D. Le Nen
L’indication d’une chirurgie de reconstruction du pouce après traumatisme complexe pris en charge secondairement est, dans une certaine mesure, plus aisée que dans le contexte de l’urgence car, d’une part, les techniques sont relativement bien codifiées et, d’autre part, le choix technique définitif est souvent fait à l’occasion d’une réunion de service.
Mais dans le contexte différent qu’est celui de l’urgence, la codification et surtout les décisions à prendre devant un traumatisme complexe du pouce sont plus difficiles, le chirurgien se retrouvant seul devant une situation quel- quefois difficile à gérer. L’expérience de l’opérateur et la connaissance des nom- breux procédés de reconstruction sont alors les uniques recours.
Dans la prise en charge des traumatismes graves de la main, l’atteinte du pouce est en pratique soit isolée, soit associée à celle d’un autre doigt et, en particulier, l’index. Dans ce dernier cas, il faudra autant que possible tirer partie de ce doigt, quand il n’est pas « récupérable », pour la reconstruction de pertes de substance du pouce (principe du « doigt banque »).
Vouloir reconstruire le pouce par tous les moyens disponibles, avec pour objectif d’obtenir un doigt mobile, stable, sensible et, au mieux, esthétique, est le but vers lequel tout chirurgien doit tendre. Les procédés ne manquent pas, ils peuvent être combinés à l’infini, selon les associations souhaitées et la sensibilité de l’opérateur.
En pratique, deux questions essentielles se posent dans l’urgence : quand reconstruire et comment reconstruire ?
Quand reconstruire ?
En clair, doit-on reconstruire en urgence vraie ou légèrement différée ? Il est toujours préférable de traiter de telles lésions, et en général toutes lésions de la main, en urgence. De nombreuses études de la littérature et l’expérience au quotidien ont montré que la réparation en urgence ou en urgence différée était le meilleur garant d’un résultat sans les complications redoutables que sont la pseudarthrose et le sepsis. À la main, se rajoute le risque spécifique de raideur secondaire à la fibrose. Ainsi, en dehors des cas où une replantation impose une prise en charge immédiate, l’attitude n’est pas stéréotypée. En par- ticulier, en cas d’hésitation sur le choix technique, il est toujours plus rai- sonnable de couvrir la main par un pansement provisoire, de discuter l’indi-
Fig. 1a-g – Patient de 27 ans, reçu suite à un accident par ensileuse (a). Le bilan initial retrou- vait une avulsion complète du pouce avec pertes de substance ostéo-cutanée, tendineuses et ner- veuses, de la base du premier métacarpien à l’interphalangienne. Seule la phalange distale du pouce était intacte (b). La reconstruction fut réalisée de manière chronologique : 1) parage et lavage abon- dant au sérum physiologique, prélèvement d’une veine de l’avant-bras pour la réalisation d’un pontage veineux inversé entre l’artère collatérale au niveau de l’interphalangienne et l’artère radiale dans la tabatière anatomique. Ce geste artériel fut réalisé « sur la table », en commençant par l’ana- stomose distale ; 2) greffe osseuse en utilisant les fragments restants (« os banque »), fixés par de multiples broches de Kirschner, ce qui permit de restituer la continuité osseuse ; 3) pontage veineux dorsal ; 4) en raison de l’avulsion haute de l’appareil extenseur, réalisation d’un transfert de l’ex- tenseur propre de l’index sur le long extenseur du pouce. Aucun geste ne fut réalisé au niveau du long fléchisseur avulsé ; 5) levée d’un grand lambeau interosseux postérieur dessiné en « L », auto- risant la couverture complète de la première commissure, et de la circonférence du pouce, large- ment exposés (c-e). À un an, après consolidation, sans geste osseux complémentaire, et après resen- sibilisation par l’intermédiaire d’un lambeau hétérodigital en îlot à pédicule neurovasculaire, seule la trapézométacarpienne est bien mobile. Les prises pollicidigitales pouce-index, pouce-médius, termino-terminales et termino-latérales étaient excellentes et le test de Weber à 6 mm (f, g).
a
b
d c
e
g f
cation et de reconstruire dans les vingt-quatre voire au maximum les quarante- huit heures suivantes. Nous avons aussi la possibilité du recours à une greffe de peau « provisoire », si la perte de substance cutanée n’est pas étendue.
Comment reconstruire ?
Utilisera-t-on un tissu de voisinage ou un tissu prélevé à distance ? Dans ce dernier cas, utilisera-t-on un transfert composite (peau + os, etc.) ou non ?
En pratique, l’indication de reconstruction d’un pouce se pose de manière différente, que l’on dispose ou non d’un doigt banque.
Amputation complète isolée du pouce
L’attitude dépend de la conservation ou non du segment amputé, et s’il est présent, de son état de conservation et de délabrement (replantable ou non).
