Silvia DiSegni, Introduction . . . . Saggi e Studi
Silvia DiSegni, Camus/Pasolini: posture ex-centrique de deux écrivains journalistes «engagés» du XXe siècle . . .
JeanyveS guérin, Smarrimenti algerini di un «giusto» . . . riccarDo antoniani, Petrolio. Il Vas dell’economia politica italiana . . umberto toDini, Antichità contro. Albert Camus e Pier Paolo Pasolini . Samantha novello, Il rovescio e il diritto. Il pensiero politico di Albert
Camus fra tragedia antica e tragico moderno . . . .
oreSte lippoliS, La forma del mito, i segni della storia in Pier Paolo Pasolini marco antonio bazzocchi, Pasolini/Camus: corpi nel deserto . . . . hervé Joubert-laurencin, Entre Camus et Pasolini: Mastroianni, l’homme
solaire, l’homme minéral . . . .
Filippo la porta, Vite parallele: Camus e Pasolini maestri irregolari . . Recensioni
R. gay-croSier, a. Spiquel-courDille (dir.), Albert Camus, «Les Cahiers de l’Herne» (P. Viallaneix) . . .
P. voiSin (dir.), La Valeur de l’œuvre littéraire, entre pôle artistique et
pôle esthétique (M. C. Gnocchi) . . . . A. beretta anguiSSola, Les Sens cachés de la Recherche (A. I. Squarzina) . A. SilveStri, Il caso Dreyfus e la nascita dell’intellettuale moderno (P. Cattani) y. Frémy, Verlaine: la parole ou l’oubli (E. Absalyamova). . . . a. couSSon, L’Écriture de soi. Lettres et récits autobiographiques des reli-gieuses de Port-Royal (J.-F. Plamondon) . . . . Pubblicazioni ricevute e schede . . . .
Indice
3 15 33 49 65 79 97 117 127 143 151 152 157 158 161 165 171 pag.Silvia DiSegni
Notre but n’est pas ici de rechercher les éléments biographiques qui pourraient attester une rencontre réelle entre ces deux écrivains, bien que des amitiés communes eussent pu sans doute les réunir, par exemple par l’entremise de Nicola Chiaromonte, ami de Mo-ravia et de Camus. Il ne s’agit pas non plus de trouver des traces d’une lecture réciproque, ou du moins de la lecture de Camus faite par Pasolini, compte tenu de la notoriété plus ancienne de l’écrivain français, inscrit au sein d’une mouvance de la culture française aux vastes échos, et du jeune âge de Pasolini, plus attiré dans un premier temps par Sartre, puis par Barthes, Fanon et Lévi-Strauss, comme il l’affirme en répondant à Giordano Siviero dans «Vie Nuove» en 1965. Et il le fait, d’ailleurs, sans citer Camus sur lequel on l’invitait d’une certaine manière à se prononcer, car, aux dires du lecteur, ce-lui-ci trouvait une place «nel pantheon del Suo sovrano disprezzo».1
Ce sont les textes que nous avons voulu interroger ici. Les analyses, aux approches différenciées, menées par des chercheurs italiens et français, ne visent qu’à vérifier une hypothèse de travail, à lancer des pistes de recherche en relevant des analogies sans sous-estimer pour autant les différences qui les séparent.
Nous réunissons ici une partie des textes présentés lors du col-loque international qui a conclu les journées consacrées à Camus et
Pasolini, deux écrivains «engagés» du XXe siècle (Naples, 15-18
no-vembre 2010). Si l’initiative a permis à l’époque de commémorer le cinquantenaire de la mort de Camus et l’ouverture de l’enquête sur la mort de Pasolini, la publication de ces actes participe aujourd’hui de la commémoration de la naissance de Camus, au moment même
1 Le ragioni di un non amore, «Vie Nuove», 21, 27 maggio 1965, in P. P. Pa-Solini, Saggi sulla politica e sulla società, a cura di W. Siti e S. De Laude, Milano, Mondadori, «i Meridiani», 2009, pp. 1062-1066.
où l’on rend hommage à Pasolini à la cinémathèque de Paris (16 octobre 2013-26 janvier 2014). Il s’agissait alors de présenter plu-sieurs visages de ces deux écrivains éclectiques, unis en particulier par une même volonté de s’exprimer dans différents langages, ce qui a sans doute contribué à assurer leur succès mondial et de plus en plus fréquemment leur place dans les débats sur le monde contem-porain des nouvelles générations, pour lesquelles ils constituent par-fois l’un comme l’autre des «maestri irregolari».2 D’où la nature des
trois observatoires choisis lors de ces journées pour aborder leur œuvre. Lors de la première d’entre elles, intitulée Mettre en scène
Camus et Pasolini aujourd’hui, consacrée à l’espace théâtral, se sont
succédé des lectures de textes et des interviews à des metteurs en scène de renom qui ont contribué à faire connaître certains textes des deux auteurs aussi bien en traduction à l’étranger qu’en langue originale dans leur pays respectif – en particulier Stanislas Norday pour Camus et Pasolini en France et Maurizio Scaparro pour Ca-mus en Italie, mais aussi le jeune napolitain Orlando Cinque pour Camus à Naples. Lors de la deuxième journée, consacrée à l’image filmique, ont été projetés des documentaires tournés par Pasolini ou les concernant l’un et l’autre. Enfin, des questions communes aux deux écrivains ont été abordées au cours du colloque qui s’est tenu pendant les deux dernières journées: tout d’abord, leur forte implication dans leur temps, leur «engagement» – oserait-on dire encore aujourd’hui malgré les trop fortes connotations sartriennes du terme remises en cause par Camus. Le phénomène a été analy-sé aussi bien dans leurs œuvres que dans leur production journa-listique, car c’est là une autre de leurs caractéristiques communes: leur participation active, professionnelle, à la presse de leur temps. C’est en ce lieu que se donne à lire, par exemple, dans une produc-tion qui double leur œuvre, leur profond intérêt pour les déshéri-tés, les événements qui secouent leur époque, mais aussi leur ma-nière de repenser le monde à l’intérieur de réflexions plus vastes à partir de l’actualité. Enfin, la place accordée dans leurs écrits à la culture de l’Antiquité, du mythe et de la tragédie grecs, voire du «Midi»3 d’origine helléniste également présent sous sa forme latine,
2 Ils sont inclus en effet tous les deux dans l’essai de Filippo La Porta inti-tulé Maestri irregolari. Una lezione per il nostro presente (Torino, Bollati Boringhieri, 2007). Cfr. aussi la contribution de Filippo La Porta dans ce numéro, pp. 143-150.
3 Je renvoie en particulier à un texte digne d’intérêt de F. CaSSano, Il pensie-ro meridiano (Bari, Laterza, 1996) dont deux chapitres consécutifs sont consacrés à nos deux écrivains: Albert Camus: necessità del pensero meridiano (pp. 79-105) et
des éléments convoqués dans leur lecture du contemporain, dans leur remise en cause de l’Histoire en général et de leur époque en particulier, dans l’effort de l’interroger différemment et de le dépas-ser, tout en lui donnant un autre sens – ce dont leurs textes portent l’empreinte –, mais aussi à la plus vaste interrogation de chacun sur l’homme ou sur l’art, voire sur le renouveau d’une poétique, à la re-cherche d’un moyen expressif.
Si la mise en rapport des deux écrivains a surpris dans un pre-mier temps certains des auteurs des neuf textes réunis ici, surtout ceux qui en ont tenté une lecture comparée, l’on peut constater néanmoins qu’aucun des spécialistes de Camus ou de Pasolini in-terpellés n’a refusé de relever le défi. Le résultat des deux journées a confirmé que malgré les nombreuses différences de tempérament, de formation, de vision du monde et de production qui séparent les deux écrivains, un rapprochement est possible, au-delà des fron-tières, au moins sur certains points et sur une attitude commune: celle d’un questionnement permanent.
Nous avons choisi de suivre un même parcours dans deux des trois groupes de textes qui composent cet ensemble. Dans les deux premiers, nous sommes partis d’une contribution fondée sur une ap-proche comparatiste des deux écrivains pour ouvrir la voie à l’une des problématiques envisagées et présenter ensuite deux analyses4
portant chacune sur l’un de ces aspects dans la production de cha-cun des auteurs. Dans le dernier, d’approche comparatiste, l’analyse porte plus particulièrement sur des œuvres mises en regard, œuvre étant à entendre dans un sens plus large englobant les romans et les films. Si le rapport au mythe est au cœur de chacune des contribu-tions, il n’est qu’allusif dans le premier cas où il renvoie à celui de l’Antiquité, alors que dans le second, il s’attache à l’une des formes de l’imaginaire moderne que Barthes appelle mythologies. Le der-nier texte, enfin, où sont abordés plusieurs des thèmes cités, nous ramène au présent mais ouvre les textes de Camus et de Pasolini à l’avenir. Il interroge les raisons de la fortune nouvelle de ces deux auteurs, en particulier auprès des jeunes générations, une fortune
Pier Paolo Pasolini: ossimoro di una vita (pp. 107-130). Nous remercions l’auteur d’avoir participé au colloque.
