• Non ci sono risultati.

Chantal Akerman, une ligne de fuite entre cinéma et littérature

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Condividi "Chantal Akerman, une ligne de fuite entre cinéma et littérature"

Copied!
80
0
0

Testo completo

(1)

Université de Pise - Université Lumière Lyon II Département Philologie, Littérature et Linguistique Département Arts de la Scène, de l'Image, et de l'Écran

Chantal Akerman : une ligne de fuite

entre Littérature et Cinéma

Mémoire de Master II

Présenté par Francesca Capasso

Sous la direction d’Hélène de Jacquelot et de Luc Vancheri

Lyon – Pise Juillet 2016

(2)

1

À ma mère

Godard avait allumé le feu, Akerman avait entretenu la flamme. Ces croisements d'amour, ces étreintes après tout, malgré tout, cette façon de filmer l'attente dans la vie moderne, de filmer la question des rapports par les corps presque sans les mots… Depuis ses films, quand je regarde par les fenêtres d'autres fenêtres, je peux imaginer les chorégraphies des vies derrière les rideaux, les fantômes des origines derrière les peaux, et depuis, surtout, j’ai vu les autres films de Chantal Akerman, sa façon de filmer la poétique de l’intime, le documentaire de la fiction. Je ne vois plus les cuisines comme avant, je ne fais plus les gestes quotidiens comme avant, je ne vois plus une mère qui nourrit ses enfants comme avant, je ne me vois plus comme avant, je ne vois plus la vie comme avant, et sans Chantal Akerman je ne ferais certainement pas les films que je fais... Laetitia Masson1

1

Extrait de la voix over du vidéo Blow up "Hommage à Chantal Akerman" pour ARTE, lien consulté le 03/11/2015 https://www.youtube.com/watch?v=4XvlZYsfyzg.

(3)

2

Table des Matières

Partie I

Introduction ...

État de l'art et sources : réception de l'œuvre ... 4

Une œuvre comme un rhizome ... 7

Chapitre 1 Déterritorialiser la langue ... 1.1 Littérature Mineure : au-delà du féminisme ... 11

1.2 Le politique : les incomptés, les sans-parts ... 16

Chapitre 2 Reconfiguration de l'espace, la ligne de fuite des personnages ... 2.1 Habiter un territoire : la chambre, la ville, le dehors ... 18

2.2 Errance et Nomadisme ... 26

2.3 Tracer de lignes de fuite...30

Partie II Chapitre 3 Akerman et la littérature ... 3.1 Le rôle de l'écriture ... 36

3.2 Le rapport entre le Nouveau Roman et la filmographie des années soixante-dix ... 40

3.3 La Nouvelle Autobiographie ... 48

(4)

3

Chapitre 4 Écrire la judaïté : Espaces autobiographiques de Perec et Akerman ... 4.1 Une mémoire de l'oblique ... 54 4.2 Une judéité de la carence et les trois voies de la mémoire ... 56

Conclusion ... 63

Annexe ...

La vingt-cinquième image de Chantal Akerman ... 65 Bibliographie ... 67

(5)

4 Introduction

État de l'art et sources : réception de l'œuvre

L'œuvre de Chantal Akerman débute en 1968 avec Saute ma ville et s’achève avec No home

Movie en 2015, année de la mort de la cinéaste. Tout au long de ce demi-siècle d'activité, Akerman

a connu une reconnaissance fluctuante : si pendant les années mille neuf cent soixante-dix elle a été canonisée par la critique féministe anglo-saxonne comme l'une des plus importantes artistes capables de réinventer le langage cinématographique en travaillant contre et au-delà de la "syntaxe patriarcale dominante", les décennies suivantes ont témoigné d'un progressif désintéressement de son œuvre de la part du milieu académique et d'une sous-évaluation, voire d’une certaine incompréhension, de la part de la critique2. À l'exception des deux volumes collectifs dirigés par Jacqueline Aubenas3, à ce jour il n'existe aucune monographie en langue française dédiée à notre auteur. Du côté italo-américain on a eu une légère inversion de tendance avec deux ouvrages phares en langue anglaise : Nothing Happens d'Ivone Margulies (1996) et

Akerman's Post Modern Cinema de Veronica Pravadelli (2000). Dans le cadre de ce mémoire nous

chercherons à retenir certaines propositions théoriques de Margulies et Pravadelli, en particulier concernant la tentative de situer l'œuvre dans une perspective "post-féministe" ainsi que l'importance de la culture et de la tradition juive pour l'écriture akermanienne. Toutefois, nous ne manquerons pas de problématiser leur démarche, spécialement en ce qui concerne la catégorie de postmoderne, qui nous semble aujourd'hui inefficace, voire improductive, pour comprendre le rapport entre Akerman et son temps.

Il est particulièrement important de rappeler l'existence des nombreuses prises de parole de la cinéaste, aussi bien sous la forme classique d'interviews que d'interventions artistiques, comme le film réalisé en 1996 Chantal Akerman par Chantal Akerman, dans le cadre de la série

2 Nous entendons ici par critique les principales revues cinématographiques françaises et anglaises, dont nous avons

fait un inventaire des articles consultables dans la section bibliographique. Nous avons principalement consulté Les Cahiers du Cinéma, Positif, Trafic, Écran, Sight and Sound, Monthly Film Bulletin, Feminist Review, Camera Obscura. Nous avons écarté le déferlement d'articles publiés récemment dans la presse mondiale à l’occasion du suicide de la cinéaste en raison du fait qu’il y était rarement question d'une analyse de l'œuvre mais plutôt d'un hommage.

3

Aubenas Jacqueline dir., Chantal Akerman, Les Ateliers des Arts, Cahier n.1, Bruxelles, 1982. Aubenas Jacqueline dir., Hommage à Chantal Akerman, Bruxelles, Édition Roger Dehaybe, 1995.

(6)

5

télévisée Cinéma de notre temps, ou le volume Autoportrait en Cinéaste, publié à l'occasion de la manifestation Chantal Akerman au Centre Pompidou en 2004. Ces deux ouvrages sont des outils incontournables pour quiconque envisage d’entamer une étude sur cette artiste. Car Akerman y produit une réflexion extrêmement lucide sur les enjeux esthétiques et éthiques de son geste artistique, mais aussi parce que se tisse une relation dialectique entre ces œuvres en particulier et le reste de la production akermanienne.

En outre nous aimerions souligner l'apport inédit de nombreuses interventions non officielles trouvées sur Internet. Une œuvre comme celle de notre artiste, située incontestablement en marge du système productif dominant, a engendré un public de fidèles, sans doute restreint mais certainement acharné, un groupe de cinéphiles dévoués qui ne cesse d'alimenter une réflexion critique et créative. À l’époque du General Intellect, la production discursive sur Chantal Akerman, de l’hommage vidéo d’une étudiante d’école de cinéma au blog de critique anonyme, caractérisée par une pensée s’exprimant sous des formes libres, mais en cela même d’autant plus enrichissante, dans sa capacité de faire vivre une œuvre au-delà de ses canaux de réception traditionnels. À cet égard nous nous permettons d'anticiper un des concepts qui sera approfondi au cours de ce mémoire : celui de la vision de son cinéma comme particulièrement capable de libérer les puissances créatrices intrinsèques au dispositif cinématographique, c'est-à-dire, de rendre possible la naissance de nouvelles relations entre le film, sa projection et le spectateur. La production akermanienne se situe d'ailleurs dans le sillon du cinéma expérimental, courant qui a le plus profondément cherché à désolidariser les éléments du dispositif cinématographique. Nous ne trouvons pas étonnant alors que le public qui s'est montré le plus réceptif à l'opération théorique et esthétique opérée par notre auteure soit composé plutôt d'autres artistes, qui recueillent et transforment dans leur propres production les "armes" forgées par elle. En raison de cela, nous avons considéré les interventions critiques formulées par d'autres cinéastes4, aussi bien que l'œuvre même de ces autres cinéastes, comme les réponses les plus incisives et fécondes. En outre, nous avons décidé de reproduire dans la section Annexe un texte d'Akerman même qui fait partie de l'installation D'Est: Bordering on fiction (1995). Ce texte, destiné à être lu par l'auteure même dans la troisième salle de l'exposition, a été rédigé en pré-production avant la départ en tournage en Europe de l'Est, et il a été intégré ensuite dans la

4

Nous faisons référence surtout aux articles et aux interviews accordés par Laetitia Masson, Philippe Garrel, Boris Lehman, Todd Haynes, Gus Van Sant dans différents journaux ou à l'occasion de festivals et de rétrospectives.

