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Chapitre II. La question du Nord: enjeu central de la guerre au Mali 1- La genèse du «problème touareg»

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Chapitre II. La question du Nord: enjeu central de la guerre au Mali 1- La genèse du «problème touareg»

Le conflit territorial au Mali, survenu à la suite du coup d’État du 22 mars 2012, a rappelé les profondes tensions communautaires qui perdurent, depuis des décennies, dans ce pays d'Afrique de l'Ouest. Si cette ancienne colonie française, devenue indépendante depuis 1960, regroupe plusieurs ethnies au sein de ses frontières, la question des revendications du peuple touareg, présent au Nord, demeure un enjeu majeur pour la stabilité du pays et la source de nombreux conflits armés et traités de paix ces dernières décennies.

L’appellation «Touareg» est d’origine arabe. Les intéressés se dénomment kel tamasheq littéralement: «ceux qui parlent tamasheq», une variante de la langue berbère1.Cette langue constitue la base de leur identité. Et ce d’autant plus que, sur l’ensemble de la zone de peuplement berbère, seuls ils ont préservé l’alphabet tifinagh, dérivé de l’écriture dont usèrent leurs ancêtres dans toute l’Afrique du Nord et au Sahara2. La société touarègue est composée de tribus de rang inégal, regroupées en sept confédérations, dont trois sont présentes au Mali: les Kel Adrar ou Kel Adagh (dans la région administrative de Kidal), la branche Kel Ataram des Iwellemmeden (dans la région administrative de Gao) et les Kel Antessar ou Kel Ansar (dans la région administrative de Tombouctou)3. Les alliances fluctuantes et les rivalités de pouvoir pèsent toujours plus ou moins sur les activités et les engagements individuels et collectifs. Dans chaqueÉtat, ils occupent la zone la plus aride, la moins peuplée, souvent la plus diflticile d’accès: ils se trouvent presque toujours éloignés de la capitale politique4

. Leur économie, qu’elle soit exclusivement pastorale, pastorale et caravanière, ou encore agro-pastorale, varie en fonction de la région où ils vivent5. Appartenant à une même civilisation, les Touareg occupent au Mali un espace qui va de la zone saharienne à la zone soudanienne, ils forment un pont qui relie l’Algérie et le Burkina Faso6

. Le «pays touareg» malien, à l’extrême nord-est, est si éloigné de la capitale, que Niamey est son débouché naturel, en cas de crise, beaucoup plus que Bamako. Les Touaregs estiment aujourd'hui leur population à plus de trois millions d'individus, mais, si l'on se réfère aux sources officielles, leur nombre

1 P. Gourdin, Touaregs du Mali. Des hommes bleus dans une zone grise, “Diploweb”, 5 mai 2013 (disponible

sur: http://www.diploweb.com/Touaregs-du-Mali-Des-hommes-bleus.html).

2 Ibidem. 3

Ibidem.

4 E. Bernus, Être Touareg au Mali, “Politique Africaine”, 1992, n. 47, p. 23 (disponible sur: www. politique-

africaine.com /numeros/pdf/047023.pdf).

5 Ivi, p. 25. 6

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global, tous pays confondus, ne dépasserait pas un million et demi, soit à peu près le même niveau qu'au moment des «indépendances» africaines7.

Figure 3. Zone de peuplement touareg

Source: http://www.monde-diplomatique.fr/cartes/touaregs1995

Cinquante ans après l'indépendance le Mali est toujours aux prises avec la question nationale: depuis l’indépendance le Nord-Mali est aux prises avec la question touarègue, cet

7 La question démographique est sensible et la population touarègue au Mali fait partie des grandes inconnues

statistiques: on avance parfois le chiffre de 500 000 personnes, sans aucune fiabilité. Et on confond assez souvent les populations touarègues et arabes (ou maures) dans le pourcentage estimé des populations dites «nomades», évalué à 10 % de la population. Les calculs les plus restrictifs évoquent une population touarègue ramenée à 2 % du total. Si l’on s’en tient à une statistique souvent citée, sur l’ensemble de la zone sahélienne, la répartition des communautés touarègues est estimée comme suit, sur une zone de peuplement traditionnelle de près de 2,5 millions de km², soit l’équivalent de l’Europe occidentale: 20 000 dans le Nord du Burkina Faso, 30 000 en Libye, plus de 50 000 en Algérie, 500 000 au Mali et plus de 700 000 au Niger (source: Th. Perret, op.cit., p. 86.). Depuis le conflit de 2012 au Mali, ces chiffres ont connu une déflation spectaculaire dans les discours publics, tenus au Mali comme en France par certains «experts», conduisant à faire des Touaregs une «minorité» démographique sur leurs propres terres. Au-delà des trucages aisément repérables et sans parler du manque de recensements fiables en zones rurales nomades, la variabilité de ces chiffres correspond à de nouvelles façons de compter qui est «touareg» et qui ne l'est pas: elle est à la mesure de l'enjeu politique que représente la démographie «ethnique» dans les États africains actuels. Voir M. Galy, B. Badie (dir.), op.cit., pp. 126-128.

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irrédentisme de populations nomades dont l’intégration dans la nation n’a pas cessé d’être problématique, alimentant des rébellions à répétition. Le Mali n’est pas le seul concerné: il partage ses milliers de kilomètres de frontières avec sept autres États et subit la pression de cet environnement. Les Touaregs relèvent aujourd'hui de cinq États distincts, héritiers de l'histoire coloniale et créés en entités indépendantes dans les années 1950 et 1960: l'Algérie, la Libye, le Niger, le Mali et la Haute Volta (Burkina Faso). Dans chacun de ces États, les zones désertiques où vivent les Touaregs occupent les périphéries, situées aux confins des nouvelles capitales politiques et administratives, que celles-ci soient méditerranéennes comme Tripoli et Alger, ou sahéliennes comme Bamako, Niamey et Ouagadougou.

La «question touarègue» a plus de cent trente ans: elle traduit d'abord un problème français né de la résistance que les combattants touaregs opposent, à la fin du XIXe siècle, à la pénétration coloniale du Sahara8. Les soldats et explorateurs français se sont heurtés à la résistance des fédérations touarègues lors de leur pénétration du Sahara algérien en direction du Niger, à la fin du XIXe siècle. Le plus célèbre de ces échecs est illustré par le massacre de la mission Flatters, en février 18819. L'image des Touaregs s'assombrit: perçus comme un obstacle à l'expansion coloniale et commerciale française, leur portrait s'élabore désormais en contrepoint de celui des «civilisés». Barbarie, anarchie, archaïsme, féodalisme, fanatisme: tous les ingrédients classiques qui servent à déshumaniser l'adversaire sont mobilisés, permettant de légitimer l'entreprise coloniale10.

Dès 1908 l’administration coloniale définit sa «politique touarègue»11: en priorité il s’agissait de «contrôler» la population (soumission des tribus, recensement, quadrillage militaire, contrôle des armes, imposition de l’arrêt des rezzous, suppression de la traite esclavagiste, abolition du système tributaire, obligation de fourniture de guides et d’animaux, contrôle des déplacements, ingérence dans l’organisation politique traditionnelle -intervention dans la désignation des chefs, notamment). Sur la base des villages, que l’administration coloniale a répertoriés comme unité spatiale et politique, ont été circonscrits des cantons et des cercles,

8

Ivi, p. 125.

9 La France élabore un ambitieux projet de chemin de fer à travers le Sahara dans la perspective de relier les

colonies françaises de l'Algérie et du Soudan, mais la seconde mission du colonel Paul Flatters, envoyée en repérage, est massacrée par les Touaregs (ibidem). Voir aussi F. Fuglestad, Les révoltes des Touareg du Niger (1916-17), “Cahiers d'études africaines”, Vol. 13, 1973, n. 49, pp. 82-120 (disponible sur: www.persee. fr/web/revues/home/prescript/article/cea_0008-0055_1973_num_13_49_2727).

10 M. Galy, B. Badie (dir.), op.cit., p. 126. 11

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selon une logique de cloisonnement et d’emboîtement des territoires et des pouvoirs12 . Les cantons furent des regroupements de villages, dont les limites suivent peu ou prou les contours de «pays» (diamana, en langue bambara), à la tête desquels sont placés des chefs de canton, relais de l’autorité coloniale. La création des cantons marque une profonde rupture dans l’ordre politique local car:

Il ne s’agit pas d’une simple récupération de structures en place, mais d’une véritable mystification. Celle-ci procède d’un ensemble de mesures qui vise à s’assurer le contrôle des populations en déléguant au niveau local certaines prérogatives administratives à des instances pourvues d’un capital de légitimité, mais dans un cadre institutionnel et spatial très largement inventé ou caporalisé13.

