La politique linguistique française est caractérisée par sa longue histoire, qui se confond avec celle de la nation3. Les grandes étapes de l’énonciation de cette politique coïncident avec les événements qui ont marqué l’histoire de France, à commencer par l’ordonnance de Villers-Cotterêts (1533), qui établit explicitement la primauté du français en tant que langue de la justice et de l’administration du royaume. Cette pri-mauté est affirmée au temps de l’absolutisme, symbolisée par la fondation de l’Acadé-mie française en 1634, sur le modèle de l’Accademia della Crusca, mais qui bénéficie d’une assise institutionnelle solide et reconnue. Son autorité en matière d’arbitrage de la langue et de son usage est incarnée dans ses dictionnaires (1694, 1718, 1740, 1762, 1798, 1835, 1878, 1932-35 et à partir de 1992 pour la neuvième édition), autorité qui a fini par être incorporée dans la conscience populaire. Dans quelle autre société en-tend-on la réflexion que tel ou tel mot (un anglicisme par exemple), n’existe pas car ab-sent du « dictionnaire »4 ? C’est à cette époque que le français dépasse les frontières de la nation pour devenir la langue de l’Europe cultivée : son ascendant politique et social est confondu avec les propriétés intrinsèques de la langue, comme l’affirmait Rivarol.
La Révolution affirme la place de la langue et cherche, en s’appuyant sur la politique formulée par l’abbé Grégoire, à se débarrasser des patois et des autres langues encore employées sur le territoire national : le français est érigé en langue unique de la nation.
Cet héritage n’est renié ni par l’Empire ni par la Troisième République, qui, par sa po-litique de l’éducation nationale, conforte la position du français standard.
La question de l’anglais et de son influence, pourtant évoquée dès la fin du dix-hui-tième siècle, ne trouvera une riposte institutionnelle qu’au vingdix-hui-tième siècle, lorsque, dès 1933, l’Académie française créera une «Commission de la terminologie française mo-derne», faisant appel aux membres de l’Institut de France5. Il convient de noter, à ce
1 http://www.culturecommunication.gouv.fr/Politiques-ministerielles/Langue-francaise-et-lan-gues-de-France. Tous les liens ont fait l’objet d’une vérification le 15 avril 2015.
2 http://www.oqlf.gouv.qc.ca/
3 Il existe de très nombreuses études de l’histoire de la langue française qui mettent en exergue l’émergence de la politique linguistique : celle de Rey, Durand et Siouffi (2007) est particulièrement claire sur ce point.
4 L’importance du dictionnaire dans la conscience collective francophone est confirmée par le suc-cès des «Journées des dictionnaires», créées en 1993 à Cergy-Pontoise par Jean Pruvost, et célébrées aux Québec depuis 2003, grâce à l’initiative de Monique Cormier.
5 L’esprit dans lequel cette Commission devait travailler est indiqué par Albert Dauzat : « Savan-ts, techniciens, ingénieurs qui constituent ce groupe entendent unifier le vocabulaire technique français et défendre la langue contre des innovations fâcheuses et désordonnées, tout en s’adaptant aux nécessités de progrès et des inventions industrielles.», Le Français moderne (1934: 190-191)
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propos, l’orientation terminologique qui sera donnée aux préoccupations néologiques : ce sont d’abord les vocabulaires spécialisés, véhicules de la nouveauté scientifique et tech-nique, qui feront l’objet de l’attention des instances de politique linguistique. L’organi-sation actuelle remonte à 1966, lors de la création du Haut Comité pour la défense et l’expansion de la langue française6, renommé Haut Comité de la langue française puis remplacé par le Commissariat général à la langue française, devenu en 1989 Délégation générale à la langue française, puis en 2001 Délégation générale à la langue française et aux langues de France. Parmi les missions de ces organismes, celle qui nous intéresse ici est la création et l’animation de commissions de terminologie, implantées dans chaque ministère, qui ont pour tâche de proposer des termes de remplacement aux anglicismes qui entrent en usage dans leurs secteurs de compétence (Depecker 2001).
