ISTITUTO NAZIONALE DI STUDI SUL RINASCIMENTO
as .
Seconda Serie
VOLUME XLIIIAls
Rinascimento
direttori
Michele Ciliberto
Cesare Vasoli
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-L.|.S.
O
Leo S. Olschki Editore
2003
SOMMARIO
Saggi e testimonianze
JULIANA Scutesart, Alberti’s Cavallo vivo, or the ‘Art’ of
Domina-tion ‘ ;
Giusepee. Mazzorra, Politics and Art: The Question of
Perspec-tive in Della pittura and Il Principe
David Quint, Narrative Design and Historical Irony in
Machia-velli’s Istorie fiorentine
WALTER STEPHENS, Gianfrancesco Pico e la paura
dell’immagi-nazone: dalloscetticismo alla stregoneria
DEANNA SHEMEK, «CZ ci» and «Pa Pa»: Script, Mimicry, and
Medi-ation in Isabella d’Este’s Letters
Aubert R. Ascout, Fede eriscrittura: il Furioso del 1532
FRANCESCO ERspAMER, Liberating the Liberata. Forests and Madness
DanteL Javitcu, Lo spettro del romanzo nella teoria sull’epica del
sedicesimo secolo .
Naomi YAvneH, Lying-in and Dying: Moderata Fonte’s Death in
Childbirth and the Maternal Body in Renaissance Venice .
Mario BiaGio.t, Galileo e Derrida: il libro della natura e la logica
del supplemento
;
JouA. Marino, Celebrating a Royal Birth in 1639: The Rape of
Europa in the Neapolitan Viceroy’s Court .
ExissA B. WEAVER, The Wise and Foolish Virgins in Tuscan
Con-vent Theater
;
oR e
Jon R. SNYDER, Sincerity in Seventeenth-Century Italy
JANE TyLus, Charitable Women: Hans Baron’s Civic Renaissance
Revisited
\
~ VI ~
» » » » » » » » » » » » »15
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Sommarto
Ropert Witiiams, Italian Renaissance Art and the Systematicity
of Representation.
p.
309
Douc.as Biow, Reflections on Humanism and Professions in
Re-naissance Italy and the Humanities Today .
m
333
Testi e commenti
Paoto Pontari, Ancora su passi inediti dell’\valia illustrata di
BiondoFlavio: la redazione primitiva della Romandiola
»
357
Luciana Repict, Teodoro Gaza traduttore e interprete di
Teofra-sto: la ricezione della botanica antica tra Quattro e Cinquecento
»
417
=
Renzo Raccuianti, Le Discours de la servitude volontaire et
Etienne de La Boétie: d’une énigmea l'autre .
»
507
Note e varieta
Francesco BorGuesi, Per la pubblicazione delle lettere di
Giovan-ni Pico della Mirandola.
»
555
Oreste Trasucco, Il corpus fisiognomico dellaportianotra
censu-ra e autocensucensu-ra
»
569
Giuseppe Crvati, Ernesto Grassi: per
un’interpretazionedell’Uma-nesimo italiano
»
601
Indice dei manoscritti
»
619
RENZO RAGGHIANTI
LE DISCOURS DE LA SERVITUDE VOLONTAIRE
ET ETIENNE DE LA BOETIE: D'UNE ENIGME A L’AUTRE*
En 1724 le Discours de la servitude volontaire' était inséré dans I’édition des
Essats dirigée par Coste. C’est 1a la grande édition du XVII‘ siécle par la suite
enrichie et améliorée, la base de toutes les éditions successives tout au long du
siecle. C’est la premiére fois — La Boétie est mort désormais depuis cent
soixan-te-quatre ans — que son nom y apparait. Si l’on parcourt lEncyclopédie,
instru-ment capable de rendre compte de tout un appareil conceptuel, et en particulier
le mot Tyrannie rédigé par de Jaucourt, collaborateur de Diderot et auteur
d’u-ne Histoire dela vie et des oeuvres de Leibniz (1734), on s’apercgoit que bien que nommant Bacon, Grotius, Puffendorf, Locke, il ne fait aucune référence a la SV.
Mais il ne reste pas moins évident que Jaucourt l’avait parfaitement présente a
lesprit tout au moinslorsqu’il rapporte cet épisode de Plutarque dans lequel le
jeune Caton d’Utique, qui fréquentait habituellement la maison de Sylla, s’étant
rendu compte de la tyrannie de ce dernier, demande un poignard pourle tuer:
une structure des phrases analogue et une parfaite correspondance des mots en
font un calque de la SV. Dansla reconstruction factuelle de la figure historique
de La Boétie, dans le rétablissement de son oeuvre, ons? heurte
continuelle-ment a deslectures qui ont rangé la SV a cété d’autres pamphlets politiques de
matrice libérale ou démocrate. Et il est certain que ce texte, en quelque sorte
militant, avait eu au cours de ces années une large diffusion.’ Toutefois en 1835
* Je tiens a remercier Mme et MM. les professeurs Nicola Panichi, Armando Petrucci et Adriano Prosperi. Mes remerciements vont aussi tout particuli¢rement aux collégues et aux
étudiants du Dipartimento di Filosofia e Teoria delle scienze umane de l'Université de Cagliari et du Département de Philosophie de l'Université de Paris 8 Vincennes/Saint Denis.
' Dorénavant la Servitude volontaire sera indiquéeparlasigle SV.
?N. Panicut, ‘Plutarchus redivivus’? La Boétie e i suot interpreti, Napoli 1999, p. 96, a eu sans aucun doute le mérite de faire apparaitre unlien entre les vicissitudes éditoriales du pam-phlet et la manifestation de velléités libertaires: le ‘plutarchisme’ conservait en fait son efficaci-té contre des barbaries toujours renouvelées, de sorte qu’on a pu soutenir que «Montaigne ayant intégré la Servitude volontaire dans une stratégie de dissimulation, l’aurait en méme temps protégée et promise a un sort subversif, souterrain, ‘caché’». De mémeces «lectures mi-litantes: si d’une part elles ont produit, petit A petit, des interprétations actualisantes, elles ont toutefois sauvé le pamphlet de loubli». Sur ce point, on pourra difficilement ne pas tenir
Renzo Ragghianti
Lamennais donne au Discours une autonomie qu’il n’avait en fait jamais eu
jus-que-la auprés du grand public en reproduisant les notes de Coste et enlui
ajou-tant une Préface.’ En adopajou-tant le concept de peuple, qui dans ce laps de temps
allait étre consacré par le Michelet romantique, Lamennais a proposde
|’éternel-le lutte entre la tyrannie etla liberté, ressent dans La Boétie «une cha|’éternel-leurvraie,
une éloquence de persuasion sans aucune emphase, des pensées quelquefois
profondes, un rare esprit d’observation, une sagacité pénétrante qui résume en
quelques traits principaux lhistoire si variée dans ses détails des oppresseurs de
tous les temps». Et en passant sans solution de continuité au «catéchisme publié
par le czar Nicolas», au culte di a |’Autocrate, 4 ce despotisme «prét a abuserde ce qu'il y a de plus saint, pour s’en faire un moyen exécrable de domination»,
Lamennais leur oppose que La Boétie aurait indiqué a Porigine de toute société
cette «égalité de droits proclamée nettement pourla premiére fois dans
lEvangi-le». A partir de la des études proliféreront: au XIX° siécle on verra dans La
Boé-tie un publiciste ‘démocrate’, comme Hubert Languet, Duplessis Mornay et
Francois Hotman.‘ Le 19 décembre 1859 Anatole Prévost-Paradol publiait dans
le Journal des Débats une analyse de la SV. Ce dernier appartenait a cette
généra-tion tourmentée par le besoin de comprendreet done de conclure la Révolugénéra-tion,
et qui dans ce but sut également trouver un accordavec le tournantlibéral qui
caractérisa la seconde période du régne de NapoléonIII. Prévost-Paradol
soute-nait que malgré un refus commun de tout excés, il y avait chez La Roétie «une
comptedecelivre ainsi que de ’article du méme auteur, «... Enchantés et charmés par le nom seul d'un». Linguaggto e tirannia nella Servitude Volontaire di Etienne de La Boétie, «Giornale critico della filosofia italiana», LXXVIL, 1998, pp. 351-377. Sur la «profondeaffinité qui lie Montaigne a Plutarque» cf. I. Konsrantinovic, Montaigneet Plutarque, Geneve 1989, pp. 33 sq. > Mais MmePanichifait a juste titre table rase de la conviction historiographique selon laquelle ’édition de Lamennais représente le début dela fortune modernedulibelle et
rappel-le que l’édition de Mouchar au XVI°siécrappel-le (la Vive description de la tyrannie, et des Tyrans),
Pédition anglaise de 1735 et celle de Paribelli a Naples furent déja des éditions séparées. Il en résulte «une tentative de rétrodatation de la naissance du‘destin moderne’ du pamphlet»,et la spécialiste prend «comme terme a guo justementla traduction napolitaine de 1799 qui, outre quelle se présente commeune ‘édition séparée’, manifeste uneintention politique et culturelle évidente dansle sens de l’affirmation du concept historique de ‘citoyenneté’» (op. cit., p. 48).
