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Majorité silencieuse. Une formule à fondement présuppositionnel dans les campagnes présidentielles françaises de 2007 et 2012

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présuppositionnel dans les campagnes présidentielles françaises de 2007 et 2012 », La Présupposition entre théorisation et mise en discours, p. 403-424 DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06648-4.p.0403

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© 2018. Classiques Garnier, Paris.

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RÉSUMÉ – Cette contribution examine les présupposés liés à la formule majorité

silencieuse, dont elle reconstruit la genèse. L’étude en illustre les enjeux discursifs pour les campagnes présidentielles de N. Sarkozy de 2007 et 2012, en se focalisant sur l ’agencement de ses présupposés “constitutifs” et “occasionnels” dans le discours sarkozyen. À travers des conversations numériques, l ’article montre aussi les réactions des blogueurs envers les fondements présuppositionnels de cette formule.

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Une formule à fondement présuppositionnel

dans les campagnes présidentielles françaises

de 2007 et 2012

Une réflexion préliminaire sur la notion de présupposition d’existence s’impose face à une « expression définie » comme majorité silencieuse, telle

qu’elle figure dans les exemples suivants :

(1) Vous êtes la majorité silencieuse, si vous vous engagez, si vous y croyez,

cette majorité silencieuse deviendra la majorité de la France. (Nicolas Sarkozy1,

discours de Rouen, 24 avril 2007)

(2) Il y a en France une majorité silencieuse qui n’en peut plus de se taire, de

supporter les leçons de ceux qui n’en ont aucune à donner. (NS, discours de Bordeaux, 3 mars 2012)

Comme le rappelle Ducrot dès 1972, le présupposé existentiel attaché à la « description définie » (1972, p. 2302) a partie liée avec l’émergence même de la notion de présupposition, à partir des réflexions issues de la logique vériconditionnelle de tradition anglo-saxonne. Or, malgré les divergences, parfois incompatibles, des approches du concept de pré-supposition (voir Deloor, 2012c), l’assignation d’un pouvoir référentiel à l’« expression définie » (Kleiber, 1981 et 1983 ; Anscombre, 2012) repré-sente encore aujourd’hui l’un des rares points qui font consensus. Dans le domaine de la praxématique et de la pragmatique sémantico-discursive, 1 Dorénavant indiqué NS.

2 Toujours précédée d’un « actualisateur », majorité silencieuse correspond à ce que Ducrot

appelle une « description définie » (Ducrot, 1972, p. 230). Un flottement existe en lit-térature entre les termes : « description définie » et « expression définie ». Nous optons ici pour cette dernière, nous ralliant à l’emploi qui nous paraît le plus fréquent en AD. Par ailleurs, parmi ce que Ducrot appelle les « indications existentielles » (Ducrot, 1972, p. 222), c’est l’unicité qui a fait l’objet de controverses, non pas la simple existence (Anscombre, 2012).

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ce postulat constitue également un lieu de ralliement de conceptions théoriques différentes : Siblot (2001), s’appuyant sur Benveniste (1966), fait du présupposé d’existence le propre de la catégorie nominale, voire l’un des fondements de la fonction praxématique de la « nomination3 » ; Kerbrat-Orecchioni (1986), quant à elle, entérine ce principe, tout en mettant à jour les possibilités d’exploitation de ses valeurs implicites. Enfin, dans le cadre de l’Analyse du Discours (AD), la notion est prise en compte par Maingueneau (1991), avant d’être en quelque sorte « naturalisée » grâce à la définition qu’en formule Kerbrat-Orecchioni (2002) dans le Dictionnaire d’Analyse du Discours. Dans le domaine

spécifique de l’AD, le présupposé existentiel propre à l’« expression définie » est notamment envisagé parmi les mécanismes responsables de la construction discursive de « l’effet d’évidence » (Paveau, 2006 ; Guilbert, 2007 ; Krieg-Planque, 2012).

Nous intéressant dans cet article à la circulation du syntagme nominal

majorité silencieuse dans le débat public et nous situant dans la perspective

de l’AD, dont le but principal est de « déconstruire les évidences », suivant l’expression efficace de Krieg-Planque (2012, p. 143), nous poursuivons deux objectifs majeurs : i) questionner les fondements présuppositionnels sur lesquels la locution repose, à partir justement de l’évidence du présupposé existentiel ; ii) montrer les fonctions que l’expression peut déployer dans le discours politique et médiatique, à l’intérieur duquel elle assume, à notre sens, le rôle d’une formule dans l’acception de Krieg-Planque (2003 et 2009). Notre corpus d’observation est constitué des discours prononcés par Sarkozy lors des campagnes présidentielles de 2007 et de 2012, ainsi que d’un certain nombre de forums des lecteurs qui ont commenté ces discours. La première section est donc consacrée à l’illustration des présup-posés jouant un rôle permanent et constitutif dans la nomination majorité silencieuse ; la deuxième vise à démontrer sa nature de formule ; la troisième

examine son évolution dans les discours de campagne et la quatrième se propose d’analyser quelques aspects de sa réception, notamment en 2012. À ce propos, une attention particulière sera portée aux réactions suscitées précisément par les présupposés constitutifs de la locution.

3 Nous suivons ici Siblot (1997 et 2001), dans l’opposition qu’il établit entre « dénomi-nation » et « nomidénomi-nation » et utiliserons, par la suite, « nomidénomi-nation » dans l’acception de Siblot (2001, p. 195). Sur les différences entre « désignation », « dénomination » et « nomination », voir aussi Kleiber (2001) et, plus largement, les réflexions issues de la « linguistique de la dénomination » (Bosredon et al., 2001).

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MAJORITÉ SILENCIEUSE

Fondements présuppositionnels de l’expression

Bien que formée d’une « entité nébuleuse » et d’une « substance flottante » (Baudrillard, 1982, p. 25), la majorité silencieuse, telle qu’elle

est convoquée dans les discours de Sarkozy (ex. 1 et 2) est douée du présupposé existentiel propre aux « expressions définies », c’est-à-dire que, suivant les mots de Kerbrat-Orecchioni, elle « présuppose sa propre adéquation, donc l’existence du dénoté correspondant, comme si cette existence était indiscutable et l’expression vraie-en-soi » (1986, p. 32). Cette première constatation, découlant du principe que nous venons de rappeler dans l’introduction, mérite d’être considérée de plus près, tant sous l’angle de l’articulation des constituants formels qui composent la suite séquentielle N+ADJ, que des implications discursives qu’elle impose. LES CONSTITUANTS DE L’EXPRESSION

ET LES PRÉSUPPOSÉS CONSTITUTIFS

Quant à l’articulation des constituants, il convient de considérer avant tout le niveau syntaxique, prenant en compte le statut de présup-posé que revêt l’adjectif silencieuse, en tant qu’élément prédicatif4, ainsi que la fonction d’épithète que cet élément acquiert dans la séquence entière, dont le degré de figement est élevé5. En effet, conformément aux considérations de Ducrot (1972, p. 233), c’est grâce au statut épi-thétique du qualifiant que le présupposé d’existence concerne in toto

cette nomination. En son sein, on peut distinguer en outre les contenus propositionnels relatifs aux deux éléments composant la suite : ces contenus, issus d’une voix collective, un « on-Locuteur » (Anscombre,

2005), sont formulables comme suit :

a. Il y a des personnes qui se taisent (en l’occurrence, des électeurs potentiels).

b. Ces personnes constituent la majorité.