Les cercles, quant à eux, mailles plus larges, composent le dernier échelon de la pyramide administrative coloniale. La notion même de «cercle» dénote l’intention du pouvoir colonial de former des entités qui lui soient propres car, à ses yeux, l’espace auquel il a affaire est inorganisé. Ainsi «le cercle devient le cadre spatial homogène autour duquel rayonne la circonscription. Il est l’expression dans les colonies du centralisme, en premier lieu militaire, puis administratif»14. Le couple « canton/cercle » relève d’une maîtrise exogène de l’espace par les forces coloniales, militaires puis administratives, prenant appui sur des configurations spatiales précoloniales floues15. Cette volonté de circonscrire les spatialités des populations va se poursuivre après l’indépendance.

Pour le Mali, comme pour les autres États sahélo-sahariens, le poids de l’héritage territorial est lourd à porter. La dimension territoriale de la crise de l’État au Mali s’explique en partie par cette impossibilité à fondre des espaces locaux dans une matrice nationale commune. Au lendemain de l’indépendance, l’État s’est efforcé unilatéralement de mettre à son service les espaces de son territoire. Comme le pouvoir colonial, le pouvoir politique né de la décolonisation n’aura de cesse de décliner son emprise dans l’espace national au travers de découpages dont les ressorts croisent des logiques multiples. La nécessité pour le pouvoir central de marquer son emprise dans le territoire est une conséquence logique de la

12

H. Coulibaly, S. Lima, Crise de l’État et territoires de la crise au Mali, “EchoGéo [En ligne]”, 27 mai 2013 (disponible sur: https://echogeo.revues.org/13374).

13 Ibidem. 14 Ibidem. 15

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décolonisation. Les autorités étatiques postcoloniales ont cherché à minorer ou à nier l'identité touarègue pour mieux disqualifier les revendications politiques des Touaregs réclamant le droit à disposer d'eux-mêmes.

Au sortir de l’indépendance deux logiques animent la réforme territoriale promue par la première République d’inspiration socialiste. D’une part, une logique territoriale véhiculée par la régionalisation, permettant de jouer sur les complémentarités de l’espace national et de façonner des entités homogènes. D’autre part, une logique sociale, marquée, au niveau local, par la suppression des cantons et la création des arrondissements, dans la perspective de renouveler les fondements du pouvoir sur des bases égalitaires16. Avec un vaste territoire de 1 240 190 kilomètre carrés17, le Mali présente des contrastes très marqués en termes de peuplement (la densité moyenne étant de 13 habitants/km²), de ressources et d’aménagement du territoire18. Deux ensembles juxtaposés se distinguent. Au Nord, le Sahara, espace vide, animé par des circulations anciennes. Les trois régions septentrionales de Tombouctou, Gao et Kidal représentent les 2/3 du territoire national (800 000 km²) et environ 10 % de la population19. Au Sud, le Sahel, plus peuplé, structuré autour des vallées alluviales et caractérisé par un peuplement agricole stable.

En 1964, lors de la Conférence de l’Organisation de l’unité africaine, ces États sahélo-sahariens ont, d’une part, validé le principe de l’intangibilité des frontières héritées de la colonisation20. Le Mali se trouve ainsi confronté au problème de l’homogénéisation que doit imposer la forme politique de l’État-Nation, une création conceptuelle de l’Europe du XIXe siècle. À l’indépendance du Mali, le départ des Français et l’instauration du nouvel État du Mali déstabilisèrent les chefferies touareg. Tout ce qu’a apporté l’indépendance du Mali les rebute: la mise en place d’une administration dont les représentants appartiennent aux ethnies du Sud, l’incompréhension du régime socialiste face au système féodal en vigueur dans les zones nomades et la désorganisation du régime économique pastoral ont entraîné leur brutale

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En définitive, six régions sont créées dans le cadre de la loi du 7 juin 1960 sur la réorganisation territoriale, qualifiées de «régions économiques»: Kayes, Bamako, Sikasso, Ségou, Mopti, Gao. Ce système mis en place dans les premières années d’indépendance a perduré sous la deuxième République. Cette architecture tripartite est renforcée durant la dictature militaire (1968-1991) avec pour seule modification la création de deux régions supplémentaires dans le Nord: celle de Tombouctou (1977) et celle de Kidal (1989). Voir: ibidem.

17 A. Boukari-Yabara, op.cit., p. 24. 18 H. Coulibaly, S. Lima, op.cit. 19 Ibidem.

20

Sans vouloir mettre en cause dans quelle mesure s’affirme l’existence, en 2009, des 53 États africains, l’Organisation de l’unité africaine (OUA) créée en 1963, devenue Union africaine (UA) en 2001, avait confirmé en son temps, dans sa charte, le principe de l’intangibilité des frontières issues de la colonisation. Voir H. Paris, La démocratie en Afrique Subsaharienne, “Géostratégiques”, 10/2009, n. 25, p. 96 (disponible sur: www. strategicsinternational.com/25_07.pdf).

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marginalisation21. Le principe de la construction d’une citoyenneté désincarnée n’a pu fonctionner surtout avec les conséquences de la déstructuration socio-économique consécutive aux nouvelles frontières artificielles. En effet, cet état, a, depuis le début péché par l’incapacité d’instaurer un modèle socio-économique capable d’une gestion rationnelle des différences et d’une réponse adéquate aux demandes différenciées des multiples composantes de la population malienne. Dans la manière dont les frontières ont été dessinées, les États africains n’avaient donc pas pris en compte la question de la gestion des populations dans leur diversité et leurs différentes réalités socio-politiques.

Au moment de l’indépendance du Mali en 1960, les Touaregs du Nord, qui s’étaient structurellement éloignés des lieux institutionnels du nouveau pouvoir, ont espéré une solution séparatiste à leur refus de se voir intégrés dans une entité indépendante gouvernée à Bamako: l’Organisation commune des régions sahariennes (OCRS). Il est reconnu que la perspective de décolonisation française en Afrique a été marquée par le débat sur la possession des régions sahariennes22. Avant la découverte des hydrocarbures, à la fin des années 1950, le Sahara central ne présentait pas d’autre intérêt que sa position stratégique à la charnière des trois composantes de l’empire colonial africain de la France (Afrique du Nord, Afrique Occidentale Française et Afrique Équatoriale Française). Aussi, en dépit de la soumission et de la fidélité des tribus, l’investissement colonial (infrastructures, santé, éducation, notamment) en zone touarègue fut très limité, ce qui n’améliora guère la vie quotidienne des populations nomades. À partir de 1954, avec la découverte d'importants gisements de gaz puis de pétrole, le Sahara devint un enjeu politique et économique majeur pour la France qui, en pleine guerre d'Algérie, créa l'Organisation commune des régions sahariennes (OCRS), première étape de la constitution d’un futur État saharien, par la loi n. 57-27 du 10 janvier 195723. Cela est alors perçu comme une menace pour l’intégrité territoriale et ethnique de l’Algérie, du Soudan, du Niger et du Tchad, les zones concernées

21 T. Perret, op.cit., p.78. 22

M. Djibo, Rébellion touarègue et question saharienne au Niger , “Autrepart”, 2002, n. 23, p. 140 (disponible sur: http://horizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_7/autrepart1/010030247.pdf).

23 L’article 2 de cette loi indique que la nouvelle entité englobe les deux départements du sud algérien (de la

Saoura et des Oasis), les cercles de Goundam, Gao et Tombouctou au Soudan, ceux de Tahoua et Agadez au Niger et les régions du Borkou, Ennedi et Tibesti au Tchad ; il est prévu en outre que la Mauritanie adhère dans sa totalité à l’organisation. Chacun des territoires ainsi concernés se trouve partagé en deux zones dont l’une est soumise à un régime spécial relevant directement de Paris, l’article 10 de la même loi faisant du délégué général de l’OCRS « le représentant du gouvernement [français] dont il reçoit les instructions ». Pour mieux gérer la nouvelle entité, un ministère du Sahara est créé, au sein du Gouvernement français, dès le 21 juin 1957, pour être confié au délégué général de l’OCRS, confirmant ainsi le caractère politique de l’organisation saharienne. Voir ivi, pp. 141-145. Voir également . A. Bourgeot, Sahara: espace géostratégique et enjeux politiques (Niger), “Autrepart”, 2000, n. 16, pp. 21- 48 (disponible sur: http://horizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_ textes/pleins_ textes_7/autrepart/010023773.pdf).