(7)

6

transmigration du film dans la salle du musée. Il est donc exemplaire du modus operandi de la réalisatrice : tout d'abord, pour sa position liminaire - avant le film - et, ensuite, pour son déplacement dans un lieu interstitiel - entre les différents dispositifs artistiques utilisés.

(8)

7 Une œuvre comme un rhizome

Dans l'introduction de Mille plateaux, Deleuze et Guattari se livrent à la description du concept de rhizome. Si ici on propose la lecture de l'œuvre d'Akerman comme rhizomatique, ce n'est pas pour le plaisir des conjectures abstraites ni pour appliquer une notion théorique afin de mieux dompter un objet cinématographique instable qui se range mal dans les classements traditionnels. Loin de là, on fait ce rapprochement car on estime que cette greffe produit un

nouveau branchement. «C'est peut-être un des caractère les plus important du rhizome, d'être

toujours à entrées multiples5» : dans la constellation Akerman on peut entrer par l'écriture littéraire ou filmique, par l'installation ou la performance, par le théâtre ou la danse sans jamais trébucher sur la formule "racine", c'est-à-dire, un «arbre-monde constitué par une belle intériorité organique, signifiante et subjective»6. Le lecteur objectera que maints artistes peuvent vanter une production interdisciplinaire et variée, qui ne fait pas système, en citant par exemple la monumentale œuvre de Duras. Il y a pourtant deux caractéristiques singulières par lesquelles l'œuvre d'Akerman fait rhizome et s'éloigne de la pensée arborescente : elle ne procède jamais par logique binaire, elle reste a-centrée, ouverte à la multiplicité des racines secondaires. Il n'y a jamais une hiérarchisation entre les différents productions artistiques ou à l'intérieur de l'une d'elles. Au contraire, le principe qui régit le rapport entre ces différentes parties de l'œuvre est celui de la connexion et de l'hétérogénéité. Par exemple, Toute une nuit (1982) n’est pas seulement un film

5

Deleuze Gilles et Guattari Félix, Mille Plateaux, Les Édition de Minuit, Collection «critique», Paris, 2013, p. 29.

(9)

8

dansé, mais un film bâti sur le principe chorégraphique de la sérialité et de la modulation autour d'un mouvement matriciel, greffant là un modus operandi cher à Pina Bausch. Entre Konthakof7 (1977) et le portrait de cette nuit bruxelloise se créent des noces contre nature, des vols de pensées qui ne renvoient jamais à un faire à la manière de, ou à une identification. Et qui plus est, à l'intérieur même du film, les différents procédés empruntés à d'autres domaines (performance, théâtre, danse etc.) se côtoient sans rivaliser ni s'opposer l'un à l'autre. Pour le dire avec d'autres mots, les frontières sont continuellement émoussées à plusieurs niveaux car on ne cesse jamais de créer des branchements entre éléments hétérogènes, entre la guêpe et l'orchidée, pour rester dans l'horizon deleuzien. Et alors, nous pouvons nous hasarder à dire que, dans Contre l'oubli, pour

Febe Elisabeth Velasquez (1991), la littérature et le cinéma font comme la guêpe et l'orchidée, car

on y observe un alliage que défait le lien habituel avec lequel on est habitué à penser ces deux arts. La question ce n'est pas celle de faire des films littéraires, mais d'appliquer des procédés littéraires sur le tissu filmique en déterritorialisant aussi bien l'un que l'autre. Il en va alors de même pour la peinture, la sculpture, l'installation : loin d'une banale contamination, on observe une mise en contact qui dérègle le fonctionnement interne habituel de chacun de ces dispositifs artistiques. Quand, par exemple, Akerman transforme deux de ses films les plus célèbres en installations (D'Est Au bord de la fiction 1995, Woman sitting after Killing 2001), elle nous invite à repenser les concepts de spectateur et de montage, tels qu’on les entend couramment dans le contexte de la salle de cinéma ou de l'agencement linaire des fragments de film. Le spectateur, en déambulant autour des écrans multiples disposés dans l'espace de l'exposition est appelé à pratiquer une nouvelle forme de montage qui déjoue la fruition classique de l'œuvre filmique. On assiste alors à un mouvement de déterritorialisation qui libère de nouvelles puissances du dispositif cinématographique, car on a greffé sur un procédé filmique une modalité de réception typique de la peinture. Ce travail, qui usure alors la division classique introduite par le système des beaux-arts, questionne en générale la notion de limite, et il s’effectue sur plusieurs niveaux : tout comme la ligne de démarcation entre cinéma et autres arts est continuellement mise en discussion, les frontières entre documentaire et fiction, entre genres différents, entre citation et sources sont questionnées. Des concepts plus classiques sont bien utiles pour rendre compte de

7

Kontakthof, Choreographie de Pina Bausch, 1977, Compagnie Tanztheater Wuppertal. Kontakthof est une succession de petites scènes sans lien apparent, mais reliées indirectement par le thème de la pièce : l’histoire d’un contact, du lien que peut créer une rencontre. Ce sont des hommes et des femmes et tout ce que représente l’union de ces deux sexes (séduction, violence, attirance, manipulation, sexualité, etc.). En sus du thème, par sa structure même basée sur l'accumulation et la répétition, elle nous semble la pièce de Pina Bausch la plus proche à l'univers du film Tout une Nuit.

(10)

9

ces ébranlements de la limite, comme par exemple, l'idée d'hybridation, de pastiche et d'intertextualité au sens kristevien du terme. Si ces outils théoriques, qui proviennent d'un certain discours sur le postmoderne, sont appliqués avec justesse et précision dans l'étude de Veronica Pravadelli8, on les mettra ici pendant un premier instant de côté, pour souligner le fait que la problématisation de la lisière, l'exploration de la marge comme espace de dissolution devient presque systématique chez Akerman. Ce procédé, qu'on appellera enlisement de la limite, fonctionne si l'on parle des personnages (souvent nomades), du langage formel - à la confluence de la tradition minimaliste américaine et la tradition du récit d'auteur européen - ou encore de la contamination entre auteur, performer et acteur. Nous essayerons alors de traverser cet espace lisse qu'est l'espace akermanien, en cartographiant ses lignes de fuites et ses reterritorialisation, ses devenirs multiples et ses pierres d'achoppement, en cherchant d'échapper à tout procédé qui risque de le réduire à un organisme, c'est-à-dire à «une totalité signifiante ou une détermination attribuable à un sujet»9.

Face à ce projet, apparaît comme évident l'inutilité d'une herméneutique qui voudrait analyser la production akermanienne à partir de soi-disants champs disciplinaires différents, en opérant une déconnection des savoirs que l'on juge plutôt dépassée et inintéressante. Évidemment, on est ici partisan d'une certaine conception de l'a-disciplinarité10, comme tentative se soustraire à la division des disciplines, une discipline n’étant rien d'autre « qu'un regroupement provisoire, une territorialisation d'objets et de questions qui n'ont pas eux-mêmes de localisation ou de domaine propres11. » En effet, comme l’affirme Jacques Rancière, le partage entre disciplines fonctionne comme une distribution de territoires, et donc une séparation du savoir qui autorise certains à parler et à penser à l'égard d'un sujet déterminé, tout en dérobant à d'autres cette possibilité. L'arbitraire de cette opération réside dans le fait qu'il n'y a pas de division naturelle des objets de pensée, si bien que ce geste postérieur de découpage et délimitation de frontières assigne chaque fief à son seigneur, en abolissant la possibilité de concevoir la pensée comme appartenant à tout le monde.

8

Pravadelli Veronica, Performance, Rewriting, Identity: Chantal Akerman's Postmodern Cinema, Otto, Torino, 2000.

9

Deleuze Gilles et Guattari Félix, Mille plateaux, op.cit., p. 10.

10"Jacques Rancière et l'a-disciplinarité" dans Rancière Jacques, Et tant pis pour les gens fatigués, Entretiens, Édition

Amsterdam, Paris, 2009.

(11)

10

Au même titre, en refusant ici l'approche psychanalytique qui inexplicablement domine encore dans une partie du système académique italien, on ne se posera jamais la question de ce que veut dire un film, un livre, un plan-séquence mais plutôt avec quoi il fonctionne, en connexion de quoi il fait ou non passer des intensités. Le travail critique, comme on l'entend ici, n'a rien à voir avec la recherche de significations, mais plutôt s’associe à l'acte d'arpenter, de cartographier des contrées à venir, chose, au final, assez banale si l'on se situe en phase avec l'héritage théorique des années mille neuf cent soixante-dix.