Avec le segment amputé disponible
Il est actuellement possible d’aller très loin dans la conservation d’un pouce amputé, même très endommagé (fig. 1). Tout peut donc être tenté, et tout est préférable, quels que soient l’âge et le terrain, pour conserver un pouce, à un geste secondaire, par transfert d’orteil par exemple.
Sans le segment amputé disponible
Les méthodes sont nombreuses, mais « coûteuses ». Elles varient selon le niveau d’amputation (1) (fig. 2). Dans la majorité des cas, il vaut mieux obtenir une
Fig. 2 – Les sept zones d’amputation du pouce selon Merle.
MCP IP
TM
cicatrisation stable du moignon (fermeture per primam ou greffe cutanée) et réaliser secondairement l’une des techniques suivantes :
– le transfert d’orteil, et en particulier le transfert « sur mesure » (niveaux 1, 2, 3), reste le procédé le plus esthétique, mais ses résultats fonctionnels dépen- dent principalement de la repousse nerveuse (2, 3). Plus le patient est âgé, moins bonne sera la récupération sensitive ;
– le transfert composite, dans les niveaux 2 surtout, a le grand avantage de proposer un allongement « extemporané » d’un pouce amputé, emportant os et peau, au prix d’un doigt non esthétique et peu sensible. Les modalités de prélèvement font appel à des lambeaux cutanés, dont le pédicule possède des connexions osseuses permettant la prise concomitante de peau et d’os. Ce sont : le lambeau chinois composite (radius + lambeau antébrachial) (4), les lambeaux interosseux antérieurs composites (radius + lambeaux IOA) (5, 6, 7), mais d’autres possibilités de transferts sur des artères très accessoires du poignet ou de la main ont été décrits (8) ;
– l’allongement progressif selon la technique de Matev (9) garde encore de rares indications, dans les séquelles d’amputation entre les niveaux 1 et 4, en raison essentiellement de la longueur du traitement et de l’aspect inesthétique du néo-pouce ;
– la pollicisation d’un doigt sain peut être proposée dans les amputations de niveau 4 à 6 (10, 11, 12). Nous préférons transférer l’annulaire.
Traumatisme complexe isolé du pouce (en continuité)
Chaque tissu lésé peut être remplacé, le but étant de laisser le moins de séquelle possible au niveau du site donneur.
– En cas de perte de substance osseuse, certaines règles sont à présent bien établies, comme ne jamais réaliser une greffe corticospongieuse non vasculari- sée à une extrémité sous peine de la voir se résorber (« coked hat » de Gilles (12)).
En revanche, lorsqu’il s’agit d’une greffe intercalaire, il est possible de prélever un greffon osseux seul non vascularisé, ou bien un greffon composite avec os et lambeau cutané en particulier. L’os seul vascularisé n’a pratiquement pas d’indications dans les traumatismes ouverts de la main (8). En cas de fracas ostéo-articulaires de la MCP et/ou de l’IP du pouce, l’arthrodèse représente la meilleure solution.
– Une perte de substance au niveau d’un nerf est difficile à traiter en urgence. En cas de contusion ou d’avulsion, il faut savoir différer le geste en repérant simplement le nerf en urgence, et proposer secondairement une greffe nerveuse ou, en cas d’avulsion, un transfert pulpaire pédiculé, voire excep- tionnellement, une neurotisation à partir de certaines branches sensitives du nerf radial (13). Il faudra au moins réparer le nerf digital palmaire propre (col- latéral) ulnaire, au mieux les deux nerfs collatéraux du pouce.
– Les artères seront réparées par suture directe, greffes veineuses inversées, exceptionnellement en déroutant une artère donneuse d’un index sain ; les veines seront réparées par suture directe, greffe veineuse non inversée ou dérou- tement d’une veine voisine.
– Une perte de substance cutanée peut être traitée par l’un des nombreux lambeaux locorégionaux, voire à distance, dont nous disposons. Toute la pano- plie des lambeaux pourrait ici être passée en revue, tant les possibilités sont multiples (4, 5, 6, 14, 15). Nous avons pour habitude de proposer le procédé le plus simple en premier, souvent local, pour aller crescendo vers des procédés plus complexes, de plus en plus éloignés du site receveur, au « coût » plus important pour le patient. Du côté palmaire, l’avulsion pulpaire du pouce est une situation fréquente qui, lorsqu’elle expose la phalange distale, conduit à des soucis de couverture pour obtenir une pulpe bien matelassée. Le lambeau décrit par Littler (16) répond bien à ces exigences, offrant, à partir du trans- fert de l’hémipulpe ulnaire du majeur, un pouce esthétique, fonctionnel, avec une sensibilité croisée, mais efficace, le test de Weber étant le plus souvent normal ou allongé de 1 ou 2 mm. Chez le sujet âgé, le résultat dépendant de la repousse nerveuse, il faut préférer pour des raisons évidentes ces transferts pédiculés qui confèrent une sensibilité immédiate et discriminative. L’avulsion totale du plan cutané palmaire du pouce, moins fréquente, ne peut être recons- truite par un lambeau hétérodigital. Chez un sujet jeune, il s’agit d’une excel- lente indication, en urgence ou légèrement différée, d’un transfert libre d’hé- mipulpe latérale du gros orteil ipsilatéral, avec anastomoses dans le sommet du premier espace intermétacarpien ou dans la tabatière anatomique (fig. 3).