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étant essentiellement peuplées par des Touaregs (pour l’Algérie, le Soudan et le Niger) et des Toubous (pour le Niger et le Tchad). Dans les cas du Niger et du Soudan, ces populations sont nettement distinctes des Noirs habitant le Sud, ce qui semble annoncer une dissociation ethnique entre Noirs du Sud et «Blancs» du Nord. Les représentants soudanais s’élevèrent contre un plan machiavélique qui pouvait amputer l’État à venir des cercles de Tombouctou et de Gao. De surcroît, l’esprit qui a présidé à l’élaboration de l’OCRS dévoile une conception ethnique du territoire dont un des objectifs était de créer une barrière politique définissant une «chasse gardée française» susceptible d’éviter des contacts entre une Algérie qui avait engagé une guerre pour acquérir son indépendance et une Afrique noire traversée par l’opinion des leaders indépendantistes24. Cette barrière ethnico-politique pouvait se dresser en jouant sur une série d’oppositions classiques telles que nomades et sédentaires, Touaregs/Arabes, Touaregs/populations noires et bien sûr Blancs/Noirs. À l’évidence, cette conception ethnico-territoriale, voire cette «arme ethnique» utilisée par les services français, ne pouvait qu’exacerber les relations interethniques déjà tendues25

. Ces oppositions furent habilement et facilement utilisées par des services de la puissance coloniale. Il était donc aisé de dresser les «populations blanches», notamment les Touaregs, contre les pouvoirs émergents, d’autant qu’elles avaient été sensiblement marginalisées à l’époque coloniale. Territorialement, ce projet fut le seul cohérent pour les Touaregs: dès 1957, ils adressent au président Charles de Gaulle des pétitions et des lettres ouvertes signées par les «Touaregs et leurs assimilés», mais aucune réponse ne parviendra à ces lettres26. Ce projet semblait créer à leurs yeux un lieu plus propice au maintien de leur indépendance vis-à-vis du Sud. L’OCRS ne survécut guère aux indépendances en Afrique noire et à d’incessantes modifications législatives, pour être définitivement enterrée à l’indépendance de l’Algérie.

Dans la zone sahélo-saharienne, plus particulièrement, d’immenses étendues territoriales en déshérence, couplées aux traditions de nomadisme et aux dynamiques transfrontalières des populations, rendent particulièrement complexe la gestion de la souveraineté. La géopolitique interne de nombre d’États de la sous-région traduit le plus souvent une opposition entre un «centre» hégémonique et des «périphéries» relativement marginalisées qui revendiquent une redistribution du pouvoir et des ressources du pays. Après les indépendances, les nouvelles frontières étatiques qui traversent l'espace touareg se rigidifient et asphyxient la vie

24 A. Bourgeot, op.cit. p. 39. 25 Ivi, p. 40.

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touarègue27. Accusés d’avoir été des partisans de la colonisation, sous-scolarisés, ils se trouvèrent exclus des réseaux de pouvoir, tant politique qu’économique, ce qui pérennisa leur marginalisation. L’éloignement des centres de décision, l’insuffisance des infrastructures, l’absence dans les circuits économiques réorganisés, l’exclusion de l’exercice du pouvoir et le désintérêt de l’État malien entretinrent la marginalisation. De plus, ces catégories nomades ne s’accommodant pas de frontières «artificielles» se trouvent sur aire de peuplement s’étendant au-delà des limites formelles de l’État. Ce facteur de dissémination sur plusieurs États voisins n’a pas été pris en compte dans le processus de la mise en place de l’administration centrale du Mali indépendant. En effet, cet état, a, depuis le début, péché par l’incapacité d’instaurer un modèle socio-économique capable d’une gestion rationnelle des différences et d’une réponse adéquate aux demandes différenciées des multiples composantes de la population malienne. Le nouveau pouvoir de Bamako dépêcha ses troupes vers les frontières du nord pour s'assurer de l'évacuation effective de ces régions par les militaires français. À l'égard des populations touarègues, les soldats maliens firent état d'une autre attitude que leurs prédécesseurs français: dès leur arrivée, les nouveaux «conquérants» réquisitionnèrent les chameaux, violèrent et pillèrent28.

Le premier contact violent entre un groupe touareg et un État-nation né de la décolonisation est intervenu suite au déclanchement, dans l’Adagh, d’une première rébellion touarègue de 1963-1964 soit trois ans seulement après l’indépendance du Mali, en 1960. Des Kel Adagh et des Kel Ansar prirent les armes contre les méthodes d’administration mises en oeuvre par les fonctionnaires et les militaires envoyés du Sud par Bamako. Peu préparée, la révolte se concentra sur Kidal et le Nord de son arrière-pays, les Touaregs de Ménaka et de Tombouctou restant à l’écart du mouvement29

. L'armée malienne entra en action contre les populations du Nord. La répression fut impitoyable. Au même moment, le président Modibo Keita assurait la victoire sur le plan politique et diplomatique. Fort de son succès personnel dans la réconciliation entre l'Algérie et le Maroc après des incidents frontaliers, le chef d'État malien obtint de ces deux pays leur appui dans la constitution d'un front commun anti-touareg30.

27 Il n’y a rien de plus arbitraires et de plus artificielles que ces frontières étatiques provenant d’un accord entre

colonisateurs européens lors du Congrès de Berlin, en 1885, après un an de négociations longues et ardues. Le tracé des frontières africaines répond au souci des colonisateurs de concrétiser leurs zones de possession et d’influence. Ces frontières ainsi définies, ignorent l’histoire de l’Afrique, en faisant débuter son existence politique avec la colonisation au XIXe siècle. Il en résulte que les frontières étatiques des États subsahariens sont totalement artificielles et délimitent des États au mépris de toute définition. Voir H. Paris, op.cit., p. 96.

28 M. Dayak, Touareg, la tragédie, Paris, Lattès, 1992, p. 64.

29 E. Grégoire, Islamistes et rebelles touaregs maliens: alliances, rivalités et ruptures, “EchoGéo [En ligne]”, 03

juillet 2013 (disponible sur: https://echogeo.revues.org/13466).

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Auprès des gouvernements d'Alger et de Rabat, Keita décrivit les Touaregs comme des «nostalgiques de la colonisation»31. Personne ne tenta d'arrêter le massacre ni même ne revendiqua l'honneur de le dénoncer. Le mouvement ne rencontra aucune solidarité du côte de l’Algérie, où on laissa le «frère socialiste» Modibo Keita réprimer sans mesure32

. Les quelques rares chefs touaregs qui essayèrent de fuir vers l'Algérie furent livrés au gouvernement malien par le président Ben Bella33. La logique de l’État-nation justifia l’écrasement de la rébellion et les revendications des mouvements seront partout rejetées au nom de leur caractère «anticonstitutionnel»34. La répression fit de nombreuses victimes parmi les Kel Adagh mais aussi d’autres Touaregs, condamnant beaucoup d’entre eux à l’exil pour se soustraire aux massacres de l’armée malienne.

Les Kel Adagh se retrouvent appauvris, une grande partie de leurs troupeaux ayant été détruits par l’armée et vaincus. Ils ont subi une répression impitoyable par une armée mal à l’aise dans ce pays lointain. La région de Kidal resta une zone dangereuse, interdite aux touristes. Les fonctionnaires maliens qui sont nommés dans la région se considèrent comme punis, en exil. En effet,sous le régime de Moussa Traoré, les autorités mirent en place une zone militarisée qui contribua à stigmatiser les populations du Nord. Les investissements de l'État sont réduits au financement d'infrastructures liées au contrôle militaire de la population et à la couverture d'une administration fiscale. Aucun projet politique de développement national tenant compte des besoins économiques et sociaux des populations du Nord n'est discuté. Cette région est soumise à une brutale et lourde administration militaire, elle a même été quasiment interdite aux étrangers jusqu'à la rébellion touarègue de 1990.