4 Sur la présupposition du prédicat adjectival, voir Kleiber (2001).

5 Il s’agit d’une unité polylexicale dont le sens est compositionnel, dans laquelle l’insertion d’un nouvel élément est en principe bloquée : ex : *une majorité très silencieuse.

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Comme on le verra mieux dans l’analyse discursive des para-graphes suivants, ces présupposés agissent de manière stable dans l’expression. C’est à cause de leur stabilité que nous les considérons comme constitutifs : nous les séparons donc des présuppositions qui peuvent s’attacher occasionnellement à la locution et que nous prendrons en considération au cours de notre analyse. Enfin, un troisième présupposé s’appuie sur l’agencement des deux premiers et concerne l’expression saisie dans sa totalité. Il possède à son tour une valeur constitutive, parce qu’il accompagne stablement la locution, du moins dans le discours de la droite, et notam-ment dans les occurrences constituant notre corpus. Ce troisième présupposé relève également d’une source énonciative de nature doxale, porteuse d’un contenu propositionnel exprimable dans les termes suivants :

c. Cette majorité est conservatrice, favorable à l’ordre social et au statu quo politique.

L’imbrication des trois présupposés est évidemment importante. Tout particulièrement, le premier ne peut être pris en compte qu’en relation avec le troisième. L’hypothèse selon laquelle ces deux présupposés peuvent avoir un fondement dans la réalité sociale est vraisemblable : en effet, le silence des électeurs pourrait s’expliquer par la présence, dans les régimes démocratiques occidentaux, d’un électorat loyaliste, doué de ce que Hirschman (1995), dans son célèbre modèle, appelle un « loyalisme inconscient ». Il s’agit d’une portion d’électeurs qui, même en cas de mécontentement, a tendance à renoncer, provisoirement ou définitivement, tant aux voies de la « défection » (exit) que de la « prise

de parole » (voice). En deçà d’un certain seuil, cet électorat peut même

jouer, d’après le sociologue américain, un rôle bénéfique de stabili-sation du cadre social ; de toute manière, il représente une « réserve d’influence politique » (Hirschman, 1995, p. 81), sur la présence de laquelle la formation politique au pouvoir s’appuie largement. Le fait que les partis conservateurs prétendent lire, dans la passivité et le silence de ces électeurs, une approbation et une volonté de leur maintien au pou-voir, pourrait alors s’interpréter comme une généralisation du principe « Qui ne dit mot, consent », qui assumerait, dans ce cas, la fonction d’un

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que le silence possède, même en tant qu’objet socio-politique, autorise pleinement cette lecture, comme le soulignent Barbet et Honoré (2013). En revanche, le deuxième présupposé relève évidemment d’une présomption velléitaire : considérer que l’électorat censé être, en même temps, silencieux et consentant constitue la majorité, ne s’appuie même pas sur les sondages, puisque l’expression majorité silencieuse est utilisée

indifféremment, en présence de résultats favorables aux forces gouver-nementales ou de sondages négatifs et incertains6. De plus, comme le montre l’exemple 1, et comme nous le verrons par la suite, un jeu existe entre majorité silencieuse et « majorité de la France » ou « peuple

de France », entités qui tantôt se différencient et tantôt se recoupent. Cependant, dans l’expression, ce qui compte, c’est bien la résonance connotative du mot « majorité » : en effet, la force argumentative de la présupposition la conjecturant en tant que telle touche à la dimension du sacré. Faire appel à la « majorité », ne serait-ce que sous une forme présuppositionnelle, équivaut à solliciter ce que Guilbert nomme le « sacré montré » (2007, p. 93) de la démocratie, la majorité représentant à l’évidence ce qui, en démocratie, légitime le pouvoir. Cela revient donc à imposer le cadre discursif contraignant d’un « argument d’autorité » : bien que l’évocation de la majorité ne dérive que d’un geste présuppo-sitionnel, celui-ci possède un fort pouvoir d’auto-légitimation.

Outre la présupposition d’existence dérivant de sa nomination, l’expression majorité silencieuse, prise dans son intégralité, bénéficie donc

des effets conjoints de ces trois présupposés constitutifs. Qui plus est, elle possède une visée performative, dont il convient d’illustrer la portée. PRÉSUPPOSÉS CONSTITUTIFS ET PERFORMATIVITÉ

La notion de performativité est, depuis longtemps, sortie du carcan étroit des « performatifs purs » ou « explicites » de dérivation austinienne (promettre, jurer, etc.), pour élargir son empan à différents domaines (Denis,

2006) et notamment aux réflexions portant sur le rapport qu’entretient le langage avec l’idéologie (Reboul, 1980 ; Bourdieu, 1982 ; Guilbert, 2007). Dans cette optique, l’expression majorité silencieuse assume

éga-lement le rôle d’un « performatif idéologique », suivant les termes de 6 Il est connu qu’en 2007 les sondages étaient favorables à Sarkozy, alors qu’en 2012 ils ne l’étaient pas, ce qui ne l’a pas empêché de compter sur l’appui de la majorité silencieuse.

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Reboul (1980, p. 104). Elle acquiert en effet une fonction performative, entendue comme la visée, typique du discours idéologique, de créer de toute pièce, voire de faire advenir ce qu’il énonce7. Convoquée dans le cadre d’un discours ayant quelques traits communs avec le « discours constituant8 » (Maingueneau et Cossutta, 1995), à l’intérieur d’une « scénographie » énonciative appropriée (Maingueneau, 1991, p. 112)9, par le locuteur autorisé qu’est le président-candidat, la majorité silencieuse

est le résultat d’une construction langagière du pouvoir, dont la capacité affabulatoire relève d’une tension performative de caractère « magique » (Reboul, 1980, p. 103), tendant à assigner consistance référentielle et valeur axiomatique aux objets discursifs qu’elle convie. Par ailleurs, l’approche sociologique de la question a également reconnu à la majorité silencieuse un statut d’existence, en tant que référent social autonome et

positif : « Que la majorité silencieuse (ou les masses) soit un référent imaginaire, ne veut pas dire qu’elle n’existe pas » (Baudrillard, 1982, p. 25). Le statut à la fois présuppositionnel et idéologico-performatif de cette expression l’apparente ainsi à bon nombre d’autres constructions socio-discursives, issues du discours politique et souvent reprises et relancées par les médias, comme la France d’en bas, la France profonde,

le pays réel, etc.