Voir également F. Mourrau, La Boétie 4 l’épreuve de la Révolution francaise: editionset
traves-tissements du Contr’Un,in Etienne de La Boétie. Sage révolutionnaire et pocte périgourdin, tex-tes réunis par M. Tevet, Paris 2004, pp. 293-306.
“Un siécle plus tard, Simone Weil s’appuiera sur le Contr'un pour dénoncerlefait
«qu'un homme, au Kremlin, ait la possibilité de faire tombern’importe quelle téte dansles
li-mites des frontiéres russes» et que «dans un pays qui couvrele sixiéme du globe, un seul hom-me [puisse] saigner toute une génération». D’autres en feront «le fondateur méconnude
l’an-thropologie de ’homme moderne, de "homme des sociétés divisées. [La Boétie] anticipe, a plus de trois siécles de distance, lentreprise d’un Nietzsche plus encore quecelle d’un Marx de penser la déchéance et l’aliénation» (E. pz La Botirie, Le discours de la Servitude Volontaire,
texte établi par P. Lionarp; La Boétie et la question du politique, textes de Lamennais, P.
Lr-ROUX, A. VERMOREL, G. Lanpaurr, $. Wen. et de P. Ciasrres et C. Lerort, Paris 1976, pp. 19-22, 88 et 236).
Etienne de La Boétie: d'une énigme a l'autre
certaine ardeur d’ambition et un penchant a intervenir dans les affaires
humnai-nes», tout a fait étrangers 4 Montaigne.’ En d’autres termes,il avait «plus
@illu-sions sur la possibilité de donner a Vintelligence et a "honnéteté un réle utile
dans les divers mouvements de ce monde». Et de méme, bien que dans la SV
«inspiration de I’Antiquité y soit a chaque pas reconnaissable, ce n’est point un
de ces traités dogmatiques a la fagon des Anciens, dans lequel on rechercherait
avec méthodela nature de la servitude et l’explication de ses causes; c’est une
pure invective contre la lacheté des peuples trop prompts 4 rendre leurs armes a
la tyrannie et a s’endormir dans l’obéissance», qui dans ce cas constituerait «un
cri éloquent contre la servitude». Certes, l'insistance de Prévost-Paradol sur la
différence entre une juste obéissance, sans laquelle la société ne saurait vivre, et
la tyrannie, se ressent du présent. Quoi qu'il en soit, Pinterprétation de Prévost
marque le débutde la critique moderne, en particulier les contributions de Paul
Bonnefon, a qui l’on doit Pédition des Oeuvres completes de La Boétie publiée
en 1892. De méme HugoFriedrich, qui répéte en effet ce qu’écrit Montaigne
lui-méme, dit 4 propos de lappel iv tyrannos de la SV, que ce ne serait rien
dautre qu’«une déclamation composée de lieux communs littéraires», car La
Boétie aurait vécu selon un principe totalement différent, consistant 4 «obéir et
[A] se soumettre trés religieusement aux lois sous lesquelles il était né».En fait
la Servitude, dans ses différentes éditions, sera toujours accompagnée
d’inten-tions militantes,et il ne faut pas s’étonner qu’en 1943, dans la France encore
oc-cupée, on sente le besoin d’une nouvelle édition. Mais il est beaucoup plus
sur-prenant que deux ans auparavant, dans la Belgique tombée sous l’égide nazie,
on inclue le livre dans la liste des Auteurs dont tous les ouvrages sont interdits,car a méme d’«empoisonner systématiquement l’opinion publique en Belgique
contre le peuple allemand, son voisin».
1. Inventaire des copies de la SV
\
A partir de 1570 Montaignepublie les écrits de La Boétie, maislaisse inédits
les textes spécifiquement politiques. On en retire Pimage d’un savant tout
im-> A. Prevost-Paravon, Etudes sur les moralistes francais, Paris 1865, réimprimé dansE. pe LA Bort, Discours de la servitude volontaire, chronologie, introduction, bibliographie,
no-tes par S. GOYARD-Fabre, Paris 1983, pp. 191-196. Pareillement A. Desjarpins, Les moralisno-tes
francais du seiziémesiecle, Paris 1870 (réimpr. anast. Genéve 1970), résumait le Discours selon
la double assertion «qu'il y a un fond de l’éme communatous, et qu'il faut triompher de la
coutume», par conséquent égalité, charité et fraternité se conjuguent ensemble, «la ott nes'est
jamais avancé Montaigne». Ce «devoirde la liberté» puisait ses soles dans lantiquité, d’ot
le caractére «stoicien, nullement chrétien», du texte: «la morale publique tient naturellement
plus de place que la morale privée».
® Essais, présentation, établissement du texte, apparat critique et notes par A, TOURNON, Paris 1998,I, 28, p. 328. H. Frmepricn, Montaigne, Paris 1968, p. 209.
Renzo Ragghianti
prégné de culture humaniste, occupé a traduire La Mesnagerie de Xénophon
ainsi que Les Régles du mariage et La Lettre de consolation de Plutarque. C'est 1a
une saison intense de traductions: Lefévre d’Etaples traduit en francgais La
Polt-tique d’Aristote en 1511, Amyot, Les vies de Plutarque en 1559; on a 1a la lecon
d’Erasme. Déja, des presses installées & la Sorbonne en 1470 par Guillaume
Fi-chetsortait le De Officiis ott la Renaissancelisait une justification rationnelle de
la conduite selon les deux critéres de l’utile et de ’honnéte, enle prenant
com-me manuel civique.’
La SV remonterait 4 1546 ou 1548. Mais en 1580, désormais dix-sept ans
aprés la mort de son ami, Montaigne lui refuse sa place dans ses Essais, et elle
devient rapidement un instrument dans la dispute idéologique. En 1574 4 Bale
parait un pamphlet en forme de dialogue, Le Réveille-Matin des Francais et
de leurs voisins — 4 la fin du second dialogue prendplace un large fragment de
la SV, publiée quelques mois aprés les massacres de la nuit de la
Saint-Barthéle-my —: derriére l’auteur, Eusébe Philadelphe Cosmopolite, se cache en fait une
rédaction collective; il s’agit 1a d’une version corrompue et fragmentaire pour
servir les théses huguenotes.* En 1577 le Discours prend place dans le tome LI
des Mémoires de l’Etat de France sous Charles Neufiesme, avec un autre titre:
Contr’un. I s’inscrit ainsi dans un contexte polémique et militant, et en fait dans
un exemplaire conservé a la Bibliothéque nationale on lit: «séditieux contre la
monarchie»,
Un double probléme de datation se pose: ausujet de sa rédaction er au sujet
des étapes de sa diffusion. Si on se base sur les dates de Montaigne (1546, 1548)
on peut supposer que La Boétie rédigea alors une ébauche, terminée ensuite
quelques années plus tard quand il suivra 4 Orléans (1553-1555) les lecons
d’Anne du Bourg. Cela permettrait de tenir compte de la thése de
Jacques-Au-guste de Thou, qui met la SV en relation avec la révolte de la gabelle.
La révolte bordelaise de 1548, avec l’assassinat dulieutenant duroi, Tristan
de Moneris, suivi par la terrible répression du connétable de Montmorency
au-" Sur La Boétie traducteur, consulter M. MaGNiin, La Boétie traducteur des Anciens, et J.
O’Brikn, De l’Oeconomicus a la Mesnagerie: La Boétie, in La Boétie. Sage révolutionnaire, cit., pp. 15-44 et 45-62. Pour plus de précision sur l’édition publiée par Montaigne voir F. Gray, Montaigneet le tombeau de La Boétie, in op. cit., pp. 261-277.
" Sur cette question on se reportera aux analyses de Mme M.IsiiGamt [aGoumirzer, La
publication du Discours de la Servitude volontaire dans le Dialogi ow le Réveille-matin des Frangois, «Bulletin de la Société des Amis de Montaigne» [dorénavant, BSAM], V s., n° 18-19,
1976, p. 108: quant a la publication du Discours dans les Dialogi en vertu des «rapports
idéolo-giques étroits entre la SV et la Francogallia» et de Ycutilisation des mots “Francogalli”,
“Fran-cogallia” dansla partie concernant la $V», elle en conclut a «la participation de Hotman 4 la rédaction des Dialog? dont le rédacteur en chef est vraisemblablement Hugues Doneau, son
Etienne de La Boétie: d’une énigme a l'autre
rait été, selon lHestowre Universelle de de Thou, la source du Discours.? Cette
thése devenue désormais classique est partagée aussi bien par Mme Cocula que
par Malcolm Smith qui, en soulignant que la source du récit de de Thou est
Montaigne, y voit une raison des plus probantes de la véracité de la thése. Par
contre Magnien, dans ses Notes additionnelles, souligne a juste titre que, si les
pages de de Thou «dérivent en droite ligne des déclarations de Montaigne dans
les Essais», cette «similitude des deux textes aurait plutét a [ses] yeux leffet
d’invalider»la narration de l’historien, d’autant plus que «rien ne prouve qu’ala
différence du jeune Montaigne, La Boétie ait en 1548 vécu en Guyenne.Il est
méme probable qu’avant de faire son droit, il ait poursuivi ses humanités au
nord de la Loire». En réalité Armaingaudavait déja infirmé ce témoignage.