L’option éradicatrice, choisie par l’armée à l’encontre de la rébellion, n’a pas laissé place à une paix négociée qui aurait permis de désamorcer la crise et d’installer un climat de confiance entre les autorités et la population. Les pratiques de terreur, instaurées pendant la colonisation pour décourager tout soutien de la population aux mouvements de résistance, ont été reconduites par les troupes du Mali indépendant. La violence de la répression ne permit pas de désamorcer la crise ni surtout d’instaurer un climat de dialogue entre les deux parties, d’autant plus que la paix ne fut pas négociée, mais imposée comme le résultat d’un rapport de

31 Ivi, p. 65.

32 Pour l'Algérie, l'enjeu sous-jacent est l'extraction du pétrole et du gaz, dont les réserves les plus importantes se

trouvent sur le territoire touareg du côté algérien et libyen. L'objectif est d'interrompre les liens entre Touaregs du Sud et du Nord. C'est dans ce contexte que l'Algérie interdit les caravanes et les mouvements pastoraux transfrontaliers en 1963. Voir M. Galy, B. Badie (dir.), op.cit., p. 135.

33 M. Dayak, op.cit., p. 65. 34

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force défavorable aux Kel Adagh35. Dans cette ambiance de méfiance réciproque, l’État est mis en cause pour expliquer toutes les crises et les catastrophes (sécheresses, épidémies, famines, etc.) qui s’abattaient sur la région. Lorsque, dans les années 1970, les séries de sécheresse frappèrent la région sahélienne dont le Mali, les populations des zones les plus exposées à ce fléau se considérèrent comme marginalisées et non assistées par l’État central.

Beaucoup de ceux qui, au début de l'indépendance, avaient réussi à échapper à la rage des militaires et des administrateurs succombèrent aux sécheresses des années 1970 et 1980. La sécheresse du début des années 1970 inaugura un nouveau chapitre dans l'histoire touarègue: pour laisser ce qui restait comme nourriture aux enfants, femmes et vieillards, les hommes jeunes se résolurent à partir en exil. Ils partirent vers le Nord, parfois pour l'Algérie, mais principalement en Libye.

2- Exil et résistance: les Ishumar et la deuxième rébellion

Déclenchée par de petits groupes faiblement armés, la rébellion touarègue de 1962-1964 a été durement réprimée par l’armée malienne, avec le concours de l’Algérie de Ben Bella36. Le territoire du Nord resta sous surveillance militaire, tandis que la situation des Touaregs ne progressa guère, si l’on excepte une faible scolarisation, durant la décennie suivante. Elle se dégrada au contraire à partir de 1970 avec la période des grandes sécheresses au Sahel. À partir de 1969 une sécheresse s'installa sur toute la zone sahélienne et les années 1972 et 1973 connurent des déficits pluviométriques records. La chute brutale des ressources fourragères provoque la mort de beaucoup d’animaux et oblige beaucoup de Touareg à quitter leur pays.

De nombreux experts se sont penchés sur les particularités de la zone sahélienne pour appréhender la nature des crises alimentaires qui la frappent régulièrement. Nombre d’économies de la sous-région ouest-africaine restent des économies à dominantes agricoles, ou des économies de rente, peu diversifiées. Globalement, les années déficitaires en termes de production agricole l'emportent sur les périodes excédentaires. Ces déficits ont des causes conjoncturelles: les sécheresses, qui reviennent en moyenne tous les quatre à cinq ans, mais également les inondations ou les invasions de criquets. Ils ont aussi des causes structurelles

35 E. Grégoire, op.cit. 36

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liées à un niveau de pauvreté élevé, à la dégradation de la fertilité des terres et à des gouvernements souvent dépassés par cet enjeu alimentaire. Le dernier quart du XXe siècle a mis en exergue l'extrême fragilité du milieu sahélien confronté à une crise écologique sans précédent. Le phénomène de désertification y est particulièrement actif, en raison des caractéristiques écologiques, de l'exploitation, voire de la surexploitation du milieu37.

Les pays sahéliens sont ainsi confrontés à une déficience de leur système de production (agricole et pastoral), mais aussi à une faible efficacité de leurs stratégies d'adaptation. Au Nord-Mali, depuis la grande sécheresse de 1972-1974, la répétition de ces crises a accéléré l’appauvrissement des populations pastorales et leur sédentarisation. Peu d’opportunités s’offrent dans ce contexte à une jeunesse désoeuvrée, plus facilement tentée de rejoindre les groupes armés. Cette situation d’appauvrissement a alimenté chez certains un sentiment de marginalisation et d’abandon de la part de l'État. Une méfiance réciproque et durable s’instaura alors entre les Touaregs et les populations nomades dans leur ensemble et l’État malien: à chaque épreuve traversée par la communauté (sécheresses et famines de 1973-1974 puis de 1984-1985, pertes de bétail, épidémies, etc.), celui-ci était accusé d’incurie et ses agents de corruption et de détournement de l’aide. Les revendications indépendantistes invoquent la faiblesse des investissements publics dans le septentrion malien ainsi que les inégalités de développement entre le Sud et le Nord du pays. Au même titre que le Niger ou le Tchad, le Mali n’a que très peu investi dans son Nord -à commencer par la route- contrairement aux pays maghrébins ; en passant par l’éducation et la santé. Les moindres mouvements transfrontaliers furent surveillés et durement réprimés. Les arrestations arbitraires, les tortures, les emprisonnements sans jugement s'intensifièrent. C'est dans ces années sombres que les jeunes gens qui circulaient clandestinement entre les frontières à la recherche d'un travail dans les chantiers pétroliers algériens ou libyens, commencèrent à s'organiser.

La sécheresse entraîna des graves famines qui poussèrent des familles entières sur les chemins de l'exil, vers l'Algérie et la Libye, où elles trouvèrent refuge. Les routes de l’exil ont créé un Sahara internationalisé traversé de réseaux d’agents économiques et d’intermédiaires. Cette zone, qui comprend le Sud algérien, le Nord du Mali, le Nord du Niger et le Sud de la Libye,

37 La désertification est une dynamique complexe, désignant «la dégradation des terres dans les zones arides,

semi-arides et sub-humides sèches par suite de divers facteurs, parmi lesquels les variations climatiques et les activités humaines». Il s'agit donc non d'un état, mais d'un processus complexe résultant d'interaction entre les sociétés, les milieux et le climat et qui est perçu en termes de perte, de dégradation, d'érosion, mettant en péril les écosystèmes et les systèmes sociaux. Voir A. Boureima, D. Lawali (eds.), Sahel entre crises et espoirs, Paris, L’Harmattan, 2014, p. 151.

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recoupe l’aire d’influence touarègue traditionnelle des réseaux caravaniers. Les liens familiaux transfrontaliers préexistant aux indépendances (Ifoghas au Niger et au Mali, Adagh au Mali et en Algérie, Touaregs du Mali et du Niger en Libye) ont été renforcés par ces migrations. La faiblesse de l’économie malienne38sur fond de croissance de l’industrie pétrolière en Libye, explique que de nombreux migrants aient choisi de chercher à profiter des perspectives d’emploi proposées par le voisin du Nord.

À Tripoli les dirigeants touaregs en exil ont bénéficié de moyens matériels et médiatiques pour entretenir des réseaux auprès des communautés touarègues de leur pays d’origine, ce qui a contribué à attirer en Libye une nouvelle génération de migrants politisés, originaires du Mali et du Niger. Cette génération, dont les premiers mouvements vers la Libye ont été initiés dans les années 1970, est connue sous le nom d’Ishumar, déformation du mot «chômeurs». Exilés de misère, ils ont accepté d'apprendre des métiers manuels (mécanicien, chauffeur, maçon, électricien...).

Les Ishumar, émigrés économiques, sont aussi des exilés politiques et culturels: le groupe des Ishumar a rapidement constitué la principale forme organisée du militantisme touareg en Libye, se détachant progressivement des première figures politiques touarègues de l’exil. La politique étrangère de la Libye, fondée sur une rhétorique panislamiste et anticolonialiste, était certes à même d’attirer les Touaregs en exil du Niger et du Mali, en particulier ceux qui, chez ces derniers, avaient vu leur communauté réprimée brutalement après la rébellion de l’Adagh, en 196339

. Le sens profond de la politique saharo-sahélienne conduite par le colonel Kadhafi s'expliquait par ses origines. Sa tribu, les Khadafa ou Gueddafa, dont le coeur est la ville de Sabha, est certes numériquement peu importante, cependant, elle occupe un espace stratégique à la jonction de la Tripolitaine et de la Cyrénaïque, mais d'abord à la verticale reliant la méditerranée au coeur du Sahara, de Syrte à Mourzouk. Cette tribu chamelière engagée dans le commerce à longue distance était traditionnellement en relation avec les Toubou40 et les Touaregs, ce qui explique les alliances du régime Kadhafi et son attirance pour le sud saharien et sahélien41.