(12)

11 Chapitre 1 Déterritorialiser la langue

1.1 Littérature Mineure : au-delà du féminisme

Quand j'ai lu le livre sur Kafka, de Deleuze et Guattari, c'est ça qui m'a frappé. L'écriture mineure. C'est bien ça que je faisais au cinéma.12

A partir de 1977, dans plusieurs interviews13, Akerman identifie sa cinématographie avec le concept de littérature mineure, forgé par Deleuze et Guattari et élaboré dans le cadre de leur célèbre étude sur Kafka14. Cette hypothèse théorique nous semble premièrement bien rendre compte de la façon dont l'œuvre akermanienne s'insère dans l'histoire du dispositif cinématographique, quels choix elle refuse - l'engagement militante direct, le point de vue

auteuriste de la nouvelle vague - et quels alliances elle tresse - le burlesque, le cinéma

structuraliste américain. En deuxième lieu, cette proposition nous apparait éclairer le mieux le rapport que cette écriture instaure avec le dehors, en reconfigurant continuellement la perception de celui-ci, et en suggérant constamment comment l'individuel déborde toujours sur l'immédiatement politique. Cela évoque de proche la devise féministe le personnel est politique; en effet, la proximité, sinon l'influence, entre ces deux positions est indéniable. La littérature mineure englobe le désir d'une nouvelle syntaxe cinématographique à l’écart des codes dominants, comme Laura Mulvey l'appelait de ses vœux, sans tomber dans la logique dichotomique typique d'un certain courant de la pensée féministe. L'opération de déterritorialiser la langue ne consiste pas en l'invention d'une nouvelle langue opposée au langage dominant par ce qu'elle expose, mais met en œuvre un traitement différent de cette langue. Au lieu d'en extraire les constantes, et de la fixer, elle la met en variation. Il se trouve que cette constante que la majorité implique, ce mètre étalon par rapport auquel elle s'évalue, soit souvent l'homme-blanc-mâle adulte, et le fait d'y introduire une variation donne alors voix à des minorités car elle échappe ainsi à sa fonction territoriale et identitaire.

12

Akerman Chantal, Autoportrait en cinéaste, Coédition Centre Pompidou - Cahiers du cinéma, Paris, 2004, p. 80.

13

L'article où ce rapprochement est fait de manière la plus approfondie est celui de Martin Marcel "Les Rendez-vous de Chantal", Écran, n.75, Décembre 1978, p. 44-52.

14

Deleuze Gilles et Guattari Félix, Kafka, Pour une littérature mineure, Collection «critique», Les Édition de Minuit, Paris, 1975.

(13)

12

La littérature mineure donc «n'est pas celle d'une langue mineure, plutôt celle qu'une minorité fait dans une langue majeure»15. On pourrait aussi dire qu'elle fait subir à une langue dominante un traitement qui la rend étrangère à elle-même en la faisant tendre vers ses extrêmes. Cet étirement de la langue vers ses limites, qui est, si l'on veut, typique du projet moderniste en littérature (Joyce, Musil), passe par un affrontement de la phrase avec des forces internes qui subvertissent ses éléments constitutifs. Si l'on imagine la structure qui constitue la phrase comme un tuyau composé d’un enchevêtrement de fils, on pourrait imaginer que le fil principal - la langue à son stade classique et dans sa configuration dominante - est tiré constamment par d'autres forces, d'autres fils qui la travaillent en la poussant à l'extérieur d'elle-même. Ces autres forces ne sont pourtant jamais déstabilisantes au point de créer une cassure totale. Ainsi, la phrase tend toujours vers le point de rupture sans jamais l'atteindre. On a alors une déterritorialisation quand on arrive à «écrire dans sa propre langue comme un juif tchèque écrit en allemand, ou comme un Ouzbek écrit en russe»16, et ce faisant on soustrait la langue à ses usages officiels au service du pouvoir. Cet ébranlement de la langue qui part à l'intérieur d'elle-même est directement politique car il détourne la langue de toute fonction d'assignation et de contrôle, d'attribution d'identité, c'est-à-dire d'institution d'un canon de normalité qui est présenté comme naturel.

Transposer ce concept sur le plan cinématographique nous semble pertinent car la formulation de certaines règles formelles dans la période du cinéma classique mime la formation d'une langue standard sur le plan linguistique. A un certain moment, de Griffith à Capra, le cinéma cherche à fonder une syntaxe commune, et codifie des constantes formelles, des procédés techniques, qui reflètent les rapports de pouvoir de la société qui les produit. Filmer s'identifie assez arbitrairement avec le fait de raconter une histoire suivant les lois mimétiques, en récupérant l'instance de la littérature réaliste du XIXème siècle. Le cinéma d'Akerman ne suit jamais cette voie, même quand il fait de la fiction au sens le plus classique du terme. Il opère deux stratégies. Premièrement un étirement jusqu'à l'épuisement de certaines procédures bannies par la syntaxe dominante. La lenteur et les plans fixes sont les deux exemples qui s'imposent tout de suite pour le spectateur coutumier des rythmes de la société contemporaine. Cette lenteur, sur laquelle nous reviendrons à plusieurs reprises, travaille surtout sur l'intensité du plan, et s'oppose à toute usage symbolique, significatif, ou simplement signifiant de celui-ci. Il est important de situer cet usage fort du plan fixe dans la stratégie d'ensemble déployée par la réalisatrice belge. En effet, là où

15Deleuze Gilles et Guattari Félix, Kafka op.cit., p. 29. 16Deleuze Gilles et Guattari Félix, Kafka op.cit., p. 38.

(14)

13

d'habitude on opère un montage transparent, une suture continue, qui est en soi une mystification aussi bien au niveau temporel que spatial, la caméra akermanienne expose le spectateur à une perception du pro filmique qui évite toute illusion. Un film devenu célèbre pourrait nous aider à comprendre comment le refus de la manipulation entraîne plusieurs conséquences. Dans Jeanne

Dielman, le personnage principal n'est jamais filmé en gros plan, les dialogues ne recourent jamais

à la pratique du champ contrechamp : il y toujours une distance respectueuse entre l'objet filmé et l'appareil qui filme. D'après la cinéaste la frontalité, la fixité, la lenteur de ce plan moyen qui n'enserre pas l'objet filmé est une méthode pour soustraire le corps de la femme au traitement typique qu'il a dans la syntaxe classique (Marlene Dietrich dans Marocco de Sternberg, Lauren Bacall dans To have and to have not de Hawks, Rita Hayworth dans Gilda de Vidor, pour citer les exemples les plus édifiants). Akerman ne fragmente jamais le corps de Seyrig, ne l'expose jamais à un regard voyeur ou fétichiste, et, en raison de cela, elle échappe à une des fonctions d'assujettissement et de contrôle exercée auparavant sur la représentation du corps féminin. Jusqu'à ce moment il pourrait sembler que cette poétique soit assimilable aux au diktat de la théorie féministe, formulée, entre autres, dans le célèbre essai Visual Pleasure and Narrative

Cinema de Laura Mulvey. Cependant, il existe une différence fondamentale entre ce manifeste

féministe américain et le geste d'Akerman. Non seulement tout l’appareil théorique d'origine psychanalytique est refusé d’emblée, sinon pris en moquerie, mais surtout, on se débarrasse aussi vite que possible d'une posture qui reste piégée dans la construction d'un langage "contre" un autre, typique d'une vision encore arborescente, dualistique, dichotomique. Akerman fait tendre à sa limite le procédé du plan fixe, en introduisant une variation par rapport à la norme d'un rythme saccadé qui mime le tempo du monde électronique. Mais là où Mulvey, et avec elle Johnston, Bergstrom et De Lauretis, préconisaient une «destruction du plaisir comme arme radicale»17, Akerman, par la longueur hors norme de ce plan, nous semble moins vouloir détruire le plaisir mais plutôt inventer de nouvelles formes d'en prendre. En ce sens, la lenteur devient plutôt une nouvelle forme de séduction du spectateur, plutôt qu'un anéantissement de celui-ci. La lenteur devient le plaisir de prendre du temps pour créer les possibilités d'une perception autre de l'objet filmé qui ne passe ni par l'identification ni par un jugement distancié de celui-ci. La voie du cinéma narratif - en tant que projet idéologique qui cache le processus qui est à la base de sa formation, présentant comme naturel ce qui est en fait fruit de l'illusion réaliste - aussi bien que son opposé -

17

Mulvey Laura, Visual and other pleasures Language, discourse, society, Macmillan, London, 1989, p. 25. Notre tra-duction.