4 Auxquelles on pourrait également ajouter, dans la section sur le mythe an-cien, le texte de la belle communication de Jacques Le Marinel: Camus et les mythes grecs, également présentée à Naples et publiée dans le précieux numéro de la «Re-vue d’Histoire Littéraire de la France» consacré à Albert Camus, dirigé par Jeany-ves Guérin (n. 4, 2013).
que l’on peut attribuer aussi bien aux problématiques affrontées qu’à certains doutes ou à certaines conclusions prémonitoires qui font tache dans le panorama culturel de leur temps et que l’His-toire a confirmés, mais aussi aux modalités de leur transmission (le registre de la révolte, par exemple).
Le premier rapprochement porte donc sur le fort ancrage de ces écrivains dans l’actualité, sur leur volonté et leur manière d’agir sur celle-ci et de «témoigner», aussi bien dans leurs écrits littéraires que dans leur collaboration de presse. Dans le premier article, Sil-via Disegni met l’accent sur l’analogie de leur posture d’écrivains journalistes, une posture «contre», polémique, fondée sur l’indigna-tion, le cri, où en quelque sorte le corps s’engage, en même temps que sur la rigueur d’analyse des événements, des phénomènes de société et des problèmes abordés par chacun d’eux dans un dis-cours «scandaleux», singulier et neuf, difficilement classable et sou-vent mal reçu, qui a vite porté à leur isolement. Une telle posture doit également être considérée comme «excentrique», si on l’envi-sage à la lumière de ses rapports avec la position que Camus et Pa-solini occupent dans leur champ respectif. Suivent deux exemples confirmant ce type d’attitude originale et contestée, aux fortes im-plications politiques. Ainsi, Jeanyves Guérin5 analyse la position de
Camus sur l’Algérie à partir de ses articles parus dans «L’Express» et de ses Chroniques algériennes, mais aussi de ses récits – L’Hôte,
Les Muets, Le Premier Homme. Il examine les raisons pour
les-quelles celui qui avait fourni une critique ferme à la colonisation s’est prononcé contre l’indépendance de l’Algérie, ce que la gauche lui a souvent reproché, et il les trouve dans sa condamnation d’une double violence – celle de la terreur et celle du terrorisme6 –, dans
sa proposition de «trêve civile» puis d’Algérie pluriculturelle re-posant sur une idée de fraternité qui présuppose le refus de toute opposition binaire, voire l’idée d’un paysage partagé, à envisager à partir d’une analyse centrée sur le clivage économique et social des
5 Outre le Dictionnaire Albert Camus qu’il a dirigé (Paris, Laffont, 2009), ci-tons de Jeanyves Guérin sur le sujet: (dir.), Camus et la politique, Paris, L’Harmat-tan, 1986; Camus et le premier Combat (1944-1947), Paris, Éditions Européennes Erasme, 1990; (dir.), Camus. Portrait de l’artiste en citoyen, Paris, François Bourin, 1993; Albert Camus: littérature et politique, Paris, Champion, 2013 (dont on rend compte dans ce numéro, cfr. infra, pp. 171-174).
6 À ce propos, cfr. le recueil a. CamuS, Réflexions sur le terrorisme, textes choisis et introduits par J. Lévi-Valensi, commentés par A. Garapon, D. Salas, Pa-ris, N. Philippe, 2002.
groupes (l’appartenance à une même classe) plutôt qu’ethnoculturel. Or Guérin décèle dans la production narrative de l’auteur les traces d’une certaine méconnaissance de l’Arabe, à la fois proche et diffé-rent, d’une certaine «ignorance» de sa «civilisation» – par exemple de l’importance de la composante religieuse dans la lutte identi-taire contre le colonialisme, à peine entrevue. Ce sont les contra-dictions, les hésitations, la tension – expression d’une déchirure – et l’effort de compréhension de «l’écrivain citoyen» pour éviter le pire que le critique interroge ici, en valorisant un ethos qui le rend aujourd’hui «plus proche» de nous que ses détracteurs. Sur l’autre versant, Riccardo Antoniani se penche sur Petrolio, le dernier ro-man inachevé de Pasolini – comme le fut le Premier Homme de Ca-mus, également interrompu par la mort. Il tient compte également de sa production de presse, en particulier des articles réunis dans
Scritti corsari où sont souvent dénoncés des problèmes analogues,
dans un autre registre, mais avec la même «vis scandalosa» que Pa-solini double d’une forte capacité analytique, et où se donne à lire une «indistricabile saldatura tra parola ed azione». Pasolini interroge les pressions occultes de plus en plus fortes qu’exerce la grande in-dustrie, en l’occurrence pétrolière, sur la politique économique ita-lienne des années 1960-1970, mais aussi sur la politique tout court, poussée vers une forme de présidentialisme dont le risque aurait été de faire évoluer une «démocratie substantielle» vers un «régime dé-mocratique purement formel». Riccardo Antoniani mène l’analyse à partir d’une documentation très détaillée autour du texte paso-linien, en mettant en relation le travail en cours de l’écrivain avec son assassinat et en refusant d’attribuer uniquement la mort de Pa-solini à ses pratiques homosexuelles, comme beaucoup de ses dé-tracteurs l’ont fait pour discréditer «l’impegno civile del poeta». Il partage de ce fait les prises de positions de certains spécialistes et proches de l’écrivain, tous en attente d’une résolution judiciaire de la question. Mais l’un des intérêts de l’article d’Antoniani est d’in-terpréter le texte de Pasolini à partir de la question nietzschéenne du rapport entre les notions d’«actuel» et d’«inactuel», en adop-tant une clef de lecture qui pourrait également servir à examiner le texte de Camus écrivain journaliste. Il nous semble en effet que ces deux auteurs, quand ils pensent leur temps en des termes qui suscitent le scandale, pourraient s’inscrire dans une lignée qui est celle du philosophe des Considérations inactuelles tel qu’il est ana-lysé par Giorgio Agamben:
Nietzche situe […] sa prétention à «l’actualité», sa «contemporanéité» vis-à-vis du présent, dans une disconvenance, un certain déphasage. Celui qui appartient véritablement à son temps, le vrai contemporain, est alors ce-lui qui ne coïncidepas parfaitement avec lui ni n’adhère à ses prétentions et se définit en ce sens comme inactuel. Mais précisément, par cet écart et cet anachronisme, il est plus apte que les autres à percevoir et à sai-sir son temps.7
L’humanisme de l’un et le rapport au sacré de l’autre participent sans doute de l’inactuel que l’on trouve et que l’on cherche dans leur pages d’actualité autant que dans leurs œuvres et qu’ils alimentent tous deux par leur profonde lecture de l’antiquité.
Le deuxième thème traité dans ces pages est donc leur rapport à l’Antiquité, au mythe, à la tragédie ou à l’histoire –, rapport inter-rogé par Umberto Todini8 dans un article où il se demande en quoi
l’on peut rapprocher la manière dont chacun envisage la culture ancienne: sans doute dans une sorte de révolte commune contre l’usage que leurs contemporains font généralement de celle-là pour «raccontare il passato al presente». Il prend pour exemple la lec-ture camusienne de Suétone et de son Caligula et celle de l’Orestie d’Eschyle faite par Pasolini, qui participent l’une et l’autre d’une réflexion sur la nature du pouvoir et dont il souligne qu’elles sont le fruit d’«un raptus inseminante», fruit d’une lecture attentive qui permet de retrouver dans le texte ce qu’il donne à lire quand on le débarrasse de ses différentes couches d’interprétations canoniques pour générer, paradoxalement, un texte neuf à partir de la greffe d’une pensée moderne sur des personnages anciens. Ainsi, dans un mouvement dialectique surprenant, Camus ouvre à une nouvelle in-terprétation de l’œuvre de Suétone. C’est grâce à la sève accordée à ce personnage tragique et délirant, à son actualisation à partir de l’histoire contemporaine, que l’écrivain se rapproche le plus du texte de Suétone en le débarrassant d’une interprétation plus convention-nelle qui faisait de l’historien un auteur de laudationes plutôt qu’un chroniqueur du quotidien qui préférait représenter ses hauts per-sonnages sous un jour humain plutôt qu’héroïque. Chez Pasolini, il souligne l’intention d’explorer les «tracce residuali di miti arcaici nella società ma anche nell’individuo contemporaneo», le présent à
7 G. agamben, Qu’est-ce que le contemporain?, Paris, Payot & Rivage, 2008, pp. 8-9.
8 Nous renvoyons au volume précurseur qu’il a dirigé: U. ToDini (dir.), Pa-solini e l’antico. I doni della ragione, Napoli, Edizioni Scientifiche Italiane, 1995.
