EUI WORKING PAPERS
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DEPARTMENT OF LAW
EUI Working Paper LAW No. 97/5
Du Droit et de l’Amour
dans l’Union européenne
YOTA KRAVARITOU
WP F a 9 EUR
BADIA FIESOLANA, SAN DOMENICO (FI)
© The Author(s). European University Institute. version produced by the EUI Library in 2020. Available Open Access on Cadmus, European University Institute Research
©Yota Kravaritou Printed in Italy in August 1997
European University Institute Badia Fiesolana I - 50016 San Domenico (FI)
Italy © The Author(s). European University Institute. version produced by the EUI Library in 2020. Available Open Access on Cadmus, European University Institute Research
Yota KRAVARITOU
Du Droit et de l’Amour dans l’Union européenne
Introduction: le Droit n’est pas étranger à l’amour et celui-ci ne peut qu’être un souci pour l’Union
1. L’Etat-Nation et son peuple: nouveaux liens d’amour
2. Amour, individu, famille: identification de la femme à l’amour
3. Incompatibilité entre amour tout court et amour de la Nation: les tondues 4. L’amour et l’égalité professionnelle entre hommes et femmes en droit
européen: double lien
5. L ’am o u r en E u ro p e e t la cito y en n eté eu ro p éen n e
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Introduction: Le Droit n’est pas étranger à l’amour et celui-ci ne peut être qu’un souci pour l’Union.
Le Droit paraît tellement éloigné de l’amour et l’amour paraît si étrange à l’Union européenne qu’un juriste classique peut bien s’interroger sur l’argument dont je parlerai1 Je lui dirai que l’amour tant au niveau de la nation qu’au niveau individuel est bien lié au Droit, à ses règles, de façon plus ou moins directe, tout aussi bien que les Etats-nation membres de l’Union européenne. Qu’il existe une histoire entre amour et règles juridiques à écrire et aussi une nouvelle relation à établir entre ses règles et l’amour actuellement inexistantes au niveau de l’Union européenne. Totalement inexistant n’est pourtant pas mais tant par des actes juridiques communautaires que la jurisprudence de la Cour, on le réduit à un lien (à quelque chose) de restreint et économiste, ou bien on ignore ses exigences vitales. On peut dire d’une certaine façon que la relation entre l’Union européenne et l’Amour se trouve à un premier - et primaire - stade fécondable puisqu’il pèse sur lui un passé, qu’on tend méconnaître. Ceci dans le sens qu’il existe derrière dans l’histoire du Droit des liens juridifiés d’amour qu’on ne peut pas ignorer, des liens et des sites d’amour qui sont soit dépassés soit - mieux - déstabilisés par de nouvelles situations qui sont créées et qui ne sont pas encore “solidifiées”. Mais il lui pèse aussi par l’avenir: l’avenir en effet de l’Union européenne sans amour, une union européenne qui n’inspire pas d’émotions et d’attachements - parce qu’elle ne se soucie pas de sa population - n’a pas d’avenir autre que celui d’une organisation internationale bureaucratique et plutôt éloignée, distante pour les gens comme tant d’autres organismes internationaux.
Or les choses ne sont pas si simples: le droit de l’Union européenne se trouve déjà dans le corps de règles juridiques des Etas membres. Il est même considéré supérieur: le droit étatique doit lui obéir, s’incliner devant le droit européen. 11 se trouve en effet au coeur du droit national. Le droit national peut-il substituer ses lieux et liens d’amour suivant des calculs basés sur des critères économiques? Ne faudrait-il pas plutôt “humaniser” le droit européen suivant, 1 Ce texte est basé sur une conférence sur L Amour saisi par le Droit pour le Groupe of Women Studies - NOISE, Université de Salonique, mars 1996, et une intervention au workshop The Role o f Love in Western Tradition, organisé le 25-26 octobre 1996 à 1T.U.E par Luisa Passerini. intitulé “How do Juridical Rules Constitue Love Behaviors”
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pas seulement la façon dont le droit national entend et “juridifie” l’amour, mais plus encore, en forgeant des règles qui expriment les nouveaux lieux et besoins d’amour telles qu’elles se manifestent sur la terre (dans l’espace) et dans la tradition européenne? Il paraît d’ailleurs que peut-être plus que dans d’autres régions du monde, le droit des pays européens - les règles juridiques - a exprimé ce qu’on peut appeler amour et souci pour l’autre.2 Bien que, comme le montrent tout au moins le droit du travail et le droit de la famille dans une conception des relations très hiérarchisées, notamment mais pas seulement, pour les deux sexes.
2 Je veux dire par-là que les revendications pour la justice sociale qui s’étaient exprimées en Europe par des révolutions et des mobilisations populaires, à commencer par la Révolution française, ont donné lieu à des Déclarations, Pactes, l’adoption de lois qui d’ailleurs souvent a tort ou à raison, ont servi de modèle pour d’autres régions du monde Dans ce sens le “manteau des règles” est bien collé sur la peau des pays - tandis qu’ailleurs, en Asie ou en Afrique par exemple, la tradition, la religion ou la coutume font que les “manteaux des règles” pèsent - et expriment peut-être - moins sur certains types de relations entre les gens Dans cette perspective la référence au livre devenu classique de Denis de Rougemont. L amour en
Occident est intéressante, bien que sa vision soit par trop française, ce qui n’est pas le cas pour
Octavio Paz , La llama doble. A m ory erotismo, 1993, qui a un regard plus oecuménique, bien qu’ici le souci soit le Droit de notre modernité: le lien d’amour qui fait et défait par ses règles juridiques - qui produisent aussi des subjectivités - et comment il traite l’amour par rapport à la “nature” des femmes
Dans le courant de Rougemont et Paz s’inscrit d’une certaine façon Nicolas Luhmann. L’amour comme passion, Aubier, Paris Dans le livre de Stefen Kern Love as culture (Haivard University Press, Cambridge, Massachusetts, London 1992), bien qu’il évoque à l’introduction qu’une nouvelle législation a donné aux femmes mariées le contrôle sur leurs gains et leur corps, le droit n’est pas utilisé, comme la philosophie et l’art, comme source de culture L’art, ses diverses expressions - les médias aussi - est très important pour Hanne Peterson. The Language o f emotions in the language o f law, rapport au workshop organisé par Luisa Passerini. The Role o f Love in Western Tradition, L U E ., Florence, 25-26 octobre 1995 Reste a explorer la relation entre le lien juridique affectif (amour) créé par les règles juridiques au niveau du couple et de la famille, du pays, de l’Union, tout aussi que le discours juridique en général C’est une approche très différente aussi, celle de la lecture et analyse d’un poème ou d’un autre texte littéraire ou de lettres d’amour comme texte juridique (v par ex Costa Douzinas - Ronnie Warrington. As a dream both flatter Law, Love, Life and Littérature, in Sonnet no 87 in Justice miscarried, Narvester Wheatsheaf 1994, p. 242 et suiv ), ce qui n’est pas du tout notre propre approche
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I. L’Etat Nation et son peuple: nouveaux liens d’amour
En abordant le triptyque Union, Etats membres et liens d’amour, on pense tout de suite que l’Union européenne est composée des états-nations européens dont chacun a sa propre histoire. Or la naissance de la nation a du passer par un grand acte d’amour,3 d’amour passionnel et révolutionnaire qui a envahi le peuple tout entier. L’historique d’ailleurs de la naissance des nations en Europe pendant le XIXème siècle décrit cet acte de naissance de la Nation comme une grande histoire d’amour avec ses composantes tant réelles, on le sait bien maintenant, que imaginaires.4 Or ces communautés imaginaires créent tout de suite leurs constitutions, leur Parlement qui produira les règles qui constitueront à leur tour leur ordre juridique, leur administration, institution, et les divers appareils d’Etat. Si l’Etat-Nation retarde un peu et hésite quelquefois sur les liens qui doivent unir les hommes et les femmes mais aussi les enfants - comme c’est le cas dans toutes les périodes révolutionnaires pendant lesquelles on observe même en Europe une exaltation de la liberté et de l’activité sexuelle5 - celui-ci va vite inventer et consolider les techniques et les politiques qui lui conviennent le mieux - en utilisant entre autres son pouvoir légiférant. En effet, si, suivant de Rougemont “la Nation, c’est la transposition de la passion sur le plan collectif’ cette nouvelle collectivité mettra sur place son propre ordre, sa propre conception, ses propres règles d’amour. L’Etat, comme l’observe Foucault, sera dorénavant une finalité en soi qui a besoin d’affirmer son pouvoir, de créer un nouveau savoir. Il a besoin également de développer ses politiques et entre autres sa défense - et agressivité - à l’égard des autres Etats avec lesquels il ne peut être qu’en conflit ou, de toute façon, en compétition6. Les droits de l’Homme se mettent à côté, seul compte l’amour pour la Nation. Le Droit créé par ses règles y contribue: il 3 Denis de Rougemont. L'amour en occident, op, cit. - p. 292 et suiv.