(15)

14

également idéologique - le projet moderniste godardien de filiation brechtienne sont refusées. Si le cinéma commercial "naturalise" ce qui est une construction sociale et culturelle, le cinéma de Godard, par exemple, opère une déconstruction qui est spéculaire dans sa démarche manipulatrice à celle du langage classique. Akerman, en fait, opère un dépassement plus radical car elle ne se situe pas dans ce rapport antagoniste. Pour le dire avec d'autres mots, le langage akermanien dénaturalise ce que le cinéma classique présente comme norme sociale en passant par une immixtion d'éléments étrangers à cette syntaxique dominante, sans jamais prendre à-bras-le-corps cet antagonisme.

L'introduction de certains éléments de la culture yiddish est une des stratégies qu'elle emploie. Le yiddish, encore une fois, contribue à rendre la langue étrangère à elle même, car en introduisant une variation, il déséquilibre les normes de la langue "dominante" et les conditions sociales que cette norme reflète. Par "culture yiddish" nous faisons référence non seulement aux histoires et anecdotes tirés du Talmud qui reflètent la thématique centrale de l'appartenance à la communauté juive et la transmission des valeurs de celle-là, mais aussi à des procédés comme l'insertion de la voix over (New from Home) ou des monologues (Les rendez-vous d'Anna) qui rappellent la musicalité des chants de synagogue. Dans Histoires d'Amérique cette tendance rejoint le sommet. Au violoncelle de Sonia Wieder-Atherton qui reprend la musique klezmer, aux dialogues prononcés directement en yiddish, à l'humour juif, aux gags et aux procédés empruntés à la tradition du théâtre ashkénaze, Akerman ajoute l'emploi extensif de la narration orale typique du conteur Cashinahua. La fonction principale de cette figure est celle de propager les histoires fondatrices de la culture juive, mais le conteur Cashinahua se distancie par rapport au conteur occidental par le manque d'une position autoriale de contrôle à l'égard de l'histoire relatée. Dans la tradition occidentale l'auteur/maître assume un point de vue extérieur au matériel narratif : il exerce ainsi une fonction unificatrice et devient la garantie ultime de la possibilité de découvrir l'essence de la réalité et donc du sujet. Dans la pensée juive, au contraire, comme cela a été souligné par Lyotard18, la position du sujet n'est plus en dehors de la narration, mais en continuel mouvement entre des positionnements différents, si bien que l'étanchéité entre auteur et réalité est mise en discussion. Nous analyserons la conséquence de cette rupture épistémologique dans le troisième chapitre, où la différence entre le cinéma d'auteur, comme il a été conçu par la Nouvelle Vague, et la pratique akermanienne entre performance et filmmaking sera creusée dans le détail.

(16)

15

Pour l'instant il nous semble important de remarquer comment ce travail d'immixtion d'éléments hétérogènes, ne passe jamais par une surenchère, un pastiche désordonné comme peut l'être l'écriture de Carlo Emilio Gadda, mais plutôt par un dépouillement, une soustraction. Comme chez Beckett, on assiste à une opération d'élagage - nombre réduit des plans, raréfaction du cadre, absence de musique de fosse, bande son donc réduite aux bruits du monde - qui permet «d'aller plus loin, en intensité, mais dans le sens d'une nouvelle sobriété»19. Ce qui est retranché sont les éléments fixes (par exemple le champ contre champ, le montage alterné, ou tout simplement l'illusion de naturalisme), qui sont enfin les éléments de pouvoir, ce qui bloque, stabilise, territorialise, et empêche l'écoulement des flux de vie. Pour conclure, nous voudrions faire un parallélisme emprunté au champ de la linguistique. Dans Mille plateaux, à propos de postulats de la linguistique Deleuze et Guattari arrivent à dire que «former des phrases grammaticalement correctes, est, pour l'individu normal, le préalable de toute soumission sociale»20. Dans cette perspective, l'écriture akermanienne pratique l'exercice d'une insoumission sociale par une double stratégie : entre soustraction et variation, elle libère les puissances d'un nomadisme de la langue qui ne se cristallise jamais et reste en continuel devenir comme le seront aussi les personnages des histoires que cette langue raconte.

19 Deleuze Gilles et Guattari Félix, Kafka op.cit., p. 28.

(17)

16 1.2 Le politique : les incomptés et les sans-parts

Afin de saisir ce qu'on entend par politique il est fortement intéressant de comparer la distance qu'il y a entre la production akermanienne et l'art engagé, ouvertement militante. À la différence de cette dernière, Akerman semble faire de la politique à condition expresse de pas en faire du tout. En plein 68, le début de sa carrière artistique coïncide avec l'essor du mouvement féministe et l'épanouissement du cinéma militant. Dans ce climat contestataire où on croit à la possibilité, voire le devoir, de l'art d'œuvrer une transformation du monde par le biais d'une prise de conscience chez le spectateur (du groupe Dziga Vertov de Godard-Morin, ou groupe Medvedkine, en passant par la vidéo féministe de Carole Roussopoulos, à l'héritage brechtien repris par Fassbinder), Akerman a une intuition assez précoce du fait que la puissance critique et dissensuelle de l'art ne réside ni dans son message ni dans sa forme, mais plutôt dans sa capacité d'inventer de nouvelles manières de configurer les espaces et les temps, aussi bien que dans sa façon inédite d'articuler le rapport entre le pensable, le visible et l'énonçable. La pensée de Rancière, pour laquelle la politique ne réside pas dans l'exercice du pouvoir ni dans les luttes sociales, mais plutôt dans le geste qui les contient et les autorise, redéfinit ce qu'on entend généralement par politique. Il l'envisage comme la capacité de reconfigurer le partage du sensible. Cette conception qui exproprie toute dimension idéologique de la politique nous paraît particulièrement éclairante pour chercher à comprendre les enjeux posés par Akerman.

En premier lieu, l'œuvre de l'artiste bruxelloise nous semble être dissensuelle dans la mesure où elle rend visible ce et ceux qui ne le sont pas. Son cinéma naît comme une enquête autour de l'acte d'habiter, et, à partir d'Hotel Monterey, captation de ce lieu de passage que sont les couloirs d'un auberge-habitation, il ne cessera jamais de poser son regard sur ce qu'on a l'habitude de voir tous les jours, mais qu'on ne regarde pas vraiment. Une petite comparaison pourrait bien servir à expliquer cela. Pendant sa jeunesse, tandis qu'Akerman travaillait comme caissière dans un cinéma porno de Brooklyn, elle nous raconte avoir pensé "qu'il ferait un film intéressant que de filmer les mains hâtives des hommes bien habillés qui, la tête baissée, venaient acheter un billet de cinéma21". Ce sont les mêmes années où Valie Export exécute sa performance

Genital Panic, où l'artiste autrichienne pénètre dans un cinéma pornographique avec un fusil à la

main, vêtue d’un pantalon découpé à l’entrejambe et exposant son pubis, avant d’annoncer à l’assistance que de réels organes génitaux sont désormais à leur disposition. À l'intervention

(18)

17

directe sur le réel, à une poétique grandiloquente et ouvertement provocatrice, Akerman préfère un langage forgé à force de sobriété et soustraction proche de cette littérature mineure, dont on vient de définir les caractéristiques principales. Qu'il s'agisse d'une cuisine, d'une chambre, d'un centre de réhabilitation, d'un quai du métro ou de l'entassement de maisons d'une petite ville paumée dans le sud des États-Unis, l'écriture d'Akerman est politique car ses longs plans fixes suspendent les cordonnées normales de l'expérience sensorielle, en modifiant ainsi notre perception du sensible. Et inévitablement, ce geste qui reconfigure l'espace amène à faire entendre comme parleurs ceux qui n'étaient perçus que comme cris de douleurs. Les existences retranchées sont alors rendues visibles et porteuse de parole : les clandestins qui cherchent à traverser la frontière au bord du Mexique, les grand-mères de Jasper qui nous racontent ce qu'implique pour l'existence quotidienne d'être noir au Texas, les immigrées juifs transplantés à New York qui s'efforcent de faire concilier la culture d'origine et celle du pays où il vivent. Toutes les fois, ce qui change par rapport aux représentations classiques qu'on nous donne de ces groupes sociaux, c'est le fait qu'on ne parle pas à leur place, ni pour ou contre eux, mais on montre plutôt la compétence de parler de ceux qui habituellement ne sont pas doués de cette compétence.