Ma-gnien parle donc a juste titre d’«une fallacieuse identification a posteriori avec
Montaigne»et attire plutét notre attention sur la révolte populaire et la
sanglan-te répression qui avait sévi en 1526-1527 danssaville natale et dont le souvenir
aurait da étre bien présent a l’esprit de La Boétie."”
Combes, dans Essai sur les idées politiques de M. de La Boétie (1882),
sou-tient que La Boétie a seize ou dix-huit ans quand il congoit sonlivre, «mais que
trés certainementil avait l’Age d’homme quandil y mit la derniére main»; déa
Léon Feugére, Etienne La Boétie, ami de Montaigne (1845), proposait la date de
1553-55, ajoutant qu’il l’'aurait remanié en se servant de ce qu’il apprenait en
fré-quentant les cours d’Anne du Bourg. De mémeRat soutient a ce sujet que la SV
«fut remaniée, retouchée parla suite». Autrement,si elle était restée telle qu'elle
était en 1546 ou 1548, «La Boétie y aurait-il pu mentionner Ronsard,Baif et du
Bellay? Du Bellay n’avait rien publié encore en 1548; Baif, né en septembre” Cf. J.-A. Dr THou, Héstoire Universelle, depuis 1543 jusqu’en 1607, traduite sur l’édi-tion latine de Londres, Londres 1734,t. I, 1543-1550, pp. 345-346: «Ainsi se vérifia dans cette
occasion ce que l’ondit vulgairement, queles Princes ont les mains longues, et que leur
puis-sance se communiquesi bien de l’un a l'autre, qu’il s’en forme a de chaine, qui capti-ve tous les hommesetles subjugue nécessairement. C’est ce qu’Euenne de la Boétie, natif de
Sarlat, a fort bien prouvé dans unpetit livre intitulé le Comtre-un, ou de la Servitude volontaire,
qu'il fit @ ce sujet. I] n’avoit que dix-neuf ans lorsqu’il composa cet ouvrage; mais a cet age il avoit déja unesprit supérieur et un jugement formé, qui le rendirent depuis un des principaux
ornements du Parlement de Bordeaux».
E. pe La Botriz, De la Servitude Volontaire ou Contr’Un, édition avec introduction et
notes par M. SMITH, avec des notes additionnelles de M. MAGNIEN, Genéve 2001, pp. 86-88.
MAGNIEN, op. cit., p. 97, souligne a juste titre Pexigence de dissocier fortement «le moment de
l’élaboration» de la SV de celui de son «utilisation future». A. ARMAINGAUD, Montaigne pam-phlétaire. L’énigme du Contr’Un, Paris 1910, pp. 17-18: «Les éloges extraordinairement exagé-rés dont de Thougratifie La Boétie témoignent qu’il n’a fait que répéter ce que lui a dit Mon-taigne.II lui attribue,eneffet, ‘un sublime génie’. Ce génie de La Boétie n’est qu'une idée
déli-rante de Montaigne qu’explique, excuse et rend touchante l’amjrié-passion qu’il avait pour
lui». Sur la conscience, chez le dernier Montaigne, d’une akinoe les qualités morales de lamiet le corpusde ses écrits, «qui n’est pas 4 mémed’attester une exceptionnelle profondeur
de lintelligence», cf. F. Garavini, Mostri e chimere, Bologna 1991, pp. 51-82.
Renzo Ragghianti
1532, n’avait alors que seize ans a peine; Ronsard lui-méme ne fut gueére
répan-du qu’en 1550». On en dérépan-duit que le pamphlet «jeté sur le papier aux années de
prime jeunesse, a été repris ensuite 4 Orléans, sans doute vers 1551 ou 1552»."
Cependant Montaigne annule la publication en 1571, lorsque sortent le recueil
des Vers francais de Feu Etienne de la Boétie et Vensemble des traductions.
On ne connaissait du XVI° siécle que trois copies non autographes du
Dis-cours, retrouvées au XIXsiécle, dont deux en possession respectivement
d’Hen-ri de Mesme et de Claude Dupuy,” amis de Montaigne. Les conclusions d’un
examen attentif des manuscrits connus conduit 4 penser que: 1, le texte de
Mesmes précéderait tous les autres en notre possession; 2°, qu'il aurait existé un
manuscrit ‘x’ entre celui de de Mesmeset celui de Dupuy; 3°, qu’enfin le texte
de Mesmes n’est pas le manuscrit original de la SV. En outre P’édition de 1577
4M. Rat, Montaigneet La Boétie, BSAM, II s., n° 17, 1955, pp. 19-22. Selon Smrrx, op.
cit., p. 12, les référenceslittéraires introduisent des éléments de datation, quand on sait que cest en janvier 1554 que le poéte Lancelot Carle, ami de Ronsard et oncle de la femmede La
Boétie, exposera au roi le plan de la Franciade; voir aussi M. IsniGami [AGOLMITzer, Ronsard et La Boétie, «Folia Litteraria. Acta Universitatis Lodziensis», n° 20, 1987, pp. 197-212. De méme
Magnien, dans ses Notes additionnelles, cit., p. 92, se référant aux deux apostrophes a Lur-Longa, date ces morceaux entre 1553-54 et juin 1556, c’est-a-dire entre l'acquisition de la charge au Parlement par le «meilleur citoyen» et la mort du dédicataire.
Henri de Mesme (1531-1596), voir notamment Mémoires inédits d’Henri de Mesme,
suivi de ses Pensées inédites écrites pour HenriII, précédés de la Vie publiqueet privéede tenrt de Mesme, seigneur de Roissy et de Malassise, 1532-1596, avec notes et variantes par E. FReMy,
réimpression de l’édition de Paris, Genéve 1970. Claude Dupuy (1545-1594) conseiller au
par-lement de Paris. I] eut pour maitres Cujas et Turnébe. A la polémique qui opposa ce derniera Ramus,il fait allusion dans sa lettre 4 Pinelli du 26 mars 1572, en lui annongant l’envoi
duli-vre «Adr. Turnebus adversus volubilem quendam nostrae aetatis philosophum, qui est Ramus comme jestime (car lui qui estoit non seulement modeste, ains la modestie mesme, n’attaqua
jamais hommequecestuici, lequel toutesfois ne meritoit qu’un tel adversaire daignat entrer en lice contre lui, etiam provocatus) je desire scavoir de vous par le premier si vous vouléz avoir
tout ce que Turnebusa fait contre Ramus, qui est ce qui s’ensuit; Apologia adversus
quorun-damcalumnias ad librum T. Ciceronis de Legibus laquelle se met ordinairement au bout de
ses commentaires surles livres de Legibus. 2. Disputatio ad librum Ciceronis de fato adversus quendam qui non soltim logicus esse, verim etiam dialecticus haberi vult. auquel livre Ramus fist respondre par son grand ami Talon par un petit livre asséz bienfait intitulé, Audomari Ta-laei admonitio ad Adr. Turnebum. 3, Responsio ad Aud. TaTa-laei admonitionem; quiest la repli-que de Turnebus. 4. Animadversiones in Rullianos P. Rami commentarios; ou il monstre la grand’bestise et ignorance dudit Ramus en les commentaires sur les Agraires de Ciceron. mais les deux derniers sont mis en lumiere au nom de Leodegarius 4 Quercu,lequel y a tant seule-ment presté son nom,et par la lecture de moins d’une demi-pageil est aisé de descouvrir que
quelque autre y a mis la main que ledit Leodegarius, id est, homo ineptissimus et
infantissi-mus» (G, V. Pinelet C. Dupuy, Une correspondance entre deux humanistes, éditée avec intro-duction, notes et index par A. M. Raucet, Firenze 2001, pp. 44-45). Surla critique de Turnébe
a la methodus unica de Ramus, on consultera a M.-D. Couziner, Histotre et méthode a la Re-naissance. Unelecture de la Methodus de Jean Bodin, Paris 1996, pp. 81-138, ainsi que la
Préfa-ce de C, Vasout, p. 11: «l’élaboration de la “méthode des histoires” nait d@’un projet originaire dexposition systématique du droit comme reconstitution humainedelajustice divine». Jacopo Corbinelli (1534-1590). Gian Vincenzo Pinelli (1535-1601).
Etienne de La Boétie: d’une énigme a l'autre
des Mesmotres de Estat de France sous Charles neufiesme semble provenir du
manuscrit 20157. A Porigine de toutesles versions il y aurait donc le texte de
Mesmes, qui serait a son tour une copie effectuée a partir du manuscrit original
de la SV ou a partir d'une reproduction de celui-ci."’ En embrassantainsi la
so-lution de Mme Gontarbert on trouvera une confirmation dans l’étude de
lor-thographe du manuscrit en question qui présente les mémes caractéristiques
qu’un recu autographe duSarladais de 1555:
«l’orthographeest celle de Ronsard (x, y, z proscrits a la finale, graphies
caracté-ristiques, y entre voyelles proscrites, consonnes doubles et parasites supprimées,
etc.). En ce qui concernele J, [...] il n’était qu’une variante calligraphique du7,
en général a lafinale (et l’on trouve ici ains/, a/)»."