38 Une société où 80% de la population et de l'économie sont rurales et, peut-être, 5 à 10% seulement arrivent à

manger correctement par jour et dans l'année (source: H.B. Sangho, op.cit., p. 11). Voir également A. Boukari-Yabara, op.cit., pp. 81-93.

39

L.-A. Ammour, G. Berghezan (eds.), Sahel: éclairer le passé pour mieux dessiner l'avenir, Bruxelles, “Groupe de recherche et d'information sur la paix et la sécurité (GRIP)”, 2013, n. 305-306, p. 23 (disponible sur: www.geopolisud consult.com/papers/GRIP_SAHEL_Aout2013.pdf).

40 Les Toubous constituent une population pratiquant le pastoralisme et le nomadisme dans le Sahara oriental.

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En 1980, le colonel Kadhafi ouvra ses camps de formation militaire aux Touaregs42. De nombreux jeunes gens venant des États sahéliens s'y engagèrent, pour acquérir le savoir militaire moderne qui leur permettra un jour de libérer leur pays. Les formations militaires ont surtout eu lieu dans les camps à Tripoli. Quelques milliers de Touaregs ont été ainsi enrôlés dans l'armée libyenne, qui n'a pas hésité à leur offrir quelques galons, essentiellement au service du colonel Kadhafi et de ses fils43. Les Ishumar formés par l’armée libyenne ont rapidement construit leurs propres objectifs politiques à l’écart de l’influence de Kadhafi, qu’ils soupçonnaient de vouloir les instrumentaliser. Ils suivirent l'entrainement de l'armée libyenne dans un but précis: acquérir toute l'expérience militaire nécessaire au renversement des régimes malien et nigérien. Les Ishumar se rassemblèrent autour de leur appartenance ethnique commune, de leurs problèmes partagés et d’un itinéraire de vie semblable. Ils développèrent alors une conscience politique qui les conduisit à formuler des revendications d’intégration et à s’organiser pour défendre cellesci, tant sur le terrain politique que les armes à la main. Les conditions de précarité dans lesquelles vivaient ces réfugiés étaient perçues par eux comme une conséquence de leur exil dont le gouvernement de Bamako se serait rendu responsable. Des idées circulaient et une nouvelle organisation politique vit le jour. Ainsi, ce sentiment contribua à cristalliser le projet politique de la deuxième rébellion.

On aurait pu rappeler que depuis les années 1960 les nomades n’avaient cessé d’être déconnectés des changements politiques contemporains en Afrique. Hostiles au processus d’indépendance dans lequel ils n’avaient pas été impliqués, ils vivaient depuis lors dans une arythmie dont on pouvait se douter qu’elle ne serait pas à leur avantage44

. Pendant trop longtemps, des milliers de nomades n’avaient été que des migrants sans perspective, ballottés d’une frontière à l’autre. Le mouvement de 1990 avait donné l’illusion d’une révolte unitaire du monde touareg, envisagé pour la première fois comme une entité homogène sous les couleurs de l’Azawad, une région au nord de Tombouctou devenue le creuset symbolique d’une unité sans véritable référence identitaire, ni au plan géographique ni au plan historique45.

exemple C. Baroin, Anarchie et Cohésion sociale chez les Toubou, Paris, Cambridge University Press / Éditions de la Maison des sciences de l'homme, 1985.

41 Y. Plantade, La nouvelle géopolitique post-Kadhafi explique les problèmes actuels au Mali, “Le Monde”, 12

mars 2012 (disponible sur: http://www.lemonde.fr/afrique/article/2012/03/12/ la-nouvelle-geopolitique-post-kadhafi-explique-les-problemes-actuels-au-mali_1652756_3212.html).

42 M. Galy, B. Badie (dir.), op.cit., p. 136.

43 S. Daniel, Les mafias du Mali Trafics et terrorisme au Sahel, Paris, Descartes&Cie, 2014, p. 261. 44 T. Perret, op.cit., p. 79.

45

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60

En janvier 1990, l'Algérie, qui était en pleine crise économique et politique, expulsa plus de vingt mille Touaregs vers le Mali et le Niger46. Ils rejoignent des Touaregs expulsés de Libye en 1989. Parmi eux, des groupes de déserteurs et de paramilitaires expérimentés et armés, avec une formation idéologique solide, se formèrent et déclarèrent officiellement leur objectif de libérer le territoire de l'Azawad. Ces groupes prirent le nom de Mouvement populaire de l'Azawad (MPA), du Front islamique de l'Azawad (FIA) et de l'Armée révolutionnaire de Libération de l'Azawad (ARLA), réunis sous la bannière du Front unifié pour la Défense de l'Azawad (FUDA), puis des Mouvements et Fronts unifiés de l'Azawad (MFUA) et enfin en 1992 du Front pour la Libération de l'Azawad (FLA)47. En 1990, la rébellion prit de l'ampleur au Mali et au Niger. Ainsi, le 29 juin 1990, les hommes du MPA sous l'autorité d'Iyad Ag Ghali attaquèrent la prison de Ménaka, à 300 kilomèttres à l'est de Gao, pour libérer des rebelles maliens48. Les Ishumar constituaient le gros des combattants. Militairement bien formés, dotés d’armes modernes et de véhicules et connaissant parfaitement le terrain, ils infligèrent des pertes à l’armée malienne qui n’avait plus sa suprématie passée.

Après six mois de guérilla au cours desquels l’armée nationale fut mise en difficulté, le régime de Moussa Traoré, alerté, prit la mesure du rapport de force et décida de négocier. De plus, le général Moussa Traoré était affaibli par les multiples mouvements politiques et sociaux qui exigeaient son départ. La fragilité de l’État a notamment été accentuée par les politiques d’ajustements structurels imposées par le FMI et la Banque mondiale au cours des années 198049. Ces mesures d’austérité et de rigueur comptable, recommandant notamment une baisse drastique des dépenses publiques, ont retiré à la plupart des appareils gouvernementaux les moyens de mener de véritables politiques publiques ainsi que leur capacité de redistribution. Cette carence dans la gestion politique et socio-économique du territoire est une source d’instabilité et un facteur de fragmentation de l’espace national.Il en résulte dans bien des cas une rupture du monopole de la «violence légitime»50, alimentée par une démultiplication d’acteurs concurrents à l’État: groupes armés, milices, réseaux criminels régionaux ou internationaux, etc.

46 A. Boukari-Yabara, op.cit., p. 71. 47 Ibidem.

48

Ibidem.

49 Voir notamment I. Gassama, Les politiques d'ajustement structurelles et leurs conséquences sur les crises

sociales en Afrique, “Center blog”, 4 avril 2008 (disponible sur: http://ibrahimagassama.centerblog.net/ 4517626-Les-politiques-d-ajustement-structurelles-et-leurs-consequences-sur-les-crises-sociales-en-Afrique).

