary Shelley (Chicago: University of

Chicago Press, 1988); Luca Turco, ‘Sympathy and Moral Sense, 1725–1740’, British Journal for

the History of Philosophy, 7 (1999), 79–101. Entre les études récentes, voir Les discours de la sympathie. Enquête sur une notion de l’âge classique à la modernité, éd. Thierry Belleguic, Eric

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dorsale de toute la production romanesque de Sade: Les Cent vingt journées, les trois Justine, Aline

et Valcour, La Philosophie dans le boudoir et L’Histoire de Juliette.

Dans l’une de ses réflexions philosophiques sur la cruauté, à travers laquelle il veut ‘instruire’ la jeune Eugénie, Dolmancé, ‘l’instituteur immoral’, combine de façon intéressante la définition sadienne de la nature avec une critique acide de la ‘règle d’or’ basée sur la morale chrétienne29 et, plus généralement, de toute l’éthique de la réciprocité:

Vous nous parlez d’une voix chimérique de cette nature qui nous dit de ne pas faire aux autres ce que nous ne voudrions pas qui nous fût fait; mais cet absurde conseil ne nous est jamais venu que des hommes, et des hommes faibles […]. Imbéciles, comment la nature qui nous conseille toujours de nous délecter, qui n’imprime jamais dans nous d’autres mouvements, d’autres inspirations, pourrait-elle le moment d’après, par une inconséquence sans exemple, nous assurer qu’il ne faut pourtant pas nous aviser de nous délecter si cela peut faire de la peine aux autres? […]. La nature, notre mère à tous, ne nous parle jamais que de nous, rien n’est égoïste comme sa voix, et ce que nous y reconnaissons de plus clair est l’immuable et saint conseil qu’elle nous donne de nous délecter, n’importe aux dépens de qui.30

Lamb, The Evolution of Sympathy in the Long Eighteenth Century (London: Pickering & Chatto, 2009); Michael L. Frazer, The Enlightenment of Sympathy: Justice and the Moral Sentiments in the

Eighteenth Century and Today (Oxford: Oxford University Press, 2010); et Sympathy: A History,

éd. Eric Schliesser (Oxford: Oxford University Press, 2015).

29 Sur cet aspect, voir notamment Jean Deprun, ‘Sade devant la Règle d’or’, in La quête du

bonheur, et l’expression de la douleur dans la littérature et la pensée françaises, 307–11.

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Le même concept est repris – dans les diverses rédactions de Justine – à travers la leçon philosophique que le pervers père Clément donne à sa victime. Leçon qui résume efficacement le lien inévitable existant entre la nature, l’égoïsme, le crime et le bonheur: ‘L’homme a-t-il le pouvoir de commettre des crimes? Et lorsque préférant son bonheur à celui des autres, il renverse ou détruit tout ce qu’il trouve dans son passage, a-t-il fait autre chose que servir la nature dont les premières et les plus sûres inspirations lui dictent de se rendre heureux, n’importe aux dépens de qui? Le

système de l’amour du prochain est une chimère que nous devons au christianisme et non pas à la nature.’31

Cette analyse contient le ‘schéma’ récurrent de tous les écrits de Sade que nous venons de mentionner: la nature est égoïste parce qu’elle se caractérise – et ici l’écho de Hobbes est bien audible32 – d’un nombre limité de ressources. Seul le ‘crime’, entendu comme l’oppression sous

toutes ses formes, destiné à conduire au meurtre, peut multiplier et renouveler les productions de la nature: ‘Le meurtre n’est point une destruction, celui qui le commet ne fait que varier les formes, il rend à la nature des éléments, dont la main de cette nature habile se sert aussitôt pour récompenser d’autres êtres; or, comme les créations ne peuvent être que des jouissances pour celui qui s’y livre, le meurtrier en prépare donc une à la nature.’33 À côté de son rôle diachronique pour relancer l’élan

31 Justine ou les Malheurs de la vertu, Œ, II, 269; La Nouvelle Justine, Œ, II, 681.

32 ‘Mais la plus ordinaire cause qui invite les hommes au désir de s’offenser, et de se nuire les uns

aux autres est, que plusieurs recherchant en même temps une même chose, il arrive fort souvent qu’ils ne peuvent pas la posséder en commun, et qu’elle ne peut pas être divisée.’ Thomas Hobbes,

De Cive. Le citoyen ou Les fondements de la politique, trad. de Samuel Sorbière (Paris:

Flammarion, 1982), 36. Sade possédait à La Coste la traduction française du De Cive, qu’il mentionne ouvertement dans La Nouvelle Justine (voir Œ, II, 545 et 836). Sur l’influence de Hobbes sur Sade, voir Yves Glaziou, Hobbes en France au XVIIIe siècle (Paris: Presses

universitaires de France, 1993), 225–27.

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vital de la nature, le crime est investi également d’une fonction synchronique, à savoir ‘le maintien de l’équilibre qu’il y ait autant de bons que de méchants.’34 De cette doctrine ‘métaphysique’ du

néant des crimes découle le soi-disant paradoxe de la morale sadienne, qui consiste – pour reprendre le titre d’un roman de Barbey d’Aurevilly inspiré justement du divin marquis – dans le bonheur

dans le crime35.