Henri De Mesmes, de formation juridique, introduit dansles milieux litté-raires, comptant parmiles ‘politiques’, par conséquent un ‘modéré’, ami de
Montaigne, a un role actif dans les événements de son siécle. En effet il signera
en mars 1570, au nom duroi, la paix de Saint-Germain, qui met fin a la
troisie-me guerre dereligion avec le maréchal de Biron, représentant des huguenots. Sa
réponse, un ensemble de notes fragmentaires rassemblées avec la copie de la SV
dans le ms. BnF [FR. 839] et passibles de développements ultérieurs, témoigne
que le caractére ‘dangereux’ du pamphlet était déja évident quelques années
seulement aprés la mort du «meilleur citoyen». Méme si toute hypothése est
quelque peu risquée, selon Briquet la filigrane de ce papier serait attestée
uni-quement 4 Amiens en 1582 et en 1588 et a Paris en 1584; il serait donc possible
% Voir en particulier les pages consacrées par N. GonTaRBERT A Filiation et choix d'un texte, dans sa remarquable Présentation du Contr’un, Paris 1993. On pourra consulter avec
profit A. Tournon, Sur quelques aspérités du DSV, «Montaigne Studies», XI, 1999, pp. 61-76; pareillement, dansles pages introduisant l’édition du Discours parue chez Vrin (Paris 2002, p.
20), il résume ainsi la question: «Les legons propres au manuscrit De Mesmey sont en effet ré-guliérement conformes4la logique interne du Discours, la ott les versions concurrentes intro-duisent des incohérences manifestes, par méprise sur argumentation ou par tendance, con-sciente ou non, a l’édulcorer. Ses quelques aberrations, en revanche, ne témoignent pas d’in-flexions idéologiques précises, et paraissent purement fortuites». Cf. aussi N. Gonrarsert, La servitude volontatre: pour une réappropriation du langage, in La Boétie. Sage révolutionnaire, cit., pp. 307-316. Mémesi l’analyse dela filigrane semble échapper a la classification de Bri-quet, cela n’empéche pas l’antériorité du texte de Mesme par rapport 4 tousles autres:
recen-tiores, non deteriores (cf. G. Pasquatt, Storia della tradizionee critica del testo, Firenze 1952, pp. 41-108). Cela devrait plutét nous conduire 4 l’analyse de cette copie et 4 la conclusion que
des additions successives ne sont pas étrangéres A celle-ci. D’autant plus que dans cette copie, a Pécriture trés belle et tréslisible, restent de rares traces de correction, comme4lafeuille 2,
«il faudroit despendre son sang et sa vie devant, mais d’un seul», le nOhgett est biffé.
Pour toute recherche future on pourra difficilement faire 4 moins des réstiiats acquis par MmeGontarbert.
ON. Caracn, L’orthographe francaise a l’époquede la Renaissance (Auteurs -
Lmprimeurs-Ateliers d’imprimerie), Geneve 1968, p. 195.
Renzo Rageghianti
denvisager que la rédaction du Contre La Boétie west pas contemporaine de
Pacquisition du manuscrit, mais qu’elle tombe sous la figure rhétorique de
l‘honnéte dissimulation’, car on pourrait méme supposer que ces notes sont
successives a la publication de la SV dans les Mesmmotres.””
L’article de Girot paru dans la «Bibliotheque d’Humanisme et Renaissance»
en 2001, Une version inconnue du Discours de la Servitude volontaire de La Boé-tie, préfigure une révolution dans les études laboétiennes en annongant la
dé-couverte de deux nouvelles copies manuscrites: l'une déja signalée par Jean Paul
Barbier dans une notice consacrée a Jean Piochet, érudit savoisien, «lecteur de
Ronsard e+ cousin de Mare-Claude de Buttet, dont le livre de raison propose
une version manuscrite du DSV datée de 1573»; l'autre a la bibliothéque
Am-brosiana de Milan dans les papiers du bibliophile padouan Gian Vincenzo
Pi-nelli auquel Jacopo CorbiPi-nelli, précepteur du duc d’Alengon, dans unelettre du
4 novembre 1570, écrivait: «Vorrei poter haver copia d’unascritt[ura] che io ho
visto in franzese elegantiss[imo], De volontaria servitude, che Bruto stesso non
harebbe detto meglio. Io lho letta et é cosa dotta et recondita ma per questi
tempi pericolosa». Par une analyse ponctuelle, Girot raméne fort justement bon
nombre de lacunes a des «fautes dues au copistes»; d’autres, au contraire,
se-raient autant de possibles indices que le manuscrit conservé a |’Ambrosiana
«présente un état du texte antérieur a tous les autres»: d’ot la conclusion que
«sa seule présence dans les papiers de Pinelli plaide également en faveur d’une
circulation de ce texte a travers des canaux multiples». Magnien, dans ses
remar-quables Notes additionnelles, en épousant les hypothéses de Giret, plaide donc
en faveur d’«une diffusion précoce, et fort éloignée du cercle d’Henri de
Mes-mes, auquel on a jusqu’a présent eu tendance limiter l’audience du DSVences
années»." Les questions posées représenteraient un véritable tournant mais, bien
avant la collation des variantes, l’analyse paléographique démontre qu’il s’agit
dune écriture des tous derniers lustres du XVI¢ siecle, cancelleresca italica. Par
dela l’élégance de l’écriture, a un tout premier coup d’oeil, on reste surpris par
Pexactitude de la ponctuation; en outre A travers une confrontation, qui n’a
au-° Cf. C. M. Briquer, Les Filigranes. Dictionnaire historique des marques du papier,
Gene-ve 1907, t. I, n° 1843 (Armoiries, Trois fleurs de Lis).
MAGNIEN, op. cit., p. 96. J.-E. Giror, Uneversion inconnue du Discours dela Servitude volontaire de La Boétie, «Bibliotheque d’Humanisme et Renaissance» [dorénavant, BHR], LXIIT, 2001, pp. 552-553 et 565: «Contrairement eneffet a ce que l'on aurait pu penser, ce n’est pas par l’intermédiaire de Claude Dupuy ou d’Henri de Mesme que Pinelli a obtenu
co-pie de ce texte puisque sa versionse distingue trés nettement de celles possédées par ces deux crudits». La copie «sur papier probablementitalien, de mauvaise qualité et poreux», décéle
que «la mainest italienne, et le copiste commetici et la des fautes de lecture quiattestent sa
mauvaise connaissance de la langue frangaise»: bon nombre de variantes, ainsi que les erreurs, «tirent leur origine de la lecture fautive d’un original écrit dans une langue mal maitrisée et
avec une écriture différente de celle en usage en Italie». I reste stirement quelques variantes
Etienne de La Boétie: d'une énigme a lautre
cune prétention a l’exhaustivité, on constate en de trés nombreux cas que la
co-pie conservée a l’Ambrosiana, tout en se distinguant du manuscrit de Mesme,
est conformea l’édition Goulart des Mémoires sur I’Etat de France sous Charles
Neufieme."” On pourrait done avancer lhypothése quecelle-ci, loin de temoigner
«un état du texte antérieur 4 tous les autres», est plutét une copie tardive.
Le manuscrit retrouvé dansle livre de raison de Jean Piochet de Salins pose
de nouvelles questions. Pouressayer deles résoudreil faut tout d’abord
parcou-rir Pinventaire de sa bibliothéque — «C’est le rolle de denombrementde
mesli-vres tant Latins Italiens Espagnols que Francois que j’ay en mon Estude de
Vil-leneufue en !’'an MDLXXVIII [mais vraisemblablementil faut lire 1588]» —: lon
y découvre les Mesmoires deI’Estat de France sous Charles neufiesmeen trois
vo-lumes in 8°, 1579, «cottez 248-249-250», et «Les Essais de messire Michel S" de
Montaigne Chevalier de Pordre et maire de Bordeaux paru [a Paris, chez Jean
Richer] in 12°, 1587».En effet cette copie présente une premiére anomalie
ma-jeure par rapport a toutes les autres: elle porte commetitre Le contre ung
décla-mation sur La servitude volontaire par Estienne de la Boitie de Sarlac. Or on sait
que La Boétie est l'auteur du pamphlet uniquementpar le témoignage de
Mon-taigne, donela lecture des Essais devrait étre une condition préalable. Le titre
semble en effet ajouté dans un second moment, la date «1573»4 la derniére
pa-ge pourrait elle-aussi étre un ajout. Autre anomalie: le texte présente quelques
annotations marginales. Ainsi est indiquée lacitation initiale tirée du
secondli-vre de l’Iliade, dontle texte grec et la traduction latine sont reportés, et lemor-ceau du chant VI de lEnéide est identifié; mais en particulier il faut retenir
qu’un mémesigne aux feuillets 2 et 12 marque le débutet la fin du
morceaupu-blié «mot 4 motdansle reveille matin de francois». Ainsi en marge du morceau
sur notre aptitude 4 défendre «notre franchise», on lit: «conclusion que
naturel-lementtous sont libres»; peu aprés ausujet dela classification des tyrans: «Trois
sortes de dominations tyranniques»; enfin a propos des complices du tyran:
«questo e il vero secreto degli Tyranni. 6 tempora 6 mores»."” Mais un fait
appa-rait encore plus étrange: toute la page dans laquelle on a prétendu voir une
des-cription du régne des ‘mignons’ est soulignée et en marge une maniculaindicatt-va, ou guidon de renvoi, marque importance toute particuliére du morceau: on
peut raisonnablement soutenir qu’on a voulu de cette fagon suggérer une forte
" Cf. infra PVAppendice.
