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partie de la réflexion sur notre existence. On peut naturellement se demander si

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AVANT AVANT AVANT

AVANT----PROPOS PROPOS PROPOS PROPOS

Platoniquement “réduite” à une illusion imparfaite de ce qui est autrement vrai, simulation de ce qui existe réellement seulement en dehors d’elle, le savoir rationnel relègue très vite l’image peinte, tout comme l’écriture, au monde de la fausse conscience, du non-être. Toutefois, en dehors des clôtures des résolutions théoriques et autour des nœuds qu’elles ont laissés irrésolus, l’image connaît une autre histoire, elle a une autre chance. Matérialisation d’une absence, expression du manque de désir, elle peut actualiser à l’infini l’instant du détachement, de la perte ; trace de vue atténuée mais pas éteinte, elle est destinée à communiquer et à cohabiter avec la mort, parce qu’elle défie l’inéluctable. L’image ne cesse d’établir avec son propre référent un rapport métonymique qui dévoile l’ambiguïté constitutive des catégories de la mimesis et de la ressemblance ; elle s’entrouvre comme un espace indicible où la séparation – souhaité par la philosophie – entre le signifiant et son référent, entre l’artifice et la nature, entre l’apparence et la réalité a du mal à s’accomplir. Très tôt, autour du statut flou de l’image s’établit un dialogue entre la peinture et l’écriture, où l’écriture devient parole littéraire, parole double qui réfléchit et essaie de pénétrer cette doubleté, en la liquidant et plus souvent en élaborant des stratégies de dissimulation - dévoilement.

Au statut énigmatique de l’œuvre d’art est consacrée de nos jours une grande

partie de la réflexion sur notre existence. On peut naturellement se demander si

cette qualité énigmatique de l’œuvre appartient seulement à l’art de notre siècle où

bien à l’œuvre d’art en tant que telle, à savoir à l’ être même de l’œuvre d’art, en

tant que noyau fondamental de notre existence. Notre existence, tout comme le fait

que nous habitons le monde, est une édification et un colere , ce dernier dans son

double sens de garder et de vénérer ; grâce à la duplicité de ces aspects, le colere est

culte et culture en même temps. Garder signifie être immergé dans notre univers,

ressentir notre appartenance au monde que nous habitons, une appartenance qui

est marquée non seulement par le travail pour notre propre subsistance, mais aussi

par le sens de mystère du tout , qui déclenche notre réflexion sur le monde. On

peut dire que l’expérience originaire de la beauté est la première réponse au sens de

ce mystère, ou bien qu’elle est l’expérience qui nous amène, à travers la joie qu’elle

contient, à l’acceptation de notre existence dans le monde, à l’amour et à la

vénération du principe originaire de notre être . À l’origine, les mythes et les arts

poétiques et figuratifs constituaient des réponses ultérieures à notre réflexion sur le

monde : tout comme les autres arts qui ne sont pas censés cultiver ou édifier, ils

seront définis par notre tradition arts libéraux. Il s’agit donc des formes ultimes de

notre action de garder et de cultiver la terre ; ce sont les formes du culte et de la

culture.

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Si l’homme contemporain, en habitant le monde a coupé son lien originel avec l’activité de cultiver, de colere, pour aboutir à la simple activité d’ édifier, et si à cause de cela il n’entend plus le rappel de la terre, mère et nourrice, ni le sens du mystère originel de l’existence du monde qui est à l’origine gardé par le mythe et le culte ; si donc l’art visuel est scindé de ce rapport originel et s’est transformé en ce qu’on appelle culture, c’est-à-dire le monde de l’esprit éloigné de lui-même (selon la conception de Hegel) ; si l’art vit de nos jours dans cet éloignement, qui le rend plus proche de l’ aedificare qu’à son lieu originel du colere, cela est un problème qu’Hegel et Nietzsche identifient avec la mort de l’art. Une mort, ou une existence passée de l’art, due au fait qu’il n’y a plus d’artistes ; pour Hegel cette mort est due au fait que la réflexion a désormais tellement glissé sur nos arts, qu’ils n’ont plus la fonction qu’ils avaient autrefois, la fonction de colere, ou du culte, qui la liait étroitement à la religion ; c’est une mort due, pour Nietzsche aussi, au fait que l’art a cessé d’être la contemplation et la vénération de l’éternel, pour devenir conscience.

Mais est-il possible que l’art cesse d’être la recherche du sens profond du mystère de notre existence ? N’est-ce pas à cela que son colere (et son activité de garder la terre et le monde que l’on habite) est lié ? N’est-ce pas pour cela que l’art peut être authentiquement culture ? N’est-ce pas à cette apparition du mystère (le beau) que l’art est fondamentalement lié, en tant qu’activité qui forme le principe de son propre « faire » et de sa propre représentation ? La qualité énigmatique de l’œuvre d’art représente en ce double sens le mystère originel de notre existence, non seulement parce qu’il garde en soi-même cette tendance originelle à demander, comme une perpétuelle recherche et comme ouverture au mystère du beau, mais aussi parce que ce n’est qu’à travers l’art que le mystère originel trouve sa présence authentique, celle de la représentation. C’est dans cette double expérience de l’art, ou de la représentation elle-même, en tant que contemplation et deuxième présence, que les deux doctrines les plus anciennes sur l’art se fondent : celle de l’art en tant qu’imitation et celle de la valeur didactique de l’art.

Ce sont des doctrines que l’art moderne a dépassées, après son complet

affranchissement de la nature. Toutefois, peut-être leur incapacité de dévoiler le

sens de l’œuvre d’art réside- t-elle dans la scission de ce qui était indivisible, c’est-

à-dire la dualité des moments de la représentation authentique ; et peut-être cette

unité indivisible constitue l’énigme de la représentation ou le sens authentique de

l’œuvre. Peut-être dans la totale réalisation et dans la conscience de cette unité,

l’œuvre d’art atteint à notre époque sa complète libération, et par conséquent le

complet développement de son langage. L’art, considéré comme une entité qui

garde le mystère originel de notre existence, se différencie en effet de la vénération

de ce mystère, il se détache du colere en tant que culte, parce que la représentation

n’est pas seulement écoute et contemplation mais aussi réponse et par conséquent

langage. Mais Hegel et Nietzsche ne sauraient croire à la mort de l’art ; pour Hegel

le futur de l’art, tant que l’art existera, sera celui de la représentation (Darstellung) ;

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même Nietzsche, qui situe l’art entre la religion et la philosophie le considère enfin comme une forme, bien que non fondamentale, de la volonté de puissance.

Il n’existe pas de meilleur exemple alors, pour étudier le passage fondamental que l’art contemporain accomplit pour se libérer de sa propre forme ou pour chercher son propre langage, que l’art de Paul Cézanne, cet homme isolé et habitudinaire, contemporain de Nietzsche et de Mallarmé, rival de Gauguin, (qui d’ailleurs estimait beaucoup Cézanne) ; cet homme qui ne fréquentait pas, comme Gauguin, les cercles symbolistes et qui aimait plutôt Virgile et les poètes classiques ; un ami d’enfance et d’école de Zola, qui aimait davantage Flaubert ; cet homme qui refusa Paris pour Aix et sa Provence natale, et qui réalisa le même parcours qui avait conduit Mallarmé vers une poésie absolue, et qui a conduit Cézanne bien au- delà de l’Impressionnisme, vers celle qu’on pourrait appeler la peinture absolue.