Le thème de l’inversion systématique des valeurs liées au bonheur, sans être une prérogative exclusive de Sade, est sans aucun doute décliné par ce dernier avec une radicalité sans précédent, comme nous le rappelle avec ironie l’introduction aux Infortunes de la vertu. Cette introduction promet de réfuter de façon systématique la relation constitutive que toute l’histoire de Justine et Juliette36 prouve au contraire irréfutablement:

Il n’est donc malheureusement que trop vrai que la prospérité peut accompagner le crime et qu’au sein même du désordre et de la corruption la plus réfléchie, tout ce que les hommes appellent le bonheur peut dorer le fil de la vie; mais que cette cruelle et fatale vérité n’alarme pas, que celle dont nous allons bientôt offrir l’exemple, au malheur au contraire poursuivant partout la vertu, ne tourmente pas davantage le cœur des honnêtes gens. Cette prospérité du crime n’est qu’apparente.37

34 Les Infortunes de la vertu, Œ, II, 4.

35 Le Bonheur dans le crime est l’une des six contes qui composent Les Diaboliques, publiées par

Jules-Amédée Barbey d’Aurevilly en 1874.

36 Le même mécanisme s’applique, de façon spectaculaire, aux figures d’Aline et Léonore dans

Aline et Valcour. Pour une lecture philosophique de ce roman, voir James Fowler, ‘When Opposites

Attract: Moral Polarity in Sade’s Aline et Valcour’, Neophilologus, 95 (2011), 51–63; et Marco Menin, ‘Sade’s Ethics of Emotional Restraint: Aline et Valcour Midway between Sentimentality and Apathy’,Philosophy and Literature, 40 (2016), 366–82.

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En effet, comme l’explique Mme Delbène à Juliette, ‘la véritable sagesse […] ne consiste pas à réprimer ses vices, parce que les vices constitu[ent] presque l’unique bonheur de notre vie.’38 Non

seulement le vice est donc une condition essentielle pour la réalisation du bonheur, mais la félicité – comme le démontre tragiquement l’histoire de Justine – échappe systématiquement à la vertu: ‘Le vice fait beaucoup plus d’heureux que la vertu; je sers donc bien mieux le bonheur […] en

protégeant le vice qu’en récompensant la vertu.’39

Le bonheur entre isolisme et intensivisme

L’antiphysisme de Sade semble au premier coup d’œil enfermer le bonheur dans une dimension radicalement individuelle, jusqu’à le faire coïncider avec la réalisation d’un plaisir égoïste

– donnant ainsi raison à Mauzi. L’homme de nature de Sade est sans aucun doute, comme celui de Rousseau, un être solitaire, mais il n’est pas animé par un élan de sympathie envers son prochain (la pitié40). Il se caractérise donc par une sorte de solipsisme moral qui va d’une forme neutre

d’égoïsme spontané (l’amour de soi rousseauiste) jusqu’à l’égoïsme réfléchi et criminel qui l’amène à considérer son prochain non comme un alter ego, mais comme un simple moyen de réaliser son plaisir personnel. Pour désigner ce principe anthropologique, Sade a créé le néologisme ‘isolisme,’41

un terme qui sera repris quelques années plus tard par Louis-Sébastien Mercier dans son

38 Histoire de Juliette, Œ, III, 192. 39 Ibid., 368.

40 Dans le Discours sur l’inégalité Rousseauattribue la pitié à l’homme naturel. Il s’agit d’une

‘vertu naturelle’ qui ‘nous inspire une répugnance naturelle à voir périr ou souffrir tout être sensible et principalement nos semblables’ (Rousseau, Œuvres complètes, III, 126). Sur l’influence décisive de Rousseau sur Sade, voir Delon, ‘Sade face à Rousseau’, Europe, 522(1972), 43–48; Philippe Roger, ‘Rousseau selon Sade ou Jean-Jacques travesti’, Dix-Huitième Siècle, 23 (1991), 383–405; Mladen Kozul, ‘Lire Sade avec Rousseau’,Romance Studies, 32 (2014), 171–82.

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Vocabulaire de mots nouveaux.42 Représentation extrême du principe de Hobbes – réitéré par le

baron d’Holbach – selon lequel ‘chacun vit, pour ainsi dire, isolé dans la société,’43 l’idée d’isolisme

reflète certainement aussi la pensée du ‘profond Helvétius,’44 qui déclarait, dans De l’esprit, le lien

incontournable entre bonheur et violence, analysé à propos du despotisme: ‘Ce désir [du despotisme] prend sa source dans l’amour du plaisir et par conséquent dans la nature même de l’homme. Chacun veut être le plus heureux qu’il est possible: chacun veut être revêtu d’une puissance qui force les hommes à contribuer de tout leur pouvoir à son bonheur.’45

Sade rejette toutefois explicitement à plusieurs reprises l’identification entre bonheur et plaisir, comme le démontre notamment l’une des discussions philosophiques des Cent vingt

journées de Sodome dans laquelle Blangis se fait le porte-parole d’une éthique strictement

hédoniste: ‘Le duc voulut soutenir au souper que si le bonheur consistait dans l’entière satisfaction

41 Le terme est utilisé soit dans Aline et Valcour (Œ, I, 577), soit dans Les Infortunes de la vertu et

dans la Justine (Œ, II, 7 et 136).

