ABDOMINALES CHRONIQUES
Les douleurs abdominales chroniques posent au clinicien un pro- blème diagnostique plus complexe que celui de l'étiologie des douleurs aiguës. Si, dans le cadre des douleurs aiguës, un dia- gnostic précis est posé chez environ 75 % des patients dès l'épi- sode initial, il n'en va pas de même des douleurs abdominales chroniques dont les causes, nombreuses, peuvent être intriquées.
L'interrogatoire du patient est souvent peu utile pour orienter la
démarche diagnostique, et de nombreuses causes ne peuvent être
formellement objectivées par les explorations complémentaires
puisqu'elles se rattachent à des syndromes douloureux chroniques
qui sont en fait des diagnostics d'exclusion. Il n’est pas prévu dans
le cadre de cet ouvrage de discuter tous les syndromes fonction-
nels digestifs caractérisés par des douleurs chroniques. Nous déve-
lopperons plus particulièrement les aspects de la sensibilité
viscérale en rapport avec l'un d'entre eux, le plus fréquent, le
syndrome de l'intestin irritable.
Quelle est l'importance des troubles fonctionnels intestinaux dans l'étiologie
des douleurs abdominales chroniques ?
Le diagnostic différentiel des douleurs abdominales chroniques doit envisager les causes digestives les plus fréquentes, sans oublier les affections urologiques (rares) et, chez la femme, les très fréquentes causes gynécologiques. Certains patients rappor- tent par ailleurs des douleurs sans association avec des signes fonctionnels digestifs, cataloguées comme « syndrome des dou- leurs abdominales fonctionnelles ». Celles-ci se définissent comme des douleurs abdominales chroniques, présentes de manière conti- nue ou non, depuis au moins six mois, sans autre signe digestif et associées à une réduction des activités quotidiennes.
Dans la sphère digestive, le syndrome douloureux le plus
fréquent est le syndrome de l'intestin irritable. Il se définit comme
l'association de douleurs abdominales chroniques et d'anomalies
du rythme et/ou de la consistance des selles. Depuis sa descrip-
tion initiale le syndrome de l'intestin irritable a fait l'objet de
nombreuses études et publications. En 1989 et 1999, les cri-
tères de Rome ont été définis par un groupe d'experts interna-
tionaux pour en faciliter le diagnostic (tableau IV). En pratique
clinique, le syndrome de l'intestin irritable est souvent
diagnostiqué comme l'association de douleurs abdominales
chroniques et de troubles du transit, c'est-à-dire de constipation,
diarrhées ou de l'alternance des deux. Cette attitude néglige de
fait un élément important du diagnostic, qui est l'association du début des crises douloureuses abdominales avec une modifi- cation de la fréquence et/ou de la consistance des selles. Ce critère de diagnostic est considéré comme restrictif par certains médecins et explique les différences qui sont observées dans la prévalence du syndrome, lorsque les critères de Rome II sont appliqués. Il faut par ailleurs noter que ces critères insistent sur le caractère chronique des douleurs qui est défini par leur pré- sence pendant au moins douze semaines au cours des douze derniers mois. Affirmer ce caractère chronique est difficile en pratique, dans la mesure où il fait appel à la mémoire des patients, sur une période longue (douze mois) et qu'une étude récente a montré que près de 40 % des patients qui répondent par ailleurs aux critères de Rome du syndrome de l'intestin irritable n'atteignent pas ce seuil de fréquence des douleurs abdominales.
Il convient cependant de distinguer les patients souffrant
du syndrome de l'intestin irritable qui présentent une constipation
chronique – chez lesquels les douleurs ne sont que rarement pré-
sentes et toujours associées à une stase stercorale – de ceux ayant
des diarrhées indolores. La physiopathologie de ces syndromes est
sans doute différente, et les douleurs abdominales y sont rares et
secondaires aux troubles du transit. À l'inverse, les douleurs abdo-
minales chroniques, non associées à d'autres signes digestifs, sur-
viennent généralement chez des patients qui présentent une
tendance marquée à se plaindre d'autres douleurs et symptômes
somatiques désagréables. Lorsque les douleurs persistent sur de
longues périodes, interfèrent de manière constante avec la vie
quotidienne et les activités du patient, et induisent des compor-
tements pathologiques à la recherche de bénéfices secondaires,
l'association à un trouble psychiatrique doit être fortement sus-
pectée.
Chez la femme, le diagnostic différentiel doit être orienté en tenant compte des douleurs d'origine gynécologique. Ce dia- gnostic est souvent difficile, du fait de l'intrication des douleurs d'origines digestive et gynécologique. Les symptômes en rapport avec des troubles fonctionnels digestifs sont en fait augmentés au moment des règles chez de nombreuses patientes et l'interro- gatoire de la malade fait difficilement la différence entre les modi- fications du transit liées au cycle menstruel et aux signes fonctionnels qui en découlent, et les symptômes proprement digestifs.
Le syndrome de l'intestin irritable est le plus fréquent des troubles fonctionnels intestinaux et les conséquences écono- miques majeures que suscitent la demande d'examens à visée diagnostique et les soins ont motivé de nombreuses recherches épidémiologiques. Drossman a démontré que 15 à 20 % d'une population apparemment saine, c'est-à-dire ne consultant pas, présentait des symptômes semblables à ceux habituellement retrouvés chez les patients présentant un syndrome de l'intestin irritable. Dans cette population, seulement 10 % des sujets consul- tent pour ces symptômes, ce qui provoque chaque année 3,5 mil- lions de consultations aux États-Unis et représente 25 % des motifs de consultation chez les gastro-entérologues. D'autres enquêtes ont confirmé l'importance des plaintes digestives fonc- tionnelles dans la population générale. La prévalence du syndrome de l'intestin irritable a été évaluée à 6,6 % au Danemark, 9 % aux Pays-Bas, entre 13,6 % et 22 % en Grande-Bretagne, entre 9,4 % et 16,9 % aux États-Unis ; elle a atteint 22 % en Chine et 25 % au Japon. Tous ces chiffres sont fondés sur des définitions probablement différentes, ce qui explique au moins partiellement les variations constatées.