Jeanne Dielman, le film qui a fait connaître notre réalisatrice dans le monde entier, plutôt qu'être

simplement un manifeste féministe, nous semble alors important pour sa prise en compte d'une subjectivité jusque-là incomptée, une femme de ménage quelconque au milieu des années soixante à Bruxelles. Sa vie et ses habitudes sont offertes au regard du spectateur au rythme de la vie qui est le sien, sans manipulation ni intervention externe, geste qui casse la loi mimétique pour laquelle certaines actions et gestes quotidiens n'étaient pas assez dignes d'être montrés dans un récit.

(19)

18

Chapitre 2 Reconfiguration de l'espace, la ligne de fuite des personnages

2.1 Habiter : la cartographie d'un territoire : la chambre, la ville, le dehors

Des livres aux pièces de théâtre, des films de fictions aux installations, des autoportraits aux documentaires, toute l'œuvre akermanienne semble être traversée par une opposition fondamentale : dedans et dehors. Tout d'abord : la chambre, les intérieurs, les appartements. Et puis : le voyage, la non-appartenance, l'ailleurs. Entre les deux : le déménagement, moment de passage, de reterritorialisation sans doute. On aura presque envie de dire alors : espace strié et espace lisse, espace sédentaire et espace nomade. Il va sans dire que cette opposition est loin d'être simplement binaire et dichotomique, mais se nourrit plutôt d'une interdépendance entre les deux pôles qui la constituent. Cette histoire d'imbrication des opposés remonte à très loin.

Si l'on veut, on la retrouve dans le concept de Mahloquet dans le Talmud, qui permet de comprendre comment la philosophie juive a pensé différemment la dialectique. Loin des contrées hégéliennes, où une ligne téléologique mène toujours la thèse et l'antithèse vers une synthèse une et unifiante, on observe plutôt ici une coprésence simultanée des deux termes opposés. Par exemple, la transgression ne dépasse jamais la loi, elle l'amène au contraire en soi-même, créant une imbrication ontologique entre les deux termes qui fait éclater la structure immanente de la pensée synthétique, en ébranlant la quiétude d'une vérité une. À l'aune de ces considérations on peut envisager à quel point le rapport dedans/dehors dans l'art akermanien est un champ de bataille toujours ouvert à de nouvelles reconfigurations, peuplé de rapports de forces qui ne se stabilisent jamais dans une position définitive.

Le panoramique qui constitue La Chambre (1972) est alors un geste de fondation, dans la mesure où il trace un territoire. La caméra est un compas qui, au fur et à mesure que le cercle se dessine, engendre l'espace. Un espace où les objets et la performeuse, dans leur équidistance par rapport au dispositif qui les filme, atteignent le même statut épistémologique. Par ce geste, à

Dehors et dedans chez Akerman : lignes molaires, moléculaires, et de fuite se greffent l'une sur l'autre.

(20)

19

placer dans l'héritage de Michael Snow, la caméra cesse d'être un instrument de représentation pour devenir instrument de cognition, d'appréhension du réel. On change entièrement de paradigme par rapport au mimétisme de l'illusion réaliste, l'action de filmer et la perception du filmé se trouvent complètement redéfinis. Le pro filmique n'est pas reproduit mais il est produit à travers le dispositif cinématographique, en réduisant à zéro le degré de manipulation de l'image entre tournage et projection. Ce déplacement épistémologique fondamental, au fondement de l'instance structuraliste américaine, trouve son origine, à mon sens, dans la recherche formelle entamée par le Nouveau Roman, notamment au regard des textes théoriques de Robbe-Grillet. En effet, c'est l'École du Regard qui a balayé définitivement toute tradition mimétique et psychologique. "Le monde n'est ni signifiant ni absurde, il est, tout simplement. Autour de nous, défiant la meute de nos adjectifs animistes ou ménagers, les choses sont là. Les objets et les gestes qui servaient de support à l'intrigue disparaissent complètement pour laisser place à leur seule signification : la chaise inoccupée n'était plus qu'une absence ou une attente, la main qui se pose sur l'épaule n'était plus que marque de sympathie, les barreaux de la fenêtre n'étaient plus que l'impossibilité de sortir"22. Le simple être là des objets et du monde, la destitution de tous les vieux mythes de profondeur, donnent vie à une littérature du pur constat, où la description refuse de représenter, assumant enfin sa fonction créatrice. Les romanciers du colloque de Cerisy-La Salle et l'avant-garde américaine reflètent en champs artistiques ce que Lyotard appelle l'incrédulité à l'égard des métarécits. Une même époque pose toujours un même problème. Le geste akermanien de La Chambre participe alors de ce débat en se positionnant dans le sillage de Snow, tout en le dépassant. Dans La Chambre ainsi que dans Wavelenght, la caméra en créant l'espace, crée le temps, si bien que la durée expérimentée par le filmmaker et la durée expérimentée par le spectateur coïncident. La durée n'est donc pas gratuite, ou simple effet esthétique, mais correspond au drame même. Cependant chez Snow, la sélection de l'espace opérée par le lent

zoom in de la caméra, assume une certaine prédictibilité du processus cognitif: le spectateur sait

que la fin du film portera sur la photographie accrochée au mur, moment final de vérité. Ce faisant l'acte d'appréhension du réel reste encore très lié au schème occidental de vision/cognition, à la tradition ocularcentrique de la Renaissance. Akerman, au contraire, procède par addition et sérialité, si bien que l'horizon d'une possible connaissance ultime - même en tant que métaphore de la ligne tracée par la caméra - est cassé d'emblée. Tout comme chez Robbe-Grillet, on a l'impression que c'est avant tout dans sa présence que réside la réalité du monde. Le personnage

(21)

20

disparaît pour laisser place à une performeuse qui accomplit des gestes : manger une pomme, se lever du lit. On a abandonné le modèle de la profondeur (acteur, personnage, dramatis personae, auteur) pour basculer dans le monde de l'happening, de la performance. La Chambre pourrait porter comme sous-titre : Adieu à l'interprétation, Welcome event.

Tout comme la littérature du pur constat, le minimalisme refuse la représentation, la référence et le symbole. Des formes géométriques se présentent à nous comme des "faits" irréductibles, affirmant rien de plus que leur présence physique.

Carl Andre Level 1969

Carl Andre, Level 1969

(22)

21

Yvonne Rainier, Carriage Discreteness, Performance, New

(23)

22

Partant des conquêtes théoriques de Robbe-Grillet et passant par l'art minimaliste et la performance, la Chambre akermanienne de 1972, cet espace-temps suspendu entre éternité et silence, est bien ancrée dans les enjeux fondamentaux de son époque, traversée comme elle l'est par les débats théoriques et esthétiques de son temps.

Si l'on fait un pas en arrière, avant la rencontre new yorkaise avec le cinéma d'avant garde, le court métrage violent et drôle Saute ma ville (1968), acte de naissance du cinéma akermanien, témoigne d'un geste beaucoup moins réfléchi, et d'autant plus vivant. Le territoire, dès les premières images, est défini comme un enfermement. La rue, l'extérieur de l'HLM, le hall du bâtiment, l'ascenseur, les escaliers en colimaçon, l'appartement, la petite cuisine. En une minute et quarante secondes, comme si l'on enlevait à chaque fois une couche supplémentaire, on rétrécit progressivement l'espace par emboitements successifs. On bouche littéralement toutes les issues : la porte est condamnée avec du scotch, le chat est jeté dehors par la fenêtre, fenêtre aussitôt fermée. Le détraquement des objets, le dysfonctionnement du corps, l'inversion des tâches ménagères, le rythme enjoué, le fredonnement insolent de la voix over : dans la grande tradition du burlesque, entre Keaton et Chaplin, tout pointe vers le climax final, l'autodafé destructeur et donc créateur. Il serait intéressant que les programmateurs décident de projeter cet hymne anarchiste au désordre suivi de Jeanne Dielman, qui a été souvent cité comme son jumeau inversé23. C'est d'ailleurs ce qu'a fait la cinéaste dans Akerman par Akerman, montage de ses films, où elle fait se côtoyer deux scènes de cirage de chaussures, l'une tirée de son premier court métrage, et l'autre du chef-d'œuvre qui l'a fait connaître dans le monde entier. Par la juxtaposition de ce seul acte ménager, on observe comment le même principe dramatique (ou plutôt non-dramatique) d'exploration des gestes quotidiens peut avoir une issue clownesque ou tragique. D'un côté les ustensiles sont utilisés à contre-emploi, et la routine déborde vers le non-sens (ou le trop de sens), de l'autre, chaque objet a une fonction et un horaire précis d'utilisation. Un ordre méticuleux est élu à principe constructeur des agencements des actes, mais ce calme et ce silence apparents portent néanmoins une même violence. Ces deux films explorent par là deux manières de maîtriser l'espace (et donc le temps), tout en posant le même problème. Qu'est-ce que font similairement Jeanne Dielman et la jeune fille bruxelloise ? Elles bâtissent une machine de guerre dans l'espace qui leur est imparti, en soumettant cet espace soit à un principe d'ordre soit à un