'’ Voir Archives départementales de Savoie, ms. 1J279-10,ff. 250r, 2540et 262r, Sur Jean
de Piochet, seigneur de Mérandes, de Pugnet, de Salins, de Villeneuve, de Monterminod
(1532-1624), cf. J. P. Barsier, Ma Bibliotheque poétique, Geneve 1990, t. I, pp. 325-327: de
noblesse récente, docteur és droit 4 ?Université d@’ Avignon, capitaine de la ville de Chambery,
avec Claude et Jean-Gaspard de Lambert, Philibert de Pingon, Amédée du Coudray,i] com-posa ce groupe de jeunes gens passionnés de ‘nouvelle poésie’ autour de Mare-Claude de
But-tet et connus de Jacques Peletier.
Ms, 1J279-10, pp. 2, 14, 17 et 4.
Renzo Ragghianti
interprétation actualisante et politique de ce morceau,tel qu’il devait apparaitre
a un lecteur des tous derniers lustres du XVI° siécle.
Quant a examen des variantes, le texte Piochet semble parfois se
rappro-cher du manuscrit de Mesme, dans d’autres cas de l’exemplaire de
lAmbrosia-na, mais le plus souvent de !’édition Goullart, ce qui conduit 4 avancer
I’hypo-thése de l’existence d’un manuscrit assez proche de celui dont onatiré ’édition
des Mesmoires et dont pourraient dériver aussi bien l’exemplaire milanais que
celui du livre de raison. En effet les deux textes ont en commun deux lacunes
majeures: le morceau sur les «bons rois» frangais qui épargnentleurs sujets,
se-lon exemple de Scipion l’Africain, et la traduction du vers de Virgile («Lequel
bientost aprés, ce grand mal punissant,»); ces deux morceaux ont été ajoutés en
marge dans l’exemplaire Piochet. Mais tout cela ne remet pas en cause
l’antério-rité du texte de Mesme. On pourrait alors intégrer le stemma defiliation
propo-sé par Mme Gontarbert,” qui conserve toute sa validité, en inpropo-sérant a c6té du
ms. 20157 un autre manuscrit d’ow seraient dérivés ceux qui sont conservés aMilan et aux Archives de la Savoie.
Mais ce livre de raison nous réserve une autre surprise de taille sous la
ru-brique des livres que j’ay prestez. A Yannée 1606 onlit «le livre de la Servitude
Volontaire Intitulé Vives description des tirans et de la tirannie»” dont on
con-nait aujourd’hui quatre exemplaires.Il faut se reporter a l’exemplaire conservé a
la bibliothéque municipale de Grenoble dont il a été question dans l'article de
Barmann:cet exemplaire est justement celui dont parle Piochet parce que la
mé-me main, sa main, a écrit au début du texte imprimé et du manuscrit la mémé-me
citation tirée de la dixiéme Philippique: «Ita praclara est recuperatiolibertatis,ut
ne mors quidem sit fugienda pro repetendalibertate. Cicero»; il sagit qui plus
est d'unecitation de mémoire, le texte étant légérement différent.? Et en outre
surle frontispice, tracé de la méme mainonlit: «bon ouvrage / ou dela
servitu-de volontaire / Celivre a esté composé par Estienne servitu-de la Boetie servitu-de Sarlac, et
Intitulé de la servitude volontaire». Aucun élément ne nous permet de dater la
copie du Contr’un qui nous est dévoilée par ce livre de raison, mais l'ensemble
dindications qu’il recéle, nous dit qu’elle a été au moins complétée aprés la
pu-blication des Essais de Montaigne, peut-étre aprés 1587, date de pupu-blication de
Pédition Richer qui figure dans l’inventaire de la bibliothéque de
l’humanistesa-voyard. En effet dans cette copie on retrouve au moinstrois écritures
différen-tes: celle du copiste; une seconde, celle de la personne qui a rédigé les
annota-°° GonvarBert, Filiation et choix d’un texte, cit., p. 74. "1 Ms. 1J279-6, £. 126v.
* C. BarMANN, Exemplaires uniques ou rarissimes conservésa la B. M. de Csrenoble, BHR, li, 1989, pp. 139-141. Et le fait que Pexemplaire actuellement conservé 4 Grenoble soit relié
«dans un vélin ancien» prouve bien qu'il s’agit exactement dulivre déja en possession de
Pio-chet, car sous la rubrique «Livres prestez jusques au 7 septembre 1607» onlit: «La servitude volontaire avec plusieurs traités reliez ensemble» (ms. 1J279-6, f. 123r)
Etienne de La Boétie: d’une énigme a l'autre
tions marginales et comblé les deux lacunesetle titre avec Pindication de La
Boétie; et enfin celle de Salins qui transcrit la citation cicéronienneet la date,
ainsi que d’autres morceaux sur la pagefinale de la Servitude. Mais on peut aussi
raisonnablement attribuer 4 Piochet la manicula, car il s’agit du méme trait de
plume.
Apres ce long détour, retournons & la case de départ, c’est-a-dire a Larticle
de Trinquet sur la divulgation du Contr’un: «C’est grace 4 Montaigne que le
ma-nuscrit du traité a été conservé», sans son action «il aurait fini par disparaitre,
sans que personnes’en fait jamais soucié» et encorelui doit-onlefait d’avoir «un
texte 4 peu prés correct du Discours».”
2. Entre Sarlat et Orléans
La Boétie nait en 1530 dansle Périgord, dans antique évéché de Sarlat.
Mme Coculaparle a juste titre, @’aprés les Chroniques sur Vhistoire du Sarladais
rédigées par Jean Tarde la fin des guerres dereligion, des vicissitudes de
lan-née 1529 qui vit se succédertrois titulaires a l’évéché, c’est-a-dire duconflit qui
opposale chapitre des réguliers, qui détenait traditionnellement le droit @élire
les évéques, et ’autorité royale, qui selon le concordat de Bologne (1516) entre
la papauté et Francois Iavait accordé a la Couronne «le droit de nommerles
évéques avant de les proposer a l’investiture du pape». Dans des pages
péné-trantes on reléve que celui de 1529, loin d’étre «un conflit dérisoire», démontre
que le pouvoir royal pouvait «étre mis 4 mal pardes potentats locaux, d’église et
d’épée», d’ot la nécessité pour la monarchie de pouvoir compter sur le soutien
de magistrats comme Antoine de La Boétie, le pére d’Etienne, dans ce cas
patti-culier, qui allaient constituer «un quatriéme ordre aux cétés des trois ordres
tra-ditionnels, le clergé, la noblesse et le tiers-état dont les fonctions médiévales
s’a-daptent mal aux changements politiques des états européens du début des
Temps Modemes».” Et si l'année 1529 se solde parle succes du chapitre de la
cathédrale, la nomination, quatre ans aprés, du Florentin Niccolé Gaddi
mar-quera désormais la primauté des prérogatives royales.”
2 R. Trinquet, Montaigneet la divulgation du Cont’un, «Revue VHistoire Littéraire de
la France», LXIV, 1964, p. 12.
4 AM. Cocuta, Etienne de la Boétie, [Bordeaux] 1995, pp. 18 et 20.
25 A ce propos voir C. Lerort, Le nom d’Un,in be La Bortir, Le discours de la Servitude Volontaire (éd. Léonard), op. cit., p. 290: il reléve que Pédition florentine des Discorst de
Ber-nardo Giunta, édités en 1532, et du Principe, édité l'année suivante, avait été financée par
Gio-vanni Gaddiafin qu’il défende «contre des adversaires qui pour leur propre cause le déchirent si Aprementtousles jours, ignorant que ceux qui enseignentles herbes et les médecines, ensei-gnent dans le mémetempsles poisons, a telle fin que la connaissance permette de s’en proté-ger». Ce Giovanni Gaddi était en effet le frére de Niccol6, dot Phypothése que celui-ci ait
poussé le jeune Etienne 4 entreprendre la lecture d’un Machiavel «maitre-és-médecinepolitique».
Renzo Ragghiantt
Sarlat connut sous la Renaissance une certaine prospérité, et fut en fait «a
cette Epoque un petit foyer d’humanisme». En effet a l’évéché, «nominalement
depuis 1533, effectivement de 1541 a 1546, le cardinal-évéque Niccolo Gaddi,
parent des Médicis et fort bien connude la cour de France»,caressa le réve de
faire de son diocése une ‘Athénespérigourdine’. De cefait le jeune La Boétie se
trouve introduit dans un milieu stimulant du point de vue culturel, bien que
nous sachions peu de choses de son éducation premiére; resté orphelin,il fut
confié aux soins de son oncle Etienne, bachelier, prieur et curé, dontil se
sou-viendra sur son lit de mort qu’il lui devait tout ce qu’il est et pouvait étre. Si l’on
perd toute trace de La Boétie entre 1540 et 1553, on envisage comme hypothése
la plus probable celle d’un séjour dans un collége parisien avant son droit 4
Or-léans, ce qui aurait facilité sa rencontre avec l’école poétique de la Pléiadeet lui
aurait valu, en 1561, d’étre chargé par le parlement de Bordeaux d’une mission
auprés du collége de Guyenne, car «les collégiens et quelques uns de leurs
mai-tres pratiquent l'art du camouflage de leurs idées dans des messages truculents,
dignes de Rabelais et des farces médiévales».”’