50

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61

La réunion de Djanet en novembre 1990 pose les deux thèses: l'État malien peut tout négocier sauf l'intégrité du territoire, tandis que les Touaregs refusent de renoncer à leur projet d'indépendance. Acculé, 6 janvier 1991, Moussa Traoré signa, sous l’égide de l’Algérie, avec Iyad ag Ghali, responsable du MPA, les Accords de paix de Tamanrasset. Ces accords prévoyaient un cessez-le-feu immédiat, une démilitarisation progressive, une intégration des revendications politiques des rebelles dans le cadre d'une décentralisation des pouvoirs de l'État, et la mise en place d'une politique de développement économique dans le Nord51. La perception croisée des accords de Tamanrasset montre que les rebelles considéraient les accords comme un droit à l'autonomie tandis que le gouvernement insiste sur la décentralisation tout en reconnaissant ne pas en avoir les moyens financiers. Ces accords accordaient aux Touaregs l’autonomie interne et de multiples avantages, à travers un statut particulier pour les régions du Nord-Mali qui ne remettait toutefois pas en cause l’unité nationale. Sur le terrain, la difficulté de mettre enœuvre les Accords de Tamanrasset venait de l’insécurité persistante, notamment dans la boucle du Niger, théâtre de combats. Les Accords de paix ne furent jamais appliqués en raison de l’éclatement du MPA en plusieurs fronts: si les Ishumar étaient unis en Libye, quelles que soit leurs fractions d’origine, leurs divisions réapparurent lors du retour au pays. Soudés dans la lutte, la rébellion se scinda en 1991 en de multiples mouvements qui avaient des bases tribales. Ces divisions traduisaient l’échec de son projet politique. Il convient de souligner, à cet égard, que la question touarègue n'est pas uniquement communautaire, elle est en partie tribale, car chaque tribu a une spécificité propre du fait que les distances sont grandes entre les groupes et que chacun doit se plier à son environnement et à ses propres capacités d'y survivre. Les mouvements touaregs se multiplient et il est de plus en plus difficile de négocier avec les rebelles, car il existe bien souvent une tendance qui refuse de se réunir autour d’une table, ce qui rend ainsi caduc tout accord. Sur le front, des groupes rebelles rejetant le principe des négociations quittèrent le MFUA. La rébellion qui était confinée dans le Nord-Est du pays, dans les arrondissements de Ménaka et de Kidal, s'étendit à tout le Nord, de la frontière nigérienne à la frontière mauritanienne. Cette instabilité se prolongea jusqu’à la signature du Pacte national.

La chute de Moussa Traoré en mars 1991, donnait l’espoir d’un règlement rapide du «problème touareg». À l'été 1991, la Conférence nationale préconisa des relations de confiance avec les rebelles, des garanties solides et un désarmement avant des négociations52.

51 A. Boukari-Yabara, op.cit., p. 72. 52

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Le 11 avril 1992 les autorités et la rébellion signèrent un Pacte de réconciliation nationale53. Le pacte national a été signé à Bamako entre le gouvernement et le bureau de coordination des mouvements et fronts unifiés de 1’Azaouad à la suite de négociations menées à Alger sous la médiation de l’Algérie. Le Pacte prévoyait d'intégrer les Touaregs dans l'armée régulière et dans l'administration, et il reprit notamment la conclusion du rapport Pisani-Baba Miské54. Il accordait un statut particulier au Nord, avec la mise en place de la décentralisation. Le Pacte National, véritable pierre fondatrice de la décentralisation, permettra quant à lui de passer à une autre étape dans la politique de découpage de l’État avec la communalisation du territoire national assortie, cette fois, d’un partage du pouvoir au niveau local55

. Comportant des lourdeurs administratives et un coût élevé alors que l’État malien était désargenté, celle-ci n’a pas produit les effets escomptés, malgré l’organisation de premières élections communales en 199956. L’adhésion, par les mouvements et fronts politico-militaires touaregs, au Pacte national et au programme d’intégration impliquait en même temps leur abandon de la dimension politique et géographique de l’«Azawad»57 et son remplacement par celle de la république du Mali. Autrement dit, l’abandon de toute revendication secessioniste. Quatre ans plus tard, le 27 mars 1996, tous les fronts déposèrent les armes et les brûlèrent dans un impressionnant brasier (la Flamme de la paix).

53 Ibidem.

54 Le rapport, produit par la personnalité française Edgar Pisani et le sage mauritanien Ahmed Baba Miské,

estime que les revendications des communautés nomades touaregs ne sont pas spécifiques au Mali, et qu'en l'espèce, le problème déborde des frontières de l'État-nation malien. Le rapport souligne «qu'il y a quatre solutions dont l'une est à rejeter a priori, dont les deux autres sont difficiles et dont la quatrième est la seule praticable: il y a ce que, d'une façon ou d'une autre, on pourrait appeler l'étouffement ; il y a l'émigration ; il y a l'indépendance des tribus et des territoires nomades ; et il y a l'unité dans la diversité». Par conséquent, sa résolution passe également par une réflexion sur la dimension historique et raciale des relations entre le Nord et le Sud ; mettre en place les institutions politico-administratives et militaires capables de stabiliser cet acquis ; définir un projet de développement économique, social, culturel dont le succès démontrera la validité de la démarche entreprise. Source: ivi, p. 73.

55

Car si ce niveau a été le plus remanié depuis l’indépendance, la perspective de transformer l’espace local en territoires de participation et de développement a toujours été repoussée depuis 1960 alors que la décentralisation était bel et bien inscrite dans la Constitution du 22 septembre 1960. La décentralisation est restée lettre morte jusqu’en 1992, même si pendant plus de trente ans, l’injonction décentralisatrice a accompagné les différentes étapes de la réorganisation territoriale dans la promotion des collectivités. En 1991, après la chute de la dictature militaire, la décentralisation fait partie des espoirs du peuple malien. Cependant, ce sont bien les tentatives sécessionnistes au Nord qui ont accéléré la mise en œuvre de la réforme. Au-delà de la réorganisation régionale conclue dans le Pacte National, le principe fondamental affirmé dans cet accord est la reconnaissance de la légitimité des structures locales. La négociation inédite qui a prévalu entre l’État et les rebelles touaregs a permis la recherche d’un équilibre entre les droits et devoirs des collectivités locales et ceux de l’État. Voir H. Coulibaly, S. Lima, op.cit.

56

E. Grégoire, op.cit.

57 L'Azawad est un espace sahélien qui s'étend sur les régions de Gao, Tombouctou et Kidal. Peuplé par des

groupes de nomades touaregs et maures qui aspirent à l'autonomie avant meme l'indépendance du Mali. Ce plateau désertique est devenu le nom de l'État revendiqué par les mouvements de libération touaregs. Voir A. Boukari-Yabara, op.cit., p. 25.

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Un grand espoir est né de cet accord et de l’élection à la présidence de la République d’Alpha Oumar Konaré: cet espoir cependant reste suspendu à la ferme application des termes du Pacte. Les accords qui prévoyaient une relative autonomie régionale (et notamment une redistribution plus transparente et démocratique des ressources), ainsi qu'une meilleure intégration des Touaregs à la «nation», ne seront appliqués que très partiellement. Au début des années 2000, on pouvait croire pourtant que l’agitation des populations arabes et surtout touarègues du Nord se résorbait peu à peu, après une série de faux rendez-vous et de promesses peu tenues sur le développement de ces régions. Les demandes démocratiques, comme nous l'avons vu dans le premier chapitre, n’ont pas contribué partout à la pérennisation d’une gouvernance au service des populations. Alors que le Nord-Mali était déjà marginalisé économiquement et politiquement, les terribles sécheresses ont créé aussi un vivier de main-d'œuvre pour toutes les activités, licites ou illicites. Ces tensions se sont aiguisées quand, à partir de la fin des années 1990, les trafics divers (contrebande, migrants, armes, drogues...) ont acquis une ampleur inédite dans cet espace. En l’absence de pratiques démocratiques crédibles, les contradictions et les oppositions sociales dérivent dans certains cas vers un antagonisme violent, voire armé. En effet, malgré des gros efforts en matière de développement et d'intégration des ex-combattants dans les corps de sécurité, l'application du Pacte national n'a pas convaincu certains leaders de la rébellion, qui reprochèrent au pouvoir de Bamako son laxisme dans sa traduction sur le terrain.

Le 10 avril 2006, à Tombouctou, Kadhafi annonce la création de la Ligue populaire et sociale des tribus du Grand Sahara, dont l'objectif est de réunir le Sahara en un seul grand État58. Le 23 mai 2006, plusieurs chefs militaires touaregs déserteurs attaquent des bâtiments officiels dans le Nord, et forment l'Alliance démocratique du 23 mai pour le Changement59. Dans le même temps, l’évolution de la situation sécuritaire du sud de l’Algérie et du Nord-Mali au cours des années 2000 a été marquée par l’implantation de trafics internationaux et de groupes armés dans la zone (et en particulier l’installation d’AQMI, comme nous allons le voir dans le prochain chapitre). Cette nouvelle donne et la menace qu’elle représentait pour la stabilité du pays obligèrent les autorités maliennes à résoudre rapidement la crise en s’appuyant de nouveau sur la médiation algérienne.