23

Nous ne citons que deux exemples : Schmid Marion, Chantal Akerman, Manchester University Press, Manchester, 2010, p. 28, et Aubenas Jacqueline dir., Hommage à Chantal, op.cit., p. 20.

(24)

23

principe de désordre. Il s'agit toujours de tresser une stratégie de résistance, un acte de survie. D'un côté on casse tout, l'explosion ne peut qu'impliquer une implosion - acte de mort qui renvoie cependant au plus affirmatif désir de vivre - mais elle est aussi ouverture de cage; de l'autre on accepte l'enfermement, et on bâtit sur cet enfermement le principe même de la vie, en cherchant à dominer l'enfermement de l'intérieur. Dans ce sens, le meurtre final du client est aussi, paradoxalement, un acte affirmatif de liberté. Le choix de non-jouir est, si l'on veut, le dernier rempart d'une guerre sur l'appropriation des espaces. Jeanne Dielman réaffirme la possession de cet ultime territoire, celui de l'intimité, en tuant la menace d'invasion de cet espace. Ce personnage est-il alors vraiment en contraste avec les choix d'Anna, Nina et Julie, les héroïnes nomades des autres films de notre réalisatrice? Si, en apparence, Jeanne Dielman semble tracer une ligne de reterritorialisation, son choix est en réalité pour le moins ambigu. Le dernier plan du film, les sept minutes durant lesquelles Seyrig est assise sur la table de la cuisine à côté de la soupière, gagne en intensité du fait qu'on ne peut pas réduire le geste qu'on vient de voir à une lecture psychologisante. Le meurtre aux ciseaux, élément hitchcockien filmé de manière antithétique par rapport à Hitchcock, est restitué en enlevant toute hiérarchie entre les types d'images. Ce nivellement de l'exposition, qui ne privilégie pas l'action sur la description, instaure un autre type de tension qui a son principe propre de fonctionnement. La tension ici n'est pas créée par la manipulation du pro filmique par la caméra, co-adjuvée par la musique; elle relève plutôt d'un ordinaire parfaitement répété qui se fissure. La caméra n'est jamais voyeuse, on sait toujours où elle est placée, et le type de distance instaurée, qui reste constante pendant tout le film, aide à créer cette tension entre la répétition et le changement du détail. Au delà de l'effet d'égalisation, qui détruit une certaine hiérarchisation des scènes typiques du cinéma "majeur", cette méthode permet une mise en relief de la picturalité de l'image. On échappe à une interprétation psychanalytique, il n'est plus question de signifié et de signifiant, car on ne filme plus à travers le trou de la serrure, on retourne plutôt à une frontalité du cinéma des premiers temps, frontalité que souligne encore plus l'installation tirée du film à la Biennale de Venise en 2001. Dans la dernière scène du film, plan fixe de Seyrig face à la caméra, ses yeux fermés empêchant toute identification entre le spectateur et le personnage, le public est conduit plutôt à sentir la puissante picturalité de ce dernier plan, dont l'opposition corps animé/objet inanimé traverse toute l'histoire de la peinture. Un certain essentialisme domine cette image, et sa portée politique relève moins d'un discours féministe qu'on peut faire sur le personnage que de l'usage intensif de l'élément figuratif. Ce plan fait un usage mineur du langage car "il n'y a plus ni sens

(25)

24

propre ni sens figuré, mais distribution d'états dans l'éventail du mot"24 (en substituant alors mot par image). Tout comme chez Beckett, ce qui nous paraît saillant, c'est le fait que ce plan est une anomalie polémique à l'égard des valeurs dominantes qui définissent la norme linguistique du cinéma "majeur" - norme qui renvoie toujours à une normalité sociale. Politique, et directement politique, ce plan l'est, car il crée de nouvelles conditions de vision, un énoncé qui ne soit pas codable, et entre ainsi en contact avec le pur dehors.

Mais c'est dans la première partie de Je, tu, il, elle que le rapport dedans/dehors, nomadisme/sédentarité est le plus exploré. On récupère ici la recherche sur les cordonnées spatiales déjà entamée pour La Chambre, et on en développe la relation avec la présence humaine, notamment avec Julie, jouée par Chantal Akerman même. Dans cette première partie du film, Julie, qui n'est ni un personnage au sens classique du terme, ni une performeuse en raison de la présence de la caméra, met en acte une vrai cartographie de la chambre, en explorant ses

(26)

25

composantes - les meubles - et ses limites - les murs -, aussi bien que l'assemblement des configurations que ces derniers peuvent assumer avec le corps humain. L'écran tend fortement vers une bi-dimensionnalité, la perspective est presque écrasée, il en résulte un jeu de lignes et de formes qui renvoie encore une fois et de façon très forte au medium pictural. Cette tendance, qu'on peut citer comme exemple du procédé de la greffe dont on a parlé auparavant, s'allie avec le procédé de distanciation intrinsèque au style akermanien de mise-en-scène de soi, qui n'est jamais

jeu (acting) mais plutôt performance. La voix over contribue aussi à ce mouvement de refus de la

représentation, avec le décalage crééentre les énoncés proférés et les actions qui suivent. Grâce à tous ces expédients, non seulement le registre littéral n'est jamais bridé dans une supra-signification symbolique, constamment refusée, mais le mécanisme même de référencialité devient instable. On a envie de dire qu'on reste presque sur le seuil de la représentation même, car Julie n'est pas actrice, elle ne mime pas une action qui représente quoi que ce soit, elle l'accomplit simplement en face de nous, sans que cela ne renvoie à autre chose. Qu'est-ce qu'elle accomplit au juste ? Elle bouge ses meubles, réarrange leur disposition, vide enfin sa chambre, mange du sucre, dort, se déshabille, s'allonge par terre, écrit des lettres. Elle explore l'espace et la relation de son corps avec l'espace. Ce corps-volume, seule ligne courbe parmi les angles et lignes droites des meubles et des parois, pose un problème qui hante la peinture depuis toujours, le rapport entre objet animé et inanimé, et il le fait à travers une investigation de l'espace fermé qui refuse toute psychologisation et anthropomorphisation du problème. C'est à cet égard qu'on estime la démarche akermanienne bouleversante par rapport à la tradition antérieure : comme chez Robbe-Grillet, le regard sur le monde cesse d'être humain.

(27)

26 2.2 Errance et Nomadisme

Après cette psycho-géographie des espaces fermés, nous souhaiterions analyser un deuxième groupement de films, où tantôt les personnages tantôt la caméra se livrent à l'errance, à la flânerie, étant ainsi forcés de se confronter au monde (et donc à l'Histoire) sans pourtant jamais abandonner la position de marginalité qui les caractérise.