Vraisemblablement entre 1548 et 1550 il obtient le titre de bachelier en
droit 4 Orléans, dontl’université était alors la plus ancienneetla plus célébre du
royaume, aprés celle de Paris. Elle connaissait, depuis l’avénement de Louis XII,
une période de splendeur. Et sur importance de cette université nous avonsle
témoignage de Machiavel dans son Rétratto di cose di Francia: «L’Université deParis subsiste avec les rentrées des fondations de colléges, mais elle en vit
mai-grement.[...] Les premiéres Universités sont quatre: Paris, Orléans, Bourges etPoitier; ensuite Tours et Angers, mais elles valent peu». La Boétie se serait lié
d’amitié avec un condisciple d’Anne du Bourg, Lambert Daneauet «dés 1555
avec Baif, qui connaissait intimement Dorat et Ronsard, qui avait d’étroites
rela-tions avec lun deses collégues au Parlement de Bordeaux, Guy de Bresse».
L’hypothése de Bonnefon fait de Daneau «sans nul doute le confident des
pre-miers essais de La Boétie. C’est lui assurémentquieit la primeur du Contr’un,si
elle n’avait pas été réservée au maitre quiles guidait tous les deux». Reprise par
°° Rat, art. cit., pp. 19-22,
*T CocuLa, op. cit., pp. 107-108.
28 P. BONNEFC IN, Estienne de La Boétie. Sa vie, ses ouvrageset ses relations avec Montaigne,
Bordeaux 1888 (réimpr. anast. Genéve 1970), pp. 58-59. Cf. la notice in L. Cnevatirr, Diction-naire de Bibliographie frangaise, Paris 1967, t. XI, coll. 1035-1036; Anne du Bourg (1520 ou 1521-23 déc. 1559), professeur de droit civil a Orléans, «ayant été pourvu d’une charge de
conseiller-clere au parlementde Paris, prit les ordres mineurs et le diaconat, afin de la pouvoir
exercer,[...] Il commenga afaire profession officielle de luthéranisme 4 Paques 1559, Le
mer-credi 10 juin de la méme année, le roi siégeait en son parlementet la discussion étant surla maniére de rendre la paix a PEglise, Anne du Bourg pronongaune harangue ouil faisait
Etienne de La Boétie: d’une énigme a l'autre
la plupart des biographes,elle parait sans fondement. La Boétie quitte Orléans
Pannée ot Daneauy arrive, et en outre le De Juridictione omnium judicium de cedernier, qui nous rend compte aussi de la faculté de droit d’Orléans, ne
renfer-me aucuneallusion 4 La Boétie”
décembre; «en 1560,fut imprimée son Oraison du Sénat... pour la cause des chrestiens, a la con-solation d’iceux, profession de foi luthérienne, que l’on considére comme authentique».
” Cf. O. Fario, Méthodeet théologie. Lambert Daneauet les débuts de la scolastique réfor-mée, Geneve 1976, p. 21: «L’hypothése fragile de Bonnefon repose sur un poéme non daté de La Boétie intitulé Ad Danum. Rien ne permet cependant de dire qu’il s’agit de Lambert Da-neau». Daneau (1530-1596) étudia le droit 4 Orléans et 4 Bourges, devint licencié en 1557, et se rendit 4 Geneveapres le supplice d’Anne du Bourg. L’hypothése qu’il ait été le dépositaire
de la SV, et joué un rdle quelconque dans sa publication, parait franchementbien faible si on
envisage ses vicissitudes; dans unelettre 4 Josias Simler, le 23 mars 1576, au sujet du commen-taire a l’Enchiridion de saint Augustin, il disait avoir perdu a deux reprises ses livres 4 cause des troubles: «Nametlibris destituor, qui quos habeo pene mutuatos omnesvel a D. Beza, vel a nostro Golardo accipiam, cum ipse meos in Gallia jam bis amiserim, exutus patriis laribus
profugus, adeo ut nihil nisi vulgare a me expectari debeat. Denique, mi Simlere, verumdico, ita, cum essem in Gallia, per duodecim annos continuis bellis jactati et vexati sumus,et iis prae-sertim in regionibus, in quibus ministerium Verbi Dei exercere me Dominus voluerat, ut om-nium pene rerum antea a me lectarum memoria effluxeriv». Cit. in P. pe FeLice, Lambert
Da-neau (de Beaugency-sur-Loire), pasteur et professeur en théologie, 1530-1595, sa vie, ses ouvra-ges, seslettres inédites, Paris 1882 (réimpr. anast. Genéve 1971), pp. 273 et 314. Le De Jurisdic-tione, en forme dialogique, est la seule oeuvre juridique de Daneau qui nous soit parvenue — les autres, le de Feudis et Agro vectigali, \e de Locatione et conductione, \e de Repudio, ont été perdues —, et recéle des annotations sur quelques juristes parmi ses contemporains. Les
prota-gonistes du dialogue sont Mummiusle jeune et Daneaului-méme: «Mummius. Non possum,7777 Laberi, quin orationis tuz filum, mihi quidem suavissima, jam interrumpam, postquam abste
au-dio de Hottomano mentionem, quali viro, deus immortalis, quem et commodiet honoris causa nominasti atque etiam dum tuumappellas,ejus auctoritati plurimumte tribuerevelle existimo. Las. — Opinaris recte,Mumm, quid enim homini amicissimo non tribuam? Quanquamilli me non tamipsa, ut ita dicam, popularitas et ejusdem gentis nationisque cognatio (est enim is
Gal-lus, ut scis, atque etiam concivis tuus et Lutetianus), quam concilio conjunxit. Sic enim
existi-matote, dixi, quam e multis quoszetas hac nostra aut vidit, aut adhuc videt, Jurisconsultis,
Hotto-manum esse eorum nemini inferiorem, si singuli conferantur. Et quanquamea fuit in Francisco Duarenoorationis dulcedo,ut facile in suam sententiam alliceret omnes; hodie etiam in Azto-nio Goveanotanta vis eloquentiz regnet, ut sibi cogat assentiri multos; in Jacobo autem Cuyatio sagacitas que obscuraavia quaeque pervestiget, et sepulta eruate oe ss in” ..,. magnum
stu-diumantiquitatis ut nihil tectumvelit; in Roberto lectionis varietas ut nihil velinquat intactum,
tamen unus mihi Hottomanus hec omnia cumulate videtur assecutum. Atque ad ingentes et
summasillas ingenii dotes morum suavitatem studiumquepietatis adjunxit, ut nihil mihi bea-tius eo videri soleat, quo quum Gallia nostra careat et cum suo et Jureconsulto, quid ea mise-rius? M. — Vetusista sane querella est, sed tamen justa, quam cumaliis bonorum virorum pcibus conjunctam aliquandodeus max. opt. exaudiet. Est enim illa vetus, hac autemnovaet
re-censplaga est, quod eadem hee Gallia infelix Annam Burgium nuper amisit, quemuti
Juriscon-sultorum omniumcorypheum predicant omnesetiam exter nationes et longingutpopult, quo se ve-ro ipsamet orbavit. L. — Ah! ne loquare amplius. Nam pene me exanimasti, dum Burgium ap-pellas, cui ego praceptori meo operam dedi in Jure Civili, viro clarissimo et juris peritissimo.
Qui quanquamnihil aliud in Juris Civilis tractationem magnum haberet, et excellens, hoc ta-men unumad perpetuamejus viri lauadem et memoriam satis erat, quod esset inexhausta
re-rum memoria et admirabili. Sed fidelis leguminterpresille floruit, i.quibus nihil unquam ab
Renzo Ragghtanti
A Orléans, dans les matiéres de l’Antiquité et du droit, sont dispensés les
enseignements de Lorenzo Valla, Angelo Poliziano et Andrea Alciati, auteur
des Paradoxes(1518), qui contribuérent au renouvellement des étudesjuridiques;
a Bourges, ot il eut comme auditeur Calvin,il forgea le mos gallicus, qui allait
supplanterle mositalicus dans les facultés de droit du Royaume;il s’agit de
refu-ser la méthode des glossateurs en abordantles textes juridiques par |’entremise
de la philologie et de histoire. Dans ce milieu académique
l’humanismeestre-présenté par Charles Dumoulin et en particulier par Anne du Bourg, qui sont
dans une certaine mesure les héritiers de Francois Connan, auteur des
Commen-taires de droit civil qui firent autorité, et de Grégoire de Toulouse, auquel on
doit le Syntagma juris.” Par la suite Jacques Cujas”' aura le mérite de rendre au
droit romain le sens qu’il possédait dans la société au sein de laquelle il s’était
constitué; partisan de l’humanisme juridique, il polémiquera avec la méthode
pragmatique des jurisconsultes, disciples attardés de Bartole; cette conjonction
histoire et de droit est une idée qui sera chére 4 La Boétie. Les études de droit
eo tam contentiose, quam vere dictumest, cujus fuit non modovita preclara et honesta, sed etiam eruditio laudabilis, de cujus morte, ut taceam, multi tamen quod praevideo, exorientur
praccones. — Tumvero omnes ingenti gemitu ex imo pectore ducto pene collacrymavimus.