Enfin, pour ce qui est de majorité silencieuse, le jeu de prestige discursif

qui, dans un seul mouvement, crée le référent social et s’en approprie le consensus, s’avère d’autant plus efficace que le tour a réussi à maintes occasions dans l’histoire contemporaine de la France. Bien des échos mémoriels sont donc attachés à cette expression, qui imposent un bref détour par son statut formulaire.

7 Voir aussi Maingueneau (1991, p. 199). Siblot fait également allusion à la « performativité radicale » (1997, p. 41) attachée à la nomination.

8 La comparaison avec le « discours constituant » est proposée ici dans le sens où la formule Guilbert (2007), relativement au « discours néo-libéral ».

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MAJORITÉ SILENCIEUSE

Une formule à fondement présuppositionnel

L’expression majorité silencieuse remplit les quatre conditions que

reconnaît Krieg-Planque (2009) comme caractéristiques de la formule. Dans ce qui précède, nous avons déjà montré qu’elle satisfait aux deux premières conditions (le figement, le renvoi à un référent social) et, dans l’analyse des contextes discursifs d’emploi que nous allons mener, nous aurons l’occasion de revenir sur ces aspects. L’étude de notre corpus montrera également que subsistent les deux autres conditions permettant d’étayer l’hypothèse d’un fonctionnement formulaire de l’expression, puisque la séquence majorité silencieuse devient, à certains

« moments discursifs » (Moirand, 2007, p. 4), un passage obligé du débat public, susceptible de constituer un objet polémique. En plus, les considérations que nous avons développées dans les paragraphes précédents nous permettent d’émettre l’hypothèse qu’il s’agit là d’une formule de type particulier, à fondement présuppositionnel. Cela signifie que le recours à cette expression vise à imposer un « cadre » (Ducrot, 1984, p. 20), un « univers de croyance » (Martin, 1987, p. 15), non seulement en tant que « construction discursive » (suivant le sens courant de ce terme en AD10), mais aussi comme conséquence d’un mécanisme de nature linguistique, représenté justement par la présupposition. À l’évidence, dans la formule à fondement pré-suppositionnel, les deux dimensions (linguistique et discursive) se renforcent mutuellement.

Pour saisir la formule majorité silencieuse dans tout son potentiel

argumentatif et comprendre les raisons qui la font resurgir dans les campagnes présidentielles de 2007 et de 2012, il est nécessaire de rap-peler brièvement sa genèse, qui remonte à mai 1968.

10 L’expression « construction discursive » est ici utilisée dans le sens courant en AD et non pas dans le sens ducrotien. Malgré leurs interactions, nous tenons à distinguer le plan linguistique et le plan discursif, celui-ci étant entendu en tant que résultat de l’intersection d’une conjoncture socio-historique et de l’hétérogénéité constitutive du dire. La présupposition est justement un mécanisme dans lequel les deux plans interfèrent entre eux.

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Dans sa phase proto-formulaire11, l’expression a d’abord été évoquée en creux, à travers son pendant antonymique minorités agissantes12. Dans son discours à l’Assemblée Nationale du 22 mai 1968, Pompidou se dit persuadé que l’opinion publique, exaspérée par les excès, deviendrait « de moins en moins hostile au gouvernement et en revanche hostile aux “minorités agissantes13” ». L’existence d’un électorat silencieux, majoritaire et favorable au pouvoir en place, est déjà contenue dans cette intuition, avant que Pompidou ne devienne le principal utilisateur de la formule dans son rôle de Ministre de l’Intérieur, puis de Président, dans les années 1969-197014. Comme l’explique Bas (1996 et 2008), bien que la première attestation de la locution ait été enregistrée aux États-Unis (Nixon demande l’appui « of the silent majority », le 3 novembre 1969,

contre les opposants à la guerre du Vietnam), la notion avait été préa-lablement conçue en France, dans le discours de la droite gaulliste, lors de la crise de mai 68, « la “chose[ ayant ] précédé le mot » (Bas, 1996, p. 19). En effet, dès le 19 mai 1968, Giscard d’Estaing avait constaté que « le plus grand nombre des Français, épris d’ordre, de liberté et de progrès, est resté silencieux », ajoutant que « s’il le faut, il doit être prêt à s’exprimer ». De manière analogue, dans le discours prononcé le 30 mai 1968, le général De Gaulle, suivant à son tour la stratégie de « valoriser le silence pour s’en faire un salut » (Bas, 2008, p. 364), redoute « qu’on entende bâillonner le peuple français tout entier en l’empêchant de s’exprimer ». Le silence de la majorité est donc mis au service d’une rhétorique alarmiste ; en outre, il est généralement invoqué 11 Nous nous référons ici à la notion de « proto-formule », telle qu’elle est définie par

Krieg-Planque (2003, p. 256).

12 L’expression « minorités agissantes » figurait déjà dans certains rapports de police de mai 68 (« Révélations. Mai 68 : les archives secrètes de la police », L’Express, 19/3/1998) ; la

locution majorité silencieuse a donné lieu, par la suite, à d’autres expressions antonymiques : minorité criarde, bruyante, vociférante, etc.

13 Discours cité par Zancarini-Fournel (2000, p. 444). L’« opinion publique » est à son tour une catégorie sociale construite à cette époque : basée sur les sondages, elle s’est imposée, dans l’acception actuelle, vers la fin des années 1960, devenant opératoire lors des événements du printemps 68.

14 C’est à propos de la discussion de la « loi anti-casseur » au printemps 1970 que la for-mule est évoquée par le rapporteur du Ministère de l’Intérieur à l’Assemblée Nationale ; par ailleurs le président Pompidou, dans son discours dans le Cantal du 16 mai 1970, demande le soutien du pays, sollicitant ceux qu’on désigne « par un terme à la mode,

majorité silencieuse » précisément à n’être plus silencieuse et à « se faire entendre, comme

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pour inviter la majorité, toute silencieuse qu’elle est, à faire entendre sa voix (autant Giscard d’Estaing en 68, que Nixon en 69 et Pompidou en 70, finissent par inciter les silencieux majoritaires à se prononcer). Le silence est donc investi de sens : il devient « le lieu où se préparent les victoires électorales de demain » (ibid., p. 363). Or, l’écrasante victoire

de la droite française, en juin 1968, montre que la majorité silencieuse a

effectivement eu raison du mouvement contestataire, dont la nouveauté consistait précisément, selon l’expression célèbre de M. de Certeau (1968), dans la « prise de parole ».