En juillet 2006, l'État signa avec leur chef, Ibrahim Ag Bahanda, les Accords d'Alger, qui donnent des concessions économiques et politiques aux rebelles du Nord. Ces accords

58 Ivi, p. 74. 59

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d’Alger comme les précédents accords tardèrent à se concrétiser. Quant aux opérations de développement, elles furent insuffisantes pour relancer l’économie régionale et créer des emplois. Aussi Ibrahim ag Bahanga de la tribu des Kel Adagh fonda-t-il ,en 2008, l’Alliance des Touaregs du Nord-Mali pour le changement (ATNMC) dénonçant une nouvelle fois les carences de l’État malien. Même si les opérations militaires furent réduites, l’ATNMC reposa le problème du rapport des Touaregs à l’État central60

. Des troubles plus graves survinrent entre 2006 et 2009, sans que Bamako ne pût et/ou ne voulût apporter les réponses de fond qui auraient convenu. La création du Mouvement national de libération de l’Azawad MNLA, à l’automne 2011, se situe dans la continuité de cette insatisfaction, de ces protestations et du caractère marginal de ces organisations.

3- De la “question touarègue” au problème du Nord-Mali

Les systèmes de conflits ouest-africains s’appuient sur un contexte de pauvreté et de chômage de masse, notamment des jeunes, qui favorise l’enrôlement dans les milices, groupes armés et autres réseaux criminels. Les facteurs économiques jouent un rôle déterminant, à la fois comme enjeux, vecteurs et sources de financement des conflits. Nombre de conflits nés de griefs politiques au départ se sont mués en conflits liés au contrôle des richesses et des ressources (les narcodollars dans l’espace sahélo-saharien, l’accès aux ressources rares comme la terre ou l’eau dans le pourtour sahélien, ect.). Au Mali, troisième producteur d'or en Afrique, une personne sur cinq vit encore en situation d’extrême pauvreté, ne pouvant subvenir à ses besoins nutritionnels de base. Les chiffres de la pauvreté au niveau national sont à la baisse sur la période 2001-2010. Dans les régions de Tombouctou, Gao et Kidal l’extrême pauvreté n’a pas baissé de 2001 à 2010, contrairement aux autres régions, mais a augmenté de 10%61. Quand une société ou une classe de société dominée et affaiblie perd tout espoir à force d'entendre et d'attendre des promesses non tenues d'un pouvoir central qui ne cesse de la secouer et de l'effrayer, elle ne bronche pas et ne dit rien pendant un certain temps et, en agissant comme un sourd-muet, elle ne fait même pas un signe. Puis, brusquement elle passe du marasme plat au marasme agité. Pays peuplé de près de quinze millions d'habitants, le Mali est affecté depuis 2012 par une triple crise: la crise alimentaire et

60 E. Grégoire, op.cit.

61 Note d'information Oxfam, Mali: un nouveau contrat pour le développement, “Oxfam France”, 15 mai 2013,

p. 4 (disponible sur: https://www.oxfam.org/sites/www.oxfam.org/files/bn-mali-new-development- contract-150513-fr.pdf).

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nutritionnelle aigue résultant de la sécheresse de 2011 ; la crise chronique liée à la pauvreté et marquée par l'érosion de la résilience des ménages face à des chocs de plus en plus fréquents ; et la crise provoquée par le conflit qui a éclaté en janvier 2012 dans le Nord.

À l’enclavement géographique du Mali et son climat difficile s’ajoutent aujourd’hui, comme dans l’ensemble du Sahel, les impacts du changement climatique. Alors que la grande majorité de la population est rurale, on estime qu’en 2009, 20% de la population ont été touchés par la sécheresse et seraient ainsi en situation d'insécurité alimentaire62. En sept ans, pas moins de trois crises alimentaires en 2005, 2010 et 2012 ont fragilisé l’ensemble des communautés. La fragilité écologique de l’espace sahélien, caractérisée par des cycles de sécheresse et la raréfaction des zones pastorales suite à la pression foncière exercée par les agriculteurs, figure parmi les facteurs déterminants des rébellions touarèges au Mali et au Niger. Pour les responsables d'Action contre la faim (ACF), il existe une relation de cause à effet entre les crises alimentaires et les troubles politiques: «Ce n'est pas par hasard, explique par exemple Olivier Longué, directeur général d'ACF-Espagne, que les rébellions les plus sérieuses ont toujours suivi les grandes sécheresses»63.

Aussi, les systèmes de conflits ouest-africains se greffent sur des interdépendances complexes entre la contrebande de produits illicites, les organisations criminelles, les trafiquants d'armes, en liens avec le monde international des affaires et certains acteurs nationaux ou régionaux64. En favorisant une mécanique de circulation de biens illicites, certaines crises internes ou locales peuvent ainsi devenir les catalyseurs régionaux de conflits impliquant une multitude d’acteurs étatiques et non étatiques65

. La récurrence des violences et des mouvements rebelles a participé à créer le terreau favorable à une large circulation des armes dans la région. Les modes d’action de la rébellion et les structures de la mobilisation pour la violence politique ont créé au cours des années un environnement particulièrement fluide et favorable à la circulation des armes entre individus. Dans un contexte économique extrême, renforcé par une violence latente, la possibilité de gagner de l’argent par l’intermédiaire d’activités illégales et dangereuses a transformé les régions frontalières de l’Algérie, du Mali, du Niger et de la Libye en une zone à l’insécurité marquée. Dans ce contexte, l’effondrement de la Libye est un facteur alarmant pour la sécurité de toute la région. De mars à août 2011, l’alliance

62 Ibidem. 63

M. Galy, B. Badie (dir.), op.cit., p. 175.

64

M. Luntumbue, Groupes armés, conflits et gouvernance en Afrique de l’Ouest: une grille de lecture, in “Note d’Analyse du GRIP”, 27 janvier 2012, p. 7 (disponible sur: http://archive.grip.org/fr/siteweb/images/ NOTES_ANALYSE/2012/NA_2012-01-27_FR_M-LUNTUMBUE.pdf).

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franco-britannique apporta son appui à la progression de la résistance anti-kadhafi. Sur le terrain, c’est l’anarchie et des groupes incontrôlés pillent les arsenaux libyens. Avec la chute du Guide, l’armement se déverse dans la région. Un armement sur pied avec ses mercenaires touareg naguère enrôlés par Kadhafi et devenus sans solde, aussitôt descendus rallumer la guerre ancienne au Nord-Mali.

La guerre civile qui a affecté la Libye et mené à la disparition du régime du colonel Mouammar Kadhafi a indirectement ramené dans la lumière une région du monde largement oubliée, le Sahel. Si le qualificatif de printemps arabe a initialement été attaché à la rébellion du Conseil national de transition (CNT) en Libye, ce sont bien les voisins du sud de la Jamahiriya qui ont été entraînés avec le plus de force dans l’éclatement du pouvoir libyen, essentiellement pour deux raisons: d’une part, le poids prépondérant de la politique libyenne, aussi bien diplomatique qu’économique, dans l’équilibre régional de la zone ; et d’autre part, la mobilisation de groupes armés, venus de l’ensemble de la région, impliqués dans la guerre civile libyenne. Parmi ces groupes, les Touaregs du Mali ont particulièrement attiré l’attention des médias et des analystes qui en ont rapidement fait des acteurs majeurs du conflit en cours.

La nouvelle géopolitique sahélienne post-Kadhafi est la clé d'explication des problèmes actuels. Le colonel Kadhafi avait en effet réussi, au prix d'une dictature sévère, à imposer la stabilité intérieure dans un pays mosaïque aujourd'hui menacé de fragmentation. Le coup d’État qui renverse le président Touré est une des conséquences indirectes de l’intervention de l’Organisation du traité de l'Atlantique nord (OTAN) contre le régime libyen de Kadhafi. Le bouleversement politique libyen, amplifié par la recomposition maghrébine, a créé une nouvelle définition géopolitique régionale: les moyens militaires (armes, munitions, véhicules) livrés aux rebelles libyens par l’OTAN ont circulé dans le Sahel, modifiant le rapport de force dans toute la région66. La guerre de Libye a également eu un impact sur l’activité économique du Mali, dépendant des investissements de kadhafi. Des réseaux d’approvisionnements et de transferts de fonds ont été coupés, aggravant la situation économique et sociale d’une partie de la population du Nord67

.