Presque tous les portraits que l’on a fait de Cézanne nous renvoient l’image d’une

personne solitaire, maladroite en société, coleureuse, difficile, prodigieusement

sensible et en même temps profondément humaine. Bref se dessine un Cézanne

seul, totalement habité, si ce n’est possédé, par son dur labeur : peindre, encore et

toujours peindre. Pour peindre un paysage, il ne suffit pas de l’observer et de

reproduire sur une toile ce que l’œil enregistre. Il faut encore, il faut surtout le

ressentir, l’éprouver dans toutes ses composantes : volumes, formes, couleurs,

aspects, substances. Mais l’éprouver, c’est au préalable l’accueillir en soi et, pour ce

faire, lui offrir un espace intérieur non encombré et assez vaste où il pourra venir

se loger. Pendant ces années où il commence à peindre et où il se cherche, Cézanne

est en conflit avec lui-même, aux prises avec nombre de problèmes et de

contradictions. Or on sait que le rapport que nous entretenons avec nous-mêmes

conditionne notre rapport au monde. Divisé, instable, d’une sensibilité exacerbée,

n’ayant qu’une conscience floue de ce qu’il est, Cézanne se trouve dans l’incapacité

d’avoir une perception claire des choses et du monde. Voilà pourquoi, durant cette

période, il ne peut travailler en plein air, se risquer à peindre un paysage. Il le peut

d’autant moins qu’il aime passionnément la nature, et que les émotions dont elle le

comble sont trop vives pour qu’il soit en mesure de les maîtriser et les exprimer. Ce

qu’il a appris de deux ou trois professeurs occasionnels ne lui est d’aucun secours, et

il avance pas à pas, devant tout inventer, tout découvrir par lui-même. Au début, il

peint donc de préférence des natures mortes – objets immobiles, privés de vie, qui

ne peuvent ajouter à son agitation intérieure – et des compositions que lui dicte son

imagination. Scènes d’orgie, bacchanales, enlèvements, joutes amoureuses où se

déversent ses désirs, son inquiétude, ses fantasmes, les passions qui le possèdent et

un romantisme dont il restera longtemps prisonnier. Toiles médiocres, mais

intéressantes en ce qu’elles montrent l’origine du long chemin qu’il a parcouru et

les obstacles de natures diverses qu’il eut à surmonter. Il peint avec fébrilité,

frénésie. Toiles aux efforts grandiloquentes, aux couleurs parfois ternes, à l’écriture

pâteuse ( La Tranchée), aux abrupts contrastes de noir et de blanc ( Neige fondue à

l’Estaque), et qui ne laissent guère augurer de ce qu’il réalisera par la suite. La

rencontre avec Pissarro, auprès de qui il va travailler à Pontoise, est pour lui

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décisive. Celui dont il parlera plus tard comme de "l’humble et colossal Pissarro "

lui apprend à voir et à observer la nature, lui suggère d’éclaircir sa palette, l’incite à ne peindre qu’avec les trois couleurs primaires et leurs dérivés immédiats. À son contact, Cézanne se discipline, maîtrise ses émotions, effectue de rapides progrès dont témoignent La Maison du pendu et des vues d’Auvers-sur-Oise. Pour un temps, il se trouve associé à l’impressionnisme, mais assez vite ses recherches er son évolution l’en éloignent. Traduire des impressions, représenter l’instant dans ce qu’il a de plus fugace, recréer les jeux des ombres et de la lumière ne lui suffit plus.

Il analyse, médite, organise ses sensations, et il veut non capter l’éphémère, mais

rendre la totalité de la réalité, dire ce qui demeure, accepter son aspiration à vivre

l’intemporel. S’ouvre pour lui une nouvelle période. En même temps que sa

personnalité, son style s’affirme. Une intelligence qui organise puissamment est la

collaboration la plus précieuse de la sensibilité. En lui ne cesseront de s’affronter

l’instinct et la raison, la sensualité et la réflexion, les véhémences de la passion et

un extrême besoin de rigueur et d’harmonie. C’est en grande partie de cette lutte

que naîtront la tension et l’élévation de son œuvre. De la technique

impressionniste, il garde la pratique de la fragmentation de la touche. Cette

dernière se définit par une forme, une étendue, un contour, un aspect, une

épaisseur, une orientation, une teinte et une intensité. Il apporte le plus grand soin

à son architecture. Les axes, les plans et les différentes composantes qui la

structurent visent à donner un sentiment de stabilité et de pérennité. Par tout un

jeu d’interventions qui se répondent les unes les autres, tout un réseau

d’interdépendance entre les couleurs, les formes, les volumes, il rythme l’espace en

même temps qu’il rend nécessaire la présence de chaque élément de la

composition. Il arrive que son besoin de contenir son tempérament, de dominer sa

subjectivité, conduise Cézanne à un excès de rigueur qui étouffe l’émotion. C’est

alors sa période "constructive". Il s’éloigne de la réalité et représente moins le

paysage qu’il a sous les yeux que l’image mentale qu’il s’en fait. Simplification des

lignes et des volumes. Couleurs amorties, au nombre parfois restreint. Sévérité de

la composition. Mais il avait la conviction qu’art qui n’a pas l’émotion pour

principe n’est pas un art, et il n’a pu durablement l’oublier. Son père, qui l’a

longtemps tyrannisé et considéré comme un jean-foutre, meurt. Cézanne a

quarante-sept ans. Il a gagné en maturité, en sérénité, et pour lui commence une

période d’une remarquable fécondité. Deux cent cinquante toiles vont voir le jour,

dont de nombreuses Sainte-Victoire. Il s’est fixé en Provence. Une terre et une

région qu’il aime, qui lui parlent, avec lesquelles il se sent en affinité. Il retrouve

les lieux et les paysages qui l’enchantaient lorsque adolescent, en compagnie de

Zola, il parcourait la campagne. Il est maintenant riche, mais il mène une vie quasi

monacale auprès de sa mère et de l’une de ses sœurs. Taraudé de doutes,

désespérant d’atteindre ce qu’il poursuit, il demeure incompris, et les personnes qui

le connaissent voient en lui un raté, mais travaille sans relâche, et rien ne le

détourne de son œuvre. Sa rigueur s’est assouplie. La pensée n’entrave plus la

sensation et il se débride. Il coïncide avec lui-même tout en se détachant de lui-

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même afin de parvenir à cette dépersonnalisation, à cette objectivité qui livre accès à l’universel. Le réel et l’imaginaire fusionnent en douceur et se fécondent l’un l’autre. Donner l’image de ce que nous voyons en oubliant tout ce qui a paru avant nous. Pour y parvenir, il descend en lui à la rencontre du non-connu, du non- pensé, de l’informulable. Pour conquérir la liberté d’expression qui lui est de plus en plus nécessaire, il s’affranchit des règles et se permet toutes sortes d’audaces. Il modifie la couleur des choses, élabore une toile en fonction de différents points de vue, place un pin au premier plan d’un vaste panorama, étage les plans pour organiser une présentation frontale, introduit des ruptures d’échelle, pratique des anomalies dont des béotiens concluront qu’il ne saura jamais peindre, affecté qu’il serait d’un défaut de vision. À force d’observations, de réflexion, d’invention, il crée un espace particulier qui sera nommé plus tard par la critique "l’espace cézannien" . Dans celui-ci, il désaxe ou abolit la perspective, supprime la troisième dimension, libère la couleur en fragmentant la forme. Une même touche glisse du rocher à l’arbre, de l’arbre à l’air qui environne, du flanc de la montagne au ciel.

Tous les éléments de la composition sont reliés de la sorte, et ainsi nous est rendu sensible le flux de la vie qui s’y propage. Quand on prend conscience des questions que Cézanne s’est posées sur l’apparence, la réalité, la représentation, ses moyens d’expression, on en vient à penser que sa réflexion sur la peinture a été pour l’essentiel le sujet de sa peinture. Ses dernières années ne sont pas moins fécondes que les précédentes. Deux cent cinquante toiles sont exécutées, dont de nombreuses appartiennent au meilleur de son œuvre. C’est l’époque de la plus grande liberté et, aussi, bien qu’à la fin sa santé décline, celle de la plus grande jeunesse. Dans les Sainte-Victoire, les traces d’activité humaine telles que maisons et routes sont supprimées et le panorama se simplifie. La nature est à l’intérieur. La vision prend le pas sur la réalité, et le peintre synthétise, stylise, ne garde d’un paysage que quelques lignes de sa structure. La pensée n’a plus à intervenir. La main obéit à une sorte d’instinct, et il s’abandonne, se laisse peindre. Il réalise d’émouvantes aquarelles, toutes de spontanéité, de fluidité, de délicatesse. Libérée, surabondante, la vie s’épanche, ruisselle, palpite dans les rochers, les troncs, les feuilles. Ces aquarelles lui dévoilent le pouvoir de suggestion de l’inachevé, et sa peinture en profite. Naissent alors la série des Baigneuses et les dernières Sainte- Victoire – il aura peint ou dessiné ce motif pas moins d’une soixantaine de fois -, Elliptiques, révolutionnaires, qui seront à l’origine de différents courants de la peinture moderne. : « Je suis le primitif d’un art nouveau ». On a dit de l’œuvre de Cézanne qu’elle était une confession. Ce n’est pas absolument exact. Ses toiles ne nous disent rien de ses humeurs, de ses états d’âme, des épreuves qu’il a traversées.