Le dehors c'est d'abord une femme qui s'en va, un regard qui s'ajuste à la configuration de la métropole (jusqu'à la décennie '90 il n'est jamais question de filmer la nature ou les espaces ouverts, comme les forêts, les montagnes, les déserts). Lorsque Julie quitte son appartement dans

Je Tu Il Elle, pour faire de l'auto-stop, c'est le plan général d'une autoroute - ses quatre voies

parallèles et symétriques immergées dans la grisaille qui nous est d’abord donné à voir. En effet, à partir de ce moment, l'ouverture sur le dehors veut dire premièrement l'entassement de ces lieux de passage - stations-services, gares, salles d'attentes, halls - toujours montrés avec une rigueur géométrique maîtrisée à la perfection. On pense ici surtout aux gares allemandes de Les

Rendez-vous d'Anna, cette histoire d'un voyage filmé pourtant de façon si statique. Dans la première scène

du film, constituée par un plan fixe d'un quai de chemin de fer, alors que tout appelle au mouvement de la caméra - le ballet de trains, la foule, le mouvement de la femme qui sera la protagoniste du film - l'objectif s'obstine dans une immobilité qui met en relief la structuration de l'espace autour d'un axe de symétrie vertical qui découpe le cadre en deux. Cette symétrie parfaite, qui rappelle les deux ailes d'un papillon, réapparaît comme un leitmotiv visuel dans une bonne majorité des 137 plans qui composent le film. Anna, généralement positionnée au milieu du cadre sur l'axe de symétrie, en amorce devant une fenêtre ou une porte, devient elle-même souvent une forme géométrique qui paraît s'assembler avec les autres formes tantôt dans une configuration tantôt dans l'autre. Quand entre dans le cadre la deuxième figure humaine (Heinrich, Ida, l'étranger dans le train, sa mère, Daniel qui donnent lieu aux cinq rendez-vous du titre), l'espace est alors construit avec les deux figures humaines en plan moyen à une distance équivalent aussi bien l'un de l'autre que par rapport au bord du cadre. Encore une fois le parallélisme des lignes structure l'espace, qui ne prend jamais une forme circulaire. Et de nouveau s'impose le parallèle avec le présupposé épistémologique de la description chez Robbe-Grillet. La

Jalousie, ce roman écrit comme un scénario, opère le même refus du mimétisme et de la

(28)

27

l’indicatif, dépouillé de toute anthropologisation ou psychologisation. La caméra akermanienne, avec son refus du gros plan et d'une subjectivation de la perspective, se pose d'emblée au-delà de la tradition naturaliste et réaliste, et donc mimétique. Anne, habillée des mêmes couleurs ternes (gris-marron) qui dominent l'architecture environnante, n'a jamais une primauté ontologique sur les espaces qu'elle traverse. Si jamais il y a une hiérarchisation entre les deux, elle suit plutôt l'ordre contraire, car la caméra tout d'abord découpe une portion de l'espace, rigoureusement vide - un bout interchangeable et banal de la ville - et seulement après laisse entrer la présence humaine, et reste immobile jusqu'à ce que le plan soit vide à nouveau. L'espace architectural contient et enferme les personnages, prolongeant l'impression d'oppression et de claustrophobie déjà à l'œuvre dans Jeanne Dielman. Ce principe de construction - personnage mobile/caméra immobile, espace qui préexiste à la présence humaine et perdure après l'évacuation de cette dernière - très courant chez Akerman, a deux effets : d'un côté il dédramatise l'action, de l'autre coince le mouvement humain entre deux ordres géométriques, celui de la caméra et celui de l'architecture, de même que ce mouvement est dépouillé de toute prééminence par rapport à l'inanimé. Parallèlement, le personnage d'Anna, cinéaste célibataire et nomade, n'instaure jamais de rapport de domination avec l'espace qu'elle traverse ni avec les gens qu'elle rencontre. C'est peut-être en raison de cela que ses gestes semblent a-téléologiques, et sa personne échappe à toutes les tentatives que les autres personnages font pour l'enfermer dans un rôle figé d'avance. À qui lui demande d'être mère ou épouse, elle répond avec une de-subjectivation qui détruit toute possibilité d'assujettissement, car le désir est laissé libre de circuler et l'expérimentation de se faire, dans une volonté d'immanence qui ne cristallise jamais l'identité dans une conformation structurée. Anna, comme ce sera le cas pour maintes autres héroïnes akermaniennes, invente donc un nouveau mode d'être femme : elle n'a jamais besoin de séduire pour exister, ne se définissant jamais par le désir de plaire, mais plutôt par l'ouverture de lignes de fuites dans les contradictions du réel.

Elle marche, elle attend, elle écoute, elle semble exécuter/accomplir une performance plutôt qu’interpréter un personnage. Elle prend son temps. Les bruits - pas, sifflet, rumeur des trains - surgissent un fond de silence, la musique de fosse est complètement absente. On ne manipule donc pas le temps par les artifices habituels de la langue majeur. La dédramatisation de l'action et l'utilisation de ce montage qui laisse faire l’expérience du temps de l'existence au spectateur assument alors toute leur valeur politique : comme dans Jeanne Dielman, on résiste à l'idée d'un cinéma qui ne se fait pas temps de la vie mais plutôt en accélère le rythme en créant ainsi un

(29)

28

assujettissement du spectateur. À un personnage qui se veut nomade, correspond donc une mise en scène libérant une nouvelle perception de la temporalité, déliée des codes qui confinent le spectateur à une position passive. Ainsi, la mise en scène d'un personnage nomade libère une perception de la temporalité rompant avec les codes Cette lenteur, alors, souvent reprochée à Akerman, est plutôt une réappropriation d'un langage cinématographique qui bat à un rythme plus proche de celui de la vie plutôt qu'à de celui de la marchandise. Le temps de l'écoute, de la rencontre avec l'Autre, de l'errance, est alors un temps dont on fait une expérience pleine, et il ne peut qu’être restitué sans coupure ni trucage. En ce sens les choix de mise en scène ont pour Akerman une valeur éthique et politique : le cinéma pour elle "ne doit être une machine à englober et à absorber le spectateur. D'où la frontalité des plans et le temps recomposé qui représente une expérience physique."25 Si ce postulat est formulé dans le cadre du débat autour de l'interdiction juive d'une relation idolâtre à l'image, on en voit néanmoins toute sa force par rapport à la déstructuration d'un cinéma voyeuriste. La précision et la rigueur du cadrage sont alors une façon de restructurer l'espace et la fruition de cet espace autour d'un principe autre que la perception d'un stimulus dans la vitesse. La frontalité et la symétrie deviennent un exemple de ce bégaiement dans sa propre langue dont nous parle Deleuze, car elles creusent une langue mineure à l'intérieur d'une langue dominante qui voudrait faire de l'image une prise en otage du spectateur.

Dans News From Home ce n'est plus un personnage mais plutôt la caméra elle-même qui erre. Une ville et une voix donnent lieu à cette balade poétique qui se nourrit de l'alternance entre plans fixes et travellings latéraux. Cette façon de filmer New York et cette voix qui lit les lettres d'une mère à sa fille lointaine, sont deux marginalités qui se superposent sans jamais devenir redondantes. La voix n'explique pas, ne commente pas, elle n'a ni la fonction typique du cinéma classique ni celle brechtienne de dialectiser la bande image. Elle reste irréductible et auto-suffisante. Ce flot de mots plein de redites et de répétitions, - "ta maman qui t'aime", "ma petite chérie" - rappelant le refrain d'une chanson, sorte de lien affectif, de cordon ombilical sonore, semble bercer ces photos en mouvement de ruelles étroites, de rames de métro, de couloirs underground, en bref, de ces lieux d'attente et de passage si typiques de la métropole. C'est en fait les écarts, ce qui est anodin en apparence qu'on met au centre du regard. Cette marge qui se fait centre donne à voir différemment la ville au spectateur. Akerman crée ce faisant une nouvelle

(30)

29

forme de visibilité à partir de laquelle la perception de l'espace urbain est reconfigurée. A travers une forme artistique, on opère un repartage politique de l'expérience la plus commune qui soit, celle de traverser une ville. A partir du flâneur baudelairien, cette figure emblématique de la modernité dont Benjamin nous a montré si efficacement les enjeux politiques et sociaux, est née toute une tradition de la flânerie que le cinéma a reprise et développée. Ici, pourtant, on est arrivé à l'autre bout de cette tradition, on ne regarde plus un personnage arpenter la ville moderne, se perdre dans la foule et instaurer un rapport critique à l'égard des stimuli de la métropole. On se trouve plutôt face à un entassement de plans de ce qui passait à côté du flâneur, de ces détails qu'on tend à oublier, mais qui sont pourtant si révélateurs du quotidien de "sans parts". Ne s'agit-il pas d'une prise en compte de subjectivités jusqu'ici incomptées dont nous parle souvent Rancière ? Le contenu des lettres, qui relatent le banal du quotidien familier bruxellois, et les visages des êtres humains dans le wagon du métro, ne sont-ils pas un façon de réordonner le visible et l'énonçable qui se situe immédiatement d'une façon dissensuelle par rapport aux hiérarchies de la société contemporaine? A l'égard de cela, nous voudrions souligner comment le cinéma d'Akerman ne se limite pas à donner une place de visibilité aux femmes, comme cela a été fortement souligné par la critique féministe, mais prend en charge tous les laissés-pour-compte de l'histoire. De jeunes délinquants de Hanging out Yonkers, aux clandestins qui cherchent à passer la frontière du Mexique de De l'autre côté, ou aux foules des célèbres travellings du documentaire

D'est, c'est tout un portrait minimaliste et silencieux qui intervient sur nos perceptions habituelles

de l'espace commun. Après avoir vu News from Home, on ne regardera plus les visages atones qui peuplent les métros de nos villes comme avant, car notre même action de voir restera informée par la répartition de l'espace opérée par Akerman.