la lumière de l’antiquité, en abordant le phénomène dans ses notes filmiques: Appunti per un’Orestiade africana, tourné en Ouganda et en Tanzanie en 1967 et 1968. Pasolini y tente un transfert culturel qu’on pourrait considérer comme hardi entre la Grèce archaïque et l’Afrique du XIXe siècle. Il établit un rapport entre la naissance
du politique en Grèce et dans les sociétés tribales de ce temps. Or, l’opération est rendue possible parce que l’histoire d’Oreste racon-tée par Eschyle – selon Thomson cité par Todini – est elle-même conçue comme une stratification «di momenti della storia sociale, dalla tribù primitiva alla prima monarchia, all’aristocrazia e infine alla democrazia». Samantha Novello, quant à elle, analyse la pen-sée politique de Camus à la lumière de la catégorie du tragique, ancien et moderne, pour signaler l’importance de sa lecture de la culture hellénique, souvent médiatisée, il est vrai, par celle qu’en font Nietzsche et Grenier. Pour ce faire, elle part de l’opposition camusienne entre les «artistes» et les «conquérants», définis cha-cun par la qualité de leur langage (les mots des uns et les balles des autres). Elle souligne que pour Camus, une telle opposition corres-pond à «due inconciliabili sguardi sul mondo». Dans nombre de ses écrits, Camus remet en cause le «nihilisme» présent dans la société occidentale, remise en cause qui serait même à l’origine de sa prise de distance par rapport à l’«engagement» de Sartre: d’une part, ce-lui-ci n’interrogerait ni ne contesterait le langage «ipermoralizzante» de son temps, fondé sur le ressentiment et la faute, sur la laideur de l’homme et du monde qui doit se plier à la volonté pédagogique et édifiante de ses propres idées et d’autre part, il s’exprimerait lui-même à travers une critique destructrice qui méprise la vie, en ad-hérant à la raison de la tradition philosophique occidentale, dont la morale considère «l’esistente come negativo». Nietzsche avait lui-même dénoncée une telle tradition dans des écrits connus de Ca-mus (par exemple, les «fragments sur les philosophes pré-platoni-ciens» qu’il lit à l’époque où il écrit le Mythe de Sisyphe), en partie reprises à son compte par le professeur de l’écrivain, Grenier, dans les siens. Le recours à un certain type d’hellénisme s’inscrit alors chez lui dans la «ricerca di un metodo per uscire dalla ragione, da quel nesso fra logica-dominio-colpa, che caratterizza la ratio occi-dentale» et dont les germes sont déjà présents dans son mémoire de 1936 sur la Métaphysique chrétienne et néoplatonisme où Plotin est présenté comme le modèle d’une pensée «en dehors de la losophie», comme un auteur qui «pense en artiste et sent en phi-losophe», à «l’intelligenza estetica», et qui remplace les concepts
par des métaphores. À partir du texte camusien, en particulier du
Mythe de Sisyphe, Samantha Novello montre en quoi ces
considéra-tions, en même temps que la lecture du tragique faite par Camus, sont à l’origine de son sentiment de l’absurde mais aussi, dans une deuxième phase, de sa volonté de l’absurde, de sa «libertà assur-da», distante de celle des conquérants et fort éloignée d’une logique de pouvoir, mais qui ouvre la voie à une politique autre, en parti-culier à travers une pensée de l’amour héritée de Scheler. En re-vanche, sur le versant pasolinien, c’est au cœur de la poïétique de l’écrivain, de sa poésie et de son cinéma qu’Oreste Lippolis, dans un article dense, cherche les traces d’une présence du mythe grec pour s’interroger sur «l’operazione artistica (e politica) che Pasoli-ni compie sulle forme ereditate dal mito classico». Une telle opé-ration s’inscrit dans la recherche du préhistorique, de l’origine et du primordial que mène Pasolini dans son enquête sur «la perma-nenza dell’arcaico nell’attuale» et qu’il essaie de cueillir au seuil du passage de ceux-ci à la temporalité de l’histoire au moment d’une transcription, de leur transformation en signe artistique. Il le fait d’abord dans le domaine de la poésie, lorsqu’il transpose la «voca-lità pura» d’une parole dialectale, qui n’existe que dans l’oralité, en signe graphique d’abord, puis en élément d’un système, «il friula-no lirico di Pasoilini», présent dans sa poésie dialectale. Or, le re-cours au mythe naît au même moment, à travers l’apparition, dans son texte, de personnages dont le premier en date est Narcisse, le mythe du reflet du même, qui figure une duplication, celle de la parole dialectale orale (de communication et conservant la trace de l’ancien) en langue poétique (à la fois sacrée et moderne). Quant à Vénus, elle est au cœur de l’opération analogue qui porte Pasolini à vouloir réaliser une opération impossible dans le sens du primor-dial: capter la perception que l’homme a pu avoir de la mer quand elle était «anteriore alla nostra presenza». Le mythe est alors per-çu comme la représentation de ce passage, il est vision, «forma, già interamente umana ma inaccessibile alla conoscenza, del passag-gio dall’insondabile oggettività della natura alla sua trasfigurazione dell’esperienza». Il relève de la perception visuelle, mais aussi du désir sexuel auquel il est lié, comme c’est le cas du personnage de Jason dans le poème consacré à Médée. Pasolini trouve alors para-doxalement dans le cinéma, technique pourtant moderne, l’un des moyens de le traiter en faisant de la caméra le substitut de la pu-pille sans laquelle la perception de ce passage est impossible. Et il se sert de cet art pour articuler les formes du mythe et les signes
présents de l’histoire, le réel et le mythique, le sacré et ce qui ne l’est pas, le temps et l’espace mythiques et ceux de l’histoire et de la géographie, pour élaborer une vision du monde permettant de penser son époque.
Dans le dernier volet de cet ensemble, la première des analyses textuelles comparées, proposée par Marco Antonio Bazzocchi, porte sur la manière dont est traité le mythe dans certaines œuvres de Ca-mus et de Pasolini, en particulier le mythe d’Œdipe. Il le fait à par-tir de narrations qui utilisent un noyau mythique ancien pour l’éro-der et le modifier, comme c’est le cas dans le roman L’Étranger de Camus et dans les films de Pasolini – Teorema et Edipo re –, où le mythe d’Œdipe véhiculé par la tragédie de Sophocle est implicite et où il est traité avec une certaine liberté: «Lo Straniero è […] mitico perché al suo interno sentiamo risuonare, come eco lontana, temi del pensiero classico, anche se apparentemente siamo fuori dall’ot-tica midall’ot-tica perchè non sembra esserci alcun vincolo di necessità a legare l’individuo al suo passato. Meursault risulta un uomo per-so nella vastità del mondo e incapace di offrire spiegazioni al suo comportamento». De même, Pasolini semble vider «lo spessore del mito, riconducendolo a pura allusione», à moins qu’il ne le remanie grâce à des techniques visuelles – le cinéma – qui l’éloignent de ses racines grecques pour le déplacer sur un autre terrain. Pourtant, au même moment, les deux écrivains récupèrent l’un et l’autre la «réa-lité» physique du mythe, par exemple à travers la forte présence du Soleil dans ces œuvres – voire du désert – et au fort impact de ceux-ci sur le corps des personnages, sans que le sens donné à ces deux éléments naturels soit analogue. Car si Barthes a pu parler à propos de L’Étranger de «l’expérience si profonde du corps qu’il en devient destin», dans Teorema, où l’intertexte mythique se double du récit biblique de Saint-Paul, le début de la transformation du père, mar-qué par la lumière qui pénètre le logis, fait du Soleil un élément pa-cificateur, ouvrant à l’avenir. Toutefois, l’apport du mythe dans leur œuvre est de même nature dans les deux cas: il sert à Camus et à Pasolini à exprimer une vision répondant au besoin d’élaborer une nouvelle position de l’homme dans le monde: résistance et accepta-tion dans un cas (Camus), «svuotamento», «incertezza» dans l’autre (Pasolini). Néanmoins, si le mythe d’Œdipe n’est présenté que sous forme d’allusion – comme s’il ne pouvait véritablement fonctionner dans le monde moderne –, c’est toujours au mythe qu’ont recours les deux écrivains pour élaborer, dans d’autres œuvres, une telle posi-tion: Sisyphe et Prométhée pour Camus; une autre version d’Œdipe
– à Colone, cette fois – dans le cas du film Edipo re, pour Pasolini. Sur un autre versant plus contemporain, Hervé Joubert-Laurencin s’attaque à un autre type de «mythologie», celle d’un acteur, Mar-cello Mastroianni, dont il fait un «trait d’union» entre les deux au-teurs pour avoir joué dans l’adaptation de deux films tirés de romans les concernant: L’Étranger réalisé par Visconti et Il Bell’Antonio de l’écrivain sicilien Vitaliano Brancati, mis en scène par Mauro Bolo-gnini, dont Pasolini fut l’un des scénaristes et sur lequel il publia un article en 1960. À partir de ce corps d’acteur qui endosse «tous les rôles d’un Sud rêvé et douloureusement fantasmé», il s’interroge sur ce qui peut plus généralement unir nos deux écrivains: une idée de Méditerranée, du Midi, leur sensualité, le fait que tous deux sont, à leur manière, des «étrangers», mais aussi, ils affrontent tous deux le problème de «l’impossibilité d’être citoyen à part entière et vic-time de problèmes moraux et politiques quand on a une vie privée trop particulière et despotique», écrit Joubert Laurencin en citant Pasolini. Or, tel est le cas selon lui de Meursault, étranger, et d’An-tonio, impuissant, lu par Pasolini, dont on se demande, de ce fait, de quelle signification politique il faut les investir: décrits en mi-roir face aux hommes «normaux» chez lesquels sont associés vio-lence sexuelle (sur les femmes) et viovio-lence politique objective (Syn-tès, puis le gendarme chez l’un; le chef des fascistes chez l’autre), le critique leur attribue néanmoins et paradoxalement une puissance, celle de révéler le réel social à travers la lutte privée du corps – à considérer comme une véritable lutte sociale –, mais aussi «la puis-sance de leur impuispuis-sance», pareille à celle de la femme humiliée, telle qu’elle est rendue en l’occurrence par les adaptations cinéma-tographiques des deux romans, et, paradoxalement et de manière plus subtile, grâce à la corporalité de Mastroianni.