En revanche, dans leur succession chronologique, elles racontent la lutte qu’il a

menée pour devenir lui-même, être vrai, développer ses virtualités, s’exprimer avec

rigueur, faire croitre en lui la flamme de la vie. Cette flamme, elle aurait d’ailleurs

eu maintes occasions de s’éteindre, car l’incompréhension et les déceptions l’ont

accompagné pendant la quasi-totalité de son existence. Mais il a su transmuter ses

souffrances et les convertir en sérénité, en force, en résolution d’aller toujours plus

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avant. Il a travaillé sans répit, avec acharnement, jusqu’au dernier jour, uniquement préoccupé de ce qu’il avait à accomplir. Pour lui, peindre, c’était vivre, soit s’immerger en lui-même, se parcourir, se pétrir, s’éprouver, se percevoir, jouir de soi. Mais, ce faisant, ce grand vivant ne cessait de chercher à atteindre l’absolu.

Or il n’y a donc pas à s’étonner que le message cézannien ait retenu si durablement l’attention des écrivains, des poètes et des philosophes du XIX ème et XXème siècles. La curiosité de comprendre cette fascination m’a poussé à interroger l’écriture de ceux qui ont "interrogé" Cézanne. Il y a deux façons de présenter un artiste : en invoquant sa personnalité et l’individu en tant qu’être social, ou en se référant à son œuvre et à sa valeur culturelle. Les premiers défenseurs de Paul Cézanne ont usé des deux modes d’appréciation qui, l’un et l’autre, ont eu des effets remarquablement durables sur l’évolution de la critique.

L’influence de Cézanne sur les artistes contemporains reste aussi forte que jamais.

La révolution opérée par Paul Cézanne a eu une extraordinaire incidence dans l’histoire de la peinture : un phénomène qui a été étudié et qui a connu des recherches ponctuelles. Beaucoup moins connue mais pas moins surprenante et passionnante c’est la pénétration et la fortune de la peinture de Cézanne chez les poètes, les écrivains et les philosophes. La conviction qui a dirigé mon projet de recherche est que seulement dans un général contexte comparatiste, critique et problématique, on peut restituer dans toute sa complexité l’ampleur du débat sur Cézanne, en représentant et en enrichissant à la fois les contributions des recherches nécessairement partiales et micrologiques. Cézanne a été le paradigme symbolique d’un savoir de l’image ambivalente : l’image permet, d’un côté, d’approfondir le sens de la visibilité et, de l’autre, de saisir les couches invisibles qui trament notre rapport avec le monde. L’œuvre de Cézanne oscille entre icône et limite, entre la sacralité de l’icône et la sécularisation du tableau peint, sans que (et voilà la raison qui pousse l’écrivain ou le philosophe à s’interroger sur l’œuvre de Cézanne de différents points de vue) on n’arrive entièrement à comprendre le sens définitif de ce mouvement entre les extrêmes. Mouvement où l’œuvre est une véritable unité rythmique qui met en jeu une pluralité de différences : Cézanne

"fait penser" et permet de regarder l’image comme un noyau de sens qui exhibe la

complexité culturelle de notre "sentir", comme l’horizon à partir duquel est

possible enquêter sur les niveaux qualitatifs et les nuances invisibles qui sont dans

l’apparence esthétique des choses. Voilà comment il pousse à ses limites extrêmes

le sens représentatif de l’image. En France, en Allemagne, en Italie, en Angleterre

l’œuvre de Cézanne – ou mieux l’expérience de Cézanne, comme disait Rilke, en

soulignant ainsi la caractère exceptionnel de l’événement – a été par conséquent

productive de multiformes interrogations et des models herméneutiques et elle a

eu une riche, passionnante phénoménologie de réception , du rejet à l’acceptation,

à l’exaltation hagiographique. Pourquoi des auteurs de grande importance et

appartenant aux plus différentes physionomies artistiques-littéraires,

philosophiques (Rilke, Virginia Woolf, Gertrude Stein, Hemingway, Yves

Bonnefoy, Fry, Merleau- Ponty) ont répondu avec une aussi grande intensité à la

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fascination et au rappel de Cézanne ? Et comment et pourquoi, en vertu de quelles circonstances et en force de quelles sollicitations et argumentations critiques, mais aussi par quelles imprévisibles contingences du goût et de la mode et avec quelles conséquences et rechutes, ces lecteurs ont articulé leurs réponses diversement différenciées ? Voilà les questions et les articulations que mon projet de recherche voudrait aborder, en relisant les moments plus hauts du dialogue entre la littérature, la poésie, la critique d’art, la philosophie et Cézanne, en visant à en saisir le sens et l’épaisseur. La liste des écrivains et des philosophes questionnés ne saurait être exhaustive (Sollers, Bernhard, Teboul par exemple, ont écrit eux aussi sur Cézanne) : je me suis borné aux ouvrages qui , d’après mon opinion, ont su précisément valoriser l’importance du peintre aixois sur un plan de rapports littérature-philosophie-peinture.

Dans le premier chapitre j’ai voulu mettre en évidence que d’un point de vue descriptif, le monde des images est d’une diversité surprenante, presque inépuisable. Il est question d’images dans des domaines très éloignés et disparates, à propos d’objets qui ne se ressemblent en rien ; par exemple, certaines images sont intentionnelles et d’autres non (dessin/reflet), les unes ont une matérialité forte alors que d’autres n’existent que dans l’esprit (tableau/souvenir), certaines relèvent de l’expression plastique, du langage poétique ou renvoient à la physionomie sonore d’un lieu. Et il n’est pas rare que nous utilisions le même genre de formulations pour parler des unes et des autres. Or l’image picturale (celle qui nous touche de plus près) induit un processus de focalisation et de mise en perspective qui opère à partir du donné, elle le prolonge et le rend efficace. Elle marque donc le point d’articulation entre la capacité de recevoir des stimuli perceptifs (car une image met en jeu le même type de récepteurs physiologiques que n’importe quel autre objet du monde) et celle d’éclencher un comportement plus spécifique qui ne s’enracine en elle que pour renvoyer au-delà d’elle. En ce sens, il n’y a effectivement "image" que si les données visuelles véhiculées dans l’expérience iconique peuvent être mises au compte d’un pouvoir de symbolisation, en donnant à ce terme son acception la plus large, que ce soit sur un plan comportemental, cognitif ou institutionnel.

Comment donc parler de la peinture de la part d’un écrivain, d’un poète ou

d’un philosophe ? Peinture et écriture ? Peinture ou écriture ? La question posée est

assurément double, elle tient dans adjonction des deux termes aussi bien que dans

leur disjonction. Elle est celle de cette irréductible différence que l’activité

esthétique tente pourtant constamment, depuis ses deux bords, de traverser, de

découvrir, d’utiliser et d’alimenter en œuvres. De multiples voies sont possibles, et

la question est immédiatement trop vaste par sa double face. Et pourtant elle est

ancienne, elle est même de la plus haute antiquité, et toujours réactualisée par les

activités artistiques elles-mêmes. Elle pourrait être, cette question, celle de la

mimesis elle-même, mais celle-ci est difficile à actualiser dès l’instant où l’on

voudrait tenir ensemble ce que l’écriture dessine et ce que la peinture déclare ou

raconte. La frontière est celle de la vision et du visible, de l’irréductibilité

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réciproque du texte et de l’image, dont on a peine à comprendre la parfaite interférence aussi bien que la complète déhiscence. Et assurément, c’est aussi les limites de la notion même de mimesis qui est en jeu, précisément dans l’ouverture qu’est l’abstraction du signe et des codes.