42 ‘ISOLISME. L’isolement ne peut guères s’appliquer qu’à l’architecture. Ne peut-on pas dire? Les

anachorètes recherchent l’Isolisme; les malheureux se plaisent dans l’Isolisme.’ Louis-Sébastien Mercier, Néologie ou vocabulaire de mots nouveaux, 2 vols (Paris: Moussard–Maradan, 1801), II, 72.

43 Paul-Henri-Thiry d’Holbach, Système de la nature, 2 vols (Londres: s.e., 1770), I, 293. La

formule est reproposée, presque inchangée, dans L’Histoire de Juliette: ‘Toutes les créatures naissent isolées et sans aucun besoin les unes des autres’ (Œ, II, 335).

44 Histoire de Juliette, Œ, III, 334.

45 Claude-Adrien Helvétius,De l’esprit, éd.Jacques Moutaux (Paris: Fayard, 1988), 340. Sur les

relations entre Sade et le matérialisme, voir Jacques Domenech, ‘Matérialisme et spiritualisme chez Sade’, in Présences du matérialisme, éd. Jacques D’Hondt et Georges Festa (Paris–Montréal: L’Harmattan, 1999), pp. 111–27; et Caroline Warman,Sade: from Materialism to Pornography

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de tous les plaisirs des sens, il était difficile d’être plus heureux qu’ils l’étaient.’46 Cette thèse est

fortement critiquée par Durcet, un autre des quatre libertins qui se rencontrent dans l’inaccessible château de Silling, transposition littéraire manifeste de la notion anthropologique d’isolisme:

Ce propos-là n’est pas d’un libertin, dit Durcet. Et comment est-il que vous puissiez être heureux, dès que vous pouvez vous satisfaire à tout instant? Ce n’est pas dans la jouissance que consiste le bonheur, c’est dans le désir, c’est à briser les freins qu’on oppose à ce désir […]. Il manque selon moi une chose essentielle à notre bonheur: c’est le plaisir de la comparaison, plaisir qui ne peut naître que du spectacle des malheureux, et nous n’en voyons point ici. C’est de la vue de celui qui ne jouit pas de ce que j’ai et qui souffre, que naît le charme de pouvoir se dire: Je suis donc plus heureux que lui.47

La même leçon est professée à Justine par Mme d’Esterval: ‘Le bonheur ne gît pas dans tel ou tel état de l’âme; il consiste dans la seule comparaison de son état à celui des autres.’48 Elle est

ensuite rappelée à Juliette par Noirceuil: ‘Le bonheur consiste plus à ces sortes de comparaisons, qu’à des jouissances réelles […]. C’est le spectacle des malheureux qui doit nécessairement compléter notre bonheur, par la comparaison fournie d’eux à nous.’49

46 Les Cent vingt journées de Sodome, Œ, I, 156. 47 Ibid., 156–57.

48 La Nouvelle Justine, Œ, II, 833. Justement le spectacle des malheureux est à la base de la morale

du sentimentalisme, moquée par Sade. VoirRobert F. Brissenden, Virtue in Distress: Studies in the

Novel of Sentiment from Richardson to Sade (London–Basingstoke: Macmillan, 1974), pp. 11–64;

et David Denby, Sentimental Narrative and the Social Order in France, 1760–1820 (Cambridge: Cambridge University Press, 1994), pp. 71–94.

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L’inclusion de cet élément comparatif dans les fondements du bonheur complique

grandement son analyse, faisant ressortir comment le principe de l’isolisme, seul, ne peut pas rendre compte de la richesse de la réflexion sadienne sur la félicité. Tout d’abord, il est évident que Sade, tout en reconnaissant l’existence d’un bonheur physique, est principalement intéressé par la compréhension de ce qu’il appelle le bonheur intellectuel ou bonheur moral50: ‘La félicité que je

vous conseille [celle du crime], sera infiniment plus vive; il y aura alors, et le bonheur physique, acquis par la jouissance, et le bonheur intellectuel né de la comparaison de son sort [la victime] au vôtre.’51 Le ‘bonheur moral’ évoqué par Sade n’implique évidemment ni un contenu éthique ni

l’indépendance, au moins relative, de la dimension spirituelle, mais plutôt, comme selon Helvétius, une insistance sur la dimension physiologique même.52 Tout en restant une condition nécessaire à la

réalisation du bonheur, la jouissance physique n’est pas, en d’autres termes, suffisante en soi, car elle doit inévitablement être accompagnée d’une jouissance morale. C’est ainsi que l’observe le président de Blamont, protagoniste incestueux d’Aline et Valcour: ‘Ne suis-je donc pas plus heureux que toi, […] en ne me composant jamais de jouissances physiques, qu’elles ne soient accompagnées d’un petit désordre moral?’53