(31)

30

2.3 Tracer des lignes de fuite

Il existe un moment récurrent qui peuple les films de fiction d'Akerman : une héroïne qui arrive à un point de rupture et s'en va, affirmant l'impossibilité d'appartenir à tel ou tel milieu. Il s'agit là d'un acte de désertion, de désaffiliation politique, qui porte en soi tout sa puissance affirmatrice. Si déjà dans les bribes de fiction qui composent Tout une nuit, il est souvent question des figures féminines qui trouvent ou pas la force de quitter le domicile conjugal, qui hésitent sur une porte ou une fenêtre à franchir le seuil qui les sépare du monde extérieur, les personnages adolescents de J'ai faim, J'ai froid explorent par le biais du burlesque ce dehors souvent seulement rêvé ou imaginé par les femmes de la génération précédente - en bref - les mères. Les deux petites fugueuse, héritières féminines de cet Antoine Doinel qui regarde la mer à la fin des Quatre cent

coups, quittant Bruxelles pour Paris, se confrontant aux problèmes matériaux, - la nourriture,

l'argent - tout comme à la découverte de la sexualité, montrent des corps en déphasage avec la réalité, des corps maladroits dont le rythme n'est jamais le même que celui des objets sur lesquels ils trébuchent. "C'est maintenant que la vie commence" dit l'un de personnages, et ce commencement est le temps des premières fois, dont il sera aussi question dans Portrait d'une

jeune fille de la fin des années 60 à Bruxelles. La sexualité est le champ de l'expérimentation, le

désir est multiple et engendre les processus de transformation. Il nous semble, en effet, que le désir et la construction d'une subjectivité féminine soient au centre de ces deux films. A l'opposé de la tradition de la Nouvelle Vague - dans laquelle pourtant ces deux films s'inscrivent -, la femme n'est plus objet d'un désir conçu en termes psychanalytiques comme un manque ou une réaction à la castration, mais devient elle-même le sujet désirant. Ses désirs fluctuent dans l'espace, en créant des compositions et des agencements inédits. L'inconscient n'est pas un théâtre, comme le laissent entendre les films d'Hitchcock, par exemple, mais plutôt une usine, c'est-à-dire un lieu de production de nouvelles relations. Le contexte social et politique n'est ni affronté directement ni relégué à l'arrière-plan comme le fond sur lequel se détache l'affaire personnelle, il est suggéré de façon sobre mais incisive par les enjeux mêmes des personnages. Le processus de (de)subjectivation de Michèle porte en soi une dynamique de rupture avec les puissances établies. Le problème de cette jeune femme n'est-il pas simplement celui de comment se décrocher des points de subjectivation qui nous fixent et nous clouent à une réalité dominante, c'est-à-dire, dans ce cas, devenir "une femme à marier, qui sache s'habiller chic" comme le voudrait son père ? Comment se déroule alors ce récit de désaffiliation? Au long de cette balade bruxelloise, jalonnée de petits épisodes plus ou moins comiques - le baiser au cinéma, le café, le vol dans le magasin de

(32)

31

disque etc. - Michèle n'arrête pas de parler comme pour se découvrir, de regarder et se regarder pour comprendre, de solliciter son corps et celui des autres (Paul, Danièle), d'essayer des combinaisons différentes en déjouant les attentes qui pèsent sur elle. Le surgissement du désir vers son amie Danièle, culmine dans la séquence finale de la fête, par le biais d'une danse circulaire de groupe et d'un slow, où est rejouée et mise en rupture la pantomime de la formation du couple hétérosexuel classique. Comme souvent chez notre réalisatrice, la danse (et le chant) sont les moments privilégiés de reconnaissance ou affirmation des désirs, où le corps est libre de se laisser aller, donnant l'intuition de gestes d'insubordination à venir. Déjà dans Toute une nuit, - encore une balade bruxelloise, mais cette fois nocturne - les bals des couples dans les cafés délabrés qui sillonnent le film, joués dans un style entre marionnette et mélodrame, exemplifiaient la suspension de l'ordre diurne, et bien s'alliaient avec cette tendance à explorer la gestualité, les fonctionnements et les dysfonctionnements des corps, typiques de l'univers akermanien26. L'autre espace, ouvertement de transgression, est celui du chant27 : dans une filmographie très économe en fait de musique d'accompagnement, se détachent fortement ces moments où les personnages se mettent à chanter, souvent face à la caméra en premier plan. A la fin de la longue scène de sexe qui constitue la troisième partie de Je,tu,il,elle, la comptine Nous n'irons plus aux bois chantée par Julie (donc Akerman elle-même) alors qu'elle quitte le lit de son amante, prolonge l'invitation à l'expérimentation et à la liberté qui caractérise déjà toute la séquence. "Entrez dans la danse,

voyez comme on danse, sautez, dansez, embrassez qui vous voudrez!" récite la ritournelle qui

depuis le dernier plan continue pendant les génériques, en faisant un rapprochement entre le parcours de Julie et ce "oui" sacré typique du jeu et de l'enfance, et proposant ainsi une ouverture finale vers des formes-de-vie affranchies des cases identitaires. Ce sera la forme de vie tentée par la réalisatrice de Rendez-vous d'Anna, un film - nous le répétons - complètement dépourvu de musique de fosse, où les bruits de la ville et le silence composent la majorité de la bande-son. Dans ce film d'une grâce grave, composé autour d'une structure de sérialité, - les cinq blocs/monologues dont on a parlé auparavant - et qui se veut voyage-enquête sur la capacité d'écoute et l'incommunicabilité entre les êtres humains, on retrouve le sentiment d'asphyxie de Jeanne

26 Une étude plus précise mériterait d'être faite sur le rapport entre notre réalisatrice et la danse contemporaine, qui

partirait de l'influence cruciale de Pina Bausch, à la quelle Akerman a dédié le documentaire Un jour Pina m'a demandé, mais s'étendrait aussi au milieu de la danse américaine, de Yvonne Rainier à Trisha Brown, dont les recherches sur le geste et la performance sont centrales pour comprendre la direction d'acteur et l'emploi de son corps à elle dans les films de la décennie 1970.

27

Pour une analyse détaillée de la fonction du chant chez Akerman, voir l'article de Emma Dusong, "Chant contre champ, Chantal Akerman: chanter se libérer", Entrelacs, 11/2014, mis en ligne le 31 décembre 2014, consulté le 12 février 2016, URL : http//entrelacs.revues.org/1020.

Riferimenti

Documenti correlati

Il modello numerico ha permesso di tenere conto delle condizioni operative di funzionamento oltre che della presenza dei fenomeni fisici coinvolti, quali l’irraggiamento e la

To start understanding the Taiwan issue, it is important to make clear who are the main actors involved in it, namely: The United States of America, The People`s

As previously observed in field conditions, also in potted plants, we confirmed the development of linho leaves with folded lamina after the vegetative stage ( 41.9% in

The new Soil Map of Aosta Valley (1:100,000) shows the main soil types distribution in a complex alpine region, where large elevation, geological, vegetational and climatic

Pore translocation of flexible chains with complex knots and the contour length of the knotted region too (Fig.. For composite knots, the first knot component nearest to the

the presence of an intense TH innervation with and positive axons contacting neurons, shows that the 270. CL is a probable recipient for afferents containing dopamine (Figure

C’est une occasion de citer le livre III de l’Art d’aimer, qui, s’adressant aux femmes, envisage avec elles la meilleure position à prendre dans l’acte sexuel, selon

La successione mostra un’ordinata distribuzione spaziale, sempre correlata alle fasi della Laurentina ed alle sue strutture di conteni- mento e sostruzione: si passa dagli