Après ce discours introductif sur le concept d’image, j’ai concentré mon regard – en vue d’une préparation du chemin à suivre dans les chapitres successifs – sur l’idée cézannienne d’une vérité de la peinture. On peut se demander si la résistance certaine qu’offre sa peinture ne répond pas à la profondeur même de son exigence d’une approche en acte du mystère le plus intime de l’expression esthétique, en correspondance avec l’idéal que le maître d’Aix déclarait avoir poursuivi avec acharnement durant toute sa vie et qu’il donnait l"a vérité de la peinture". Très éclairant, à cet égard, est le témoignage percutant de Joachim Gasquet sur la tension inhérente à cette quête cézannienne fondamentale : « la plus frémissante sensibilité aux prises avec la raison la plus théorique, c’est tout le drame, toute l’histoire, toute la vie de Paul Cézanne. »

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À travers la coalescence réalisée entre la puissance des assises géologiques surgies de la terre et la vibration des apparences qui est le berceau des choses, en réussissant à dégager la religion d’un paysage Cézanne n’a-t-il pas atteint (sinon du moins approché) cette plénitude insurmontable de l’image qui se lie et réalise "en vérité" le comble de l’expression ? À travers cet équilibre intime réalisé entre sensation et abstrait, est alors vraiment atteint le moment où l’image respire comme un être vivant. Ainsi l’art de Cézanne ne nous fait-il pas vivre en plénitude une vérité incarnée en gloire ? Cézanne reste un des pères spirituels de la peinture moderne par la franchise de son attitude, la recherche de la vérité . C’est l’alliance du sensible et du spirituel dans l’art : il recherche la grande construction harmonieuse du monde.

Il y a sans doute du vrai dans tous les portraits qu’on a fait de Cézanne tant ils se recoupent et expriment la singularité d’une personne. Néanmoins, il serait peut- être hâtif, voire naïf, de réduire la portée d’une œuvre à l’existence dont elle est née et qui l’a sous-tendue. Si une interprétation existentielle est toujours tentante et si une approche psychologisante peut parfois être éclairante, elles n’en sont pas moins que partielles ou réductrices car elles érigent en déterminants ou en causes, des moments, des faits, des anecdotes. Des contradictions ou encore des émotions alors qu’ils ne sont que le halo de sens qui nimbe le quotidien. Toutefois, nous nous garderons d’affirmer que la vie et l’œuvre vivent dans une indépendance radicale l’une de l’autre : la vie n’explique pas l’œuvre mais il est certain qu’elles communiquent. Cette communication exige bien, en un sens, un terrain de communauté où les actes et les projets se dessinent, prennent sens et font de cette vie celle-ci et non pas une autre. Voilà que Balzac, Zola, Breton et Simon – les auteurs analysés dans la troisième partie de mon travail – ont contribué à dresser une mythologie de l’artiste Cézanne. L’activité picturale peut constituer un sujet de réflexion pour l’écrivain. Il se produit alors implicitement une mise en abyme

1 Joachim Gasquet, Cézanne, Paris, Encre marin, 2002, p.137.

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symétrique à celle du peintre représentant l’homme de lettres au travail, puisque ce sont souvent ses propres interrogations que l’écrivain prête au peintre. Dans Le Chef-d’œuvre inconnu, Balzac traduit sa passion picturale : curieux de la peinture de son temps, amateur et collectionneur, chez lui l’on dénombra à sa mort vingt-six tableaux, notamment de Giorgione, van Dyck, Holbein. Peintres et sculpteurs apparaissent d’ailleurs en grand nombre dans La Comédie Humaine : cent cinquante environ, parmi lesquels Le Brun, Géricault, Meissonnier, Watteau, Corrège, Titien, Vinci, Breughel, Rembrandt, Rubens, Holbein, Velázquez.

L’intrigue de ce court récit de Balzac met en jeu l’une des grandes questions artistiques qui ont hanté Balzac : la dichotomie entre la conception et la réalisation de l’œuvre. Si l’œuvre, après avoir été conçue, n’est pas l’objet d’un travail, elle reste inachevée, elle périt au fond de l’atelier, ou la production devient impossible, et l’artiste assiste au suicide de son talent. La tragédie de Frenhofer, le peintre génial, réside dans cette impuissance à incarner l’idée artistique qu’il a conçue. La passion de l’art rivalise avec la vie, alors même qu’elle ne parvient pas à s’incarner dans une œuvre : Frenhofer ne serait-il donc pas le jumeau de Cézanne ? Dès le début, Frenhofer affirme que la mission de l’art n’est pas de copier la nature mais de l’exprimer. Balzac préfigure ainsi les ambitions de Cézanne : on sait du reste que le peintre d’Aix-en-Provence avait fait du Chef-d’œuvre inconnu un de ses livres de chevet et qu’il avait annoté. Lorsque paraît L’Œuvre de Zola en 1886, centré sur le peintre Claude Lantier, artiste possédé par une puissante pulsion créatrice mais qui ne parvient pas à atteindre l’idéal qu’il ambitionne (Claude connaît des crises d’angoisse, des hallucinations et, enfin, le suicide face à son tableau), on propose surtout un bilan désenchanté de l’évolution picturale du temps. Zola avait d’abord été un farouche défenseur de la nouvelle peinture, réaliste, lumineuse et libérée des carcans de l’Académie comme de la tutelle étouffante des institutions. Mais dès 1878 Zola affirmait que si la révolution impressionniste était une excellente chose, il n’en était pas moins nécessaire d’attendre l’artiste de génie qui réaliserait la nouvelle formule. Claude Lantier est alors l’image en creux de ce peintre de génie que Zola aura vainement attendu. L’intérêt de Zola pour la peinture ne se démentira pas puisque, de 1866 à 1896, il rédigera pour la presse de nombreux "salons", où il fera l’éloge de peintres comme Manet et Cézanne, avec lesquelles il entretient des relations personnelles. On a vu en Cézanne, ami d’enfance de Zola et aixois de naissance comme lui, le modèle de Claude ; l’impuissance de celui-ci traduirait dès lors les réticences de Zola face à un peintre d’abord admiré mais perçu finalement comme décevant. La publication du roman paraît avoir effectivement affecté les relations entre les deux amis. Mais le personnage de Claude est en réalité un composé de plusieurs peintres connus du romancier : Cézanne naturellement, mais aussi Manet (la toile de Claude, Plein air, est manifestement inspirée du Déjeuner sur l’herbe), Pissarro, Monet. André Breton évoque très peu Cézanne. Il le cite pour la première fois dans Les pas perdus en 1924, avant de lui consacrer un texte entier dans L’amour fou en 1937.

Par la suite, il le mentionnera à nouveau dans Le Surréalisme et la peinture en 1928

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, Genèses et perspectives du surréalisme en 1941 et dans L’art magique en 1957.