Au terme de ce parcours, Filippo La Porta propose de ces deux auteurs une lecture plus intime, plus personnelle, qui en amène une autre, plus sociale celle-là, où il se demande pourquoi Camus et Pasolini parlent aujourd’hui, et plus que d’autres, aux jeunes gé-nérations qui établissent avec ces auteurs «ostinati e solitari […], inappartenenti e profetici», une sorte de dialogue, favorisé par une écriture qui, selon lui, garde les traces de l’oralité. Il nomme «mae-stri irregolari», expression aux échos pasoliniens, ces figures au ca-ractère «tragico-eroico», parfois pleines de contradictions, mais sin-cères, ces humanistes en révolte éprouvant le besoin impérieux «di dire la verità». Ils ont refusé aussi bien une manière de concevoir le politique qui privilégie l’avenir par rapport au présent, qu’une idée
d’homme abstraite qui fait l’économie de toute humanité, voire le mensonge du discours social. Ils touchent encore par leur lyrisme et sans doute par tout ce qu’ils ont fait passer dans leurs œuvres d’une culture ancienne, mythique, tragique et primordiale, dont le langage, les figurations et les questionnements pourraient ne pas être étrangers aux besoins expressifs, émotionnels et conceptuels des nouvelles générations qui s’interrogent et veulent agir sur le monde de leur temps. En somme, ce que ces deux auteurs, à la fois en rupture et classiques, ont paradoxalement contribué à faire en-tendre à leur époque.
La manifestation napolitaine a été le fruit d’une collaboration étroite entre l’Ambassade de France, l’Institut Français de Naples et l’Université de Naples «Federico II», les Universités de Paris 3 et d’Amiens, la «Cineteca comunale di Bologna-Fondo Pasolini» (nous remercions Roberto Chiesi pour son apport). Elle a bénéficié du soutien financier de la SOFIA, du «Polo di Studi Umanistici» de l’Université «Federico II» et de la «Fondazione Banco di Napo-li». Je remercie, pour le travail de conception et de réalisation du projet, Martine Second Bauer, Malika Akbi et Jeanyves Guérin et, pour la publication de ces actes, Maria Chiara Gnocchi ainsi que toute l’équipe de la rédaction de «Francofonia».
CAMUS/PASOLINI: POSTURE EX-CENTRIQUE DE DEUX ÉCRIVAINS JOURNALISTES
«ENgAgÉS» DU XXe SIÈCLE
Silvia DiSegni
L’entreprise de placer en regard Camus et Pasolini est risquée, étant données les différences biographiques, historiques, géogra-phiques, culturelles qui pouvaient les séparer et ce, malgré les points de contact qui justifiaient à mes yeux une telle opération. En outre, le poids de ces différences est tel qu’on en arrive parfois à sous-es-timer leur contemporanéité, tant les expériences et les événements auxquels leurs noms sont aujourd’hui liés – à distinguer de ceux dont ils se sont occupés – sont différents. Or Camus, né en 1913, meurt en 1960; Pasolini, né en 1922, neuf ans après Camus, meurt en 1975, quinze ans après lui. Ils auraient sans doute partagé une autre tranche d’histoire si leur mort accidentelle (accident de voiture pour l’un, assassinat pour l’autre) ne les avaient fait mourir avant l’heure, l’un (Camus) à 47 ans, l’autre (Pasolini) à 53 ans. Certes, dix ans ont de l’importance à une époque où des événements cru-ciaux se bousculent: guerre mondiale, après-guerre, où la démo-cratie est à réinstaller, communisme soviétique à réinterpréter, fas-cisme encore vivant dans certains pays d’Europe (l’Espagne puis la grèce) mais aussi, sous d’autres formes, au sein même des nou-velles démocraties;1 et encore décolonisation, guerres d’émancipa-1 Je pense par exemple au «fascismo di sinistra» de Pasolini: «(che è fenomeno assolutamente nuovo: non ha nulla a che fare con la analogia istituita dal basso anticomunismo nel passato, tra totalitarismo fascista e totalitarismo staliniano […])». (Perché vado a Venezia, «Il giorno», 15 agosto 1968, in P. P. PaSolini, Saggi sulla politica e la società, sous la dir. de W. Siti e S. De Laude, Milano, Mondadori, «i Meridiani», 20095, p. 163). Et surtout au «vero fascismo», «quello che i sociologi hanno troppo bonariamente chiamato “la società dei consumi”» (Fascista, «L’Europeo», 26 dicembre 1976, repris dans Scritti corsari, in Saggi sulla politica e la società, cit., p. 518).
tion (pour la France, en Indochine puis en Algérie), terrorisme et, après la mort de Camus, événements de Mai 68 ou encore nouvelles formes de terrorisme qui concernent, cette fois, l’Italie et le seul Pa-solini. Pour ne pas parler enfin des transformations structurelles du capitalisme européen et de l’impérialisme économique, ainsi que, du point de vue culturel, des transformations de la presse et des mé-dias, des mœurs, des formes d’homologation propres à la diffusion de la culture de masse, phénomènes que je cite parce qu’ils ont été au cœur de l’interrogation des auteurs convoqués. C’est sans doute la vitesse des événements, par ailleurs déplorée par chacun d’eux, qui nous empêche de mieux voir leur contemporanéité.
Il est vrai qu’on ne vit pas la guerre de la même manière quand on a une vingtaine d’années (Pasolini) et quand on en a une tren-taine (Camus), en Italie ou en France, si l’on est à ses débuts un jeune fasciste – singulier, certes – ou si l’on a toujours été antifas-ciste; en étant déjà un écrivain (Camus) ou ne l’étant pas encore (Pasolini). Il est vrai par ailleurs que les problèmes posés mais aus-si les instruments servant à interpréter le monde nouveau ne sont pas les mêmes: si Camus l’interroge surtout à partir de la philoso-phie et de la littérature, Pasolini, également littéraire, philologue, fut tenté à ses débuts par l’existentialisme de Sartre sans doute relu à la lumière du marxisme de gramsci et reconnaîtra plus tard l’ap-port des sciences humaines (psychanalyse) et sociales (sociologie et anthropologie) dans sa formation, mais aussi de celui de la linguis-tique et de la sémiolinguis-tique, voire de l’analyse de la nouvelle culture de masse de l’École de Francfort. Tout cela favorise sans doute l’idée d’une succession historique et générationnelle plutôt que celle d’une appartenance à une même temporalité, à considérer dans une plus longue durée.