4 Benedict Anderson. Immagined Communities, Reflections on the Origin and Spread o f
Nationalism, verso, Norfolk, 1985.
5 Denis de Rougemont, op. cit. p 284
6 Foucault. Histoire de la sexualité, tome 1, La volonté de savoir, Paris, Gallimard 1976, même Microftsica di potere Interventi politici. A cura di A. Fontana - P Pasquino, Turin, Einaudi, 1977, même La gouvernementalité, Actes 54, 1986, p. 6-15 Sur la nationalisation des femmes comme elle s’exprime surtout durant les deux grandes guerres en Europe v Histoire des femmes en Occident, le XXème siècle, sous la direction de Françoise Thébaud. p 28 et suiv. © The Author(s). European University Institute. version produced by the EUI Library in 2020. Available Open Access on Cadmus, European University Institute Research
crée l’individu7 il structure ses liens juridiques d’amour entre l’individu et i’Etat- Nation, par exemple par sa législation sur la nationalité. L’Etat ne peut pas exister sans sa population, c’est-à-dire sans les individus vivants qui ont la capacité de travailler, de se reproduire, servir l’Etat et mourir pour l’Etat. Celui- ci intervient de plus en plus dans la vie des individus, il exerce des politiques sur leurs corps: on se trouve à l’époque où selon Foucault “le biologique se réfléchit dans le politique”8 de façon plus élaborée que dans la Cité hellénique. Le Droit forgeant des règles qui expriment ces politiques de l’Etat à l’égard des corps, la première législation du travail dans divers états européens au cours du XIXème siècle en un exemple qui montre aussi le souci de l’Etat de contrôler tout en assurant une certaine protectionen mettant certaines limites à l’exploitation. 11 en sera de même quant à la procréation, notemment par les codes civils; travail et famille étant au fond étroitement liés. “Le sexe comme enjeu politique”9 prend une énorme importance, il relève de la puissance publique: elle F “administre”.10 Les conditions de marriage, les droits des enfants légitimes et illégitimes - et qui sont les enfants illégitimes - ne relèvent plus de l’église ou de la volonté privée, mais sont affaire d’Etat, de ses chambres (corps) législatifs. Le fait qu’elles soient composées uniquement d’hommes ces “nolitic bodies” montrent déjà une clause de l’invisible “contrat sexuel”11 qui met les femmes dans la sphère privée et les hommes dans la sphère publique. Mais aussi dans la sphère privée ou au sein de la famille, le Code civil créera des relations sexuelles basées sur l’inégalité et la dépendance, la femme étant mineure et inférieure à son mari. Pourtant on avait traversé une époque de démystification de l’amour comme dur destin et on se trouve au temps inédit où “les femmes n’aiment pas avec le coeur, elles aiment avec la tête”: elles pensent et expriment leurs pensées, prennent des positions politiques, elles exigent d’autres lois d’amour deviennent “débauchées de l’esprit” et exigent d’autres lois d’amour12 (De Gouge, Wollstonecraft). Comment expliquer alors que le Code civil va de nouveau rapprocher la famille au mariage, fera du mariage la base de la société en y internant femme et amour:
7 Koselleck. The legal creation o f individual and individuals citizens 8 Foucault. Histoire de la sexualité, La volonté de savoir, op. cit. p. 188 9 Op. cit. p. 191 et suiv.
10 Op cit. p 33 et suiv.
" Le mot sexuel, sexualité en langue française, fait son apparition dans l’ouvrage de Proudhon. La Justice, l’Amour, le Mariage v Rougemont, op cit p 310
12 Phrases de l’Abbé Galiani et de Walpole, citées par Rougemont, op cit p 228
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serait-ce l’Etat-Nation leur propre ennemi? Si l’amour ne représente plus leur dur destin, celui-ci est-il déterminé par l’Etat? Dans ce cas, qu’en est-il de leur autodétermination dans les relations d’amour quelle que soit la façon dont il est conçu?
La Nation qui est souvent représentée comme une femme, belle et grande, et en fugue, une femme victorieuse, pleine d’espoir qui regarde vers le haut et en avant (Delacroix), ayant des seins nourriciers, prête à les offrir, tient la place de mère pour les nationaux. Ceux-ci, malgré leurs intérêts opposés et leurs différences, constituent une grande famille: le Parlement où siègent les représentants du peuple, de toutes les classes sociales, va s’occuper de tous les membres de la famille de la Nation, bien que certes pas de la même façon: il y a toujours les privilégiés connus surtout sous le nom de la bourgeoisie. Mais le Parlement est en mesure de s’occuper aussi des pauvres et des démunis; la législation sur les pauvres qui deviendront plus tard les lois et politiques de l’Etat, et l’Etat providence le démontre bien. Le Parlement est aussi en mesure d’éxercer une politique en faveur des salariés en empêchant par exemple la fermeture ou le déplacement d’une entreprise par divers procédés informels et aussi en exerçant une certaine politique des salaires, en imposant par ses règles l’ordre public social ou les mécanismes de l’Etat social. En ce temps, l’Assemblée du peuple était souveraine à l’intérieur des frontières solides et fermées de l’Etat-Nation, sa Constitution la loi suprême une conscience collective se développe et des formes de solidarité sociale organique13 qui s'exprime avant tout dans les états européens par des voies institutionnelles et juridiques visibles - ce qui n’est pas toujours le cas dans d’autres continents (Asie, Afrique). Il y a certes un site (lieu) d’amour, celui de la famille où la solidarité est considérée comme donnée naturelle, imposée par les liens de sang: ses aspects juridiques et institutionnels ne sont pas encore bien visibles - ils sortiront de l’obscurité par les recherches entreprises dans le cadre des études sur les rapport sociaux de sexe.