Dans un premier temps, il convient de démontrer comment la fortune critique du peintre et la construction d’un Cézanne-classique ont pu influencer les réactions d’André Breton. L’exemple de la lecture bretonienne devient alors un moyen d’appréhender la question du classicisme cézannien dans une épistémologie de l’histoire de l’art du début du XXème siècle et de replacer ce questionnement dans le contexte politique d’alors. Mais la lecture que Breton propose de la peinture cézannienne est également fortement influencée par l’histoire du surréalisme même, surtout par les rapports qu’il noue avec le cubisme et avec le dadaïsme, particulièrement Picabia. Breton se sert aussi du prétexte cézannien pour fustiger la critique consensuelle et dénoncer son hypocrisie, car c’est elle qui exerce le pouvoir idéologique dominant que le surréalisme combat. Si Breton entrevoit dans la peinture cézannienne une profondeur qui lui sied, il ne peut rester sur cette interprétation sans désavouer l’esthétique qu’il défend. Il continuera donc de fustiger Cézanne comme le représentant de la tradition et du classicisme. Le modèle pictural permet à Claude Simon de se référer à un ensemble de valeurs et de lois perçues comme mieux établies qu’en littérature, afin de les transposer dans le domaine de l’écriture pour mieux comprendre, ou mieux faire comprendre, le fonctionnement de celle-ci. En même temps, il incite à conduire une réflexion plus approfondie sur l’écriture, dans la mesure où l’art pictural est, entre tous et par sa nature même, celui qui pose le plus nettement le problème de la représentation de la réalité. Prendre la peinture comme modèle de description pour l’écriture permet donc d’aborder dans toute leur complexité des questions fondamentales. C’est alors que la référence à Cézanne (qui, si elle n’exclut nullement les allusions à d’autres peintres, occupe néanmoins dans le discours de Claude Simon une place exceptionnelle) prend sa pleine signification. Les pages qui sont consacrées à Cézanne dans La Corde raide ne sont pas exclusivement centrées sur ses tableaux mais avant tout sur Cézanne comme homme et comme artiste, et s’apparentent par certains aspects à la fiction biographique. On trouve dans ce texte une évocation de l’artiste qui s’inspire des témoignages publiés dans les années 20 par Émile Bernard ou Joachim Gasquet ainsi que de la correspondance du peintre. Pour Simon, Cézanne serait celui qui ouvre la voie. Ce réseau métaphorique donne du peintre une image mythique, voire mystique: à la manière d’un prophète, le peintre transmet une connaissance, une sagesse, une vérité.

Chez Cézanne, la pomme ne trompe pas. Pas plus que l’orange, tombée du ciel.

Le citron, à la rigueur ou l’artichaut qui est un cœur écorché. Le peintre provençal

transforme la nature morte en nature vive. Cézanne "champion de l’ordre et de la

physicité" est le protagoniste absolu des pages qui occupent la quatrième partie de

ce travail. En analysant le domaine de la culture anglo-saxonne, italienne et

américaine (de Soffici à Virginia Woolf, de Fry à Hemingway) il en résulte que ces

auteurs ont été fascinés par l’ouverture de la pomme cézannienne. La population

des fruits chez Cézanne, si l’on en fait le recensement, montre une énorme

majorité de pommes chez Cézanne.. Comme Lawrence, Stein, Hemingway le

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soulignent très bien, la pomme est dure, propre comme si elle venait d’être lavée.

Elle est mûre, intacte et fermée. Il faut que la pomme soit à la fois ouverte et fermée, comme la porte de Marcel Duchamp. C’est le dessin qui subsiste entre les touches aussi bien l’un à côté de l’autre que l’un sur l’autre quand la brosse revient avec une autre couleur qui fait que nous avons une représentation ouverte d’un objet fermé. La lumière de l’atelier envahit le fruit dont la contemplation nous permettra de nous retrouver au paradis avant la chute, de la donner aux déesses sans provoquer l’incendie de Troie. Soffici veut récupérer chez Cézanne l’idée d’un "rappel à l’ordre" ; Woolf, Stein, Lawrence et Hemingway veulent capturer dans les fruits de Cézanne cette géométrie, cet ordre spirituel, en les adaptant à leur techniques romanesques en quête d’une prose qui puisse rendre "solides" les objets et "parlant" le silence. L’art nous apprend alors ce que c’est qu’être sensible aux choses. Que le réel ne nous soit jamais que sensible signifie que nous ne pouvons éprouver sa valeur, sa signification ou sa vérité autrement qu’en faisant l’expérience de lui comme existant. Etre sensible à c’est éprouver que ce à quoi on est sensible est. Sentir "être" les choses c’est les éprouver par principe indépendantes du sentir lui-même.

La ré-origination ne consiste en aucun cas à revenir à l’origine psychologique du perçu ou à ce regard vierge rendue aux aveugles nés-opérés d’un cataracte.

Comme j’ai tenté de souligner dans le dernier chapitre, en interprétant les pages

merveilleuses que Rilke, Handke, Bonnefoy, Maldiney et Merleau-Ponty ont

écrites sur Cézanne, il ne s’agit pas de fonder la peinture sur l’expérience du perçu,

mais plutôt, à l’inverse, de fonder l’expérience perceptive pour qu’elle soit toujours

jeune sur le troisième œil, c’est-à-dire sur une sensation de portée métaphysique ;

par delà les apparences perceptives, elle est au contact de l’être : tact de l’être. C’est

cette expérience métaphysique qui, chez Cézanne, et sans aucun doute chez tous

les grands artistes, est indissociable de sa création qu’elle féconde : rendre visible ce

qui ne l’était pas encore. Cette sensation de surgissement – Rilke nous invite à y

réfléchir – qui n’apparaissait pas dans la perception prosaïque, est alors si vive

qu’elle peut se traduire par une vision quasi hallucinée : comme ce pin qui étend

démesurément ses bras, cette maison agrippée aux flancs d’une colline comme à

une matrice, comme la silhouette gothique de Château noir fantastiquement

exhaussée et, plus généralement, cet air qui circule dans l’espace soulevé par la

lumière avec ses vibrations de mirage. L’art de Cézanne – nous disent Handke,

Maldiney et Merleau-Ponty – est une véritable science du faire-apparaître. Mais ce

qui apparaît n’est pas condamné à la fugacité de l’instant. Soucieux, nous l’avons

vu, de permanence, il entend faire en sorte que ce qui apparaît demeure ; mais la

durée n’est pas ici la stabilité ou l’immobilité d’un corps dans l’espace, elle est

frisson, frémissement, modulation de la lumière et de l’ombre. Un souffle, une

présence passe sur le monde comme pour s’y poser. Ce que veut rendre Cézanne,

c’est avec l’unité de la réalité sentie, l’unité de la sensation ; c’est retrouver, avec la

virginité du monde, l’unité innocente du "sentir" qui n’est pas encore fragmenté en

voir, entendre, toucher, respirer et qui est encore tout cela à la fois. Faisant de la

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vue l’égale du toucher, il veut de plus rétablir les choses que l’on voit jusque dans leur odeur. C’est avant toute représentation conceptuelle, avant toute interprétation intellectuelle des formes visibles que le primordial s’éprouve dans l’unité du sentir. Unité qui est en outre une union : celle du peintre avec ce qu’il peint. Par la peinture et comme une sentinelle aux aguets, le peintre recueille le passage de l’Être dans le temps pour le manifester sur sa toile. Tout se passe comme si son corps devenait le corps de la peinture qui elle-même mime le corps de l’Être devenu penture de soi. Dans cette communion du dedans et du dehors, de l’esprit et du corps, du peintre et de ce qu’il peint, de l’homme et de la nature, la joie extatique de Cézanne ne fait qu’un avec le surgissement de l’Être.

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PREMIÈRE PARTIE PREMIÈRE PARTIE PREMIÈRE PARTIE

PREMIÈRE PARTIE : L’IMAGE ET LA PENSÉE : L’IMAGE ET LA PENSÉE : L’IMAGE ET LA PENSÉE : L’IMAGE ET LA PENSÉE

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LA FASCINATION DES IMAGES LA FASCINATION DES IMAGES LA FASCINATION DES IMAGES LA FASCINATION DES IMAGES

Une expérience très commune. On peut la faire au théâtre, au cinéma, dans une musée. Ou dans un coin quelconque de campagne ou de ville. Quelqu’un, quelque chose, se montre, apparaît, et nous secoue profondément, nous laissant stupéfaits, troublés, émus. Peu importe qu’il s’agisse d’une œuvre d’art, d’un paysage, d’un visage. Ce qui importe en revanche, c’est cette irruption à l’intérieur de notre champ visuel d’une réalité qui nous surprend et nous séduit, qui est absolument inédite. Étrange. Il pourrait tout à fait s’agir de quelqu’un ou de quelque chose que nous connaissons parfaitement, mais tout se passe comme si nous ne l’avions jamais vu dans la forme qui s’impose à nous, comme si nous le découvrions à l’instant présent par la vertu d’une révélation. Ou bien encore, il pourrait s’agir de quelqu’un ou de quelque chose qui nous est totalement inconnu mais que nous avons l’impression de connaître depuis toujours au moment où nous le rencontrons, comme si ce quelqu’un ou ce quelque chose nous appartenait ou habitait depuis toujours dans une région cachée de notre âme. L’émotion est la même, absorbante, exclusive, telle que le monde autour de nous s’éclipse et que seul demeure ce feu, cet aimant ; et encore une fois, qu’il s’agisse d’une œuvre d’art, d’un paysage ou d’une personne n’a aucune importance.