Pourtant, les deux auteurs vivent avec une tension analogue leur rapport au monde contemporain, tant dans leurs articles de presse, sur lesquels je m’appuierai surtout ici, que dans leur œuvre, car ils furent tous les deux à la fois écrivains et journalistes. Une telle ten-sion caractérise sans doute une grande partie des auteurs de leur temps: «Nous voulons penser et vivre dans notre histoire» écrit Ca-mus dans «Pessimisme et courage», publié dans Actuelles.2
Pasoli-ni pourrait y souscrire qui écrit en 1968, vingt-trois ans plus tard:
2 Dans son essai, Camus présente ce texte comme un article paru dans «Combat» en septembre 1945. Mais l’auteur de la note du tome II de l’édition des Œuvres complètes (sous la dir. de J. Lévi-Valensi, Paris, gallimard, «Bibliothèque de
Siamo d’accordo sul fatto che l’opera di un artista deve… essere impe-gnata! […] Siamo d’accordo che l’opera di un artista deve nascere nel-lo stesso terreno in cui nasce la sua azione politica; e che è anzi una sola cosa con questa.3
Et en 1969, dans «Il Tempo»:
Può un uomo collocarsi fuori dalla sua storia (anche se sa che questa sto-ria è un’illusione dell’ottica umana, e l’ha fatta diventare luogo della sua coscienza, con tutti i doveri che tale operazione implica)? No, non lo può. Questo uscire dalla storia, adottando una falsa e bugiarda ottica di poste-ro o di cherubini, è un atto caposte-ro ai reazionari…4
«Impegnata», engagée. Car c’est bien de cela qu’il s’agit dans leur œuvre également polymorphe, où tous deux travaillent, par «leur écriture», quoique selon des modalités différentes, «à dévoi-ler le monde et singulièrement l’homme aux autres hommes pour que ceux-ci prennent en face de l’objet ainsi mis à nu leur entière responsabilité».5 On aura reconnu la définition de l’engagement de
Sartre pour qui «la parole est action» et qui présuppose le rôle de l’écrivain dans la prise de conscience de son lecteur, dans la part active qu’il accorde à celui-ci dans la construction du sens et dans la transformation du réel, donc un rôle d’écrivain «responsable», revendiqué au demeurant par nos deux auteurs, par exemple chez Camus dès 1937.6 C’est donc sur la notion d’engagement, aux ac-la Pléiade», 2006, dorénavant ŒC, p. 1271) le date du 3 novembre 1944. Il est peut-être utile d’insérer la citation dans une séquence plus étendue pour comprendre la démarche intellectuelle de Camus: «ce qu’il y a de vrai, c’est que le malaise qui nous occupe est celui de toute une époque dont nous ne voulons pas nous séparer. Nous voulons penser et vivre dans notre histoire. Nous croyons que la vérité de ce siècle ne peut s’atteindre qu’en allant jusqu’au bout de son propre drame. Si l’époque a souffert de nihilisme, ce n’est pas en ignorant le nihilisme que nous obtiendrons la morale dont nous avons besoin» (ibid., pp. 422-423).
3 P. P. PaSolini, Perché vado a Venezia, cit., p. 165.
4 iD., Un grande fatto storico, dans la section Da «Il Caos» sul «Tempo», 1969, in Saggi sulla politica e la società, cit., p. 1231.
5 J.-P. Sartre, «Qu’est-ce qu’écrire?» dans Qu’est-ce que la littérature? (1948), Paris, gallimard, 1976, p. 31.
6 «Le rôle de l’intellectuel est difficile à notre époque. Ce n’est pas à lui qu’il appartient de modifier l’histoire. […] S’il s’attache tant de mépris et tant de réprobation au nom de l’intellectuel, c’est dans la mesure où s’y implique l’idée du monsieur discuteur et abstrait incapable de s’attacher à la vie, et préférant sa personnalité à tout le reste du monde. Mais pour ceux qui ne veulent pas éluder leurs responsabilités, la tâche essentielle est de réhabiliter l’intelligence en régénérant la matière qu’il travaille, de redonner à l’esprit tout son vrai sens, en rendant à
ceptions, certes, plus personnelles mais néanmoins présente chez chacun d’eux, qu’il faudra s’arrêter.
Quel «engagement»?
Certes, Camus, se méfie du terme sartrien car il peut sanctionner une idéologie abstraite: il refuse le roman à thèse qui est de l’ordre de la prédication ou encore tout ce qui est «beaux prêches sur la condition de l’homme».7 Il déclare alors: «je préfère les personnes
engagées aux œuvres engagées»;8 ailleurs, il entend retrouver le sens
fort du terme en soulignant le rôle performant et dangereux de la parole en général, dévalorisée quand elle est, justement, idéologique et abstraite (de l’ordre du politique), éloignée de toute forme d’hu-manisme (présent dans son idée de création). Ainsi dans «Combat» en 1944: «La Résistance vous dit que nous sommes dans un temps où toutes les paroles comptent, où toutes engagent, et plus encore quand ce sont des paroles qui ratifient l’exécution de nos frères».9
L’engagement n’est pas non plus pour lui une «adhésion» (no-tion à l’époque très débattue). S’il reconnaît à Nizan d’avoir posé, dans La Conspiration, «le grand problème des intellectuels de notre temps: celui de l’adhésion», il trouve néanmoins que Nizan «de-mande un engagement où l’homme se résigne, et avec lui ses pré-jugés et ses choix»,10 en somme une manière d’adhérer à une cause
qui peut être considérée comme une forme de renoncement étouf-fant le doute et l’homme de chair qui est en nous mais aussi dans ceux pour qui on lutte; il préfère alors à celle d’«engagement» la notion de «témoignage» (Pasolini fera lui aussi de l’intellectuel un «testimone» dans un article du «Tempo» de 1968 où il aborde la
la culture son vrai visage de santé et de soleil […]. Car en effet, s’il n’appartient pas à l’intelligence de modifier l’histoire, sa tâche propre sera alors d’agir sur l’homme qui lui-même fait l’histoire. À cette tâche, nous avons une contribution à donner.» (a. CamuS, La culture indigène. La nouvelle culture méditerranéenne, «Jeune Méditerranée», n. 1, avril 1937, in ŒC I, cit., p. 571)
7 iD., La Conspiration par Paul Nizan, «Salon de Lecture» d’«Alger Républicain», 11 novembre 1938, in ŒC I, cit., p. 801.
8 iD., Projet de préface à Actuelles, in ŒC II, cit., p. 500.
9 iD., Vous serez jugés sur vos actes, «Combat» clandestin, 1944, in ŒC I, cit., p. 919. Article attribué à Camus (cfr. note p. 1413); voir aussi Le témoin de la liberté (allocution de 1948, reprise dans Actuelles, in ŒC II, cit., p. 493).
définition de la notion à partir d’un article de Rossana Rossanda).11
Camus établit alors un rapport tautologique entre l’art et l’engage-ment qui rendrait presque superflu le recours au second terme, en déplaçant la notion du domaine du volontaire à celui de l’involon-taire, l’artiste étant engagé, presque malgré soi, «dans la plus inex-tricable épaisseur de l’histoire» et en tant qu’artiste: «ce n’est pas le combat qui fait de nous des artistes, mas l’art qui nous contraint à être des combattants»). Il s’en explique dans Le témoin de la
li-berté, texte d’une allocution prononcée en 1948 à un meeting
inter-national d’écrivains. Une fois de plus, le témoin est l’artiste et non l’intellectuel, notion, nous l’avons vu, dépréciée par Camus:
Le monde de l’artiste est celui de la contestation vivante et de la compré-hension […]. Dans un temps où le conquérant, par la logique même de son attitude, devient exécuteur et policier, l’artiste est forcé d’être réfrac-taire. En face de la société politique contemporaine, la seule attitude co-hérente de l’artiste, ou alors il lui faut renoncer à l’art, c’est le refus sans concession.[…]
Voilà pourquoi il est vain et dérisoire de nous demander justification et engagement. Engagés nous le sommes, quoiqu’involontairement. Et, pour finir, ce n’est pas le combat qui fait de nous des artistes, mais l’art qui nous contraint à être des combattants. Par sa fonction même, l’artiste […] est engagé dans la plus inextricable épaisseur de l’histoire, celle où étouffe la chair même de l’homme. Le monde étant ce qu’il est, nous y sommes en-gagés quoi que nous en ayons et nous sommes par nature les ennemis des idoles abstraites qui y triomphent aujourd’hui, qu’elles soient nationales ou partisanes […]. C’est au nom de la passion de l’homme pour ce qu’il y a d’unique en l’homme, que nous refuserons toujours ces entreprises qui se couvrent de ce qu’il y a de plus misérable dans la raison.12
Il ne faut donc pas commettre l’erreur de réduire l’œuvre d’art engagée à un simple message politique. Si elle est inscrite dans son temps, c’est au lieu où «étouffe la chair même de l’homme». Elle se distingue en cela de la politique «conquérante», qui, elle, fonc-tionne par abstraction, à partir de l’idéologie: alors que l’abstrac-tion «nivelle» et cherche «l’écrasement des différences», l’artiste, lui, les «distingue». Il travaille à l’harmonie des contraires alors que le
11 P. P. PaSolini, Dov’è l’intellettuale? e Cos’è l’intellettuale, «Il Tempo», 6 e 13 agosto 1968, in Saggi sulla politica e la società, cit., pp. 1098-1099. Cfr. aussi Che cos’è questo golpe?, «Corriere della Sera», 14 novembre 1974 (puis dans Scritti corsari, in Saggi sulla politica e la società, cit., pp. 363-364).
politique travaille à la totalité (dont une des formes est le totalita-risme). Lui qui «vit et crée au niveau de la chair et de la passion, sait que rien n’est simple et que l’autre existe». En cet après guerre, une telle littérature accorde une grande place à l’Autre que soi, au vivant, au corps, voire à l’amour qui deviennent des éléments à op-poser à tout pouvoir dont l’idéologie justifie abstraitement la vio-lence, le meurtre, la banalisation du mal. En somme, «L’œuvre d’art, par le seul fait qu’elle existe, nie les conquêtes de l’idéologie».13 Il
ne s’agit pas alors pour l’écrivain de «modifier l’histoire», rôle du politique, mais «d’agir sur l’homme qui lui-même fait l’histoire»14
en «rattachant la culture à la vie», selon Camus.