Ce point relatif à l’amour et à la Nation dans le contexte des Etats membres de l’Union européenne est présenté ici de façon tout-à-fait schématique et en même temps quasi idyllique. Il n’y avait pas seulement à l’intérieur des Etats des conflits farouches entre groupes nationaux qui ont aboutit à l’état de guerre civile, mais il y avait aussi la contestation de la Nation même, où des mécanismes répressifs de l’Etat quelque fois au nom de l’amour pour le pays. L’amour qui a
13 Emile Durkheim. Ixi division du travail
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pris des chemins destructifs, excluants et intolérants14 15 dans le cadre d’une Nation marquée par des guerres civiles et des régimes totalitaires.13
Or, c’est plus le cas pour les pays membres de l’Europe: d’autres lois et politiques, au niveau communautaire, s’imposent à la famille de la Nation. Notre question est la suivante: quelle est la place de l’amour dans cette nouvelle réalité: quelles preuves - règles d’amour donne l’Europe pour s’être insérée dans la grande famille des nationaux de chaque état membre, comment s ’occupe-t-elle de leurs citoyennes et citoyens?
Ce premier point est développé de façon tout à fait schématique et simpliste; j ’espère que l’on voit bien qu’il y a planté au coeur de l’Etat-Nation le Droit européen, et il y a une sorte d’impudence - mouvement - et une certaine confusion des Etats membres avec l’Union européenne: quels types de sentiments crée-t-elle: un désir pour l’amour de l’Europe, le contraire ou laisse-t- elle sans émotions les citoyens et les citoyennes; qu’est-ce que cela pourrait signifier?
II. Amour, individu, famille
Le droit moderne abstrait, général, objectif, est très dur à l’égard de l’amour eros et de l’amour passion. Avec la force de ses lois garantie par l’Etat, ses appareils et mécanismes, il accepte l’amour seulement avant le mariage et avec le mariage il le rend légitime. Emprisonné dans le mariage, l’amour se transforme en droits et devoirs entre époux. Dans ce nid, la passion est un oiseau rare, exceptionnel et non prévu. En effet, la façon suivant laquelle les règles juridiques du dix- neuvième siècle, et leur philosophie sous-jacente construisent les sentiments comme ils sont reflétés dans les droits et les obligations entre époux sont très éloignées du projet juridique de Olympe De Gouges tel qu’il était articulé dans sa Déclaration universelle des Droits des femmes où ce qui était plus déterminant, la 14 Voir Maurizio Viroli. Eor Love o f Country. An Essay on Patriotisme and Nationalism, Clarendon Press, Oxford, 1995
15 On se rappellera du nazisme, du fascisme et des guerres civiles espagnoles et grecques 11 existe un matériel juridique extraordinaire de la période d’après la guerre civile grecque de 1944-49, dans lequel se trouvent les sentences condamnant à mort hommes et femmes accusés d’avoir trahi l’amour du pays, considérés par eux-mêmes et d ’autres grandes patriotes
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cause même de l’Union entre l’homme et la femme était l’amour, à savoir l’amour pour autant qu’il dure. L’amour conjugue avec la liberté de deux individus concernés. Certes, sa Déclaration prévoyait des droits et devoirs entre l’homme et la femme, or, ceux-ci étaient basés uniquement sur l’amour et puis, innovation d’extrême importance, sur un pied d’égalité pour les deux. Le modèle suivi par le Code Napoléonien était tout autre, dans le sens que ni l’amour, ni l’égalité n’étaient le centre de gravité du mariage. On évoque la proposition (projet) juridique d’Olympe De Gouges pour signaler que, bien sûr, il peut y avoir d’autres conceptions - et constructions juridiques - du mariage qui prennent plus en considération le sujet et sa volonté, et aussi le “traitement égal” entre l’homme et la femme. Etant donné que l’on ne peut pas ignorer la question d’égalité juridique entre les hommes et les femmes quant aux questions ayant à faire avec l’amour, il faut se rappeler que depuis bien longtemps il y avait une sorte de “répartition du travail” entre les hommes et les femmes sur cette question, une sorte de hiérarchie de l’échelle d’amour telle qu’elle était imaginée à l’époque. Ainsi dans la distinction bien connue néo-platonicienne entre âme et chair diffusée en Europe occidentale16 avec le christianisme, les hommes - certes certaines catégories entre eux sans qu’il existent des catégories correspondantes chez les femmes - étaient voués avant tout à l’amour spirituel17: à l’amour de
16 On peut trouver l’histoire et l’évolution de ce dualisme chez Denis de Rougemont ainsi que sa signification pour ses thèses quant à l’amour en occident Elle remonte pourtant bien à Platon comme on peut constater tant dans “Le banquet” que dans “Phaedros”
Octavio Paz retrace une autre généalogie de l’amour en Occident que Denis de Rougemont - qui paraît convaincante - souligne l’influence des arabes à l’amour des troubadours, ainsi que la plus grande liberté dont jouissaient les femmes - ou plutôt celles à qui s’adresse l’amour courtois - pendant le moyen âge (p. 78 et suiv ). Si le Xllème siècle est considéré comme le siècle d’amour des troubadours et des cours d ’amour (v Peter Goodrich. Law in Courts o f
Love, Londres 1996), il n’est pas celui de mariage d’amour: le fin amor condamne le mariage
parce que celui-ci se fait sans la volonté de la femme à cause des intérêts matériels, politiques ou familiaux
A signaler que dans l’église orientale, il n’y avait pas cette conception de distinction abyssale entre corps et âme, et l’amour charnel était accepté et interprété de façon très différente 17 Le conflit entre amour spirituel et amour charnel chez les hommes se résout parfois par l’acte de mutilation: l’auto-castration d’Origene et l’émasculation de Abélard par ceux qui n’ont pas accepté sa relation avec Héloïse
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Dieu18, à l’Amor Mundi qui se transformait par la suite en amour pour la patrie19, la liberté, ou encore en dévouement à l’Art20 ou à l’Ecriture.
L’autre amour, plus bas de l’échelle, lié à la chair, relève surtout du domaine des femmes. On le considère comme un phénomène naturel, c’est surtout au sein de la famille et se fait par les divers emplois et usages du corps des femmes. L’acte d’amour - qui a besoin des deux - n’est qu’un moment plutôt trop bref par rapport au travail d’amour qu’exigent les corps, leur reproduction, les soins de “gare” qui se fait surtout au sein de la famille. Or tout ce travail d’amour fait par les femmes - est considéré comme prosaïque, subalterne, quotidien, donné et surtout naturel. C ’est-à-dire inhérent à leur façon d’être. L’importance des émotions du corps pour l’âme, de l’âge le plus tendre des êtres humains et pour leur vie entière, sera évoquée plus tard par Sigmund Freud, Françoise Dolto et d’autres. Quoiqu’il en soit, cette relation inégale entre les hommes et les femmes par rapport à l’amour, cette différenciation de la localisation des émotions - trop près de leur corps pour les femmes en tant que genre - plus éloignée, diversifiée, jusqu’à atteindre les sommets de la spiritualité pour les hommes - sera reprise de sa façon par les règles juridiques du droit de la famille établi par le Code Civil français. Il s’agit du Code Napoléon qui servira de modèle pour le droit de tous les pays d’Europe. Or pendant l’époque révolutionnaire, les discussions et les propositions concernant le statut des sexes et les questions de l’amour n’étaient pas très loin de l’esprit de la Déclaration d’Olympe De Gouges: une nouvelle
18 Adde sur l’Amour d’après Saint Augustin Hannah Arent. Le Concept d’amour chez Saint Augustin, Tierce Paris, 1991 et Stelios Ramfos. Philosofos Ke Theios eros (Amour philosophe et divin) Athènes, Tinos, 1989.