On ne peut cependant éviter une objection. Sommes-nous réellement sûrs que

la différence entre des choses si dissemblables n’ait aucune importance ? Car elle en

a. Je peux tomber amoureux d’une personne. Pas d’une œuvre d’art ou d’un paysage

et même s’il arrive que dans certains cas nous nous exprimions précisément ainsi,

comme quand nous disons que nous aimons un certain tableau ou un certain

paysage, cette déclaration ne peut certainement pas être prise à la lettre : si tel était

le cas, nous nous trouverions face à des cas de délire esthétisant. À contrario, un

paysage peut nous inspirer un sentiment sublime de fusion avec l’univers, au cours

duquel nous nous oublions nous-mêmes, ce qui serait différent s’il s’agissait d’une

personne ou, davantage encore, d’une œuvre d’art. Car l’œuvre d’art demande à

être jugée et appréciée pour ce qu’elle est, c’est-à-dire une œuvre qui n’a pas

d’autre finalité que d’être elle-même et qui exclut – ou tout au moins repousse –

toute conséquence ou résonance qui serait d’un autre ordre que celui de l’art. Tout

cela est vrai, indiscutablement vrai. Et pourtant, la rencontre avec une œuvre d’art,

un paysage ou une personne peut présenter un trait commun. Très précisément,

l’émotion à laquelle il était fait allusion plus haut. Une émotion qui, avant de se

présenter comme amour, comme extase panique (ou simplement comme plongée

tranquille dans la nature), comme empathie artistique, se caractérise par la force

avec laquelle elle nous frappe. Nous serions bien en peine de dire d’où provient cet

espace de heurt, ou en quoi il consiste. Mais il est significatif qu’un auteur comme

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Walter Benjamin ait parlé à ce propos d’un choc qui frappe l’individu. Du reste, Benjamin en avait emprunté le concept à Baudelaire, lequel l’avait utilisé pour dire que l’homme moderne, au cœur d’une métropole comme Paris, où le sacré a disparu tout comme le beau – au sens traditionnel du terme -, pour ne pas parler de l’amour, bien souvent transformé en prostitution, bref, que l’homme moderne, celui qui effleure un passant ou jette un regard distrait sur un nouveau monde, est précisément sujet à cette émotion violente si singulièrement proche des émotions religieuses tout en leur demeurant irréductible. Laissons pour l’instant à côté les implications historiques et sociologiques d’un discours de ce genre. Restons en à notre sentiment et cherchons à l’examiner indépendamment d’un contenu ou d’un autre (indépendamment du fait qu’il s’agisse d’une personne ou d’un objet) en le surprenant pour ainsi dire à l’état germinal. Il s’agit d’un sentir qui est avant toute chose un consentir : tant il est vrai que tout notre être est pris d’un transport pour la chose, et que c’est la chose qui occupe entièrement notre âme, qui capture notre attention. Pour traduire par une formule ce sentiment, nous sommes en train de dire oui à la chose sans réserve, acceptant l’évidence que la chose est comme elle doit être. Et il n’est pas nécessaire que l’état émotif disant cette adhésion pleine et totale se teinte de passion ou s’exprime sur un ton surexcité, exclusif, absolu. Il peut très bien s’agir d’un jugement tranquille et serein comme par exemple il s’en formule au théâtre, dans un musée, dans une salle de cinéma, ou bien mentalement, quand il nous arrive de contempler la nature. Dans tous les cas, le point-clé en est le consensus. Cœur de l’expérience que nous sommes en train de faire, le consensus possède une forme particulière d’irradiation. Non seulement il se libère du sujet et investit la chose en l’éclairant à tel point que ce qui appartient le plus spécifiquement au sujet lui semble arriver d’une distance infiniment lointaine ; mais encore il retombe sur ceux qui se trouvent à côté. Il exige de la syntonie. Si quelqu’un fait cette expérience, et si quelqu’un d’autre, à côté de lui, ne la partage pas, celui-ci peut s’opposer à celui-là de manière parfaitement légitime (personne ne peut démontrer qu’il est plus juste de penser d’une manière plutôt que d’une autre) ; il n’en reste pas moins que celui-ci offense de manière grave et irrémédiable celui-là (comme s’il était apparu entre les deux une faille, comme s’ils étaient désormais séparés par un mur d’incompréhension). Face à l’objet de votre désir, ou immédiatement après vous en être détachés, essayez de communiquer à quelqu’un, qui est à cote de vous et qui vous est cher, l’émotion qu’il a provoquée en vous. Écoutez la réponse de celui qui ne voit pas du tout les choses comme vous. Vous en recevrez une blessure brûlante. Et tout se passera comme si votre relation risquait d’en être gravement affectée.

Tout cela est bien paradoxal. En quoi ? N’est-il pas vrai que les goûts sont

goûts, et qu’ils ne se discutent pas ? Non, ce n’est pas vrai. Ou plus exactement : ce

n’est pas toujours vrai. En effet, il y a des sentiments de plaisir et de déplaisir qui

peuvent légitimement prétendre au consensus de tous : dans des conditions

déterminées. Si les sentiments de plaisir et de déplaisir (qui équivalent en réalité à

ce que nous avons appelé dire oui à la chose : oui, la chose est absolument comme

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j’aimerais qu’elle soit) dépendent de facteurs matériels comme l’inclination ou l’intérêt, il ne reste plus grande chose sur quoi il soit possible de discuter. Il en est ainsi parce qu’il en est ainsi ; cette chose me plaît, cette autre chose te plaît ; un point, c’est tout. Mais si ces sentiments sont à l’état pur, c’est-à-dire s’ils ne sont pas déterminés par l’inclination ou l’intérêt, ni même par la nécessité théorétique – comme dans le cas d’une démonstration mathématique -, alors le consensus est l’expression d’un libre mouvement du sujet et de la chose – du sujet à la chose et de la chose au sujet. Mais est-ce donc vraiment de la chose, de la réalité, dont il s’agit ? N’est-ce pas plutôt de l’image de la réalité ? La chose n’est pas là afin que quelqu’un s’en empare ou découvre ce qu’elle est véritablement. Et même : à bien y regarder, la chose n’est pas là, elle est inatteignable. Si le sujet l’atteignait et s’en emparait, cet enchantement (ce sentiment, cette émotion) se dissoudrait. Ce dont il s’agit, c’est bien de l’image de la réalité. C’est-à-dire de la manière dont le sujet se représente la réalité. C’est un jeu des facultés. L’imagination présente la chose à l’entendement exactement comme l’entendement voudrait que la chose soit si elle était réelle. Mais elle ne l’est pas. Et pourtant l’image, cette image de la chose comme elle devrait être et comme nous désirons qu’elle soit, remplit l’âme de joie, d’émotion. Comme si un désir pur et profond était réalisé, voire anticipé avant même que l’ âme n’en ait pris conscience. Et donc : l’ âme devient claire à elle- même quand elle rencontre l’image – rien d’autre que le produit de l’imagination.