Coordonné et animé par la Délégation générale à la langue française et aux langues de France, le dispositif est un réseau de partenaires institutionnels incluant notamment en France l’Académie française et, dans les pays francophones, les organismes responsables de la politique linguistique. Il comprend dix-huit commissions spécialisées de terminologie et de néologie implantées dans les différents ministères. Au centre du réseau, dont elle est responsable, se trouve la Commission générale de terminologie et de néologie, placée sous l’autorité du Premier ministre.» FranceTerme: enrichissement de la langue7
Avant d’examiner l’évolution encore plus dynamique outre-Atlantique des institu-tions de politique linguistique, il n’est pas inutile de rappeler quelques principes de socio-linguistique, notamment la distinction énoncée par Kloss (1969) entre planification de statut et de corpus. Par planification de statut, Kloss entendait les actions qui établissent une langue donnée dans la société: langue officielle nationale, langue de l’instruction, langue des tribunaux, etc., et par planification de corpus toute intervention réalisée sur la langue même. Dans le cas qui nous occupe ici, il s’agit par exemple de remplacer un emprunt direct par un équivalent créé dans la langue faisant l’objet de la politique en question. C’est en ce sens que la néologie “dirigée” devient la principale arme de la pla-nification de corpus. L’activité de confection de termes nouveaux dans un contexte de planification linguistique, que Calvet (1993: 112) appelle néologie in vitro, se trouve dé-sormais au cœur de la politique linguistique française et francophone. Mais la question du statut n’est pas moins importante, car il ne suffit pas de proposer des équivalents à des emprunts: encore faut-il les implanter dans l’usage, et pour ce faire, il convient d’envisa-ger les mesures susceptibles de favoriser leur usage. Ce sont les mesures qui feront l’objet de plus en plus d’attention, comme le fait remarquer Bernard Quemada:
Entre 1966 et 1999, la politique de la langue est passée des interventions normatives portant sur le corpus de la langue (les lexiques spécialisés, par exemple, pour ce qui nous occupe) pour défendre sa qualité, à des actions promotionnelles qui touchent au statut de la langue pour en soutenir la place et l’usage en France et hors de France (Quemada 2003: 12).
6 http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000695109
7 http://www.culture.fr/Ressources/FranceTerme/Enrichissement-de-la-langue. Le fruit de ces travaux, sous la forme de plusieurs milliers de termes, est accessible sur le site FranceTerm: http://
www.culture.fr/franceterme
Le statut du français et son usage dans le contexte national sont précisés dans le cadre de ce qui est connu sous l’étiquette de la loi Toubon8 ou loi du 4 août 1994, qui précise les modalités de son emploi, à la suite de la modification de la constitution, intervenue deux ans plus tôt, et qui ajoute l’article 2, rappelant que “la langue de la République est le français.”
La spécificité de la politique linguistique de la France tient à son caractère global: le ‘droit au français’ concerne aussi bien le secteur de la consommation que celui du travail, des services publics ou encore l’enseignement, la publicité etc. Ce droit s’appuie sur la loi du 4 août 1994, qui constitue un texte de référence pour l’usage de notre langue. (DGLFLF)9
C’est grâce à cette loi que les publicités doivent être rédigées en français, tout comme les thèses de doctorat, élément capital dans la perspective de la recherche.
Une partie de la loi Toubon a été invalidée par le Conseil constitutionnel, notamment l’obligation pour les particuliers d’employer la terminologie officiellement recomman-dée: cette disposition a été jugée contraire à la liberté de parole. L’emploi de ces termes reste néanmoins obligatoire dans le service public.
L’usage du français dans l’enseignement supérieur et notamment dans la rédaction des thèses est un point important car il limite les dangers de “perte de domaines”, déjà constatée dans le cas des langues scandinaves (Jarvad 2001). Selon la conception de cette chercheure danoise, il est désormais très difficile de traiter de questions de re-cherche scientifique dans ces langues, car toute la rere-cherche se fait en anglais, et les spé-cialistes manquent de vocabulaire spécialisé pour pouvoir s’exprimer correctement. Le maintien de la thèse en français a comme effet d’amener le doctorant à conceptualiser sa recherche dans sa langue maternelle.