19 Dans la biographie des grands patriotes où se trouve souvent le sacrifice de l’amour pour une femme à l’exigence de l’amour pour la patrie - qui représente un lien d’amour supérieur qui demande tout de l’amoureux de la patrie, v. par exemple les romans historiques de Rea Galanakis. Appelez-moi Luis, Athènes, Agra 1995.
20 Le grand art - oeuvre d’hommes - comme lien passionnel d’amour qui absorbe l’existence, signifie l’exclusion d’autres liens d ’amour ou de toute façon son importance secondaire De toute façon, il s’oppose à la famille sauf dans le cas où d’autres s’occupent des membres de la famille. On trouve dans plusieurs textes littéraires l’aversion de l’artiste contre le mariage qui est plus ou moins considéré plutôt comme un lien de “mort” dans le sens de non accomplissement et de névrose de forces créatrices. Parfois, de la haine envers le mariage, on arrive à l’exclusion de l’amour. Certains textes, p ex Pétrarque. “Lettre à la postérité”, pourtant sont des écrits de vieillesse, ou les idées - et l’emploi - qui se font de l’amour et des femmes les surréalistes
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conception des relations entre l’homme et la femme s’était développée21 ainsi que la recherche des relations plus authentiques - d’amour -22 et dans la perspective de l’égalité entre les deux sexes.
On a beaucoup parlé de la loi et de l’amour, dans le cadre de la philosophie du droit naturel et de la liberté pendant cette période. Les pétitions des citoyens, et autres textes, montrent bien les diverses approches. Il y en a qui considèrent le mariage et le divorce comme des servitudes et se demandent si «en effet ne peut- on pas former d’excellents citoyens, sans que la loi n’intervienne dans les relations sexuelles». De toute façon, c’est la volonté des parties - et non la loi - qui fait le mariage. «La loi ne fait que le sanctionner et lui donner une authenticité avantageuse dans la société». Quant aux enfants: «toutes les distinctions inhumaines d’enfants illégitimes, enfants trouvés, enfants de la Pitié, sont et demeurent supprimées: tous les enfants sont naturels, légitimes et enfants de la Patrie». Son corollaire quant à son expression juridique concernant le statut des sexes, était sans doute la Loi de 1792 sur le divorce qui a donné tant aux hommes qu’aux femmes de prendre en main leur destin amoureux. Pour les femmes, c’était la première fois dans l’histoire du droit qu’elles étaient considérées comme responsables (non mineures) et égales aux hommes. 11 s’agissait d’une grande première juridique mondiale . Cette loi qui a voulu «établir le règne de l’amour, traduction conjugale de la fraternité»23 sera vite 21 II s’agit d’un renversement “psychologique”: auparavant pas seulement l’amour manque au mariage mais «tous et toutes repoussent le mariage d’amour» « l’amour: que l’on cherche hors du mariage C’est là seulement qu’il se trouve» Lucien Febvre Amour sacré et amour profane, Autour de Heptameron, Gallimard, 1944, p 335, 340 et passim.
22 Une remarque a faire d’ordre historique: s’il est vrai que la condition fondamentale du mariage libre chez les romains est l’affectus des époux et quand il n’existe plus, le mariage peut se dissoudre - ce qui était pratique courante - avec le christianisme cela prend un tout autre contenu: le mariage est un des sept mystères de l’église et il est considéré autrement, l’amour n’est pas une condition, son objectif est la procréation Les relations maritales se situent dans le cadre général de l’agape chrétienne La passion amoureuse et le désir charnel à l’égard de sa propre femme est considéré par certains (Saint Jérôme par exemple) comme péché En réalité Rousseau reprend au fond cette forme d ’amour sans passion pour la famille de la modernité: le dévouement, la fidélité à la famille Mais il y a une énorme différence: elle n’est pas située dans la perspective du Royaume du Ciel Dans ce sens, l’amour au sein de la famille après le Code civil se distingue, a mon avis, nettement de celui du Droit Canon Cf. l’approche différente de Ditlev Tamm. Legal Culture, affection and Community, loc. cit. 23 Francis Rousin, Le contrat sentimental, débats sur le mariage, l’amour, le divorce, de l’Ancien Régime à la Restauration, Aubier, 1990, p. 282
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mise en cause, plus tard sera abolie et le divorce sera de nouveau interdit (1816). On observe que dans ce cas, la loi passe d’un extrême à l’autre, elle fait et défait ce type de relations personnelles, provoquant des drames et tragédies comme bon lui semble: son pouvoir en ce qui concerne l’amour est redoutable, dictatorial. L’ordre qui s’établira par la suite - les femmes étant toujours absentes de l’élaboration de ces règles - sera centré sur la famille «la première école du patriotisme»24
La période où les femmes on pu agir comme individus libres et autonomes quant aux questions d’amour était extrêmement brève en France, par exemple, et même inexistant dans d’autres pays européens. Le Contrat Social établi, qui reconnaît l’individu, l’homme et ses droits, se double par ce que Carol Pateman a appelé “Contrat Sexuel” qui s’exprime par la place que les règles juridiques réservent aux femmes, surtout au sein de la famille et dans la sphère publique. Il paraît pourtant qu’il s’agit ici d’un mouvement d’extrême importance pour la relation entre l’Amour et le Droit: c’est la première fois que les théories politiques et les règles juridiques considèrent tous les êtres humains égaux. C’est dans ce contexte que les femmes commencent à être considérées comme sujets dont la volonté, concernant par exemple le divorce compte tout autant que celle des hommes. Malgré le “retour en arrière”, la femme en tant qu’individu libre, autonome, égale à l’homme, a fait son apparition dans le cosmos juridique bien que cette apparition sur le même piédestal que l’homme a été trop brève. Or la fracture juridique est dorénavant accomplie.
Cette innovation juridique encore mal déterminée - et minimisée - tant par l’organisation socio-économique de l’époque que par les représentations du passé de “l’échelle des êtres” qui remonte à Aristote et où l’homme se trouve à la tête de l’échelle et la femme vient après lui, en deuxième lieu, s’illustre bien dans le “Fondement du droit naturel” de Fichte.25 A rappeler qu’il y a encore quelques décennies, tous les manuels du droit de la famille étaient influencés par la théorie
24 Le Code Napoléonien qui a servi de modèle presque pour tout le monde conçoit la famille telle qu’elle émane de la philosophie rousseauienne La tête, le chef de famille est l’homme, c’est lui le “breadwinner”, lui qui est libre et actif dans la sphère publique et la sphère de la production, tandis que la femme - juridiquement mineure - est destinée à la reproduction dans le double sens du terme
25 J, G. Fichte. Fondement du droit naturel selon tes principes de la Doctrine et de la Science (1796 -1797) PUF, Paris. 1984 © The Author(s). European University Institute. version produced by the EUI Library in 2020. Available Open Access on Cadmus, European University Institute Research
des droits naturels de Fichte26 et de ses passages suivant lesquels la femme ne peut atteindre le même statut que l’homme dans le mariage seulement “en se faisant elle-même instrument de sa satisfaction”. Il précise par ailleurs que la femme accède à l’état d’une dignité entière “seulement quand elle se donne à un seul homme”.27
C’est au nom de l’amour que Fichte construit une place subalterne pour la femme au sein du mariage, dans l’ordre étatique nouvellement établi pour lequel la famille devient un de ses appareils, et la prive de l’exercice de ses droits en privé et en public. Or ses écrits sont à plusieurs égards intéressants, surtout parce que son point de départ est l’égalité entre les deux sexes: il est convaincu que hommes et femmes ont les mêmes facultés intellectuelles et physiques, qu’ils et qu’elles ont les mêmes droits, qu’ils ont des relations intersubjectives en tant qu’êtres humains.