En aucun cas l’on ne peut parler de conscience, de savoir. Ici, tout est apparaître :

et pourtant sur ce plan de l’apparence, il est possible d’expérimenter quelque chose

de spécial. Quelque chose de très mystérieux, de très énigmatique, puisque le

concept n’y a aucune prise et qu’il apparaît au contraire comme émergeant des

profondeurs de l’âme où, à l’évidence, il habite, et se montre dans la splendeur de

l’image. De quoi s’agit-il ? De la révélation d’un secret ? De la mise en évidence de

sens cachés ? Absolument pas. S’il en était ainsi, nous retomberions dans le cadre

de la connaissance et ce n’est pas le cas. Il n’empêche qu’au niveau de l’apparence,

l’homme peut presque toucher du doigt sa double nature (et c’est en ce sens qu’il

est juste de parler d’une rencontre entre le sujet et la chose : une rencontre médiée

par l’image) ; une double nature dans la mesure où l’homme peut se situer aussi

bien dans l’ordre des choses qui sont gouvernées par le principe de cause à effet

(c’est – à-dire dans l’ordre de la nécessité) que dans un ordre supérieur où ce n’est

pas la nécessité mais la liberté qui domine. Si la science est la science (un savoir

capable de découvrir comment les choses sont effectivement), si la morale est la

morale (une obligation qui vaut absolument, de manière inconditionnée), alors il

faut dire de la même manière que l’expérience esthétique – qu’il s’agisse de celle

que nous faisons en présence du beau artistique ou de celle que nous faisons en

présence du beau naturel – est l’expérience esthétique. C’est-à-dire une expérience

à l’intérieur de laquelle s’expriment des jugements qui exigent d’être partagés et qui

prétendent par conséquent à une valeur universelle. En réalité, c’est un peu plus

compliqué que cela. Comment faire en sorte que ce qui nous plaît plaise à tous ?

Chacun d’entre nous n’est-il pas prisonnier de lui-même, de sa manière de sentir,

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de ses propres goûts ? Il s’agit là de doutes plus que légitimes : pourtant, il y a bien un certain sentiment de plaisir (non pas tous les sentiments de plaisir mais simplement l’un d’entre eux) pour lequel la règle de l’universalité vaut. Ce sentiment de plaisir est précisément celui de l’expérience esthétique, où l’idée selon laquelle tous doivent éprouver ce que, moi, je sens et j’éprouve n’est absolument pas délirante. Et c’est précisément ce que l’expérience esthétique réclame : un oui plein, total, un assentiment qui est un consensus. Bien entendu, un tel partage du sentiment est justifié seulement dans la mesure où les présupposés sont définis comme devant être les mêmes pour tous. Bref, tous doivent faire référence au même "jeu des facultés", au même a priori du sentir, aux mêmes conditions de possibilité. C’est à ce prix que l’expérience esthétique sera réellement esthétique, et non pas seulement une expérience émotive (ou de connaissance) d’un autre genre, c’est-à-dire conditionnée par des motivations extrinsèques. Et donc : l’expérience esthétique est l’expérience esthétique. Ceux qui pensent que l’image d’un beau champ de blé remplit la vue de joie parce qu’elle gratifie le spectateur de l’espoir justifié d’une récolte riche et prospère se trompent. Et ceux qui pensent qu’un tableau parfait suggère intuitivement à celui qui le contemple l’idée d’une mathématique occulte à la base de l’ordre et de l’harmonie se trompent également.

Dans un cas comme dans l’autre, le sentiment de plaisir est conditionné et le sujet dois donc donner son assentiment de manière forcée. Au contraire, l’expérience esthétique est une expérience de liberté. Et c’est précisément en tant qu’expérience de liberté – non déterminée par tel ou tel autre facteur – qu’elle apparaît comme universellement communicable et susceptible de participation. Ses conditions de possibilité sont donc le plaisir sans intérêt, la finalité sans but, l’universalité sans concept. Il faut y ajouter l’exigence non négociable – et sur la quelle on doit tenir bon que ce qui vaut pour moi vaut pour tous et vice-versa. D’où, en conséquence, la construction d’un horizon commun fondé sur la participation à une même expérience. En cela, chacun d’entre nous est bien évidemment libre. Disons plutôt : chacun est librement confié à la spécificité de sa manière propre de sentir. Si il n’en était pas ainsi, l’expérience esthétique viendrait à manquer. Pourtant, il y a bien participation. Le fait de sentir ne demeure pas prisonnier de l’individualité, il est partagé, il implique la participation. Et il ouvre à un véritable sentir commun.

Sensus communis, idée d’un fondement esthétique de la société considérée comme

société de personnes éduquées aux valeurs du sens commun, du goût, de la

réciprocité et, en dernière analyse, de la liberté. Du reste, pourquoi ne devrait-il

pas en être ainsi ? Un plaisir sans intérêt signifie que le sentiment suscité par l’objet

ne dépend ni du désir de se l’approprier et d’en jouir, comme l’on jouirait d’un

fruit, ni de se l’approprier de manière intellectuelle, c’est-à-dire de savoir ce qu’il

est vraiment mais qu’il dépend au contraire exclusivement de l’accord libre, sans

subordination aucune, de l’imagination et de l’entendement. Une finalité sans but

signifie que l’objet s’offre à la contemplation tel qu’il est, dans la cohérence et

l’harmonie des parties qui le composent, indépendamment du fait qu’il puisse

servir à autre chose et par conséquent dans la merveilleuse liberté de son

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apparition. L’universalité sans concept signifie enfin que l’objet produit en chacun une émotion qui peut appartenir à tous – et qui doit appartenir à tous -, mais qu’il ne le fait pas sur la base d’une nécessité théorétique ; au contraire, c’est à partir d’une consonance et d’une émotion qui se donnent de manière libre, absolument libre, et pas autrement. C’est pour cela que le fait de sentir est commun, qu’il ne peut pas ne pas l’être, et qu’il l’est en vertu d’un principe paradoxal. Un principe qui renverse la cohérence et l’évidence du jugement en une expérience de signe contraire : une expérience libre et libérant.

Et alors : qu’est-ce que l’expérience esthétique sinon une expérience de

liberté ? Quelle autre voix est possible pour expérimenter dans le sensible le

fondement suprasensible de l’être même ? L’expérience esthétique, c’est-à-dire

celle qui est fondée sur les sens, est celle qui nous fait entrevoir plus que tout autre

le sens de l’expérience. L’art est peut-être de la fiction et pourtant, c’est le lieu de

la vérité par excellence : un thème qui était cher à Nietzsche et qu’il l’a été par la

suite à bon nombre de penseurs du XXème siècle, donnant ainsi lieu à une tradition

qui a repensé radicalement non seulement le problème de l’art mais celui de sa

valeur de vérité.

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LA VÉRITÉ ET L’O LA VÉRITÉ ET L’O LA VÉRITÉ ET L’O

LA VÉRITÉ ET L’OEUVRE D’ART EUVRE D’ART EUVRE D’ART EUVRE D’ART

En quête de vérité ne sommes-nous pas pris dès l’origine dans un vertige d’interprétations ? En effet, le mot "vrai" semble très équivoque. D’un côté il est dévoilement ( alèthéia) ; en ce sens il est second, gagné sur un voile qui serait notre état premier. La découverte vérace exigerait donc d’identifier cette primauté comme fallacieuse pour la corriger. Le vrai s’initie quand une origine est reconnue comme brumeuse par une contradiction entre ce qu’on sait et ce qui est.

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D’où la nécessité d’interpréter pour extraire le vrai de cette latence initiale.

L’interprétation élucide ce qui était obscur à soi-même. D’un autre côté le vrai serait une croyance qui mérite foi et qui agrée ( verus), ce que l’on croit parce que source de plaisir. Ainsi on reçoit pour vrai ce qui va en notre sens. D’où la nécessité d’interpréter : le vrai étant relatif à des conditions d’agrément il se dit de manières variables. Et l’interprétation explore ces variations. On aura vite fait d’opposer ces deux côtés : l’un objectif, l’autre personnel. Plus encore on discréditera le second : le vrai ne saurait se confondre avec le plaisir, car ce serait régler l’universalité logique sur la variabilité esthétique, et ainsi confondre la fausse vérité (la persuasion qui croit dire vrai sans comprendre ses raisons) et la vraie vérité (l’identité de la pensée et de l’être). Pourtant ils ne sont pas incompatibles. Ils peuvent être successifs, l’agrément étant le voile déchiré par la découverte, comme simultanés, le dévoilement nous procurant un plaisir intellectuel. Reste une dernière combinaison : l’agrément nous donnant l’illusion d’une découverte. Cas le plus grave puisqu’une fausse vérité produit un effet de vraie vérité : persuadé d’avoir découvert le sens exact nous ne comprenons pas que nous ne faisons que moduler une relation à un sens fugace.