50 Voir, par exemple, La Nouvelle Justine, Œ, II, 806. 51 Histoire de Juliette, Œ, III, 1232.

52 Cette relation particulière entre physique et morale est exprimée par Helvétius par le biais de la

notion ‘d’organisation’, largement utilisée par le même Sade. Sur la base de cette idée, on peut deviner, à partir de la constitution physique, qui est constante chez tous les êtres humains, la variable représentée par la composante morale et passionnelle. Le moral trouve donc dans le physique sa fondation: ‘Il est donc certain que l’inégalité d’esprit, aperçue dans les hommes que j’appelle communément bien organisés, ne dépend nullement de l’excellence plus ou moins grande de leur organisation.’ Helvétius, De l’esprit, 344.

53 Aline et Valcour, Œ, I, 976. Le couple conceptuel moral / physique est utilisé par Sade dès 1783.

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C’est précisément de ce besoin de désordre moral – c’est-à-dire l’essence de la relation passionnelle qui se développe entre le libertin et la victime – que vient la nécessité de définir le bonheur en termes de mouvement et de tension plutôt qu’en termes de norme et d’équilibre. Parmi les fondements de l’eudémonisme sadien la notion d’isolisme doit ainsi être nécessairement mise en parallèle avec celle d’intensivisme,54 opposée par certains aspects, mais en réalité complémentaire.

L’envie irrésistible de vivre intensément, obsession véritable de la modernité,55 fait que la définition

sadienne du bonheur s’insère clairement dans l’antinomie entre l’immobilité et le mouvement, dans le deuxième pôle. La susmentionnée dissertation philosophique du père Clément, nichée dans La

Nouvelle Justine, contient probablement l’une des définitions les plus efficaces du

bonheur-mouvement dans la réflexion (non seulement philosophique) du tournant des Lumières: ‘Plus un homme sage mettra mes systèmes en pratique, plus je lui garantis le bonheur, parce que le bonheur n’est que dans ce qui agite, et qu’ il n’y a que le crime qui agite: la vertu, qui n’est qu’un état d’inaction et de repos, ne peut jamais conduire au bonheur.’56 Cette théorie est articulée davantage

par Saint Fond – un libertin invétéré capable en un seul jour d’avoir une relation avec sa fille, d’assassiner son père et de torturer à mort plusieurs femmes – dans L’Histoire de Juliette, jusqu’à devenir une sorte de théorème:

Dès qu’il est démontré que c’est en raison de la violence de l’action commise, que doit se mesurer la somme du bonheur de celui qui agit, et cela parce que plus cette dose est forte et plus elle ébranle le système nerval, dès que, dis-je, cela est démontré, la ‘Voilà pour le moral, venons au physique maintenant.’ Donatien-Alphonse-François de Sade,

Lettres et mélanges littéraires écrits à Vincennes et à la Bastille, 2 vols, éd. G. Daumas et G. Lely

(Paris: Éditions Borderie) II, 157.

54 Sur la signification de ce néologisme, voir supra, note 12.

55 Voir Tristan Garcia, La vie intense. Une obsession moderne (Paris: Flammarion, 2016). 56 La Nouvelle Justine, Œ, II, 683.Mauzi, étonnamment, ne cite pas cette définition.

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plus grande dose de bonheur possible consistera donc dans le plus grand des effets du despotisme et de la tyrannie, d’où il résultera que l’homme le plus dur, le plus féroce, le plus traître et le plus méchant, sera nécessairement le plus heureux.57

Du bonheur-mouvement au bonheur-équilibre

Alors que l’isolisme, en tant qu’expression du principe anthropologique de l’égoïsme intégral, introduit à l’intérieur du bonheur une sorte de mouvement centripète, l’intensivisme se traduit dans une force centrifuge. Cette combinaison d’impulsions (tout aussi naturelles) fait que le bonheur ne peut être pleinement réalisé que dans la relation affective, comme l’indique la célèbre formule de la dédicace Aux libertins qui ouvre La Philosophie dans le boudoir, selon laquelle seulement les ‘passions délicieuses’ peuvent ‘conduire au bonheur’ et ‘à semer quelques roses sur les épines de la vie.’58 Au niveau métalittéraire, l’idée du bonheur comme quête d’harmonie entre le repos et le

mouvement trouve un parallèle dans l’alternance habituelle d’action et du discours théorique qui caractérise l’œuvre romanesque de Sade: les actes physiques (comme les orges et les tortures) sont interrompus et justifiés par des intermèdes discursifs. Cependant, les discours transgressifs

n’invitent que de nouveaux excès sexuels, et l’acte de langage, qui apparentement est un moment de repos, contribue à l’exacerbation du mouvement qui est une condition de possibilité pour atteindre le bonheur.