Depuis lors, la formule devient un cheval de bataille du discours politique de la droite, aussi bien en France15, qu’à l’échelle mondiale16. Parallèlement, l’expression subit un processus de banalisation : à partir des années 1970, le référent socio-politique auquel elle renvoie devient, en France du moins, plus vague et indéterminé, la formule finissant par désigner la masse indifférente et passive des bien-pensants. C’est dans cette acception qu’elle est utilisée par Baudrillard (198217) et qu’elle connaît par la suite les attestations les plus diverses18.

En revanche, les campagnes présidentielles de 2007 et de 2012, orchestrées par Sarkozy et ses conseillers en communication, constituent 15 Pour ce qui est de la France, un historique de l’emploi de la formule reste à faire. Il suffit de rappeler ici, par exemple, comment la formule a été relancée par Dominique de Villepin, au printemps 2006, lors des contestations du CPE et en 2010, à l’occasion du lancement du mouvement République solidaire.

16 La formule silent majority a continué d’être utilisée aux États-Unis, au Royaume Uni, en

Irlande, etc. Les formules correspondantes, en allemand, espagnol et portugais, schweigende Mehrheit, mayoría silenciosa, maioria silenciosa ont connu des circulations diverses, même

dans des régimes dictatoriaux, qui pourraient former un objet d’étude. En Italie, la mag-gioranza silenziosa devient en 1971 le nom d’un mouvement politique, issu d’une partie

de la droite démo-chrétienne et de quelques ressortissants du MSI, à l’époque parti des nostalgiques du fascisme et de la République de Salò.

17 Baudrillard voit dans « les majorités silencieuses » ( l’emploi au pluriel chez lui est indi-catif d’un flou socio-politique encore plus grand que dans le jargon politique de droite) une attitude de passivité totale, comportant un risque d’implosion du système, ce qu’il appelle la « mort du social ».

18 Nous nous contenterons ici de mentionner l’exemple que fournit Baudrillard, tiré d’un numéro de Charlie Hebdo de 1977, commentant l’indifférence des Français face à l’extradition

de Klaus Croissant : « La majorité silencieuse se fout de tout, pourvu qu’elle ronronne dans ses pantoufles… La majorité silencieuse, te trompe pas, si elle ferme sa gueule, c’est qu’au bout du compte, elle fait la loi. Elle vit bien, elle bouffe bien, elle travaille juste ce qu’il faut. Ce qu’elle demande à ses chefs, c’est d’être paternée et sécurisée ce qu’il faut, avec sa petite dose pas dangereuse d’imaginaire quotidien » (cité par Baudrillard, 1982, p. 17).

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deux « moments discursifs » (Moirand, 2007, p. 4), dans lesquels se réactivent les enjeux formulaires attachés à la genèse de la locution. Par ailleurs, la résurgence de la formule à ces moments est cohérente avec la stratégie d’ensemble de Sarkozy, qui prétend renouer avec la tradition la plus glorieuse de la droite et qui aime à se présenter comme l’héritier direct de De Gaulle et de Pompidou. L’évocation de la majorité silencieuse

s’accompagne ainsi, notamment en 2007, du recours à la diabolisation de l’esprit de mai 68 et à la béatification d’un candidat qui, à la moindre bousculade, se peint en victime des minorités contestataires, pour mieux s’ériger en héraut de l’ordre et interprète authentique du vouloir secret du plus grand nombre des Français.

LES DISCOURS DES CAMPAGNES PRÉSIDENTIELLES DE 2007 ET DE 2012 ET LES PRÉSUPPOSÉS

ATTACHÉS À LA FORMULE

Les enjeux sur lesquels s’appuie l’emploi de la formule majorité silencieuse de la part de Sarkozy dans ses discours de 2007 et 2012 sont

multiples. Pour d’évidentes raisons d’espace, nous ne ferons référence ici qu’aux passages et aux thématiques assurant la continuité avec la phase politique de l’émergence de la formule et la disponibilité qu’elle montre à exploiter le poids argumentatif de ses présupposés constitutifs, tout en les articulant à d’autres présupposés, de nature plus contingente, que nous appellerons « occasionnels ». Aussi, ne nous sera-t-il possible que de faire quelques allusions rapides aux variations de postures énonciatives (Rabatel, 2005) que l’emploi de la formule comporte, une question sur laquelle nous nous proposons de revenir ailleurs.

LES DISCOURS DE LA PRÉSIDENTIELLE DE 2007

Le recours à la formule en 2007 est massif, peut-être plus qu’il ne le sera en 2012. Par ailleurs, il présente un caractère de grande régu-larité au niveau de la dispositio : à l’exception du discours de Bercy du

29 avril, l’appel à la majorité silencieuse prend toujours place à la fin de

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introduite par l’expression « j’ai besoin » et accompagnée de l’incitation à s’exprimer à travers le vote. Tout se passe donc comme si l’orateur, après avoir énuméré les raisons de croire en lui, s’en remettait à la capacité des électeurs, pourtant qualifiés de silencieux, de faire entendre leur voix

pour l’introniser en porte-parole, dans un jeu de miroirs répliquant ces échos à l’infini19. Voici, par exemple, les appels des discours du 5, du 12 et du 18 avril 2007 :

(3) J’ai besoin de vous comme des acteurs, des citoyens, des Français. Comme des femmes et des hommes libres qui veulent vivre debout et qui disent : maintenant, nous sommes la majorité silencieuse et nous en avons assez que

l’on parle en notre nom d’idées qui ne sont pas les nôtres. Voilà ce que je veux que vous disiez à la France entière ! (NS, discours de Lyon, 5 avril 2007) (4) Alors je vous le dis, j’ai besoin de vous, comme jamais personne n’a eu besoin de ses amis. Si vous le voulez, tout peut devenir possible. Si vous le voulez, la majorité silencieuse va se lever et exigera qu’enfin les valeurs dont elle

est porteuse soient celles de la France. (NS, discours de Toulouse, 12 avril 2007) (5) Mes chers amis, voilà, nous sommes à quelques jours. Soit vous considérez que ce combat est le vôtre, que vous êtes la majorité silencieuse et que cette majo-rité silencieuse, pour une fois, va se faire entendre. Pour une fois, elle ne

va pas se laisser dicter sa position, ses idées, son attitude. (NS, discours d’Issy-les-Moulineaux, 18 avril 2007)

La mobilisation des présupposés constitutifs de la formule, tels que nous les avons définis dans les paragraphes précédents, ne nécessite plus d’être démontrée : tour à tour identifiée à un « nous » de coénonciation (ex. 3), à une entité animée, issue de la volonté électorale (ex. 4), à une identité hétéroclite résumée dans le « vous » des récepteurs (ex. 5), la

majorité silencieuse est toujours postulée discursivement comme un

réfé-rent certain, susceptible de se révéler gagnant. De surcroît, la portion de l’électorat réputée être majoritaire et silencieuse, est présupposée constituer

une réalité autonome par rapport à « la France entière » (ex. 3). Comme nous l’avons remarqué dans la phase proto-formulaire, cette partie

silencieuse de la population est invitée à « se lever20 », à parler, à « se faire entendre » (ex. 3 et 5), tout en imposant par là ses propres valeurs au reste des Français (ex. 3 et 4). Cependant, ces exemples montrent bien 19 Fort judicieusement, Barbet et Honoré (2013, p. 17) évoquent la figure de la prosopopée à

propos de la reconstruction présumée de la voix de la majorité silencieuse.