L’interprétation est donc quête du sens là où il est douteux, à cause d’un trop- plein de significations (des équivoques, des ambiguïtés) ou d’un vide (des lacunes, des silences). C’est pourquoi le symbole , comme indice polysémique, en est le corrélat. L’interprétation du symbole consiste donc à le rendre loquace, signifiant pour qui ne l’entend pas, ou à supposer que ce qu’il expose n’est pas bien ou suffisamment dit. L’interprète est donc un substitut qui prend la parole pour dire ce qui reste à dire. Il donne donc du sens depuis l’extérieur en supposant qu’une auto compréhension du symbole n’est pas possible car sa fugacité tient à l’écart entre un sens supposé commun et la pluralité de ses manifestations possibles, ou inversement à l’attribution possible de divers sens à un même signe. Ainsi, la prudence comme vertu peut se marquer par le mot prudence ou par l’allégorie d’une jeune fille tenant un miroir. Inversement le mot sens est symbole de

2 D’où le sens adversif du latin verus qui déclare le vrai par opposition à une assertion fausse précédemment exprimée.

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plusieurs sens (direction, signification, organe réceptif, entendement) où le miroir peut être symbole de l’orgueil, de la prudence, de la pureté, du rêve (Carroll), de l’au-delà (Cocteau). L’interprétation intervient donc là où le sens se donne diversement et par degrés, jusqu’à un degré ultime supposé être la coïncidence exacte du sens et de sa manifestation, si tant est qu’il soit effective : comme la présence du sacré dans des phénomènes naturels, des textes, des rêves, des œuvres d’art qui, par essence, l’expriment par défaut, le Sacré même étant ce sens au-delà du sens. Interpréter c’est donc traduire du sens sensible, i.e. ramener dans le langage ce qui est tacite en prêtant une intention à ce qui peut fort bien en être dépourvu. D’où le risque de surinterprétation par projection d’une intention non signifiée par la marque interprétée. Qu’un chat noir croise ma route sera interprété comme néfaste si je suis superstitieux ou comme bénéfique si j’aime les chats, mais en lui-même le chat n’exprime pas l’intention de me nuire ou de me plaire ! L’interprétation est donc elle-même menacée de trop-plein de sens comme erreur d’attribution ou comme contresens, ou de vide comme non-sens. Toute interprétation n’est donc pas ipso facto légitime : elle peut être juste, éclairante, douteuse ou forcée. Mais par rapport à quel critère établir de tels degrés de proximité et par rapport à quelle unité de mesure apprécier une pertinence ? Ne tombe-t-on pas dans le paradoxe d’une interprétation qui commet un cercle vicieux en présupposant toujours le sens de ce qu’elle traduit tout en reconnaissant qu’il reste insaisissable ?

Car c’est bien selon le modèle de la fugue que l’interprétation nous contraint à

penser le vrai : il fuit dans toutes les voies, il s’altère selon les voix. L’interprétation

étant à la fois le parcours de cette pluralité, une de ces voix qui donne corps au sens

dans tous ses états, et la saisie d’une unité, la table d’harmonie qui tient l’ensemble

d’un même état allé dans tous les sens. Mais alors qui dit vrai ? Cette inflexion

particulière qui décline du sens selon ce qui l’agrée pour découvrir une identité

encore inaperçue ou cette révélation globale qui simplifie les variations du sens

dans le concert du même ? Ainsi il n’y a pas de vérité simple, car elle est sujette à

des conditions de validité. Mais comment les identifier ? Le problème est bien ici

ce jeu de poursuite entre le sens et le vrai. L’interprétation cherche du sens et en

produit – mais est-il pour autant vrai ? Autrement dit tout sens dégagé n’est pas

ipso facto vrai, même s’il est cohérent. Au critère formel de cohérence il faut

adjoindre la pertinence – mais comment l’identifier ? Si la pertinence est

l’expression d’une observation appropriée à son objet comment saisir cette

appropriation quand l’objet est lacunaire ? Par un effet de vérité ? Mais alors on

commet un cercle vicieux et cet effet de vérité n’est qu’une modalité de la

persuasion par laquelle l’incompétent peut faire accroire ou peut admettre une

interprétation très hasardeuse. L’interprétation est donc de l’ordre de la

restauration : restituer une intégrité par des choix de signification. Mais alors qu’est

ce qui motive tels choix ? Car quand l’interprétation s’applique à un symbole, est-

ce une pensée symbolique qui exige pour être rendue intelligible qu’on déplace son

sens vers une analyse conceptuelle, une intentionnalité de second degré révélant

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alors l’intelligence interne et réflexive d’une intention première intuitive, ou est-ce une pensée analytique qui pour se justifier préjuge un sens comme symbolique afin de faire taire toute intelligence différente et projeter sur elle un schéma abstraitement universel ? Et comment distinguer le symbole du concept quand on sait que toute pensée est symbolique, ne pouvant se manifester que par des symboles ?

Par exemple, Les Ménines de Vélazquez peuvent être interprétées par Foucault ou par Picasso, auquel cas l’interprétation n’a ni les mêmes fins ni les mêmes méthodes. La philosophie fait du chef-d’œuvre de Velázquez l’illustration de sa théorie politique quand le peintre en fait l’objet de quarante-neuf Variations picturales. Il convient donc de distinguer deux herméneutiques selon les intentions de l’interprète : l’une relève, de près ou de loin, d’une lecture du Sacré, et donc cherche des degrés d’intelligence du symbole comme accès à un secret, à une totalité du sens apparue à un point nodal de la réflexion, et déplace le sens du figuralisme vers la diction ; l’autre relève de l’appropriation d’un modèle par exploration de ses détails et mise en valeur de tel aspect déterminant. Dans un cas le dédoublement du sens suppose une extériorité de l’herméneute au symbole, dans l’autre, un jeu interne aux variations du sens. L’une est une herméneutique spéculative – philosophique, théologique ou scientifique – où la parole réfléchit sur des quasi-énoncés, l’autre est une herméneutique artistique où l’art réfléchit (sur) l’art : le rapport du metteur en scène à l’auteur, du musicien ou du chef d’orchestre à la partition, du cinéaste au roman, de l’acteur au rôle, etc.

Une autre ligne de partage correspond au mode de manifestation : soit l’interprétation et l’interprète ont le même mode, soit ils en ont deux différents.

Ainsi le langage commente la parole, la peinture analyse la peinture, la musique

travaille la musique, ou inversement le geste commente la parole, le verbe explique

le dessin (la critique d’art). Mais le fond de tout cela reste bien que le sens se

présuppose toujours, auquel cas l’interprétation est une autoréférence du sens,

l’interprète étant un médium qui s’élucide à lui-même et justifie son processus de

médiation par l’interprété, d’où une interversion des statuts qui fait de l’objet le

médium d’un interprète qui est pour lui–même sa fin. Nous essaierons d’étayer

cette hypothèse par l’examen de l’exposé critique de l’interprétation de Heidegger

des Souliers de Van Gogh, en nous demandant par rapport à quoi déterminer ce qui

est vrai et plus encore où est le vrai. La question est bien celle du lieu de vérité car

si le sens est disséminé, alors il est aussi bien dans un message présumé que dans le

style, l’ordre, le matériau, voire dans d’infimes distorsions. Tout lieu est-il alors

significatif ? Y-a-t-il une hiérarchie significative de ces lieux ? Ne sont-ils pas

susceptibles d’avoir des sens contradictoires, et comment décider alors du bon

sens ? Mais au fond de tout cela il faut bien maintenir l’existence du vrai, i.e. sa

distinction d’avec le faux, sans quoi tout sens est décrété bon, même le non-sens !

Afin de définir l’œuvre d’art Heidegger l’inclut dans le genre des "choses" avant de

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