Or il nous semble qu’on peut trouver des analogies entre une telle conception de l’œuvre dans une interview de Pasolini à Mo-ravia où le premier interroge le second sur l’action de la littéra-ture sur la société, qu’il distingue de l’action de l’homme artiste dans le monde. Il s’agit alors de reconnaître à la «buona letteratu-ra», «come a tutto ciò che è creativo», une certaine ambigüité «che non può essere utile alla politica».15 D’où viendrait cette
ambiguï-té si ce n’est du fait que, pour sa spécificiambiguï-té même, le texte ne ré-pond pas à une idéologie univoque totalisante et abstraite, remise en cause par la présence en son sein de l’homme, de sa chair et de ses passions, termes si chers à Camus? On serait alors devant une forme d’écriture engagée, telle que l’écrivain français la conçoit dans son texte, située à l’opposé des formes d’une écriture du dis-cours (et non de la représentation), où serait exprimé en revanche, en d’autres lieux plus traditionnels «il […] non ambiguo pensiero politico: il saggio, il pamphlet, il libello, l’orazione politica» qu’on pourrait placer plutôt du côté du texte «d’intervention» et auquel, selon Moravia, dans l’article de Pasolini, l’intellectuel-écrivain serait contraint au moment où la situation politique se radicalise et auquel avait déjà eu recours avant lui l’ écrivain français, Albert Camus, en choisissant d’intervenir dans la presse en journaliste. Car si l’on considère que l’article de presse (dans les quotidiens mais aussi en revue) peut appartenir à une telle typologie textuelle, il faut bien
re-13 Ibid., p. 493.
14 a. CamuS, La Culture indigène. La nouvelle culture méditerranéenne, cit., p. 571.
15 P. P. PaSolini, Quando la letteratura è azione!, «Il Tempo», 12 ottobre 1968, dans la section Da «Il Caos» sul «Tempo», in Saggi sulla politica e la società, cit., p. 1125.
connaître que chacun de nos deux auteurs s’y est brillamment dis-tingué. L’article serait alors à mi-chemin entre l’action de l’artiste menée par son œuvre et l’action tout court (voire action politique) sur laquelle s’interrogent ici Pasolini et Moravia car on pourrait le considérer comme une forme, quelque peu différée, de son inves-tissement presque physique dans le monde. Pasolini écrit:
in certi momenti l’artista deve avere il coraggio civile di smettere di espri-mersi attraverso la mediazione delle opere, ed espriespri-mersi invece diretta-mente, attraverso la sua propria esistenza: cioè «gettare» il proprio cor-po nella lotta.16
Dans l’article de presse, en effet, l’expression du corps pourrait être celle du cri, des accents de la voix, souvent évoqués par l’un et l’autre de nos deux auteurs et qui se donnent à lire, par exemple dans les nombreux textes de polémique qui, quoique fondés sur une argumentation serrée et des analyses prégnantes, sont écrits au jour le jour ou au fil des semaines. Y dominent alors chez chacun d’eux, pareillement scandalisés par le mensonge, la condamnation de l’hypocrisie bourgeoise, de l’injustice, du meurtre et de sa justifi-cation, de l’exclusion de l’autre du corps social, voire du terrorisme présents aussi bien dans l’événement que dans les coutumes. Sont alors visés des phénomènes de plus longue durée, sous leur forme physique mais aussi symbolique voire métaphorique. Je pense par exemple au «génocide» entendu par Pasolini dans le sens premier du terme mais aussi second: celui d’une culture populaire tuée par l’avancée de la société d’homologation, «qui nivelle» dirait Camus; ou encore au «terrorisme» intellectuel exercé par les étudiants ita-liens de 1968 sur leurs prédécesseurs en particulier en matière de marxisme. Nos deux auteurs s’indignent, au nom d’une rigueur in-tellectuelle, que soient passées sous silence des vérités dérangeantes, ils le font aussi au nom d’une honnêteté morale, morale laïque en partie héritée du classicisme, distincte chez chacun d’eux du mora-lisme, et qui contribue parfois à leur remise en cause de la notion même d’histoire,17 aussi bien dans certains articles que dans leur
16 iD., Perché vado a Venezia, cit., p. 165.
17 Une telle remise en cause naît aussi de l’analyse de la révolte. Dans L’homme révolté, Camus écrit: «On voit que l’affirmation impliquée dans tout acte de révolte s’étend à quelque chose qui déborde l’individu dans la mesure où elle tire de sa solitude supposée et le fournit d’une raison d’agir. Mais il importe de remarquer déjà que cette valeur qui préexiste à toute action contredit les philosophies purement historiques, dans lesquelles la valeur est conquise (si elle se conquiert) au bout
œuvre littéraire et artistique (outre le roman, par exemple, le théâtre pour Camus ou le cinéma pour Pasolini): d’où sans doute leur in-térêt commun pour le mythe ou la tragédie de l’antiquité. Ils ins-taurent tous deux un rapport privilégié avec les exclus, les déshéri-tés, les vaincus qui fournissent la matière de nombreuses chroniques mais aussi, dans des querelles avec leurs adversaires, leurs pairs, qui appartiennent souvent à une typologie dont chacun d’eux se méfie, pour la paresse ou le confort intellectuels dans lequel ils s’installent, pour leurs préjugés et leur manque de courage, pour leur non ou faux engagement. D’où, aussi, le rapport qu’ils entendent instau-rer avec leur lecteur, à scandaliser et indigner autant qu’ils peuvent l’être eux-mêmes face au monde.18
Car le scandale est ce qui peut provoquer la déstabilisation né-cessaire à une remise en mouvement de la pensée. Pasolini écrit:
Bisogna avere il coraggio di scandalizzare. Non bisogna mai per nessuna ragione di tattica o di compromesso, adottare di fronte all’opinione pubbli-ca, il suo punto di vista di perbenismo borghese, non bisogna mai confon-dere la morale col moralismo conformista.19
L’intérêt de ce passage est qu’il ne s’érige pas en principe abs-trait. S’il exprime, d’une manière plus générale, la volonté de dé-voiler un monde qui sinon, pour des raisons de moralisme, risque-rait de ne pas être porté à la lumière parce qu’il dérange, il s’inscrit néanmoins dans un article où Pasolini entend défendre un jeune homme appartenant au sous-prolétariat, tué pour avoir commis un vol. Pasolini continue:
C’è un’enorme quantità di cittadini italiani che rischiano così di essere ta-gliati fuori dalla storia: dico enorme perché il sottoproletariato è ancora numerabile a milioni di anime. Anzi, vorrei dire che tutto il Sud è sotto-proletario. Rischia di essere tagliato fuori dalla nostra storia, se il
giudi-de l’action. L’analyse giudi-de la révolte conduit au moins au soupçon qu’il y a une nature humaine, comme le pensaient les grecs, et contrairement aux postulats de la pensée contemporaine. Pourquoi se révolter s’il n’y a, en soi, rien de permanent à préserver?» (A. CamuS, ŒC III, sous la dir. de r. gay-Crosier, Paris, gallimard, 2008, p. 73).
18 Et peut-être ontologiquement de la mort, «Le suprême scandale» de Dieu, pour Camus, scandale qui est, selon lui à l’origine de la révolte métaphysique (iD., L’Homme révolté, cit., p. 81).
19 P. P. PaSolini, Detesto chi gira con la pistola in tasca, «Paese Sera», 14 marzo 1962, in Saggi sulla politica e la società, cit., p. 115.
zio storico scade a ipocrita giudizio moralistico, e se la stampa serve l’opi-nione pubblica anziché formarla.
Quant à l’indignation de Camus, elle est déjà au cœur de l’en-quête sur la Kabylie menée dans «Alger républicain» qui révéla cou-rageusement la misère de la région et les responsabilités du colonia-lisme à ses lecteurs du 7 juin 1939:
Dans ce qui va suivre, je sais bien qu’il faudrait être mesuré pour don-ner plus de force à l’indignation que nous voulons faire sentir. Mais je ne suis pas sûr d’être capable de cette mesure. Je ne peux pas oublier la ré-ception que me firent, à Maillot, treize enfants kabyles, qui nous deman-dèrent à manger, leurs mains décharnées tendues à travers les haillons. Je ne peux pas oublier cet habitant de la cité indigène de Bordj Menaïel qui me montrait le visage émouvant de sa petite fille, étique et loqueteuse, et qui me disait: «Vous croyez que cette petite fille, si je l’habillais, si je pou-vais la tenir propre et la nourrir, ne serait pas aussi belle que n’importe quelle Française?