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que d’autres présuppositions, de nature plus contingente, s’attachent à la formule, qui sont liées aux thèmes de la campagne.

Avant tout, une présupposition de taille concerne la nature polypho-nique de la majorité silencieuse, à laquelle celle-ci doit prendre garde :

en effet, tout en étant « parlée » par Sarkozy, la majorité silencieuse est

toujours incitée à refuser d’« être parlée » par d’autres que lui. Cela implique, de la part de l’énonciateur qui a recours à la formule21, une présupposition de type factif : il sait, lui, que l’imposition d’un savoir faux a eu lieu sur une partie de la population. En effet, le « nous » englobant de l’ex. 3 est présumé en avoir « assez qu’on parle en [ son ] nom d’idées qui ne sont pas les [ siennes ] » et, de manière identique, la

majorité silencieuse de l’ex. 5 ne devrait pas « se laisser dicter sa position,

son exemple, son attitude ». Évidemment, la présupposition s’activant ici concerne une sorte de « polyphonie subie » : un autre acteur politique existe qui, pendant des années, aurait soufflé, voire « dicté », un point de vue, une vision des choses qu’il serait grand temps de rejeter. Or, en lisant l’ensemble des discours sarkozyens de 2007, aucun doute ne subsiste que la cible de cette accusation de prévarication intellectuelle et politique est la gauche22. Tout au long d’une campagne qui vise à réécrire l’histoire de France, n’hésitant pas à s’approprier les cham-pions de la partie adverse (Jean Jaurès, Léon Blum et bien d’autres, sous prétexte qu’ils sont, avant tout, des Français), les stigmates dont est frappée la gauche sont divers et, dans la lecture sarkozyenne, ils proviennent tous de l’exécrable idéologie de 68. D’abord, c’est le faux « égalitarisme », avec les conséquences néfastes du nivellement vers le bas et de l’affaiblissement du sentiment de l’autorité, ensuite le « rela-tivisme intellectuel et moral », le « communautarisme » et la « pensée unique23 » conjugués au « conformisme » élitaire dont la preuve est « la mode de la repentance », qui a fini par appauvrir l’identité nationale, voire la fierté d’être Français.

21 Dans ce cas, il y a identification du locuteur et de l’énonciateur, ce dernier se présentant comme le porte-parole d’une instance collective.

22 En revanche, Sarkozy se montre beaucoup plus compréhensif envers ceux qui ont été tentés par l’extrême droite et, en tout cas, d’autres types de présuppositions sont mobilisés pour contrer la concurrence du Front National.

23 Il s’agit là d’une autre formule à fondement présuppositionnel qui mériterait une étude à part, d’autant plus qu’elle est utilisée aussi bien par la gauche que par la droite, avec une mobilisation de présupposés différents dans les cadres discursifs respectifs d’un côté et de l’autre.

(15)

En effet, une deuxième présupposition s’ajoute à celle relative à l’imposition de la mentalité soixante-huitarde de la part de la gauche, qui concerne la prérogative de la majorité silencieuse d’être la seule

dépo-sitaire de la « vraie » France. Cette majorité est celle des « femmes et

des hommes libres qui veulent vivre debout » (ex. 3), qui assument le combat sarkozyen comme le leur (ex. 5) : c’est la majorité qui « exigera

qu’enfin les valeurs dont elle est porteuse soient celles de la France » (ex. 4). La vieille dichotomie de la France vs l’Anti-France est ainsi

fina-lement reproposée et, avec elle, toute la rhétorique des antagonismes irréductibles. Les incidents des banlieues du printemps 2006, ainsi que les affrontements entre jeunes et policiers à la Gare du Nord du 27 mars 2007, sont souvent évoqués dans les discours, pour opposer la partie mauvaise de la Nation, celle qui prend la défense des casseurs, des fraudeurs, des émeutiers, des voyous, à la partie « positive », représentée par les policiers et par les « honnêtes gens ». Réactivant la nomination classique d’« honnêtes gens », le candidat entend par elle  l’ensemble de ceux « qui payent le billet des bus », ainsi que les impôts, la « France qui ne brûle pas les voitures et ne bloque pas les trains24 » (discours de Marseille du 19 avril 2007), « tous ces sans grade, tous ces anonymes, tous ces gens ordinaires, toute cette majorité silencieuse auxquels on ne

fait pas attention » (discours de Bercy du 29 avril 2007). Les déchire-ments qui avaient fait en 68 la fortune de la formule (la dichotomie de la « loi » vs la « rue » : Bas, 2008, p. 361) sont ainsi artificiellement

reconstruits et fantasmés, à travers un discours singulièrement polarisé et simplificateur, dans l’espoir que cette alchimie politico-discursive puisse répliquer le miracle de l’avancée triomphale de la droite de juin 68. Et c’est finalement ce qui, en 2007, s’est produit, bien qu’avec des proportions plus modestes qu’en 1968 (53,06 % des voix favorables à Sarkozy).

Par ailleurs, Ségolène Royal et son entourage se sont rendu compte bien tardivement de la prise que les douteuses assimilations historiques de Sarkozy et son appel à la majorité silencieuse pouvaient avoir sur l’électorat.

En effet, ce n’est que le 1er mai 2007 que l’adversaire lance l’invective 24 Plus que des présuppositions, ces ajouts représentent, à notre avis, des sous-entendus, qui font monter d’un cran l’insinuation : en effet, on glisse de la condamnation de ceux qui s’efforcent de comprendre les « voyous » à leur identification avec les « voyous » eux-mêmes.