Cependant, le test de Weber est en moyenne souvent de 10 mm (3). En cas d’atteinte cutanée dorsale, si la perte de substance cutanée est distale au niveau du complexe unguéal, les possibilités sont limitées et le recours au transfert à partir du gros orteil est indiqué, plutôt secondairement. Si la perte de sub- stance est proximale, un lambeau sensible n’est pas nécessaire, les lambeaux cerf-volant de Foucher (17) aux dépens de l’index et celui de Brunelli (18) aux dépens de la base du pouce sont les plus intéressants.
Fig. 3a-c – Patient de 22 ans, victime d’un acci- dent d’usine. Il se présentait avec une avulsion totale du revêtement cutané antérieur du pouce droit (a). Un transfert libre d’hémi-pulpe ipsila- térale est levé (b). L’artère dorsale du premier espace est suturée à l’artère radiale, en termino- terminale dans le sommet de l’espace M1-M2 à la main. Le résultat à distance est esthétique, la pulpe bien matelassée, le test de Weber à 12 mm (c).
a
c
b
Fig. 4a-f – Patient de 75 ans, adressé suite à un traumatisme par tondeuse à gazon. Il pré- sentait initialement un fracas ouvert du pouce et de l’index (a). Le pouce, siège de lésions osseuses majeures (fractures comminutives étagées du col du premier métacarpien à la pha- lange distale) associées à des lésions des parties molles importantes, a été régularisé. L’index était le siège d’un traumatisme ostéo-articulaire ouvert de l’IPP et de la base de P1. Nous déci- dions en urgence d’ostéosynthéser le fracas articulaire de l’IPP par brochage multiple, puis de polliciser l’index reconstruit sur le premier métacarpien (b, c). Avec 18 mois de recul, et après sepsis ayant guéri après une reprise chirurgicale, l’ostéosynthèse est consolidée avec un recur- vatum acceptable, le pouce présente une mobilité trapézométacarpiene normale permettant une abduction complète et une bonne pince pollicidigitale (d-f) ; le test de Weber est à 6 mm.
a
c
e
b
d
f
a b
d
f c
e
Fig. 5a-f – Patient de 75 ans adressé suite à un traumatisme de la main par tondeuse à gazon.
Il présentait une amputation totale de l’index, trans-IPP avec un fragment de la base de la phalange moyenne, et une amputation du pouce avec un fragment de la base de la phalange distale (a, b). En urgence, au vu de l’âge, nous décidions de ne pas replanter les segments digi- taux. Une pollicisation du moignon de l’index fut réalisée, montée par deux broches (c). Avec un recul d’un an, la fonction du néopouce est optimale, et surtout, la sensibilité satisfaisante avec un test de Weber à 6 mm (d-f).
Traumatismes complexes du pouce (en continuité ou non) et d’un doigt long
L’existence d’un doigt long sévèrement traumatisé est quelquefois une « chance » pour le pouce. Il est possible d’utiliser le principe du « doigt banque » (souvent, il s’agit de l’index), sans avoir, de ce fait, recours à des structures saines au niveau de la main.
Ce sont donc la présence d’un site donneur providentiel et les possibilités de transferts composites qui rendent la méthode très intéressante : soit le trans-
fert d’un tissu seul, qui peut être de la peau (greffe cutanée, lambeau), une phalange, un vaisseau, un nerf collatéral ; soit un transfert composite (nerf et vaisseaux, peau et phalange, articulation entière...). Au maximum, un segment de doigt, distal avec l’appareil unguéal, ou proximal (moignon d’index), peut être transféré. Enfin, toutes ces structures sont utilisables de deux manières : libres, avec micro-anastomoses ou, mieux, pédiculées, avec le grand avantage de la conservation d’une sensibilité discriminative immédiate, solution à pri- vilégier chez le sujet âgé, lorsqu’elle est possible. Ainsi, il faudra toujours mettre en valeur les potentialités de tout tissu traumatisé d’un doigt long, même sévè- rement, pour valoriser un pouce gravement traumatisé, et ce, quels que soient l’âge et le terrain (figs. 4, 5).
Références
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