Om-nes enim Burgium videramus. Sed redeo ad legem unde diverteram, etc.» (* Mots effacés en vue de la censure, et pour obtenirle permis d’imprimer). Cit. in DE FELicr, op. cit., pp. 144-145 (le manuscrit est conservé a la Bibliotheque de Berne). Dans unelettre a Pierre Daniel, du 7 mars 1565,il reviendra sur la rédaction du dialogue: «Liber de Jurisdictione dialogus est, a me scriptus magnoanimi ardoreet studio ut A. Burgium praeceptorem meum commendarem, quem omnes omnium hominum aetates memorabunb».
9 Andrea Alciati (1492-1550), Charles Dumoulin, Molinaeus (1500-1566), «juriste de
gé-nie 4 esprit singuligrement pénétrant, dontles idées et les théories ont marqué le droit jusqu’a
nos jours» (R. Finuion, Le premier Président de Thou et la réformation des coutumes, Paris
1937). De Thou en fitloge: «homme consommé dans la science du droit frangais, ancien et moderne, et trés zélé pour sa patrie», il pratiqua donc le droit coutumier, mais aussi le droit romain et le droit canonique. Son Traité de lorigine, progres et excellence du royaume et mo-narchie des Francais et couronnede France (1561) le range parmiles partisans du pouvoirroyal
contre toute prétention seigneuriale. En 1542, converti au calvinisme,il quitta Paris pourles
universités de Tiibingen, puis de Dole, enfin de Besangon. Sollicité par de L'Hépital, il publie-ra son Conseil sur le fait du Conctle de Trente (1564), hostile a la réception des décrets conct-liaires en France. Frangois de Conan (1508-1551) étudia le droit a Orléans et a Bourges, sous
Alciat. I] a laissé ses Commentaria juris civilis (1553), parus posthumes, que Louis le Roy, son
ami intime, dédia au chancelier de L’H6pital.
*' Cujas jouira Pune grande réputation bien au-dela des frontieres et il n’est pas étonnant que Dupuy écrive a Pinelli, le 14 septembre 1576, que I’«on imprimeici les oeuvres de Cujas
reveues et accreues, toutes ensemblement; et un gros livre de Bodintraitant de la politique et
gouvernement des estats et republiques». Et de nouveau, le 20 septembre 1578, il lui signale
que «Monsieur Cujasfait imprimerses paratitles sur le Code, avec trois livres nouveaux d’Ob-servations» (PINELLI et Dupuy, op. cit., pp. 205 et 248). Ein effet P. Mesnarp, La place de Cujas
dans la querelle de Vhumanisme juridique, «Revue historique de droit frangais et étranger>, XXXVIH, 1950, pp. 521-537, affirme qu’a c6té de ce courant critique, historique et
philologi-que opposition au mos ttalicus s’exprimera aussi a travers uneattitude plus systématiphilologi-que qui envisage de renouveler le droit par sa rationalisation.
Etienne de La Boétie: d’une énigme a l'autre
romain a la Renaissance se partagent donc entre ceux qui par l’entremise de la
méthode historico-philologique se consacrent a retrancher les interpellations
dans le Corpus Iuris de Justinien, marchant dansle sillage de Cujas, et ceux qui,
adoptant la conception cicéronienne du droit commears, se vouent a réduire le
droit sous la catégorie de la science, tels entre autre: Budé, Connan, Bauduin,
Doneau.” Peu de temps aprés, Jean Bodin perfectionnera la méthode dans sa
Juris universt distributio, publiée deux ans aprés Les six livres de la République
(1576). Hostile a Cujas, se rattachant au courant systématique, adopiant la
defi-nitio per divisionemaristotélicienne, pour celui-ci, défenseur de la thése dure-gnum absolutum,le droit romain ne serait donc qu’un élémentde la
jurispruden-ce comparée.
La cession par Guillaume de Lur-Longa de sa charge au parlement de
Gu-yenne, en 1553, introduit La Boétie dans un milieuotles liens familiaux et les
égoismes de caste tissent des alliances locales et alimentent des autonomies par
rapport au pouvoirroyal. L’année suivante, le mariage avec Marguerite de Carle,
issue d’une grandefamille de parlementaires et /humanistes bordelais
emprein-te d’évangélisme, range Etienne du cété des modérés, derriére le président
Jac-ques Benoist de Langebaston, face aux futurs ligueurs. La SV est dédiée a
Lur-Longa, celui-ci aurait donc puintroduire au parlement son jeune remplagant
au-pres des trois fréres cadets de Pierre Eyquem. Le Discours serait ainsi en
quel-que sorte «une oeuvre ésotériquel-que, destinée a rester le privilége d’un cercle
ini-tiés appartenant 4 une élite parlementaire», toute imprégnée de l’«esprit de
‘Cornelius Tacite’»: «Aucune illusion sur le pouvoir des grandes ames, restées
par miracle lucides et libres, de remédier a la tyrannie».” A la passivité des
let-% Doneau, Hugo Donellus (1527-1591). Onlui doit les Commentarit juris civilis, ouvrage
qui «constitue un traité de droit romain remarquable. Comme son maitre Duaren, Doneau
n'utilise plus les longs raisonnements des Bartolistes et présente un essai d’exposé méthodique
des régles romaines en se montrant beaucoup plus dogmatique que Cujas» (CuevALiEr,
Dic-tionnaire de Bibliograpbiefrancaise, cit., t. XI, col. 514). Ul enseigyra le droit tout d’abord a
Or-léans, puis 4 Bourges, d’otil s’enfuira pour gagner Geneve, et 'eafin 4 Leyde d’ot Lambert
Daneauécrit le 16 aodt 1579 a Rodolphe Gualtier: «De Donello tamen, qui ex nomine prope-modum gentilis meus est, omnes sibi spondent, fore, ut Jus civileRomanorum(est enim ipseJ.
C. celeberrimus) propediem ibi explicet». Et & nouveau le 13 octobre 1581: «Academia floret illa quidem pro captu ingeniorum Hollandicorum. Rari sese studio Theologize, licet in maxima pastorum bonoruminopia, dedunt: plerique, fere omnes, Jus civile sequuntur, in quo D. Do-nellumceteris prestantiorem habemus.In bonis literis Justaillum Lipsinm, quo nil in omnibo-narumliterarum genere politius esse potest; solus ego ordinarie Theologiam profiteor: alii
or-dinarie quidem, sed extraordinarii professores» (cit. in De FeLice, Lambert Daneau, cit., pp. 333 et 357). Augustin Thierry, l’historien du XIX®siécle, dans son essai sur Histoire de la for-mation et des progres dutiers Etat (1850), a nommé &juste titre le XVI* siécle comme étantle siécle de la politique. Commeen fait mention Strowski dans son Montaigne de 1906, ce fut la
une breve saison imprégnée de sympathie humaniste et de réformge.
» M. Fumarout, La diplomatie de esprit. De Montaigne a La Fontaine, Paris 1994, p. 127.
Sur cette question, on se reportera aux analyses de J.-L. Bourcron, La Boétie pamphleétaire,
Renzo Ragghianti
trés sur le plan de l’action politique concréte correspondalors au
niveauindivi-duel la conscience que l’hommecultivé n’est pas moralementesclave, parce que
conscient de l’arbitre dutyran: c’est une attitude semblable a l’exigence du repli
de la part de Montaigne.
_ Dés 1554, pendantles trois derniéres années de savie, alors qu’il était
con-seiller au parlement de Paris, Lur-Longa aurait pu recevoir la visite de
Montai-gne qui dut faire dans ce laps de temps son premier voyage dans la capitale,
puisqu’il dit avoir vu Henri II; il aurait alors peut-étre confié a Montaigne «pour
quelques heures ou quelques jours le manuscrit du Discours».' L’hypothése est
plausible, mais aucune preuve nevient l’étayer. On pourrait donc lui opposerla
thése de Simonin en partant d’un fait établi: la découverte dans les papiers
d’Henri de Mesme des poemata inédits de Buchanan sur Montaigne et ses deux
fréres dontil avait été un des maitres au collége de Guyenne. Ce serait done
gra-ce a son cousin Jean-Pierre de Mesme, fixé a Bordeaux, 4 sa quéte ingra-cessante
pour dénicher tout manuscrit possible, que ce poéme nous aurait été conservé;
pareillement, toujours par ce méme intermédiaire, la SV aurait pu venir «tot
dans la main de Henri de Mesme, bien avant 1570».”
La premiére mission de La Boétie 4 la Cour de France, en décembre 1560,
vise 4 obtenir le payement des arrérages des membres du parlement de
Bor-deaux; en septembre de |’année suivante, lorsque des troublesreligieux éclatenten Agenais, il accompagneBurie,le lieutenant-général, dans sa mission de
paciti-cation de la Guyenne qui se solde par un succés apparent, par l’approbation par
BHR,LI, 1989, pp. 292-295: la SV «inaugure l’offensive de grande envergure ianeée contre le
pouvoir personnelpar les Parlements 4 partir des années 1560», partisane non pas dutyranni-cide, mais de la résistance collective, chantre des ‘corps intermédiaires’, c’est-a-dire d'une
mo-narchie ‘policée’ par le contréle de loligarchie judiciaire, selon elle «les Parlements constituent une force politique déja largementindépendante de la royauté». I] faut citer aussi A.-M. Cocu-LA, Le Parlement de Bordeaux au milieu du XVI°siécle, in La Boétie. Sage révolutionnaire,cit.,
pp. 421-436.
