J. Desramé, D. Béchade, T. Lecomte et B. Landi
Tumeurs stromales digestives
Les tumeurs stromales digestives sont les tumeurs mésenchymateuses les plus fréquentes du tube digestif (1, 2). Elles ont été récemment caractérisées grâce à l’immunohistochimie et à la biologie moléculaire. Les cellules tumorales de type fusiforme et/ou épithélioïde expriment la protéine c-kit (CD 117), récep- teur trans-membranaire ayant une activité tyrosine-kinase. Une mutation de type « gain de fonction » du gène c-kit entraîne une activation constitution- nelle de cette protéine. La découverte d’un traitement ciblé des formes avancées par un inhibiteur de tyrosine-kinase (Glivec
®) en fait un modèle passionnant.
Classification, physio-pathogénie
La classification des tumeurs conjonctives reposait dans les années 1980 sur leur histogenèse présumée (1). En fait, la majorité des tumeurs conjonctives étaient peu différenciées. Avec l’essor de l'immunohistochimie, on a pensé pouvoir déterminer l'origine des tumeurs conjonctives (expression de l'actine en cas d’origine musculaire lisse, expression de la protéine S-100 en cas de d’origine schwannienne), mais les marqueurs manquaient initialement de spécificité. Certaines de ces tumeurs n'exprimaient aucun marqueur, d'autres avaient un marquage hétérogène ou un aspect histologique typique d'un type de tumeur, mais pas les marqueurs de la lignée présumée. En revanche, il a été montré que la majorité des tumeurs mésenchymateuses digestives exprimaient un marqueur commun, le CD 34. Le terme de tumeur stromale digestive a été utilisé initialement pour ces tumeurs conjonctives qui exprimaient CD 34, mais pas de marqueur de lignée (1).
Le terme de tumeur stromale digestive a évolué depuis la découverte de l'ex-
pression par les cellules tumorales de la protéine c-kit (1, 2). Il s’agit d’un
récepteur trans-membranaire ayant une activité tyrosine-kinase, dont le ligand
est un facteur de croissance (stem cell factor). Dans les cellules exprimant le gène
c-kit, la liaison protéine c-kit-ligand est responsable d’une activation d’effec- teurs intracellulaires impliqués dans des fonctions variées telles que l’apoptose, la prolifération, la différenciation et l’adhésion cellulaires. Chez l’adulte, la protéine c-kit est exprimée normalement par les cellules hématopoïétiques souches, les mastocytes, les cellules germinales, les mélanocytes et les cellules interstitielles de Cajal (1). La protéine c-kit a une homologie structurale avec d’autres protéines tyrosine-kinases, comme le PDGFr, le produit du gène normal c-abl ou le complexe bcr-abl observé dans la leucémie myéloïde chro- nique. Dans le tube digestif normal, la protéine c-kit est, en dehors des mastocytes, spécifiquement exprimée par les cellules interstitielles de Cajal. Ce sont des cellules pace-maker de la paroi digestive, responsables de l’induction et de la régulation de l’activité péristaltique de la musculature cellulaire lisse. Il est probable que les cellules interstitielles de Cajal ou un de leurs précurseurs soient à l’origine des tumeurs stromales (1, 2).
Les autres tumeurs conjonctives du tube digestif n’expriment pas c-kit et sont beaucoup plus rares : léiomyomes (qui expriment des marqueurs musculaires lisses tels que la desmine, la caldesmone ou la calponine), léiomyosarcomes, et schwannomes (qui expriment la protéine S-100) (tableau I) (1, 2).
L’activation constitutionnelle de la protéine c-kit a un rôle pathogénique majeur (3). Il s’agit d’un phénomène fréquent (> 95 %) et précoce, déjà présent dans les tumeurs de moins de 1 cm de diamètre de découverte fortuite, considérées classiquement comme « bénignes » (4). Elle entraîne une phos- phorylation de la protéine indépendante du ligand qui aboutit à une activation de la protéine c-kit (1). Une mutation du gène sur l’exon 11, codant pour le domaine cytoplasmique juxta-membranaire de la protéine et ayant une fonc- tion régulatrice, a été décrite en 1998 (5). Des mutations plus rares sur l’exon 9 codant pour le domaine extracellulaire et l’exon 13 codant pour le domaine kinase de la protéine c-kit ont été ensuite rapportées. Les mutations activatrices sont variées et peuvent correspondre à des insertions, des délétions et/ou des mutations ponctuelles (1, 2).
Tableau I – Fréquence relative des tumeurs stromales digestives et données schématiques de l’im- muno-histochimie, d’après Fletcher et al. (3).
Tumeur stromale Léiomyome Schwannome
Fréquence relative Fréquente Rare Très rare
Principales localisations Estomac Œsophage Estomac
Intestin grêle Rectum
CD34 +(60-70 %) +/- +/-
CD117 (c-kit) + - -
Desmine < 5 % + -
Protéine S100 < 10 % rare +
Épidémiologie
L’incidence exacte des tumeurs stromales digestives est inconnue. La fréquence des formes asymptomatiques rend délicate une estimation précise. Dans une étude suédoise récente, leur incidence annuelle était estimée à 16 cas par million d’habitants (6). Elle est estimée entre 2 000 à 5 000 cas par an aux États-Unis. Les tumeurs stromales digestives surviennent chez les adultes de tout âge, avec un pic de fréquence entre 40 et 60 ans, et un sex-ratio voisin de 1 (1).