Le but du mariage n’est pas la procréation - une finalité de la nature mais il sert aux finalités poursuivies par chacun des deux, l’homme et la femme. Le mariage n’est que le lien d’amour et de satisfaction pour l’un et pour l’autre - or à cause de leurs différences naturelles (corporelles) cela ne se réalise pas de la même façon pour tous les deux.
Un peu plus analytiquement:
Selon Fichte. le concept d’Etat est celui d’une communauté d’êtres doués de raison et de liberté, les femmes en tant qu’êtres humains disposent de ces facultés et elles ont les mêmes droits que les hommes. “Si le fondement unique de toute capacité juridique est la raison et la liberté, comment pourrait-il se trouver une différence de droits entre deux sexes qui possèdent tous deux la même raison et la même liberté?”28 se demand-t-il. D’ailleurs le concept d’homme implique l’existence de l’intersubjectivité et “l’homme ne devient homme que parmi les
26 Fichte est préoccupé de l’amour; selon Denis de Rougemont. L amour en Occident, op, cit p. 244 et suivantes, pour combler ce vide d’âme que Stendhal décrira dans l’amour-passion et le désenchantement brutal, caractéristique de leur époque et classe.
27 Ute Gerhard Including Women - The Problematic Relationship between the Women’s
Movement and the Im w, rapport à la Conférence organisée à FI.U.E sur les Approches féministes du Droit et diversités culturelles, 1993
28 J.G. Fichte. T'ondement du droit naturel selon les principes de la doctrine de la Science, op. cit. p 352 et Jean Voeel. La doctrine de la frigidité politique - sur le statut politique de la femme chez Fichte, in Manuel de ressources, loc. cit p 57 et suiv
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hommes”29, il a besoin du secours de ses semblables pour survivre - ce qui n’est pas le cas pour les animaux - et de l’éducation pour devenir effectivement homme30 et s’autodéterminer.
Les femmes dont les “forces corporelles et spirituelles” ne sont nullement inférieures à celles des hommes ne peuvent avoir “tous les droits de l’homme et du citoyen”. Mais comme l’expérience montre que, depuis toujours, “le sexe féminin a été placé dans l’exercice de ses droits, après le sexe masculin”,31 il faut en chercher la raison profonde. Et la raison profonde quant à la femme mariée est qu’elle peut, mais elle ne veut pas exercer ses droits par amour. C’est par amour pour son mari que la femme ne veut pas de sa liberté et abandonne l’exercice de ses droits, et c’est à lui qu’elle est soumise.32 Mais elle sait “de par son propre souhait d’être soumise”. Elle doit «vouloir apparaître à tous ceux qui la connaissent comme totalement soumise à l’homme, comme étant entièrement fondue en lui». Or à cause de sa tendance originelle qui est l’amour, “forme sous laquelle l’instinct sexuel se manifeste chez la femme”, que celle-ci se comporte de cette façon. «C’est seulement pour la femme que l’amour, la plus noble de toutes les tendances naturelles, est inné; c’est seulement par la femme qu’il vient parmi les hommes » La femme n’ayant pas instinct et désir sexuel33 - ce qui est lié à son articulation corporelle - et comme elle ne peut pas considérer l’acte sexuel comme un moyen pour une fin qui lui est étrangère - “avoir le titre de dame ou la perspective du pain assuré” ou “avoir des enfants” car elle manquerait de respect à la personnalité en la transformant en un simple moyen. “Sa tendance n’est pas autre que celle de satisfaire l’homme” . Pour elle reste “la satisfaction du coeur” parce que “son besoin n’est que d’aimer et être aimée”. En d’autres termes, en satisfaisant l’homme, la femme «est un moyen pour sa fin à 29 Selon Fichte “Le concept d’homme n’est donc nullement concept d ’un individu, car c’est là quelque chose d’impensable, mais c’est celui d’un genre”, op. cit. p. 54-55.
30 Op cit. p 96-97
31 Elle est toujours après l’homme dans les discours scientifiques tant en médecine qu’en Droit II est étonnant comment l’échelle des êtres d’Aristote reste toujours la matrice de la représentation des relations entre les deux sexes V Thomas Laqueur. Making Sex: Bodies
and Gender from Greeks to Freud, Cambridge, Harvard University Press, 1990.
32 Fichte op cit p. 352
33 Du fait qu’elle ne dispose pas de membre articulé qui est l’organe sexué masculin qui permet à l’homme de satisfaire, par un libre mouvement volontaire son instinct sexuel L’organe sexuel de la femme qui se situe «à un plus grand degré de profondeur que le sexe masculin, il est l’objet d’une force qui déploie celui-ci» op. cit. p. 318 et l’analyse de Jean Vogel loc. cit
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elle, qui est de satisfaire son propre coeur». Elle «donne nécessairement à l’être aimé tout ce qu’elle a» «sa dignité propre repose sur le fait qu’elle appartient entièrement à l’homme qu’elle aime, tant qu’elle vit et existe. Le moindre qui en résulte, c’est qu’elle lui abandonne son bien et tous ses droits...»34
Il s’agit d’un discours sur l’amour35 qui exalte le couple au sein duquel la femme est privée de ses droits, du couple qui va former la famille nucléaire, en transformant la famille elle-même, et de l’amour conjugal qui pour la femme est exclu du désir sexuel, puisqu’elle n’en a pas: elle a l’amour, elle devient le site d’amour emmuré dans la famille - les règles juridiques du droit de la famille s’en chargent, l’ordre étatique surveille.
Cette philosophie a imprégné les règles juridiques qui jusqu’à très récemment étaient élaborées exclusivement par les êtres humains appartenant au sexe masculin. Les femmes donc obéissent et subissent ces règles juridiques qui réglementent leur vie et leur comportement amoureux, adoptées sans leur participation. Elles obéissent aux règles juridiques tout en ayant probablement une autre conception et d’autres pratiques, mais aussi d’autres conséquences d’amour que les hommes. Nietzche. dans “Le gai savoir”, explique que l’amour a un sens différent pour les femmes qui, dans une relation érotique idéale, lui sont tout-à-fait dévouées “avec l’âme et le corps”. Pour elles, dit-il, l’amour est leur seul toit (royaume), ce qui n’est pas le cas pour les hommes qui veulent cet amour des femmes, mais ne s’y perdent pas. “Une femme qui aime comme une femme -écrit-il- devient une femme plus parfaite. Tandis qu’un homme qui aime comme une femme devient un esclave”36 . 37
34 Op cit p 321-322.
35 Si chez la femme l’amour est inné «chez l’homme a l’origine il n’y a pas d’amour, mais instinct sexuel; en général chez lui l’amour n’est pas une tendance communiquée, dérivée, développée uniquement à travers l’union avec une femme aimante » op cit p 319
’6 Ce discours juridique de Fichte sur la place - on trouve des équivalents dans tous les pays membres - et l’amour des femmes dans le mariage et l’amour des femmes de Nietzsche n’expriment que la façon de ces hommes - par ailleurs illustres - de voir l’amour des femmes Ce sont eux, les hommes, qui prennent en charge la représentation des sentiments des femmes sur l’amour Si la littérature permet de connaître ce que les femmes pensent de l’amour et comment elles le vivent au niveau de la “production” juridique, cela n’est pas possible - sauf de façon indirecte par des commentaires sur les règles adoptées avec leur exclusion - à cause du “monopole” du pouvoir juridique par les hommes. Du reste, il n’y a pas encore une
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Une question qu’on se pose est dans quelle mesure ce “dévouement amoureux” des femmes dans la vie de tous les jours - il en est autrement s’il arrive les “enigmes” d’amour inexplicable - n’est en grande partie conséquence des conditions juridiques et socio-économiques d’ amour. Et puis par quelles règles et dans quelles conditions socio-économiques peut-on établir égalité et réciprocité ( c’est à dire dans la perspective et le désir de l’intersubjectivité non infériorisante).