Dans une note confidentielle du 12 décembre 2011, adressé au chef d'état-major des armées maliennes, un expert du ministère malien de la Défense précisait notamment:

66 A. Boukari-Yabara, op.cit., p. 21. 67

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L'arrivée massive des Touaregs armés de la Libye pourrait rapidement déstabiliser le Nord du Mali déjà fragile. Certaines sources n'hésitent pas à expliquer ces arrivées massives par la seule volonté de la France, qui ne souhaite pas que ces soldats participent aux combats aux côtés de Kadhafi contre les forces occidentales. L'objectif est d'affaiblir l'armée libyenne. (...) À cause des accords de paix signés dans le passé entre l'État malien et les ex-rebelles, la présence de l'armée malienne dans le Nord est quasiment nulle, inexistante. Ces groupes de rebelles venus de la Libye trouveront un terrain vide et y installeront leur armée, si l'État malien ne les désarme pas avant leur arrivée sur le territoire nationale68.

Dès août 2011, l’arrivé sur le territoire malien de Touareg lourdement armés est signalée69 . Ils arrivent de Libye via l’Algérie et le Niger. En octobre 2011, le Mouvement national de libération de l'Azawad (MNLA), fondé par des Touaregs du côté malien, naquit de la fusion entre le Mouvement national de l'Azawad (MNA) et l'Alliance touarègue du Nord-Mali pour le changement (ATNMC)70. Il s'appuie sur les valeurs officiellement reconnues par la communauté internationale: droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, droit des peuples autochtones, droits de l'homme, pour réclamer le «droit existentiel à sa terre», exprimant l'idée que tous les contrats miniers signés par le Mali dans l'Azawad doivent être annulés, car illégaux71. Pour les observateurs, le mouvement rebelle créé en octobre a vu la convergence d’éléments divers, mais l’apport crucial est celui des ex-mercenaires récemment rentrés de Libye, décidés à en découdre72. Leur chef d’état-major, Mohamed Ag Najim, est un ancien colonel de l’armée libyenne. Tous avaient été accueillis à bras ouverts, au lendemain de la révolte des années 1990, par un Kadhafi qui déclarait en 2005, soufflant sur les braises: «la Libye est le pays des Touaregs, leur base et leur soutien»73. À peine deux mois après la création du MNLA, a surgi un autre mouvement touareg, Ansar Eddine, dirigé par Iyad Ag Ghali. Se réclamant du «salafisme», celui-ci ne vise pas l'indépendance de l'Azawad, mais l'instauration de la Charia dans tout le Mali et l'Afrique de l'Ouest74.

68

S. Daniel, op.cit., pp. 264-265.

69 T. Perret, op.cit., p. 20.

70 M. Galy, B. Badie (dir.), op.cit., p. 140. 71 Ibidem.

72

Selon une source malienne citée par le Figaro le 14 mars 2012, «il faut compter environ 800 hommes qui ont combattu dans les brigades de Kadhafi, 1 000 déserteurs en provenance de l’armée malienne, 500 jeunes de la région et maintenant des gens qui arrivent du Niger et d’ailleurs». Source: T. Perret, op.cit., p. 37.

73 Ivi, p. 38. 74

(22)

68

Le président malien Amadou Toumani Touré espérait récupérer par le dialogue l'impressionnant arsenal de guerre que les Touaregs avaient en mains. ATT a été accusé de laxisme face au terrorisme sahélien, par l’Algérie et la France en particulier75

. C’était sans doute plus compliqué et ATT s’est expliqué dans plusieurs interviews. Toujours attaché à la conciliation, discutant avec tous au risque d’envoyer des signes de collusion, ATT a cru pouvoir «sanctuariser» le territoire malien face à la progression des groupes combattants algériens opérant à partir des années 2000 dans le Sahel. Il était «tout sauf la guerre»76. L’irruption brutale et rapide des rebelles sur la scène nationale, et leur fulgurante avancée ne sont pas étrangères au laisser-aller de ATT dans la partie Nord du pays. À l’image de son prédécesseur, Alpha Oumar Konaré, Amadou Toumani Touré a, de fait, et à chaque fois qu’il a été confronté à un mouvement de rébellion touarègue, abandonné le terrain dans cette partie du pays aux adversaires du moment. Après les Accords de Tamanrasset du 6 janvier 1991, signés par le régime moribond du Général Président Moussa Traoré, en passant par le Pacte national du 12 avril 1992, jusqu’aux Accords d’Alger du 4 juillet 2006, avec les rebelles de l’Alliance démocratique pour le changement, toute la philosophie des dirigeants maliens consistera à dépouiller l’État, tant sur le plan administratif que militaire, de ses attributs de souveraineté dans les trois régions du Nord au profit des mouvements touaregs. Soumis aux pressions contradictoires d’Alger et de Tripoli, ATT s’est contenté le plus souvent d’encourager la création de milices, notamment arabes, susceptibles de contrebalancer l’hégémonie des Touaregs. Ce faisant, il plantait, sans y prendre garde, les semences des affrontements interethniques dans le Nord du pays.

Des délégations officielles maliennes ont même été dépêchées sur le terrain pour accueillir les combattants de retour. Une délégation de l'Assemblée nationale du Mali décide d'aller à la rencontre, de manière séparée, de tous les Touaregs revenus de Libye qui se sont regroupés par tribu dans le nord-est du Mali. Cette délégation est conduite, en novembre 2011, par El- Hadj Baba Haidara, député à l'Assemblée nationale, élu de la région de Tombouctou. Il faut lire le rapport de mission parlementaire malienne, jamais rendu public, pour mieux comprendre les forces en présence, avant le déclenchement des hostilités armées:

75 T. Perret, op.cit., p. 30. 76

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69

(...) Le secrétaire général du MNLA, Bilal Ag Acharif (...) a expliqué la genèse du mouvement depuis le 11 novembre 2010 et ses objectifs. Il réclame l'indépendance de l'Azawad, car, selon lui, cette partie du territoire reste développée et exposée à plusieurs menaces: AQMI, insécurité et sous-développement. (...) Les députés ont insisté sur la nécessité de la poursuite du dialogue, de la démocratie et de la décentralisation comme étant des moyens d'expression de tout citoyen. (...) Le Mali reste uni et indivisible aux termes de la Constitution du 25 février 1992. (...) Le président du Conseil consultatif du MNLA, Mohamed Ag Tahadou, a distingué les députés du Nord qualifiés d'Azawadiens, de ceux du Sud représentant le Parlement malien. Il ajoute que la partition du pays n'est pas impossible au regard du droit international (...). Selon lui, le Nord du pays est sous occupation de l'armée malienne (...). Restant ouverts au dialogue et sollicitant la compréhension des honorables députés, ils réclament l'autodétermination de l'Azawad et sont disponibles à aller à une consultation populaire dans ce sens77.

Après un demi-siècle de révoltes avortées une formule parcourt les rangs touareg: «maintenant ou jamais»78. Le MNLA estimait que le pouvoir central n’avait pas respecté les engagements pris lors des Accords d’Alger, notamment concernant la décentralisation et le développement des régions nord, lesquelles connaissaient une sécheresse aux conséquences catastrophiques sur récoltes et les pâturages. Il dénonçait également le chômage persistant et la remilitarisation de la zone. Il faut se pencher sur la réalité des efforts d’intégration réalisés depuis 1992 pour comprendre ce qui a échoué, et pourquoi.

Au niveau politique, l’intégration n’a pas été insignifiante: à la fin des années 1990, on comptait déjà un ministre et 9 députés touareg, pour moins de 5 % de la population79. Dès lors qu’ils étaient correctement scolarisés, nombre de ressortissants touareg du Nord ont trouvé leur place dans l’appareil administratif. L’insertion des Touaregs dans l’armée malienne, un sujet clé de tous les accords de paix, a été effective: on évalué à plus de 2 000 ex-combattants ceux qui ont été intégrés, à des grades et des fonctions souvent sans rapport avec leur formation80. Le même phénomène s’observe dans l’administration, notamment les douanes, où la réinsertion des rebelles ou de leurs obligés s’est traduite par des fortunes insolites. La décentralisation initiée dans les années 1990 visait à accélérer le développement et favoriser le dialogue entre l’État et ses citoyens, mais elle n’est globalement pas encore parvenue à

77 S. Daniel, op.cit., pp. 266-268. 78 T. Perret, op.cit., p. 37. 79 Ivi, p. 86. 80 Ibidem.

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