Si la reconnaissance de la dimension relationnelle du bonheur est une constante de la pensée des Lumières (des théoriciens de l’intérêt bien compris jusqu’à la tradition sentimentaliste), la déclinaison qui en est offerte par Sade exclut cependant toute possibilité de réciprocité, sanctionnant

de facto la faillite de l’idéal de Bentham – cher aux matérialistes – du bonheur le plus grand pour le

plus grand nombre.59 Puisque le bonheur est inévitablement comparatif et puisqu’il implique un agir

et un subir, un jouir et un souffrir, il ne peut être réalisé que dans une sorte de jeu à somme nulle, ce

57 Histoire de Juliette, Œ, III, 459.

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qui oblige chaque homme à chercher son bonheur dans le malheur d’autrui. D’ici découle l’importance de la figure de la victime, comme comprend la jeune Eugénie dès qu’elle est

‘réveillée’ au raisonnement philosophique par ses mentors: ‘Une victime, ma bonne, une victime; oh dieux! cela ferait le bonheur de ma vie!’60

La quête du bonheur transforme ainsi l’égoïsme radical dans ce qu’on pourrait appeler une sorte d’égoïsme ‘relationnel’, qui se configure comme une forme émotionnelle de vampirisme61 par

rapport à la victime:

Qu’est-ce qu’un crime? C’est l’action qui nous rend les maîtres de la vie et de la fortune des autres, et qui, d’après cela, ajoute à la portion du bonheur dont nous

jouissons celle de l’être sacrifié. Me dira-t-on qu’aussitôt que c’est aux dépens d’autrui, ce bonheur usurpé ne saurait être parfait? Imbéciles!... et c’est précisément parce qu’il s’usurpe, qu’il est tel; il n’aurait plus de charmes s’il était donné.62

Cependant, il s’agit encore d’une vision problématique et paradoxale du bonheur. Lié à la possibilité de surmonter de façon comparative les limites imposés par le désir, le bonheur ‘intensif’ préconisé par Sade court le risque non seulement de se caractériser comme un processus sans fin – il s’agit de l’objection canonique à toutes les formes de bonheur-mouvement –, mais aussi comme

59 Voir Domenech, L’éthique des Lumières. Les fondements de la morale dans la philosophie

française du XVIIIe siècle, 35–53; et Robert Shackelton, ‘The Greatest Happiness of the Greatest

Number: the History of Bentham’s Phrase’, Studies on Voltaire and the Eighteenth-Century, 90 (1972), 1461–82.

60 La Philosophie dans le boudoir, Œ, III, 103.

61 Le vampirisme est significativement une des perversions des libertins de Sade. Le comte de

Gernande saigne sa jeune épouse pour boire son sang et condamne Justine à la même torture.

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un processus qui s’autodétruit. La taxonomie des passions qui anime Les Cent vingt journées de

Sodome (passions simples, doubles ou complexes, criminelles et meurtrières), illustre comme le

libertin a besoin, pour conquérir le bonheur, de stimulations et de chocs – soit au niveau physique, soit au niveau moral – de plus en plus en plus difficiles à atteindre, jusqu’à se ‘consumer’

littéralement dans cette mission. L’aspect squelettique et répugnant du président de Curval, le doyen de la société de Silling, en est un bon exemple.63 On pourrait en fait objecter que, en ce qui concerne

la réalisation d’un bonheur véritable, les destins de Justine et celui de Juliette ne sont pas si différents. La première a commis l’erreur impardonnable de placer le bonheur dans un monde imaginaire, perdant à jamais la chance de le rejoindre sur cette terre: ‘Le véritable bonheur n’est que dans le sein de la vertu et […] si Dieu permet qu’elle soit persécutée sur la terre, c’est pour lui préparer dans le ciel une plus flatteuse récompense.’64 La seconde, cependant, semble vouée à la

poursuite d’un bonheur de plus en plus exigeant (son obtention implique sans cesse plus de plaisir, plus de douleur et plus de crimes), mais toujours hors de portée.

63 ‘Âgé de près de soixante ans, et singulièrement usé par la débauche, il n’offrait presque plus

qu’un squelette. Il était grand, sec, mince, des yeux creux et éteints, une bouche livide et malsaine, le menton élevé, le nez long.’ Les Cent vingt journées de Sodome, Œ, I, 27.

64 Les Infortunes de la vertu, Œ, II, 121. Les dernières, prophétiques, paroles que Justine adresse à

sa sœur Juliette, avant de mourir foudroyée (la punition divine par excellence, ironiquement adressée contre la vertu) sont les suivantes: ‘Je ne suis pas née pour tant de félicités […]. Oh! ma chère sœur, il est impossible qu’elles soient longues.’ Justine ou les Malheurs de la vertu, Œ, II, 387. Le même sort attend, dans Florville et Courval, la vertueuse héroïne: ‘Je me vois heureuse […], très heureuse... et je ne suis pas née pour l’être; il est impossible que je le sois longtemps; la fatalité de mon étoile est telle, que jamais l’aurore du bonheur n’est pour moi que l’éclair qui précède la foudre.’ Les Crimes de l’amour, in Œuvres complètes du marquis de Sade, 16 vols, éd. Gilbert Lely (Paris: Cercle du livre précieux, 1966–1967) X, 248.