On pourrait peut-être dire que dans la longue histoire de la relation entre les règles juridiques et l’amour, on localise ici le stade où - dans le cadre du mariage - les femmes sont définitivement émancipées de l’ordre de l’objet d’échange; elles sont entrées et reconnues en tant que sujet sur la scène juridique. Il reste cependant encore une longue étape à traverser - qui ne se représente pas comme un chemin direct ou une pente ininterrompue conduisant vers le haut - pour qu’elles soient considérées comme sujet autonome et en égalité par rapport à l’homme. S’il était permis de rapprocher un peu cette relation entre Droit et Amour au Mythe de Psyché,37 38 on pourrait dire que, grosso modo, ce stade correspond à la première étape de la prise de conscience de la Psyché de son hétérodétermination, de la nécessité de quitter sa passivité et de chercher à connaître l’autre, et intervenir dans ses relations avec l’autre. Or il reste à traverser une deuxième étape qui, après la première apparition du sujet, offre les conditions et les méandres qui permettront au sujet femme d’avoir sa pleine reconnaissance (“construction”) - et même à la fois autonome et relationnelle.
“écriture juridique féminine” diffuse pour faire le contrepoids dans l’arène juridique quant à l’amour au féminin, qui ne peut pas en être un sans être lié à l’autre, aux autres
37 II y a des auteurs hommes qui considèrent pourtant que, tant pour les hommes que pour les femmes, l’amour est l’affirmation, l’expression même de la liberté, v Octavio Plaz. op cit. p 115 et suivantes, p. 123, et passim. Il parle surtout de l’amour passion qui se développe contre l’ordre établi, en tant que force subversive.
38 II s’agit du mythe bien connu d ’Apulée, qui dans les diverses interprétations qu’il reçoit, très diverses entre elles par ailleurs, ne fait méconnaître à aucun qu’il s’agit d’une relation d ’amour entre un homme et une femme choisie, réciproque et égalitaire, v. Apulée, L Â n e d'or ou Les
métamorphoses, Gallimard, Paris, 1974, Denis de Rougemont, op cit.
Gilligan L Stero E L ’enigma della femminilità e Ixt psicologia dell 'amore in Gaylin W et
Persone e passioni Riflessioni sull ’amore, Martinelli, Firenze, 1989, Octavio Paz. La dama doble. Amor y erotismo op cit. (traduction grecque p 31 et suiv.), Elena Pulcini. La lampada di Psiche Simbologie del femminile in Bachten, in Immediati Ditomi, Bergamo, Moretti e
Vitali, no 1, 1990, même. Le pouvoir féminin entre mythe et réalité, in Manuel de ressources loc. cit. p. 49 et suiv.
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Voici de façon s uccincte le mythe bien connu de Psyché et Eros: la belle et jeune fille Psyché se trouve sur un rocher attendant d’être prise par un monstre, or le jeune homme Eros, désobéissant à sa mère et sans remplir sa mission, tombe amoureux d’elle. Il l’emmène dans son palais vide et entreprend avec elle des relations amoureuses mais en se cachant soigneusement. Son ordre d’ailleurs est de ne jamais chercher à voir son visage. Psyché, malgré le grand amour qu’il lui manifeste, ne supporte pas son isolement, ni cette condition d’objet “aimé”. Elle demande de voir ses deux soeurs. Celles-ci lui disent que celui qui est responsable de sa grossesse, parce que entre temps elle se découvre enceinte, est un monstre qui doit être tué. Psyché qui se trouve dans un état conflictuel décide finalement, en désobéissant aux ordres donnés par son amant nocturne, tenant une lampe et un couteau dans ses mains, d’aller voir ce monstre. Quant à son premier temps, c’est ici le moment le plus décisif de ce mythe: Psyché quitte sa passivité et pour la première fois devient active, se mobilise et, en tenant la lampe dans sa main, elle va voir elle-même avec ses propres yeux.39 C’est ici une grande étape de sa lutte contre son objectivation, étape qu’on peut rapprocher mutatis mutandis dans le récit “Droit et Femmes” à la période des luttes et critiques des premières féministes - comme par exemple Olympe de Gouges, ou Mary Wallstonecraft - contre les règles juridiques qui les oppriment. Elles- mêmes et le genre auquel elles appartiennent. Contre les lois qui leur imposent leur ordre et éditent les conditions de leur existence dépendante, tandis qu’elles veulent devenir sujets. Sujets à part entière, ayant conscience d’elles-mêmes et ayant la possibilité de s’autodéterminer.
Le réveil de conscience de Psyché produit pourtant la séparation de l’autre: au moment où elle découvre à la place du monstre un beau et jeune homme, Eros lui, s’enfuit. Pour le retrouver, Psyché doit subir une série de dures épreuves et descendre aux enfers. Elle nourrit maintenant en elle-même le désir d’un amour conscient et choisi, mais elle court un nouveau nsque - c’est Perséphone qui lui tend ce piège - de retomber dans la passivité et l’objectivation favorisée par le
39 II est intéressant de remarquer que Octavio Paz voit dans cette initiative l’expression d’une curiosité de femme condamnable, tandis que l’opinion suivie ici - Pulcini, Gilligan et autres - la
considère comme le commencement d’une prise de conscience conduisant à
l’autodétermination (relationnelle) Pourtant Octavio Paz reconnaît que le mythe d’Apulée, qui pour la première fois pose la question de l’attirance pour l’âme de l’être aimé, puisqu’à ce moment les amours des mythes étaient charnels, sensuels - annonce une vision d’amour qui va changer après mille ans l’histoire culturelle de l’Europe (op. cit. p. 32).
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maternel. C’est Eros qui la fait sortir de ce piège, transformé lui-même par la souffrance de leur séparation et - en même temps - de leur émancipation de forces maternelles (c’est grâce à elle que lui-même s’émancipe de sa mère - autorité supérieure): ils forment un couple de sujets libres, autonomes, ayant une relation choisie et consciente.
Les règles juridiques en Europe ne sont pas encore arrivées au stade d’assurer dans le cadre du mariage aux hommes et aux femmes les conditions qui peuvent, compte tenu des exigences de notre société, assurer les conditions extérieures permettant ce type d’union entre sujets égaux et autonomes, et libres des servitudes du passé.
Il est vrai que la loi aime énormément l’ordre, la vie bien organisée comme elle la pense, les corps lui doivent obéissance. Comme la loi n’aime pas en réalité un plein amour avant le mariage avec ses conséquences au niveau de la reproduction, si la femme tombe enceinte et son amour la quitte, alors elle devient pour la loi mère célibataire40 La loi punit pour sa désobéissance - comme le faisait et le fait encore bien qu’elle n’a plus le même pouvoir la religion - elle produit beaucoup de règles et de sanctions qui la punissent pour le péché commis ou son manque d’attention, ou parce qu’elle est ‘mal tombée’. C’est elle la responsable, pas le père. La loi punissait aussi l’enfant, 1’ “innocento” comme le disent les florentins: pas de droits, pas de position sociale, l’abandon et la honte pour ces situations fruits d’amour ou d’accidents.