Des associations pathologiques sont décrites. Dans la triade de Carney, survenant chez la femme jeune, il existe deux ou trois des tumeurs suivantes : tumeurs stromales gastriques multiples, chondrome pulmonaire et paragan- gliome extra-surrénalien (7). Dans la neurofibromatose de type 1, 5 % des patients développent des tumeurs stromales digestives symptomatiques et souvent multiples. Enfin, des cas de forme familiale de tumeurs stromales multiples ont été rapportés (7).
Anatomo-pathologie
Macroscopiquement, les tumeurs stromales se développent principalement à partir de la musculeuse du tube digestif (1). Leur taille est très variable. Elles sont de manière caractéristique bien limitées, formées d’un tissu fasciculé, parfois entourées d’une pseudo-capsule. Elles peuvent avoir une croissance endophytique vers la lumière, exophytique ou mixte « en sablier ».
La tumeur est constituée le plus souvent d’une prolifération de cellules fusiformes (environ 80 % des cas), plus rarement épithélioïdes (1, 2). Les tumeurs stromales ont des degrés de différenciation variables : tumeurs diffé- renciées d’allure myoïde, neurogène ou de type plexus ganglionnaire, tumeurs de différenciation incomplète ou indifférenciées (1, 2). Ces aspects variés peuvent être mélangés au sein d’une même tumeur. Les tumeurs ayant un aspect de différenciation de type système nerveux autonome sont dénom- mées par certains auteurs GANT (pour gastrointestinal autonomic nervous tumors).
En cas d’aspect histologique compatible avec le diagnostic, un immuno-
marquage CD 34 (positif dans 50 à 80 % des cas) et CD 117 (protéine c-kit)
doit être recherché (2). L’expression, typiquement cytoplasmique, de CD 117
dans la tumeur est présente généralement dans la majorité des cellules. Les
marqueurs musculaires lisses (desmine…) et nerveux (protéine S-100) sont
généralement négatifs. Ces éléments permettent de distinguer les tumeurs stro-
males d’autres tumeurs conjonctives, comme les léiomyomes et les
schwannomes (tableau I). D’autres tumeurs digestives rares peuvent exprimer
c-kit, comme les métastases digestives de mélanome (exprimant aussi la
protéine S-100) ou les angiosarcomes. Certaines tumeurs extra-digestives ont
une positivité marquée pour le CD 117, comme les carcinomes pulmonaires à petites cellules ou les séminomes (1). Si l’immuno-marquage est un outil supplémentaire pour la caractérisation tumorale, il ne remplace donc ni l’ana- lyse histologique ni la corrélation avec la clinique.
Facteurs prédictifs de malignité
Les tumeurs stromales digestives ont la particularité d’avoir un potentiel de malignité variable (2, 8). L’invasion d’organes de voisinage ou la présence de métastases affirme d’emblée la malignité. Dans les autres cas, les deux facteurs prédictifs les plus puissants du potentiel de malignité sont l’index mitotique et la taille de la tumeur (tableau II). De plus, les tumeurs stromales du grêle ont une évolution maligne plus fréquente, à taille et index mitotique équivalents, que les tumeurs de l’estomac (8). L’index mitotique est généralement apprécié par le compte du nombre de mitoses pour 50 champs à fort grossissement (x 400). Les tumeurs de moins de 2 cm de diamètre, sans mitose visible, ont un très faible risque de dissémination à distance, alors que les tumeurs de plus de 5 cm, avec un index mitotique élevé (> 5 mitoses pour 50 champs), méta- stasent fréquemment. Il n’existe cependant pas de critère formel de taille et d’index mitotique pour clairement distinguer une tumeur stromale maligne d’une tumeur à faible risque évolutif. En effet, l’évolution peut parfois être inattendue en regard de l’aspect histologique. On considère donc maintenant qu’il existe un continuum entre bénignité et malignité (2). Une cellularité élevée, une nécrose intra-tumorale, des remaniements kystiques ou des atypies nucléaires sont plus fréquents dans les tumeurs à fort potentiel de malignité.
Cependant, ces différents critères ne sont pas des facteurs pronostiques indé- pendants en analyse multivariée. Les marqueurs immuno-histochimiques de prolifération (Ki-67, MIB-1, PCNA) ne semblent pas être plus puissants que les paramètres conventionnels (2). Sur le plan cytogénétique, des anomalies ont
Tableau II – Évaluation par un comité d’experts du risque évolutif après exérèse d’une tumeur stro- male digestive en fonction de la taille et de l’index mitotique (3).
*CFG : champs à fort grossissement.
Diamètre maximal Index mitotique
Très faible risque < 2 cm < 5/50 CFG*
Faible risque 2-5 cm < 5/50 CFG
Risque intermédiaire < 5 cm 6-10/50 CFG
5-10 cm < 5/50 CFG
Risque élevé > 5 cm > 5/50 CFG
> 10 cm Quelconque
Quelconque > 10/50 CFG