(16)

rapportée ci-dessous, ayant à son tour recours à une référence péjorative à 68, par une sorte de « cadrage de retournement25 » :

(6) « Et quarante ans après, quand j’entends le candidat de la droite en appeler à la majorité silencieuse, habileté qu’ont dû lui souffler les conseillers

ex-soixante-huitards sans doute qui l’entourent : il veut sans doute re-défiler sur les Champs-Élysées, mais le Palais Omnisport de Bercy, ce n’est pas la remontée des Champs-Élysées. Doc Gyneco, ce n’est pas André Malraux ! François Mauriac, ce n’est pas Bernard Tapie ! Et Monsieur Sarkozy, ce n’est pas le Général De Gaulle ! » (Ségolène Royal, discours au Stade Charléty, 1er mai 2007)

LES DISCOURS DE LA PRÉSIDENTIELLE DE 2012

Pendant le mandat présidentiel 2007-2012, on n’enregistrera que quelques références occasionnelles à la formule en 2009 et en 2010, lors des grèves et manifestations contre la réforme des retraites26. L’appel à la

majorité silencieuse, de la part de Sarkozy, revient par contre fréquemment

dans la campagne de 2012. Les présupposés sur lesquels joue la formule cinq ans plus tard sont à peu près les mêmes que ceux que nous venons d’analyser pour 2007 : placée de préférence (mais pas systématiquement) à la fin de l’allocution, l’invocation à la majorité silencieuse s’accompagne,

tout comme en 2007, de l’exhortation : « j’ai besoin de vous ». En plus, le présupposé de la « polyphonie subie » est de nouveau mobilisé : Sarkozy dénonce la privation de la parole qui aurait frappé la partie majoritaire de la population (la majorité silencieuse est toujours celle « qui en a plus

qu’assez qu’on lui confisque la parole27 », celle « qui en a plus qu’assez d’entendre à longueur de journée des idées qui ne sont pas les [ siennes ] , des propos dans lesquels [ elle ] ne se reconn [ aît ] pas28 »).

Cependant, deux nouveautés peuvent être soulignées : la première concerne la tentative de mieux définir le référent social. La majorité silen-cieuse, comme le montre, par exemple, le discours de Morlaix, est celle

des personnes « raisonnables », qui aiment leur travail, leur famille et 25 Ce dispositif s’active lorsqu’on adresse à un adversaire le même argument auquel il a

habituellement recours (Breton, 1999).

26 En 2011, il est intéressant d’enregistrer une tentative d’appropriation de la formule de la part de Marine Le Pen, qui par la suite préférera l’expression, également ambiguë, de « invisibles », jouant sur des présuppositions partiellement semblables.

27 NS, discours d’Élancourt, 28 mars 2012. 28 NS, discours de Nîmes, 29 mars 2012.

(17)

leur terroir. C’est la majorité à qui on reconnaît des raisons de souffrance et de mécontentement, mais qui est consciente de l’enjeu historique des élections et se maintient donc tout de même loyale :

(7) Et si vous êtes convaincus, comme nous, que ce choix est historique, alors je vous demande à vous, la majorité silencieuse, toutes ces femmes et ces hommes

raisonnables qui ont construit leur famille et leur vie en ne demandant rien à personne, qui, quand ils ont souffert parce que tous ici, dans nos vies, on sait qu’il y a un moment où on met un genou à terre, mais qui avez trop de fierté quand vous souffrez pour le dire, à cette France que vous représentez, qui, quand elle n’est pas d’accord, le pense très fort mais ne casse pas pour le dire […] je veux dire à cette France qui vit de son travail, qui aime son terroir, qui aime sa famille et qui est préoccupée par l’avenir de son pays, je veux dire à cette France : ne vous laissez pas voler le résultat d’une élection historique pour notre pays. Voilà ce qui est en cause aujourd’hui ! (NS, dis-cours de Morlaix, 17 avril 2012)

La deuxième nouveauté est représentée par l’apparition de la for-mule dans des constructions hypothétiques (discours de Meaux du 16 mars, discours de Poitiers du 16 avril 2012) et c’est sur cette typo-logie d’occurrences que nous nous arrêterons maintenant. La certitude visionnaire de 2007 a en fait cédé le pas, en 2012, à la répétition peu convaincante d’un répertoire ayant l’éclat terni du « déjà vu » : c’est ainsi qu’en 2012 la formule s’appuie fréquemment sur des adjectifs et des substantifs intensifs (« vaste » majorité, « immense » vague, « immense » espérance) ou qu’elle se réfugie dans un échafaudage discursif entière-ment contrefactuel,  comme dans l’exemple suivant :

(8) Si le peuple de France décide que la majorité silencieuse refuse le diktat de la

pensée unique, refuse les scénarios écrits à l’avance, refuse qu’on lui impose des idées dont elle ne veut pas, et si ce peuple de France, où qu’il se trouve, quel qu’il soit, dit maintenant ça suffit, c’est nous en liberté qui choisirons notre président de la République…, alors je vous le dis, mes chers amis, oui, on va gagner… Vive la France. Vive la République ! (NS, discours de Meaux, 16 mars 2012)

Comme dans la campagne de 2007, l’invocation à la majorité silen-cieuse se situe, dans ce cas, à la fin du discours. Outre ses présupposés

constitutifs, la formule exploite les présupposés occasionnels apparte-nant au répertoire habituel (le « diktat de la pensée unique », « les idées dont [la majorité silencieuse] ne veut pas », doivent impérativement être

(18)

refusés, en tant qu’impositions venues de l’extérieur). Toutefois, l’efficacité argumentative est affaiblie par le long mouvement hypothétique qui encadre le message : comme l’explique efficacement Ducrot, l’acte illocutoire de « supposition » a un caractère provisoire29. La distinction « peuple de France » vs majorité silencieuse n’a plus la portée qu’elle avait

lorsqu’elle renvoyait à l’opposition vraie France vs Anti-France,  puisqu’elle

n’oppose plus ces deux réalités, mais fait de la première la condition de l’existence de la deuxième, celle-ci n’étant que l’issue d’une décision qu’on demande d’accepter provisoirement (« si le peuple de France décide que… »). En outre, d’autres indices trahissent la conviction modérée du « président sortant30 » : les précisions accolées à l’entité « ce peuple de France » (« où qu’il se trouve, quel qu’il soit »), au lieu de renforcer sa consistance, semblent traduire une incertitude foncière sur son exis-tence et son homogénéité. Enfin, l’évanescence des acteurs impliqués est aggravée par l’instabilité du régime énonciatif, qui en quelques mots varie trop souvent (le peuple de France, la majorité silencieuse, on, elle, ça, nous, je, mes chers amis, on) ; dans ce cadre, la présence, à l’intérieur de

l’hypothèse, d’un fragment de discours direct libre (« si [ce peuple de France] dit maintenant ça suffit ») semble se référer moins à ses adver-saires qu’à lui et aux cinq années de son mandat. En effet, l’opération de victimisation du candidat, qui représente une condition préliminaire pour la mise en œuvre de la formule, ne se réfère plus ici à des minori-tés déstabilisantes, mais aux résultats des sondages défavorables et aux médias dont Sarkozy dénonce à toute occasion l’excès de sévérité ( c’est en ce sens qu’il fait référence aux « scénarios écrits à l’avance »). La majorité silencieuse n’est donc plus ni la partie la plus glorieuse de la France, ni le

repoussoir d’un danger possible, mais le simple reflet d’un « vote Sarkozy honteux31 », l’espoir résiduel que les sondages mentent, ou se trompent. À la différence de 2007, l’obsession se profile d’un résultat électoral qui pourrait être « volé ». Les électeurs à qui Sarkozy fait confiance sont 29 Suivant Ducrot (1972, p. 167), « cet acte […] consiste à demander à l’auditeur d’accepter pour un temps une certaine proposition “p” qui devient, provisoirement, le cadre du discours, et notamment de la proposition principale, “q” ».