La loi veut encore que ceux qui se marient soient de sexe opposé, il y a quelques années, elle disait qu’ils doivent vivre obligatoirement sous le même toit et dans la même ville. La loi ne permettait pas l’amour de gens mariés en dehors du mariage. Si cela arrivait, elle avait préparé un tas de règles, de punitions, surtout pour la femme adultère. Celle-ci était stigmatisée et en même temps elle perdait tout - même si elle n’avait pas du tout d’argent et même si elle avait travaillé pour son mari et ses enfants pendant des années. Parce que cela aussi, c’est un autre aspect de l’amour conjugal - pour l’épouse, l’amour se traduit en travail à domicile (production domestique)41 Cette activité d’amour - qu’elle doit s’occuper du ménage - était aussi prévue et réglementée par la loi. La loi donc 40 Sur la façon suivant laquelle les règles juridiques construisent les catégories mère - fille, femme adultère, prostituée, voir les travaux de Carol Smart. Law, Crime and Sexuality, Essays in Féminisme, Sage Publications, 1995
41voir Louise Vandelac Du travail et de l ’amour, éd Saint-Martin, Montréal 1985
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n’a pas laissé la femme libre d’aimer comme elle l’aurait voulu; pendant une longue période depuis l’entrée dans notre modernité et l’Etat-Nation, elle n’avait d’ailleurs pas - on le connaît - les quelques droits élémentaires: travailler, être commerçante, signer des contrats. Mais avant tout, c’est sur la base de son comportement corporel, sexuel, que la loi a créé les catégories de mère non mariée, 1’- équivalent au masculin n’existait pas, - de la prostituée, de l’adultère. La loi a voulu discipliner avant tout le corps de la femme, l’emploi de son corps. Elle a traité la femme pendant des siècles comme mineure, ses paroles n’avaient pas la même importance que celles des hommes: les paroles des femmes ne sont pas prises au sérieux par les juges, considérées trop liées à leur coeur, leur sentiments, leur imagination et irresponsabilité.
Or la question la plus importante, c’est l’autodétermination de son corps- cette question n’est pas encore résolue. Du corps, ce n’est pas elle qui va décider de l’emploi de son corps, elle ne peut pas en disposer librement -c’est la loi qui décide pour elle, et de toute façon, elle n’appartient pas à elle-même, pas seulement à son mari, mais aussi la patrie a un mot à dire sur l’emploi de son corps. La patrie a besoin du corps des femmes pour renouveler le corps du peuple. De toute façon, les lois sont souvent habituées à traiter le corps de la femme comme une sorte de lieu et parfois de bien public42. Si Virginia Woolf a écrit que sa patrie est le monde, les femmes par contre, d’après le Droit, appartiennent à leur patrie - la passion ou l’amour avec un ennemi de la patrie aussi authentique soit-il, même s’il a donné des enfants et créé des relations affectives, n’est pas permis, et il est sévèrement puni.
III. Un cas d’incompatibilité entre amour tout court et amour de la Nation: les tondues.
La punition des femmes françaises accusées de collaboration avec l’ennemi et notamment de celles poursuivies pour collaboration sexuelle avec les soldats allemands aura lieu à l’intérieur d’un ordre juridique régi quant aux relations 42 Démontré dans le livre de Barbara Duden , “Der Frauenleib als offentlicher Ori", Vom des Begriffs Leben, 1991, traduit en italien: Il corpo della donna corne luogo pubblico -
sull'abuso deI concetto della vita, qui raconte l’histoire culturelle du corps, du corps des
femmes enceintes, des femmes par rapport aux contrôles qu’elles subissent
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familiales par le Code Napoléon bien sûr et la Loi de 1938 sur le Code de la famille imprégné du même esprit que celui-ci. A savoir que la place des femmes se situe au sein de la sphère privée et leur devoir est d’avoir des enfants pour le pays: l’Etat récompense par des avantages économiques (allocations) les femmes qui restent au foyer et ont fait plus de trois enfants. La guerre déclenche une nouvelle législation qui regarde les comportements liés à l’amour: en 1942 l’avortement n’est plus un simple délit mais un délit contre l’Etat - la patrie a besoin d’enfants qui deviendront un jour des soldats. Pendant la même année le divorce devient plus difficile (et, en même temps) l’adultère commis par les épouses de prisonniers de guerre y a été considéré comme un crime contre l’Etat: ce qui est le personnel sort du privé, l’Etat s’y intéresse de trop près, le devoir d’amour pour son Etat-Nation prend ici toute une autre forme, et il faut y être attentifs.
Avec la libération, la justice de la Nation s’est mise à l’oeuvre pour punir tous les collaborateurs et collaboratrices, en se dotant à cet effet de quelques nouvelles lois et institutions. Les accusés et accusées ont dû passer soit devant les tribunaux officiels, soit devant les tribunaux des résistants ou encore devant la justice spontannée populaire.43 Celle-ci a agit évidemment en dehors de tout cadre légal puisant sa légitimité à la résistance et au soutient populaire. Bien des femmes collaboratrices ont été accusées de collaboration économique et administrative, de collaboration politique et militaire ou de dénonciation, mais une majorité écrasante d’entre elles tombait sous l’accusation de collaboration sexuelle
- et horizontal. Un grand nombre provenait de classes populaires: il s’agissait de femmes qui avaient noué des relations sentimentales et amoureuses avec des soldats allemands - avec lesquels certaines ont eu des enfants - ou encore des prostituées qui, comme il a été observé, étaient en grande partie des femmes mariées dont le mari avait été fait prisonnier de guerre, ou des filles-mères.44 43 Karen Tavlor. “Shame: The punishment o f female collaboralors in post-war France 1944-
1946”. LL M. Dissertation, EUI, 1995.
Françoise Leclerc, et Michèle Weinding. La répression des femmes coupables de
collaboration, Clio. Histoires, femmes et sociétés, vol 1, 1995, Presses universitaires de
Toulouse, p 129-150.
Fabrice Virgili. Les "Tondues" à la Libération: le corps des femmes, enjeu d ’une
réappropriation, in Clio loc, rit. p. 11-127
et aussi Alain Brossait. Les Tondues: un carnaval moche, Paris, Ed. Manya, 1992
44 Alain Corbin. in Filles de noce: misère sexuelle et prostitution au XIXeme siècle, Paris, Aubier-Montaigne, 1978, qui s’occupe de la prostitution et de la sexualité en France après
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Un autre groupe était constitué de femmes, filles ou amantes d’hommes collaborateurs étant poursuivis pour crimes: pas protagonistes ells-mêmes mais “profiteuses” en raison de liens familiaux et d’amour qui les liaient aux hommes collaborateurs.
Il ne faut pas oublier les difficultés économiques pendant la guerre, contre lesquelles un grand nombre de ces femmes devaient faire face, et l’absence de plus d’un million et demi d’hommes qui étaient prisonniers de guerre, ni la condamnation par les autorités de Vichy du travail hors domicile des femmes: il y avait là peut-être une des causes de ces cas de collaboration de survie.'11
Seules les femmes accusées de collaboration - non pas les hommes - ont été tondues, après avoir été réunies toutes ensemble sur les places publiques. Devant les yeux de la communauté entière et hostile, on leur enlevait des vêtements, on leur rasait la tête - pratique ancienne destinée aux criminels, faisant partie des cérémonies de dégradation et visant à détruire l’identité personnelle (individuelle) - Les ‘tondeurs’ étaient des hommes maquisards, la place représentait la cité de la loi de la Nation, les femmes étaient punies et humiliées pas seulement parcequ’elles avaient trahi leur mari ou fiancé, mais surtout parcequ’elles avaient trahi la Nation.