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Émerge ainsi dans toute sa force le problème de la dimension temporelle du bonheur chez Sade. Le bonheur-mouvement, en tant que joie vertigineuse de saisir le présent, n’est pas un état, mais une succession continue de moments toujours dissemblables. Puisque son essence est le jaillissement, et puisqu’il il est liéà un élément comparatif en dehors du sujet (la victime), il empêche à l’individu d’intérioriser complètement la félicité. Pour résoudre ce nouveau paradoxe d’un bonheur qui échappe progressivement à celui qui le cherche, Sade récupère l’idée du bonheur-équilibre, à savoir un bonheur moral compris comme un état complètement interne à l’individu. Selon un procédé propre à lui, Sade utilise une caractéristique de la morale des Lumières, à savoir la reprise de la philosophie ancienne (en particulier le stoïcisme et l’épicurisme), mais il en renverse complétement la portée. Dans l’eudémonisme ancien, le bonheur désigne principalement

l’indépendance vis-à-vis des circonstances extérieures et le détachement à l’égard des choses: la maîtrise des passions et l’exercice d’un jugement rationnel permettent d’accéder à cette condition de liberté intérieure (de différentes manières selon les différentes écoles de pensée). L’originalité de Sade est qu’il réélabore avec audace la conception du lien entre passions, rationalité et plaisir à la base des doctrines stoïciennes et épicuriennes du bonheur, et dont il intègre les suggestions à sa propre philosophie, suivant un processus syncrétique typique des Lumières.

La quête du bonheur entre apathie et ataraxie

Pour l’éthique stoïcienne, la passion est une raison irrationnelle, un jugement erroné qui entraîne la perte du contrôle de soi. L’objectif du sage est alors de dominer ses passions en dominant ses représentations, jusqu’à atteindre l’impassibilité morale, à savoir l’απάθεια, littéralement ‘l’absence de passion’, laquelle est une composante essentielle du bonheur. Sade retiendra cet idéal de

l’impassibilité stoïcienne, mais il y ajoutera, de manière originale, le plaisir physique, allant ainsi contre la tradition même du stoïcisme et, surtout, contre sa reprise chrétienne, axée sur l’ascèse et la mortification du corps.

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Le contrôle des passions, généralement considéré comme le but ultime d’un chemin de sagesse spirituelle qui pousse l’individu à se soumettre à un ordre supérieur, devient pour Sade le

moyen d’accéder à la pleine expression, égotique (au sens expliqué ci-dessus) et complétement

terrestre, de la dimension passionnelle: ‘L’apathie, l’insouciance, le Stoïcisme, la solitude de soi-même, voilà le ton où il faut nécessairement monter son âme, si l’on veut être heureux sur la terre.’65 Seul le ‘sage’, à savoir le libertin qui a rationnellement conduit jusqu’à l’excès sa recherche

du bonheur-mouvement – en soumettant à un choc continu son système nerveux66 – peut accéder au

statut privilégié du bonheur-équilibre, sorte de transposition du topos classique de la félicité de la vie philosophique.

La compréhension du stoïcisme de Sade, totalisant d’un côté, éculée de l’autre, conduit à une véritable subversion (ou perversion) de l’idée d’impassibilité. L’apathie sadienne est

évidemment sui generis, comme le confirme le fait qu’il emploie souvent l’expression ‘espèce d’apathie’ pour la désigner:

L’insouciance la plus entière sur les infamies qu’il [le duc de Blangis] venait de se permettre prenait aussitôt la place de son égarement, et de cette indifférence, de cette

espèce d’apathie, naissaient presque aussitôt de nouvelles étincelles de volupté.67

Et voilà, j’ose le dire, un des plus heureux fruits du stoïcisme. En raidissant notre âme contre tout ce qui peut l’émouvoir, […] elle passe à une espèce d’apathie qui se

65 La Nouvelle Justine, Œ, II, 1012.

66 Sur cet aspect, l’on se reportera à Sean Quinlan, ‘Shocked Sensibility: The Nerves, the Will, and

Altered States in Sade’s L’Histoire de Juliette’, Eighteenth-Century Fiction, 25 (2013), pp. 533–56; et Clara Carnicero de Castro, ‘Le fluide électrique chez Sade’, Dix-huitième siècle, 46 (2014), pp. 561–77.

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métamorphose bientôt en plaisirs mille fois plus divins que ceux que leur procureraient des faiblesses.68

Plutôt qu’une négation de la dimension passionnelle, le bonheur auquel parviennent les criminels de Sade représente la plus grande réalisation du plaisir physique et morale. Un indice de ce mécanisme conceptuel se retrouve également dans le vocabulaire qu’utilise Sade pour décrire le bonheur dans les titres de ses romans. Tandis que la vertueuse Justine est toujours mariée à ses ‘malheurs’, sa sœur vicieuse atteint en même temps la prospérité (Histoire de Juliette, ou les

Prospérités du vice, titre complet du récit qui fait suite à l’histoire de Justine) et le bonheur. Il s’agit

donc de deux aspects qui, dans la conception matérialiste de Sade, sont inséparables et, au moins en partie, concordants.