Et comment l’oublierai-je puisque je me sentais une mauvaise conscience que je n’aurais pas dû être le seul à avoir.20
Camus et Pasolini, deux révoltés, se sont distingués dans la presse en utilisant des modalités d’écriture souvent analogues (l’ana-lyse, mais aussi l’apostrophe polémique aux accents à la fois viru-lents et émouvants, le discours mais aussi la représentation, l’iro-nie fondée sur le sens renversé d’un texte ou d’une formule, par exemple). Si elles les exposèrent plus facilement à la critique et à l’isolement, on pourrait dire aussi qu’elles contribuèrent à renforcer leur indépendance, en particulier par rapport aux partis ou mou-vances de la gauche dans lesquels ils s’étaient en quelque sorte re-connus. Au début de sa collaboration au «Tempo», dans sa rubrique «Il caos», Pasolini revendique la sienne en ces termes:
Se sono indipendente, lo sono con rabbia, dolore e umiliazione: non aprio-risticamente, con la calma dei forti, ma per forza. E se dunque mi preparo – in questa rubrica, frangia della mia attività di scrittore – a lottare come posso, con tutta la mia energia, contro ogni forma di terrore, è, in realtà, perché sono solo. Il mio non è qualunquismo né indipendenza: è solitu-dine. Non ho alle spalle nessuno che mi appoggi, e con cui abbia interes-si comuni da difendere.21
20 a. CamuS, La Grèce en haillons, «Alger républicain», 5 juin 1939, in ŒC I, cit., p. 654.
Camus, pour lequel la solitude est également le prix de l’indé-pendance, se distingue de Pasolini en ce qu’il insiste souvent sur son état de journaliste professionnel. Rappelons qu’il a écrit plusieurs textes sur la déontologie du journaliste et ce, dès son expérience algérienne, et que certains des articles de «Combat» sur le sujet se-ront repris dans Actuelles. Mais il y revendique une indépendance analogue: collective d’abord, à propos du journal «Combat» qu’il dirigea dès la clandestinité, «un journal d’une indépendance abso-lue qui n’a jamais été déshonoré»; personnelle ensuite, quand il af-firme que «c’est la tâche de l’artiste engagé ou non que de refuser cette sale complicité» 22 avec une presse où «il faut plaire […], et
pour plaire, se coucher».23 Ex-centriques
L’indépendance est affaire de dignité, d’honnêteté intellectuelle, de courage, certes. Elle est aussi ce à partir de quoi le scandale ar-rive, scandale que tant Camus que Pasolini entendent susciter auprès de leurs lecteurs et qui secoue leurs habitudes ou leur indifférence, dérange les lieux communs. Elle est par ailleurs ce qui les expose eux-mêmes à une condamnation institutionnelle, par exemple celle de la censure dont l’un et l’autre ont été les victimes, mais aussi à l’ostracisme de certains groupes du champ littéraire et culturel où ils occupèrent tous deux une position singulière. Celle du cavalier seul, franc-tireur, que l’on pourrait qualifier d’ex-centrique. À savoir, celle de l’écrivain journaliste qui se situe, loin ou en dehors du centre et dont la posture est polémique voire pamphlétaire.24 L’écrivain
jour-naliste de ce type est à une telle distance du centre qu’il peut le ju-ger différemment de ceux qui y sont impliqués. Un peu comme les
dans la section Da «Il Caos» sul «Tempo», in Saggi sulla politica e la società, cit., p. 1096.
22 a. CamuS, Une des plus belles professions que je connaisse…, «Caliban», n. 54, août 1951 in ŒC I, cit., p. 881.
23 Ibid., p. 880.
24 Sur la parole polémique et pamphlétaire, cfr. M. angenot, La Parole pamphlétaire: contribution à la typologie des discours modernes, Paris, Payot et Rivages, «Langages et sociétés», 1982; g. DeClerq, M. murat, J. Dangel (dir.), La Parole polémique, Paris, Champion, 2003; g. Peron, a. anDreoSe, Il Discorso polemico: controversia, invettiva, pamphlet, Padova, Esedra, 2010; en ce qui concerne en particulier Pasolini polémiste, cfr. B. PiSCheDDa, Scrittori polemisti. Pasolini, Sciascia, Arbasino, Testori, Eco, Torino, Bollati Boringhieri, «Temi», 2011.
Persans de Montesquieu, pouvant mieux juger du scandale de la so-ciété française que les Français eux-mêmes, pour leur éloignement culturel. On pourrait dire aujourd’hui à la suite de gramsci que Camus et Pasolini ont repensé plus librement le centre, la norme, le dogme, à partir de la périphérie. En particulier pour ce qui est de la position choisie par rapport au Parti Communiste de leur pays ou à leur nation. Ils le doivent sans doute et en grande partie à leur origine. géographique d’abord: Pasolini provient d’une ré-gion frontalière, le Frioul, à l’économie rurale assez arriérée, qui se pose des problèmes d’autonomie linguistique, régionale, où la résis-tance a été plus complexe que dans le reste de l’Italie, où le Parti Communiste n’a pas joué le même rôle qu’ailleurs, car il avait à te-nir compte d’une région écartelée entre les résistants communistes de la future Yougoslavie et les résistants italiens non communistes. Et l’on sait que le frère de Pasolini, «partigiano», a été tué par les fascistes parce que trahi par une brigade communiste italienne qui l’abandonna lorsqu’il refusa de suivre les brigades communistes slo-vènes. En outre, le rapport que Pasolini entretient avec le sous-pro-létariat de la banlieue romaine plutôt qu’avec le prosous-pro-létariat, son in-térêt pour la culture populaire de la première, il les repense dans des analyses singulières qui naissent de son intérêt pour la société archaïque et préindustrielle de son enfance. Or elles n’appartiennent pas au schéma marxiste. Quant à Camus, c’est un Français d’Algé-rie qui connut d’abord de la France le visage colonialiste et la vio-lence exercée contre les populations «indigènes». Il la dénonça très vite sous toutes ses formes dès ses premiers articles. Ce déchirement identitaire est à l’origine des positions qui le portèrent pendant la guerre d’Algérie à chercher une solution différente de celle du P. C. car elle tendait à la cohabitation plutôt qu’à la rupture entre les deux communautés. Mais déjà, deux ans après son adhésion au P. C. algérien, la manière contestable dont celui-ci avait géré les rap-ports avec des groupes indépendantistes algériens en 193725 lui avait
fourni une image du parti qui ne correspondait pas à celui qu’on pouvait avoir en métropole. Le regard sur les «failles» (voire «les contradicitons») est plus aiguisé quand l’observatoire choisi est si-tué à une certaine distance du centre. Et il l’est d’autant plus quand l’expérience personnelle et affective se heurte à l’idéologie abstraite, comme c’est le cas pour chacun d’eux, ou quand les objets à partir
25 Je renvoie à la longue note d’André Abbou à La Culture indigène. La nouvelle culture méditerranéenne, in a. CamuS, ŒC I, cit., p. 1366.
desquels s’élabore l’analyse ne sont pas les plus attendus. Le mou-vement de la pensée y gagne qui va de la remise en cause du centre à partir de la périphérie, à la recherche d’un nouvel équilibre. Voire d’un «dépassement».
Ainsi, dans ses Lettres sur la Révolte, recueillies dans Actuelles II et pour repenser le marxisme, Camus évoque paradoxalement Ba-kounine dans un article-lettre ouverte portant sur la pensée révol-tée. Il l’évoque alors pour aller au-delà d’un marxisme figé par la «déification» dont il est l’objet. Il ne le fait pas pour défendre un retour de la pensée libertaire car il ne l’étudie que pour ce qu’elle peut féconder dans l’avenir, «à condition de se détourner sans équi-voque de tout ce qui, en elle-même et aujourd’hui encore, reste at-taché à un romantisme nihiliste qui ne peut mener nulle part», pour des raisons de méthode, en ce que cet infatigable révolutionnaire savait lui-même que «la vraie réflexion va sans cesse de l’avant et qu’elle meurt à s’arrêter, fut-ce dans un fauteuil, une tour ou une chapelle». Car, ajoute-t-il, «c’est par la déification du marxisme que le marxisme a péri»,26 ce contre quoi opèrent justement Camus et
Pasolini, à partir de leur pensée ex-centrique.