30 « Président sortant » est la nomination qu’utilise Hollande. L’opposition avec « Président candidat », qui constitue la nomination officielle de l’UMP, se base justement sur les présuppositions différentes auxquelles renvoient les deux expressions.

31 Voir par exemple l’article « Existe-t-il un vote Sarkozy honteux, celui de la majorité silencieuse ? » (Le Nouvel Observateur, 5/3/2012).

(19)

donc invités à sortir des salles, pour aller crier « la majorité silencieuse ne

veut pas qu’on lui vole cette élection » (NS, discours d’Ajaccio, 13 avril 2014). Par ailleurs, ce corps électoral est imaginé comme une « vague » immense, capable, dans une autre grande construction hypothétique au régime énonciatif surplombant, de chambouler toute prévision et d’écrire une nouvelle page d’histoire :

(9) Si vous décidez […] alors à ce moment-là je vais vous dire une chose, il y a une vague qui montera des profondeurs du pays, qui va surprendre tous les sondeurs, tous les observateurs, tous les journalistes, tous les médias, cette vague, cet événement, cette histoire, c’est vous qui allez l’écrire ! Ne vous laissez pas voler cette élection ! (NS, discours de Poitiers, 16 avril 2012)

Tout en jouant sur des présupposés constitutifs et « occasionnels » semblables à 2007, l’efficacité de la formule apparaît, en 2012, fort compromise et fragilisée. C’est ce dont s’est montré foncièrement conscient l’adversaire politique de Sarkozy qui, avec beaucoup plus de force que Ségolène Royal en 2007, a mis en doute l’existence présupposée de ce référent social, tout en faisant appel à la majorité légitime qui sortira des urnes (supposée, quant à elle, être « tranquille » « confiante », « popu-laire », « audacieuse ») :

(10) Il n’y a pas d’un côté une minorité bruyante et de l’autre une majorité silencieuse. Il y a simplement l’expression, à un moment, dans une élection, de la volonté générale à travers le suffrage universel. Le bulletin de vote est la plus belle prise de parole qui soit. Et la seule majorité que je connaisse, c’est celle qui se dégage des urnes. Et cette majorité tranquille, cette majorité confiante, cette majorité décidée à prendre en main la conduite du pays, cette majorité populaire, dimanche prochain, ce sera nous ! Cette majorité, je vous l’assure, ne sera pas silencieuse ; elle sera audacieuse. (François Hollande, discours de Vincennes, 15 avril 2012)

Il nous reste à voir ce qui se passe du côté de la réception de la part de l’ensemble hétérogène qui devrait constituer, en principe, la majorité silencieuse.

(20)

RÉACTIONS ET RÉFUTATIONS DES FONDEMENTS PRÉSUPPOSITIONNELS

DE LA FORMULE

Nous allons examiner, dans ce qui suit, relativement à 2012, quelques traces de la réception de l’appel sarkozyen à la majorité silencieuse. En

particulier, nous prendrons en compte les réactions des lecteurs qui accompagnent la version en ligne, dans les sites respectifs, d’articles parus entre le 5 mars et le 16 avril dans la presse32. Dans cette analyse, nous nous concentrerons évidemment sur les commentaires portant sur la formule et sur ses fondements présuppositionnels, laissant de côté les nom-breuses réactions qui s’appuient sur d’autres objets et notamment sur la fiabilité des sondages et l’argument ad hominem. La première constatation

concerne la relative rareté de commentaires constituant des « réfutations présuppositionnelles », comme celle exprimée par Hollande (ex. 10). Suivant Moeschler (1982), la « réfutation présuppositionnelle » repré-senterait le degré le plus élevé d’affrontement de la face de l’énonciateur et reflèterait donc la position la plus polémique (Kerbrat-Orecchioni, 1986). Or, les réactions de personnes mettant en cause les présupposés constitutifs de la formule, à partir de sa présupposition existentielle, sont peu nombreuses : dans l’ensemble, les lecteurs semblent mettre en œuvre ce qu’on a appelé un « mécanisme d’accommodation » (Amsili et Winterstein, 2012), se montrant coopératifs. Dans le corpus examiné, nous avons relevé uniquement deux cas de réfutation :

jps33160. – Comme la majorité silencieuse n’existe pas, il parle pour ne rien dire ! ! ! ! ! ! Les gens ont eu 5 ans pour voir ce triste individu en fonction et vu le bilan calamiteux, il sera viré et c’est tant mieux pour le pays. fRançoise aRndt. – EMBERLIFICOTE ! J’essaie d’éclairer MA lanterne !

Je lis : « Si le peuple de France décide que la majorité silencieuse refuse le diktat de la pensée unique » ETC. Pour faire sens, l’Ui (merci H. Cixous !) veut dire « le peuple de France = la majorité silencieuse (1 même élément et non 2 différents », non ?). Mais alors, mais alors ? la majorité non-silencieuse, 32 Le Nouvel Observateur (5/3/2012), Le Monde (16/3/2012), Le Figaro (15/4/2012),

Libération (15/4/2012). L’orthographe, volontiers fautive, des interventions des lecteurs

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elle n’est pas le peuple de France ? Elle est QUOI exactement ? C’est combien de gens les silencieux=le peuple et les non-silencieux=pas le peuple ? SOS (……)

Alors que le premier lecteur réfute carrément le présupposé existentiel et pointe le vide référentiel du discours du candidat, la lectrice se montre sensible à l’ambiguïté du discours de Meaux du 16 mars (ex. 8). Elle conteste d’abord la possibilité de poser la dichotomie peuple de France / majorité silencieuse, finissant par semer le doute sur l’existence même des

deux référents. Cependant, l’attitude la plus fréquente est de montrer qu’on n’est pas entièrement dupe, mais qu’on ne prend pas la peine de construire une argumentation, se contentant de bafouer tous azimuts les politiques et leur langage :

eddy hagneRe. – Le grand bavard parle à la majorité silencieuse : à bon entendeur !

sabRina doRey. – Avant hier il draguait la france d’en bas, hier la france qui se lève tôt, aujourd’hui la majorité silencieuse. Qu’est ce qu’il a fait sarkozy pour que la france qui se lève tôt ne soit plus celle d’en bas qui se tait ? […]

kc002. – Sarkozy en appelle aux « silencieux » et la famille le Pen aux « invisibles ». De plus en plus forts ces deux-là.