C’est justement dans ce lien indissociable entre plaisir (physique) et bonheur (moral), qu’il est possible d’identifier ce que la réflexion sur le bonheur de Sade doit à la tradition épicurienne, qui représentait à l’âge classique (avec l’hédonisme, rejeté par Sade69) l’alternative la plus crédible

au stoïcisme pour expliquer la dimension passionnelle. L’épicurisme, comme cela a été amplement démontré, innerve la quête du bonheur des Lumières:70 Le Système d’Épicure (1751) de La Mettrie

68 Histoire de Juliette, Œ, III, 612. Nous soulignons. Sur la conception particulière de l’apathie chez

Sade, voir André Arlette, ‘Sade et l’éthique de l’apathie’, Mélanges littéraires, François Germain,

Dijon, Faculté de Lettres et Philosophie, 1 (1979), 95–104; et Anne Coudreuse, Le refus du pathos au XVIIIe siècle (Paris: Champion, 2001), pp. 227–36.

69 Voir supra, note 47.

70 Voir Margaret J. Osler (dir.), Atoms, Pneuma and Tranquillity: Epicurean and Stoic Themes in

European Thought (New York: Cambridge University Press, 1991); Jean-Christophe Abramovici,

article ‘Épicurisme’, in Dictionnaire européen des Lumières, éd. Michel Delon (Paris: Presses universitaires de France, 1997), pp. 407–9; L’épicurisme des Lumières, éd. Anne Deneys-Tunney et Pierre-François Moreau, Dix-huitième Siècle, 35 (2003).

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et La Morale d’Épicure (1758) de l’abbé Batteux sont deux exemples parmi tant d’autres possibles. De plus, Diderot, dans l’entrée ‘Epicuréisme’ de l’Encyclopédie, soutient que ‘Epicure [a été] le seul d’entre tous les Philosophes anciens qui ait su concilier sa morale avec ce qu’il pouvoit prendre pour le vrai bonheur de l’homme.’71 Le véritable message moral de l’épicurisme repose donc sur

l’eudémonisme: ‘Le bonheur est la fin de la vie: c’est l’aveu secret du cœur humain; c’est le terme évident des actions mêmes qui en éloignent. Celui qui se tue regarde la mort comme un bien. Il ne s’agit pas de réformer la nature, mais de diriger sa pente générale.’72

Sade, bien que ne connaissant pas directement les œuvres d’Épicure, est profondément influencé par la vulgate épicuriste à travers ses ‘maîtres’ matérialistes, en particulier La Mettrie, d’Holbach et Hélvétius, au point de se proclamer disciple d’Épicure dans le poème La Vérité: ‘Content et glorieux de mon épicurisme, / Je prétends expirer au sein de l’athéisme.’73 Le marquis

partage avec les épicuriens le besoin de satisfaire ses plaisirs naturels. Cependant, mû par sa définition particulière de la nature – l’antiphysisme –, il élargit considérablement la portée de ce concept. Selon les épicuriens, à côté des plaisirs naturels et nécessaires (boire, manger et dormir), coexistent des plaisirs naturels et non nécessaires (manger avec raffinement ou au-delà du besoin, le désir sexuel, etc.) et des plaisirs non naturels et non nécessaires (l’ambition, la richesse, la soif de domination, etc.). Alors que le sage peut satisfaire la première catégorie des plaisirs, la deuxième catégorie doit être pratiquée avec modération, tandis que la troisième est à éviter absolument, car il s’agit là de plaisirs artificiels, insatiables et porteurs de troubles.

71 Encyclopédie, article ‘Épicureisme ou Épicurisme’, V, 784. 72 Ibid., 783.

73 La Vérité, in Œuvres complètes du marquis de Sade, XIV, 81. Sur la particularité de l’épicurisme

de Sade voir Marie-France Silver, ‘Un exemple des métamorphoses de l’épicurisme au dix-huitième siècle: l’idée de nature dans les romans du marquis de Sade’, Studies on Voltaire and the

Eighteenth-Century, 90 (1972), 523–25; et Caroline Warman, Modèles violents et sensations fortes dans la genèse de l’œuvre de Sade, Dix-huitième Siècle, 35 (2003), 231–39.