Après le ‘tondage’, elles étaient obligées à défiler dans les rues des villes et des villages, exposant leur corps - et leur regard - au mépris public, aux injures et violences verbales et autres. Il est intéressant de signaler que toutes les femmes, et pas seulement celles qui avaient commis le délit de collaboration sexuelle, ont subi cette cérémonie de dégradation.
Ce type de punition exemplaire des femmes qui ont eu des relations avec les soldats ennemis pendant l’occupation par des hommes organisés dans la Résistance, ne se limitait certes pas seulement en France, et on le trouve dans d’autres pays européens.45 46 En Grèce47, le mouvement de la Résistance déjà
1850, observe que le coût de la vie et le chômage ont conduit un grand nombre de femmes a la prostitution pendant la guerre: le nombre de femmes mariées et de mères célibataires n’a jamais été aussi élevé dans l’histoire de la prostitution française.
45 Bien que le phénomène de collaboration soit plus complexe, même situé au niveau de la satisfaction des besoins élémentaires de nutrition, et aille plus loin que l’échange avec des “services sexuels” comme diraient certains. Il y a aussi la fascination qui exerce le plus fort, la séduction exercée par le conquérant Le labyrinthe érotique n’est pas facilement explorable et explicable, et 1’ ’’économique” ne donne qu’une explication partielle
J6A signaler aussi un cas différent, celui des Pays-Bas où, apres la guerre, un grand nombre des femmes dans leur majorité écrasante, épouses et filles de collaborateurs, ont perdu leur
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pendant l’occupation l’EAM (Front National de Libération), qui47 48 dans sa presse condamne la prostitution des femmes, déplore les relations des très jeunes filles avec les militaires allemands ou italiens, entreprend tout d’abord des mesures de persuasion: on prévient les parents et l’entourage de ces jeunes femmes, on leur envoie également des lettres. Au cas où celles-ci n’obéissent pas, elles sont arrêtées par les partisans et généralement, on leur fait couper les cheveux ou on les tue. Les formes de punition varient suivant la région et l’importance des forces de résistance, et suivant qu’il s’agit de villes ou de villages. Dans les villes ont arrête les jeunes femmes, on les emmène à la police et on les inscrit sur le registre des prostituées, bien qu’elles ne l’ont pas été. Ailleurs, après leur avoir coupé les cheveux et avoir marqué leur pieds d’un signe (comme on le faisait aux animaux), on les fait défiler. Dans d’autres endroits encore, on les fait défiler après avoir marqué sur leurs deux joues, au fer rouge la lettre “P” qui signifie “prostituée” (pomi) et traitre (prododra). C ’est très rare qu’on fait la distinction entre celles qui ont noué des relations par nécessité - à l’époque on mourrait littéralement de faim en Grèce - et celles qui ont noué des relations avec des militaires des forces d’occupation, parce que cela “ne va pas que dans leur tête” (arrostimena myala).
Aux premières, on avait recommandé d’aller trouver du travail et si elles n’en trouvaient pas, de préférer mourir de faim plutôt que d’aller avec les occupants. Les autres ont eu leur tête rasée, leurs joues marquées de chaque côté par la lettre “P” fl|), et on les obligeait souvent de défiler dans les rues et les places publiques pour instruire surtout les forces de résistance de leur exemple les autres jeunes femmes et les dissuader de nouer des relations avec les ennemis de la patrie. A
nationalité et sont devenues sans patrie: apatrides La punition pour avoir trahi l’amour à l’égard de leur patrie.
47 v. Tasoula Vervenioti. La femme de la Résistance (en grec), éd Odysseas, 1994, p 114 et suiv., Koliou Nitsa. Replis inconnus de la Résistance et de l’Occupation, 1941-1944, Recherches historiques pour le district de Magnisia (en grec), Volos, 1985, vol 11 passim. 48 Les forces de résistance contrôlées par la gauche et surtout la partie communiste, ont une politique sexuelle basée sur le respect de la famille et des valeurs traditionnelles en la matière du pays A l’intérieur de l’organisation par ailleurs, les relations amoureuses sont surveillées, réprimées sévèrement - à cette époque “on risquait la mort pour une bise” - et surtout reléguées à l’avenir: la priorité absolue était la lutte antifasciste, c ’était elle et tout ce qu’elle promettait, le site de la passion Cela concernait tant les hommes que les femmes nombreuses, organisées au Front national de libération aussi “pour les grans intérêts (profits) qu’il promet à la femme”, v Vervenioti op. cit. p. 159 et suiv., 171 et suiv. C f Rougemont sur l’Union Soviétique, op. cit. p.314 et suiv.
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la libération, plusieurs femmes collaboratrices ont été tuées par les forces de la résistance dont une a eu le corps coupé en morceaux.
Si toutes ces mesures de punition visent le corps, c’est parce que les femmes sont traditonnellement considérées comme corps, comme sexe.49 Et le corps des femmes appartient à la patrie, elles sont le corps du peuple: par leur punition, leur dégradation publique et leur stigmatisation, on célèbre la solidarité nationale, on serre les liens de la communauté: le corps de la Nation est réapproprié, le “corps du peuple” est de nouveau sous contrôle.
La cérémonie des femmes tondues pourrait être interprétée comme une expression collective de passion - passion de vengeance contre elles et en même temps passion d’amour à l’égard de la Patrie. Un rituel de purification, d’épuration, qui se déroule pourtant dans un climat couvert de (nouveaux) rapports de forces politiques qui ont leurs propres divergences de vues et d’intérêts. Ce qui prime pourtant, tant dans le cadre de la justice populaire que dans celle officielle, c’est l’expression de l’amour et de la fidélité envers la patrie. Les déclarations faites et les sentences prises au niveau le plus haut, même si ces dernières ne sont pas toujours exécutées50 vont dans ce sens: elles sont une sorte de Déclaration d’amour envers la Patrie, l’Etat-Nation. C’est cet amour qui prime par-dessus tout: la punition exemplaire des collaboratrices qui sont devenues le - bouc émissaire - accumulant toute la honte ressentie par le pays conquis, par des procédés vieux et barbares pour cette moitié (Foucault) du vingtième siècle montre bien que seul l’Amour pour l’Etat-Nation auquel on appartient est l’amour le plus fort. Mais n’était-il peut-être pas également lié à la démocratie, dans le sens du respect des procédures parlementaires et démocratiques de gouvernement qui existaient au pays avant l’occupation? Si la tendance est de répondre positivement à cette question, il y a un autre aspect de la relation amour - émocratie - le point noir à explorer encore plus, en le liant justement avec les femmes, est l’utilisation et l’exposition des corps uniquement des collaboratrices, pour punir et marquer la déclaration d’amour du peuple à son Etat-Nation et à sa démocratie.
49Colette Guillaumin. Sexe, Race et Pratique du pouvoir, Paris, côté-femmes, 1992 qui, analysant la pratique du pouvoir et l’idée de la nature, observe que «idéologiquement les femmes sont le sexe, tout entier sexe et utilisées dans ce sens. . Les hommes ne sont pas sexe, mais ils en possèdent un.»
!U C’est le cas bien connu du Général Pétain
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