Compte tenu de la situation géopolitique en Amérique du Nord, la politique lin-guistique est encore plus active au Québec qu’en France, où les francophones ne re-présentent que 2% de la population10. Depuis les années 1960, période que l’on ap-pelle la révolution tranquille, les francophones du Québec se sont dotés d’un ensemble d’institutions chargées de la définition et de l’exécution d’une politique linguistique d’ensemble susceptible d’assurer l’autonomie linguistique de la population franco-phone. Deux de ces institutions méritent une brève analyse: le Conseil supérieur de la langue française11, créé en 1977 dans le cadre de la Charte de la langue française, la loi qui institue le français comme langue officielle et usuelle au Québec, est mandaté pour conseiller le gouvernement: dans ce cadre il réalise des études, des enquêtes sur
8 http://www.culturecommunication.gouv.fr/Politiques-ministerielles/Langue-francaise-et-lan-gues-de-France/Politiques-de-la-langue/20-ans-de-la-loi-Toubon
9 http://www.culturecommunication.gouv.fr/Politiques-ministerielles/Langue-francaise-et-lan-gues-de-France/Politiques-de-la-langue/Droit-au-francais
10 Données démolinguistiques, recueillies à partir du recensement de 2011 par Jacques Leclerc, CEFAN, Université Laval. http://www.axl.cefan.ulaval.ca/amnord/cnddemo.htm
11 http://www.cslf.gouv.qc.ca/
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la situation linguistique locale et internationale. Le bras séculier de la politique lin-guistique est l’Office québécois de la langue française (OQLF), fondé en 1961, qui est chargé de la mise en pratique de la politique linguistique. C’est l’organisme qui a mené à bien la politique permettant aux entreprises de se franciser, c’est-à-dire de faire en sorte que la langue effective du travail soit le français. Ce bouleversement social a nécessité la mise au point de très nombreuses terminologies professionnelles, réalisées souvent « sur mesure » pour les entreprises concernées, mais consignées par la suite dans une base de données, la banque de terminologie du Québec, connue aujourd’hui sous le nom du Grand Dictionnaire terminologique12, service disponible gratuitement en ligne. Plus généralement, l’OQLF œuvre pour l’enrichissement et la correction de la langue française, et c’est dans ce cadre qu’il a élaboré la politique traitant des angli-cismes mentionnée plus haut.
Pour résumer, on peut dire que la politique de la langue au Québec avait —et conserve encore aujourd’hui —deux grands objectifs, qui correspondent à la dichoto-mie proposée par Kloss:
• assurer l’autonomie de la langue dans son usage, soit dans tous les aspects de la vie, y compris sur le lieu de travail;
• assurer l’autonomie de la langue même, dans sa substance, grâce à un équipement lin-guistique permettant d’exprimer toutes les nuances de la modernité.
Le Conseil supérieur de la langue française réalise depuis ses débuts des études qui relèvent de la recherche universitaire, ce qui est loin de constituer une exception au Québec. Bien au contraire, les liens entre le monde universitaire et celui de la poli-tique linguispoli-tique sont à la fois anciens et nombreux. L’OQLF a toujours maintenu une collaboration avec les linguistes: Guy Rondeau (1984), auteur du premier manuel de terminologie de niveau universitaire, a longtemps été actif en tant que conseil, et de nombreux pionniers de l’Office ont fini leur carrière en tant que professeur: Jean-Claude Boulanger, Pierre Auger, Marie-Éva de Villers, pour n’en nommer que les prin-cipaux. C’est un ancien directeur, Jean-Claude Corbeil, qui a théorisé les actions de la politique linguistique québécoise sous la forme de l’aménagement linguistique, qui réserve une place importante à l’autonomie de la langue et aux moyens d’expression propres des francophones. La collaboration continue: par exemple, Monique Cormier, professeure à l’Université de Montréal, préside depuis 2002 le Comité d’officialisation linguistique13 de l’Office.