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Dans la théorie de l’émotion sadienne, selon laquelle existent seulement des plaisirs naturels et nécessaires, l’hygiène morale épicurienne, centrée sur la modération et l’ataraxie (du grec

ἀταραξία, absence de troubles), devient le moyen d’atteindre le bonheur débridé pour le criminel, qui suit fidèlement la pente de la nature. Le libertin Bandole, maniaque de la procréation et assassin d’enfants, est présenté comme végétarien et abstinent, ‘grand ennemi du faste et de la somptuosité, absolument dans les principes d’Épicure.’74 Juliette donne une leçon d’indifférence philosophique à

l’une de ses maitresses en faisant à son tour référence à l’idéal de l’ataraxie: ‘Osons croire, avec Épicure, que la réputation et l’honneur étant des choses qui ne dépendent point de nous, il faut savoir s’en passer quand on ne peut les acquérir.’75 La même indifférence face à la réprobation

sociale et aux remords se retrouve chez Mme de Verquin, libertine qui s’organise une mort digne d’un sage antique. Quand elle apprend qu’elle est atteinte d’une maladie incurable, elle se couche sur un lit couvert de fleurs et rassemble autour d’elle ses amis, des musiciens et des cuisiniers, afin de mourir paisiblement entourée de tous les plaisirs: ‘Voilà, dit cette épicurienne, comme je prétends mourir […]; cela ne vaut-il pas bien mieux qu’entourée de prêtres, qui rempliraient mes derniers moments de trouble, d’alarmes et de désespoir?’76

Dans ce cas aussi, tout comme nous l’avons déjà signalé pour le stoïcisme, les conclusions de Sade sont subversives. S’il est indéniable qu’il reprend de la tradition épicurienne l’exaltation du plaisir et le lien entre plaisir et moralité (dans son cas l’immoralité), il introduit aussi dans sa

doctrine du bonheur deux éléments résolument anti-épicuriens. Le premier est le rôle positif et propulsif de la douleur (de la victime), condamnée par les épicuriens comme mauvaise, c’est-à-dire comme simple privation du bien. Le second, qui remet en jeu la dimension temporelle du bonheur, est la nature subordonnée du plaisir mobile – plaisir cinétique, dans le lexique d’Épicure, à savoir un plaisir physique qui ne dure que le temps de son activité – par rapport au plaisir statique, ou

74 La Nouvelle Justine, Œ, II, 574. 75 Histoire de Juliette, Œ, III, 750.

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plaisir catastématique, un état d’indifférence permanente qui s’identifie avec la satisfaction de sa propre existence. Pour Sade, comme le confirme l’analyse de la conduite de ses libertins, ce rapport de subordination se traduit dans une synergie: la dimension synchronique de l’indifférence morale et du bonheur spirituel se réalise en vertu de la dimension diachronique du plaisir physique et non malgré elle.

Le stoïcisme et l’épicurisme, qui sont pour Sade moins des écoles de pensée qu’un miroir idéal pour ses idées et pour ses doutes, se fusionnent et se confondent dans sa quête du bonheur. Un mélange singulier d’apathie et d’ataraxie77 conduit paradoxalement à la pleine réalisation de la

dimension passionnelle, réalisation qui coïncide avec le passage du bonheur-mouvement vers le bonheur-équilibre. Pour cette raison, tout en étant déclenchée par le processus de comparaison avec la victime, l’impassibilité du libertin finit par s’identifier avec l’acceptation de l’état courant et avec une coïncidence parfaite du sujet avec lui-même, qui l’amène – pour reprendre une formule de Clairwil – ‘à cette tranquillité… à ce repos des passions’ qui permet ‘de tout faire, et de tout soutenir sans émotion.’78

Conclusion

La réflexion de Sade sur le bonheur ne peut être liquidée comme une provocation stérile ou comme une radicalisation banale du débat au tournant des Lumières. Non seulement Sade montre qu’il a compris clairement les principaux problèmes liés aux fondements du bonheur (la valeur normative attribuée à la nature, la relation en même temps solidaire et conflictuelle entre plaisir et félicité, la dialectique entre le physique et le moral, le rôle comparatif de l’imagination, etc.), mais il cherche aussi à retravailler un certain nombre de catégories typiques du débat philosophique de son temps, pour en réorienter le sens. Ce procédé est particulièrement clair en ce qui concerne la tension entre

77 Emblématique est le cas de Mme de Verquin, épicurienne et stoïcienne en même temps: elle

définit fièrement sa ‘cruelle apathie’ comme ‘le dernier égarement du crime’ (Ibid., 244).

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bonheur-mouvement et bonheur-équilibre qui, au lieu d’être réduite à un rapprochement entre les deux aspects, en suivant la solution canonique, se radicalise dans une succession inédite, selon laquelle la première typologie du bonheur devient une condition de possibilité de la seconde.

Il ne s’agit évidemment pas de mésestimer les faiblesses et les limites de la réflexion sadienne, mais de vérifier comment – dans la perspective de l’histoire des idées – le processus de ‘perversion conceptuelle’, auquel Sade soumet la notion de bonheur, fait partie intégrante de l’enquête philosophique du dix-huitième siècle. Il ne faut donc pas ignorer que Sade imprègne littéralement toute son œuvre d’une réflexion sur la félicité, jusqu’à identifier la plus grande réalisation de la philosophie avec une définition correcte du bonheur qui, comme le signale La

Nouvelle Justine, reste pour l’être humain un défi aussi indispensable que difficile à réaliser

pleinement: ‘Toutes les erreurs des hommes […] viennent de la fausse définition qu’ils font du bonheur.’79

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