Il y a également des pages très éclairantes de Pasolini sur le ren-versement du rapport qu’entretient le centre avec la périphérie et la manière dont ce renversement permet de réactiver une réflexion désormais paralysée par l’idéologie qui n’adhère plus au mouvement de l’histoire et perd ainsi sa capacité de transformer le monde. Il s’agit d’un article27 où il y est question de son soutien au
révolution-naire grec Panagoulis. D’une manière analogue à celle de Camus, c’est à partir de la périphérie qu’il analyse un problème, en l’occur-rence celui de la gauche italienne, d’un point de vue décentré. Pa-solini s’en prend à l’idée de celle-ci selon laquelle le retard écono-mique de la grèce ne peut que déterminer dans ce pays un retard du pouvoir politique et de l’opposition contre le régime, pouvoir et opposition qui n’auraient, de ce fait, rien à enseigner à l’Occi-dent plus avancé. Pasolini renverse alors un tel point de vue en dé-clarant que le retard est à voir non dans l’expérience grecque mais dans la manière «ossifiée» – dirait gramsci – dont les marxistes ita-liens posent la question:
26 a. CamuS, Révolte et romantisme, lettre ouverte au rédacteur en chef de «Libération», publiée en juin 1952, in Actuelles II, ŒC III, cit., p. 408.
27 P. P. PaSolini, Il simbolo di Panagulis, «L’Unità», 29 giugno 1972, in Saggi sulla politica e la società, cit., p. 233.
Non è Panagulis che vive un’esperienza politica parziale perché ritardata, ma sono coloro che non riescono a vedere la sua figura come una figura assolutamente esemplare e attuale che vivono (in Italia) un’esperienza par-ziale perché falsamente avanzata.
Il condamne donc «la deformazione ottica sulla storia dovuta al vivere in un paese capitalistico “avanzato” da pochi anni», et il ajoute: «Panagoulis non è ai margini ma è al centro di quello che oggi è la lotta di classe intesa ortodossamente come storia».28 Le
ren-versement de valeur entre la marge et le centre, ratifié par l’adverbe «ortodossamente», est évidemment provocateur. En effet, Pasolini, dans la suite de l’article, propose une nouvelle forme de révolution nationale populaire, vite rejetée, on s’en doute, par la gauche «or-thodoxe» à laquelle il s’adresse.
Renversement
Je voudrais pour finir approfondir cette posture de cavalier seul, ex-centrique, telle qu’elle se dégage des articles de presse que cha-cun des deux auteurs donne à lire à son public. On y assiste, dans la bonne tradition du texte polémique, à un scénario où l’énoncia-teur s’érige, d’un côté, en défenseur des déshérités donc des mar-ginaux, au nom desquels il parle, et auxquels il donne parfois leur voix, en s’exposant; et, de l’autre, il répond lui-même aux accusa-tions dont il est la victime et que lui lancent ses pairs, les intellec-tuels, ceux qui occupent une place déterminante dans la vie litté-raire de son temps. Il déplore alors la mauvaise lecture que font ces derniers de son propre texte, lecture faussée, qu’il démonte avec une précision philologique sans égal servant à souligner leur mau-vaise foi ou leur absence de rigueur intellectuelle. Il s’en dégage une sorte de figure christique. L’ex-centricité de l’énonciateur y apparaît comme l’un des facteurs de son exclusion de la communauté pro-fessionnelle qui est la sienne.
Mais la transparence de l’énonciation, typique de l’article de presse, porte facilement le lecteur à opérer un glissement de sens allant du texte de l’article à la biographie de l’auteur et à considé-rer comme réel, extratextuel, ce que le scénario textuel y met en place. L’article renverrait alors à l’image de l’exclusion de l’auteur
de son propre champ, par glissement homologique. Or une telle opération fausse, à mon avis, l’analyse de leur ex-centricité qui n’est pas à entendre comme une exclusion du champ de ces deux au-teurs de la part de leurs pairs (engageraient-ils un débat esthétique avec eux, sinon; reconnaîtraient-ils la valeur de leur «style», sinon?) mais plutôt de leur participation à celui-ci et au jeu de sa dialec-tique, même s’ils se situent l’un et l’autre au plus proche des fron-tières (internes) de cet espace, au plus proche d’autres champs (so-cial, politique, journalistique, cinématographique…) avec lesquels Camus et Pasolini établissent une sorte de pont, dans une logique d’ouverture plutôt que de fermeture de leur propre champ. C’est sans doute aussi leur position liminaire qui leur a permis de garder une certaine liberté par rapport aux groupes mais aussi d’innover dans le domaine qui reste néanmoins celui de leur spécialité, à sa-voir le littéraire, en favorisant par exemple le transfert d’un autre langage à celui de la littérature. Autrement dit, il n’existe pas, se-lon moi, le même rapport d’éloignement et d’ex-centricité dans la position qu’occupe l’énonciateur du texte par rapport à ses pairs (qui font l’objet de sa critique) et celle qu’occupent ces deux écri-vains dans leur champ littéraire respectif et effectif.
Une telle proposition renvoie à mon avis à une interrogation plus vaste: peut-on faire figure d’écrivain et/ou journaliste, de «ca-valier seul», peut-on revendiquer sa propre ex-centricité si personne ne vous donne droit à la parole, si personne, parmi les pairs, ne vous reconnaît comme faisant partie du champ, ne vous considère comme un interlocuteur, même sur le mode polémique, ne recon-naît votre appartenance à un monde spécifique qui est celui de la littérature et/ou du journalisme? Sans sous-estimer la virulence des querelles auxquelles chacun d’eux a pris part et les critiques pe-santes dont ils furent l’objet, on remarque néanmoins que ce scé-nario ne coïncide pas tout à fait avec celui de leur vie profession-nelle. S’il en avait été ainsi, tous deux auraient été condamnés au silence, auraient été mis à l’écart, exclus véritablement du champ. Or ils se situent tous deux au plus près des écrivains qui dominent le champ littéraire de leur temps, et ce, malgré leur jeune âge. Ils sont en effet reconnus par certains des pairs qui dominent alors le champ, les pairs qui les consacrent d’abord comme écrivains, ro-mancier (Camus) ou poète (Pasolini), qui reconnaissent en eux les qualités spécifiques de leur art au nom duquel toutes les postures sont possibles, même celle de «cavalier seul».
Camus, à débattre au lendemain de la guerre et à plusieurs reprises avec un écrivain comme François Mauriac, autre «résistant intellec-tuel» alors à l’apogée de sa gloire, sur des questions portant sur les rapports de l’écrivain avec le politique et la morale;29 on est encore
loin d’être un exclu quand on est régulièrement publié chez gal-limard, la maison d’édition la plus prestigieuse de l’époque, à plus forte valeur symbolique dans le panorama littéraire. Ce fut pour-tant le cas de l’auteur de L’Étranger. Quant à Pasolini, on ne peut nier qu’il fut au cœur d’un réseau littéraire, éditorial et de presse de grand prestige à l’intérieur du champ littéraire, réseau grâce au-quel il publia assez vite dans deux revues importantes du temps, «Paragone» puis «Nuovi Argomenti» et dans deux maisons d’édi-tion de qualité comme guanda et garzanti. En outre, il obtint ra-pidement un compte rendu de Montale, fut vite introduit dans le groupe du poète Attilio Bertolucci, du romancier Moravia, dont l’influence dans la consécration des écrivains du temps fut consi-dérable. Mais chacun des deux auteurs a plutôt tendance à occul-ter cet aspect de sa carrière au fur et à mesure qu’ils avancent dans celle-ci (par exemple au moment de l’attribution du prix Nobel à Camus ou lors du succès mondial de Pasolini). Dans leurs articles, ils préfèrent tous deux souligner leur opposition aux intellectuels de leur temps et marquer leur différence par rapport à eux, leur pos-ture d’éloignement par rapport au centre, là où règnent ceux qui dominent le champ. Tout se passe comme si un tel éloignement, re-vendiqué et parfois vécu comme un signe de différenciation mais aussi comme la raison d’une exclusion, au sein de leurs production de presse, dans leur stratégie d’écriture, était ce à partir de quoi leur texte devait s’écrire pour qu’ils puissent sauvegarder l’un et l’autre, l’indépendance et la liberté sur lesquelles toute leur œuvre aurait été construite.30 Mais encore, comme si une telle
ex-centrici-té était, dans beaucoup de leurs articles, ce qui leur permettait d’as-surer leur crédibilité auprès de ceux pour qui ils luttaient et s’ex-posaient, les déshérités ou les victimes de ce monde, articles qui ne tireraient toute leur force que dans l’opposition à l’autre commu-nauté, celle des spécialistes, des pairs, dont les deux écrivains ont eu tendance à prendre leurs distances dans leur production de presse.
29 Il s’agit du débat de presse qui s’engagea entre les deux écrivains, dans «Combat» et dans «Le Figaro» dès septembre 1944 et janvier 1945. Tous deux avaient signé le 9 septembre 1944 le «Manifeste des écrivains français».