Dans d’autres cas, ce n’est pas le présupposé existentiel de la nomina-tion qui est visé, mais les présupposés relatifs aux deux éléments qui la composent. Quelques commentaires contestent alors que l’électorat sup-posé être favorable à Sarkozy représente la majorité. À cet égard, la petite phrase du porte-parole de Hollande, Benoît Hamon (« Nicolas Sarkozy, qui veut être le candidat de la “majorité silencieuse”, est en réalité celui “d’une minorité qui claque, qui clinque et qui brille” ») aiguise les réactions :

jean-faRncois poulain. – si la majorite silencieuse va voter massivement, Hollande pourrait etre elu au 1er tour ! !

tRublion99. – A opposer la majorité agitant les drapeaux rouges.

c’étaitmieuxavant. – Je lui conseille plutôt de parler « à la majorité déçue ».

Plus nombreux encore sont les commentaires qui visent le présupposé représenté par l’épithète « silencieuse ». Si Sarkozy s’en remet à la majorité silencieuse, il est plausible de lui rétorquer simplement, comme ce lecteur :

(22)

julien tRistounet – Et qu’est-ce qu’elle lui répond ?

ou alors, de manière plus articulée, de formuler des objections comme les suivantes :

esteban a. – S’il pouvait entendre ce qu’elle dit de lui, la « majorité silencieuse »…

omega33. – La majorité silencieuse risque de rester silencieuse ou de se partager entre les candidats.

Toutefois, comme ces derniers commentaires le montrent déjà, ce qui est frappant, c’est de constater que la plus grande partie des lecteurs semblent croire effectivement au référent social représenté par la majo-rité silencieuse. Selon que leur orientation est de droite ou de gauche, ces

lecteurs peuvent se réclamer de cette majorité, ou s’en distancier, le trait

commun étant qu’ils s’approprient la formule et qu’ils en acceptent la présupposition d’existence :

RomanpieRRe. – La majorité silencieuse j’en suis. Rompant le silence je dis : que NS a échoué il doit laisser la place. C’est le message d’un membre de la société silencieuse qui n’en pense pas moins.

justinecley. – Je vais vous faire une confidence : la majorité silencieuse ne veut

ni de Hollande ni de Sarkozy… J’espère qu’un autre candidat crédible pour diriger la France va émerger.

Parfois, l’adhésion à la formule et à ses fondements présupposition-nels est si convaincue que les lecteurs essaient d’énoncer une sorte de glose définitoire de l’expression. Celle-ci est d’autant plus intéressante à lire qu’ils projettent, dans la définition spontanée qu’ils proposent, leurs espoirs, leurs déceptions et même leurs interprétations historiques, bien qu’issues d’une approximation évidente :

antoi6918. – je me répète donc la majorité silencieuse est les bas est moyens français qui ne manifestant pas on du mal a vivre a trouver du travail suffisamment payer, a se loger est dépendant de tout cela de fonder une famille ces français la on leur a menti en 2007 au cour de mêmes déclarations…

52toucky. – Il est « étonnant » de lire ci-dessous vos messages de haine à

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risques dans les PME-PMI crée de l’emploi, se lève tôt, paye ses impôts, respecte les autres, à des valeurs telles que : la générosité, l’entre-aide, l’esprit d’initiative et j’en passe.

anne-victoRia fontoRbe. – La majorité silencieuse n’est-elle pas celle qui a soutenu la montée et la victoire des régimes fascistes en Europe ?

CONCLUSION

À travers l’analyse de l’expression majorité silencieuse, nous avons cherché

à décrire le fonctionnement d’une formule à fondement présupposition-nel, dont le propre est de conjuguer la force du dispositif discursif au mécanisme plus proprement linguistique de la présupposition. Cette dernière ayant partie liée à la persuasion, voire à la manipulation33, nous avons également voulu nous interroger sur les « conditions de félicité » des dispositifs présuppositionnels sous-jacents à l’expression. À cet égard, force a été de constater l’hyper-puissance d’une formule comme celle-ci, qui s’ouvre et se ferme en boucle sur elle-même. Dotée d’une solide assise référentielle, due au présupposé existentiel et dénominatif qui la fonde, la formule majorité silencieuse est performative, auto-légitimante et

parfaitement circulaire (en même temps qu’on énonce le référent social, on agit sur celui-ci, visant à en élargir l’emprise34). Au lieu d’ouvrir un espace négociable, l’appel à la majorité silencieuse représente un espace

négocié, dont le seul représentant autorisé est l’énonciateur même, qui crée l’espace et s’en arroge tout l’apanage interprétatif35. Par ailleurs, comme l’ont largement prouvé les multiples occasions d’affirmation historique de la formule, ainsi que sa diffusion planétaire, on touche là à l’arcane du discours du pouvoir qui, depuis toujours, s’approprie le silence autant que la parole.

La notion de présupposition s’est avérée féconde pour comprendre les rouages de ce mécanisme, au moins dans le cadre limité de la for-mule observée. En ce sens, nous sommes persuadée qu’il s’agit là d’un 33 Ce qui a été démontré dès 1969 par Ducrot.

34 Voir le court-circuit entre opinion réelle, physique et virtuelle, auquel fait allusion Guilbert (2007, p. 135).

(24)

concept prometteur d’applications et de résultats remarquables en AD et qu’il était grand temps de le mettre à l’épreuve du discours, comme ce recueil d’études s’est proposé de le faire. Cependant, d’après notre expérience, la notion de présupposition s’avère même trop puissante face à la complexité des corpus envisagés36. Au niveau méthodologique, nous estimons donc que la prise en compte de cet outil heuristique, au-delà du strict enchaînement phrastique qui avait jusqu’ici constitué le lieu privilégié de son observation, nécessite une réflexion épistémologique approfondie, délimitant avec rigueur son domaine d’applicabilité, au niveau discursif. L’adoption du concept de présupposition dans le vaste domaine de l’AD est une ressource, mais elle incarne aussi une menace de régression à l’infini de l’analyse, entraînant un danger conséquent de dispersion37. La prolifération et la richesse des implications discursives peuvent former en effet un redoutable chant des sirènes, qui séduit fortement l’analyste, mais qui risque, en même temps, de noyer son travail dans le mare magnum des préconstruits de toute nature qui nous

habitent sans cesse.

Paola Paissa Université de Turin

36 Sur ce point, voir aussi Paveau (2006, p. 61).

37 On pourrait comparer cela au phénomène des « présuppositions non désirées », auquel fait allusion Kleiber (2012), bien que dans le cadre d’une démonstration ayant des finalités différentes des nôtres.

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