*' CocuLa, op. cit., p. 66. Montaigne confiera: «Car elle [la SV] me fut montrée longue
piece avant queje l’eusse veu, et me donna la premiere connoissance de son nom, acheminant ainsi cette amitié que nous avons nourrie» (Essazs, I, 28, p. 311). Dans ses Notes additionnelles, cit., p. 93, Magnien partage l’hypothése de Guy Demerson qui met enrelation cette dédicace «avec la crise provoquée par la promulgation de I’Edit du semestre en avril 1554, mesure que la Boétie a parailleurs dénoncée dans une piéce latine composée en réponse a Dorat [...]; or G. de Lur semble d’aprés lui avoir joué au parlement de Paris un réle déterminant dans le mouvement de fronde» contre la politique royale occupée 4 «renflouer le trésor par l’intensifi-cation de la vente des offices désormais dédoublés, tout en sapant le pouvoir des cours de jus-tice». Magnien souligne plutét qu’on «aurait pu aussi songer a |’Edit de Fontainebleau, dont les conséquences étaient identiques».
» M. SIMoNIN, Montaigneet ses fréres: un poéme inédit de George Buchanan conservé par
Henri de Mesme,in Sans autre guide. Mélanges delittérature francaise de la Renaissance offerts
4 Marcel Tetel, Paris 1999, pp. 107-108: il se pourrait que «La Boétie lui-mémeait été, parle
truchement de Pierre de Mesme et peut-étre a l’insu de tous, le premier ouvrier de la diffusion de sa declamatio».
Etienne de La Boétie: d'une énigmea l'autre
les deux camps dune résolution d’apaisement rédigée par Burie 4 l’aide de La
Boétie, mais en réalité par une déception cuisante, le massacre de
Cahorset|’as-sassinat du baron de Fumel. Mémesi !’on ne peut établir la part exacte de la
Boétie dans la rédaction de cette résolution, Mme Cocula soutient qu’il s’agit la d’«une réflexion trop en avance sur son temps»; mais par la réaffirmation de la supériorité catholique un probléme historiographique majeur se pose, souvent quelque peu délaissé: celui de la distinction de la dialectique entre concordeet
tolérance.”®
3. L’apprentissage de l’érasmisme
Onlira en premierlieu ce fragment d’une lettre sur la maladie et mort de feu monsteur de La Boétie que Montaigne aurait adressée 4 son pére dansles der-niers jours d’aotit 1563.” Ce qui surprendaussitét c’est la dimensiontotalement laique de la mort de La Boétie, qui demande certes le viatique de I’Eglise, alors que @habitude au XVI° siécle le chrétien qui sent venir sa mort appelle le prétre qui ne l’abandonnepaset recueille ses derniers mots. Dans la chambre de La
Boétie le prétre administre l’extréme-onction, mais c’est un laique, Montaigne,
qui recueille les derniéres volontés du moribond. La mort n’est pas vue la com-me accés 4 l’éternité, mais comcom-me couronnecom-ment de la vie. Dans cette lettre
Montaigne construit déja la figure du sage et Erasmey est présent dans
unecer-taine mesure;etil est presque stir que dans la bibliothéque de
Montaignefigure-rent les Colloques: dans le texte sur L’enterrement, le sarcasme d’Erasmeest
€vi-© CocuLa, op. cit., p. 117. Malcolm Smith a eu sans aucun doute le mérite de remarquer, dans sa préface au Mémoiresur la pacification des troubles, Geneve 1982, p. 12, les divergences entre le lieutenant, qui entretint des sympathies longuementdissimulées, et le conseiller; cela refléte, «a l’échelle individuelle, une divergence entre la politique royale qui, en 1561, n’est point défavorable a la Réforme, et le sentiment des Parlements» dans lesquels il y a «une
gran-de prépondérance catholique. Et dans le Mémoire, La Boétie va revendiquer pourle parlement la juridiction dans les troubles».
’ Nous renvoyons sur ce point a R. Trinquet, Lalettre sur la mort de la Boétie ou
Lance-lot de Carle inspirateur de Montaigne, in Mélanges d'Histoire littéraire (XVI°-XVIL"siécle)
of-Jerts a Raymond Lebegue, Paris 1969, pp. 124-125, qui a sans doute le mérite de faire ressortir le lien entre le texte du périgourdin et la Lettre de l’Evesque de Riex au Roy contenant les
ac-tions et propos de Monsieurs de Guyse, depuis sa blessure jusqu’d son trespas, publiée juste trois mois avant la mort du Sarlandais; son beau-frére, Lancelot de Carle, aurait done exercé «sur Montaigne une influence prépondérante» carle fragment d’une lettre était pas adressé
uni-quement a Pierre Eyquem mais, «destiné a circuler et a étre reproduit, son but essentiel était de servir la mémoire de La Boétie». Cf. C. BLum, De /a lettre sur la mort de La Boétie aux
Es-sais: allongeail ou répétition, «Revue Vhistoire littéraire de la France», LXXXVII, 1988, pp. 934-943; G, Devaux, Montaigneet le travail de l'amitié, Orléans 2001, p. 115: la Relation de Lancelot de Carle «i P’époqueowtelle fut publiée, connut plusieurs éditionset fit beaucoup de
bruit», donc «parallélement aux récits des morts célébres — Socrate, Caton, Sénéque, etc. — la Relation lui a servi de modéle».
Renzo Ragghianti
dent, rendu d’une part a travers l’affairement mondain des franciscains et des
dominicains, des augustiniens et des carmélites au chevet de Georges de Baléar,
«un trépas imposant», et d’autre part a travers la fin sereine, vécue
danslatris-tesse des sentiments, dans la simplicité de la foi, de Cornelius.* Et il ne manque
pas non plus chez Erasme, bien qu’en retrait par rapport aux ecclésiastiques, un
regard ironique a l’égard de la médecine, motif fréquent également chez
Montai-gne. Parailleurs les Colloques étaient trés lus dansles colléges et probablement
Montaigneen eut-il connaissance dés sa premiére jeunesse. Selon Villey
leur«in-fluence dans la formation intellectuelle du moraliste a di étre capitale» —
Mon-taigne eut presque certainement connaissance de la totalité des oeuvres morales
d’Erasme — et Villey retrouve dans les Essazs un passage de la Querela Pacis. En
fait dansles Essais on assiste a une double représentation de la mortliée ala
dis-tinction entre les hommes communs, «marmaille d’hommes», et les «grands
es-prits»: l'une objective, 4 travers le spectacle de la maladie; autre, «une
figura-tion de la mort intériorisée»: la crainte «protéiforme[...] et sans cesse en
mouve-ment». II s’en suit la marginalisation de la «conception chrétienne de la crainte
de la mort»,l’affirmation d’une dimension profane, «qui ne contredit nullement
la mortreligieuse, laissée intacte, mais [qui] lui est étrangére».
Garin, dans la préface de son petit volume sur Erasmo de 1988, résume tout
un ensemble de réflexions sur la paix, le rappel a la foi évangélique, contre tout
esprit de croisade. Il évoque le De pace fidei de Nicolas de Cuse, qui date de
septembre 1453, un des textes les plus importantsetles plus significatifs,
égale-ment l'un des plus efficaces, justeégale-mentsurle terrain de la paix religieuse
univer-selle, et qui dans un certain sens met fin aux généreusesillusions qu’il avait
par-tagées avec Bessarion, et qui avaient été cultivées par le concile de Florence en
1439, Une trentaine d’années plus tard, dans la Cristiana religione (1474),
Marci-le Ficin revenait sur des thémes analogues: l’unité des religions dans la variété
des rites, qui ont une fonction esthétique, devrait engendrer harmonic. Et
Ga-rin écrit que le fait de «prendre conscience de l’unité fondamentale des idées
philosophiqueset religieuses, de tous les temps et de tous les lieux, pour arriver
a une ‘paix’ spirituelle prémisse a la pacification réelle des rapports entre les
* Sur ce ‘manuel prodigieux’, «unlivre étrange qui tient a la fois dufeuilleton et du
jour-nal», cf, F. BrerLaire, Evasme et ses colloques: le livre d’unevie, Genéve 1977; Ib., Les
Collo-ques d’Erasme: réformedes études, réforme des moeurset réformede ’Eglise au XVI°siecle,
Pa-ris 1978. Sur «le lien étroit entre les notions de plaisir et de mort», voir J. CHomarat, Gran-matre et rhétorique chez Evasme, Paris 1981, t. Il, pp. 908-914. On pourra consulter avec profit
A. Outviert, If Funus (1526) di Erasmo: un dialogo intornoalla morte, in Erasmo e il Funus. Dialoghi sulla morte ela liberta nel Rinascimento, a cura di A. Oxtvirri, Milano 1998, pp. 24-35: celui-ci semble se rattacher aux canonslittéraires et religieux des artes moriendi, mais en fait Pélaboration du concept denergeian dans lAntibarbarorumliber implique, par l'abandon de tout élément macabre dela représentation de la mort, une transformation de la sensibilité
religieuse. Dans ce volume cf, aussi l'article de L. D’Ascia, Poetica del riso e grottesco escatolo-gico in Erasmo e Curione, pp. 123-142.