Parmi les vecteurs de la collaboration entre organismes d’aménagement linguis-tique et le monde universitaire, les colloques et journées d’études occupent une place de choix. Ces manifestations offrent en outre une plateforme pour une collaboration au niveau de la francophonie, plateforme à laquelle plusieurs linguistes français y ont participé: Bernard Quemada, Louis Guilbert, et plus tard Bruno de Bessé et Pierre Le-rat. Ce dernier fut cofondateur d’un réseau francophone de terminologie et de
néolo-12 http://www.granddictionnaire.com/
13 http://www.oqlf.gouv.qc.ca/ressources/bibliotheque/officialisation/membres.html
gie, le RINT (Réseau international de néologie et de terminologie), qui a été très actif pendant une quinzaine d’année (Lerat et Galinski 1994). Son activité principale était la production de terminologies dans les domaines de pointe, terminologies qui devan-çaient la néologie et qui assuraient l’autonomie linguistique recherchée. La dimension internationale de la francophonie représente par ailleurs un facteur important dans la politique linguistique de la France, mais aussi du Canada et d’autres pays entièrement ou partiellement de langue française. Le français est langue officielle de trente-huit pays et bénéficie du statut de langue officielle au sein d’organismes internationaux tels que l’ONU et l’UNESCO. Ce statut n’est pas étranger au développement autonome de la langue, car le français bénéficie des services des traducteurs et des terminologues de ces organismes, qui oeuvrent pour une communication efficace en français. C’est grâce aux services de traduction de l’ONU, par exemple, que l’anglais sustainable development a été rendu en français par développement durable.
Le rôle des bases de données de terminologie a déjà été évoqué à propos du Grand dictionnaire terminologique de l’OQLF. Son homologue au niveau fédéral canadien, Termium, joue un rôle analogue. Dans les deux cas, il s’agit d’un répertoire dirigé par un service public, ce qui n’est pas le cas des dictionnaires d’usage, qui, en France et au Québec, relèvent directement du secteur privé et concurrentiel. Dans les deux cas, toutefois, on observe de la part des lexicographes une volonté de faire figurer dans leurs pages les termes retenus par les instances d’aménagement linguistique. Certains dic-tionnaires maintiennent des liens avec les organismes d’aménagement, par exemple le Multidictionnaire14, conçu par Marie-Éva de Villers, qui fut terminologue de l’OQLF.
Même en France, les principaux dictionnaires d’usage, le Petit Robert et le Petit Larousse illustré pour en citer les plus connus, font figurer les termes officiels dans la mesure où ils trouvent un véritable écho dans le public, et ne donnent pas trop d’importance aux anglicismes (Depecker 1994). Une comparaison entre les dictionnaires d’usage fran-çais et allemands révèle en effet un emploi restreint des anglicismes dans les premiers, tandis que les seconds les mettent en avant (Humbley 2011).
Plus généralement, les résultats des politiques linguistiques ont fait l’objet de nom-breuses évaluations en France comme au Québec, s’attachant à mesurer l’implantation des termes qui remplacent les anglicismes. Dans le cas de la France, les premières études, effectuées surtout par des doctorants étrangers, n’ont pas donné de résultats encoura-geants, mais à partir des années 1980 certaines enquêtes démontrent l’efficacité du travail de certaines commissions, celle de l’informatique en particulier (Humbley 1986, 1990).
La DGLF elle-même a confié à des universitaires des analyses (Depecker et Mamavi 1997) visant à dresser un bilan de l’implantation effective des terminologies officielles. Celui-ci est contrasté, efficace dans les secteurs où tous les acteurs d’un secteur donné ont pu être rassemblés et coordonnés, mais plus mitigé dans les domaines plus flous. Au Québec, les études d’implantation se font depuis longtemps, mais le témoignage le plus éloquent de la réussite de la politique menée sur la langue est peut-être l’enquête de Marie-Éva de Villers (2005), qui a comparé une année de publication du quotidien parisien Le Monde
14 http://www.multidictionnaire.com/
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(1997) à celle de la même année réalisée par son homologue montréalais, Le Devoir. Le résultat est clair : les recommandations des instances d’aménagement linguistique sont scrupuleusement répercutées dans ce journal « de qualité », qui devance Le Monde dans l’adoption de ce qui vont devenir des mots français comme les autres, tels que courriel, décrocheur / décrocheuse, dépanneur, gicleur, téléavertisseur et bien d’autres.
Jean-Claude Corbeil, directeur de l’Office de la langue française de 1971 à 1977, et principal artisan de la politique linguistique qui a encore cours au Québec, insiste sur l’importance de la volonté populaire dans toute politique linguistique (Corbeil 2007a:
363). Si celle du Québec a été couronnée de succès, c’est qu’elle s’appuyait sur un sou-tien de la population francophone.