Pour interpréter ces différences de prévalence, il faut en
effet tenir compte de l'utilisation de critères plus ou moins res-
trictifs ainsi qu'en témoigne une récente étude danoise, portant sur 4 581 personnes. Selon les critères sélectionnés (douleur soulagée ou non par la défécation, ballonnements ou borborygmes, consis- tance anormale des selles), la prévalence varie entre 5 et 65 % et l'incidence entre 1 et 36 %. En réalité, quand le syndrome de l'in- testin irritable est caractérisé notamment par des selles anormales, la prévalence est de 13,7 % ; par des douleurs soulagées par la défécation, elle est de 7 % ; et par l'association des deux critères de 11 % pour les hommes et de 20 % pour les femmes. Parmi les sujets ayant des symptômes, 4 à 18 % ont consulté un médecin.
En France, des symptômes fonctionnels digestifs ont été
retrouvés chez 61 % de la population française, entraînant une
consultation dans 12,5 % des cas et un traitement par ordonnance
ou automédication pour 27 % des sujets. Cette étude portant sur
4 817 sujets représentatifs de la population est basée sur la pré-
valence des plaintes fonctionnelles digestives déclarées sur un
auto-questionnaire utilisant des termes aisément compréhensibles
pour le grand public, excluant les définitions académiques du syn-
drome de l'intestin irritable ou des troubles fonctionnels intesti-
naux, mais reprenant leurs signes. Parmi les plaintes le plus
souvent retrouvées, que leur origine soit haute ou basse, appa-
raissent par ordre de fréquence : l'émission de gaz (59 %), les
douleurs abdominales (48 %), les ballonnements (47 %), la sen-
sation de mauvaise digestion (40 %), la constipation (35 %),
l'aérophagie (29 %), la diarrhée (28 %), la mauvaise haleine (22 %)
et la sensation d’évacuation incomplète de selles (19 %). Cette
étude a donc permis de démontrer que, vues sous un angle très
large, les plaintes fonctionnelles digestives avaient une prévalence
deux fois plus fréquente que lorsqu'elles étaient évaluées dans le
cadre du syndrome de l'intestin irritable ou de la dyspepsie puis-
qu'elles se retrouvaient chez vingt-huit millions de Français âgés
de plus de quinze ans.
Pour bénins qu'ils soient, les troubles fonctionnels intes- tinaux, et en particulier le syndrome de l'intestin irritable, entraî- nent des dépenses cliniques, endoscopiques et thérapeutiques.
Pour mieux approcher le problème des coûts directs (liés à la prise en charge du problème), des coûts indirects (liés aux arrêts de tra- vail) et des coûts intangibles (expliqués par les conséquences de la douleur sur l’activité physique et psychique), une étude fran- çaise a évalué le « coût » du patient atteint d'un syndrome de l'in- testin irritable à 534 euros par an, 25 % des patients ayant dépensé moins de 152 euros et 6,5 % plus de 1 982 euros. Aux États-Unis, les dépenses annuelles, estimées par patient, s'élèvent à 742 dol- lars US, pour les patients ayant un syndrome de l'intestin irri- table typique (n = 536), à 429 dollars US pour les sujets contrôles, c'est-à-dire sans symptômes gastro-intestinaux (n = 775), et à 614 dollars US pour les sujets présentant quelques symptômes digestifs, mais ne rentrant pas dans la définition stricte du syn- drome de l'intestin irritable (n = 1 711). L'impact économique du syndrome de l'intestin irritable est donc important et significatif.
En toute logique, les sujets qui présentent le plus de symptômes coûtent plus que ceux qui n'en ont pas. L'âge intervient égale- ment dans les paramètres économiques, ainsi que le degré d'édu- cation, mais il n'y a aucune différence selon les sexes.
Les douleurs abdominales fonctionnelles isolées sont net- tement moins fréquentes que le syndrome de l'intestin irritable.
Dans des enquêtes réalisées parmi la population générale, les dou-
leurs abdominales isolées sont retrouvées chez 1,7 % des sujets,
principalement des femmes, alors que les mêmes études mon-
trent une prévalence de 9,2 % pour le syndrome de l'intestin irri-
table lui-même. Il est difficile de déterminer si ces enquêtes
réalisées dans la population générale surestiment la prévalence
des troubles fonctionnels digestifs. Néanmoins, ces patientes per-
dent en moyenne 11,2 jours de travail par an (4,2 jours chez les
sujets sans symptômes digestifs), consultent trois fois plus souvent et subissent en moyenne 2,7 interventions chirurgicales, princi- palement une hystérectomie ou une laparotomie exploratrice.
Comment intégrer les facteurs étiologiques des TFI
pour expliquer les douleurs abdominales ?
L'approche classique de la physiopathologie d'une entité clinique est de déterminer la maladie qui explique les symptômes pré- sentés par le patient et qui peut être diagnostiquée par des tests biologiques objectifs et mesurables ou par des examens morpho- logiques qui permettent au médecin d'affirmer ou d'exclure la présence de cette maladie. L'expérience montre que cette démarche est prise en défaut pour la compréhension des troubles fonctionnels digestifs pour plusieurs raisons :
– une cause unique n'a pu être mise en évidence pour expliquer l'apparition des symptômes chez ces patients ;
– les facteurs déclenchant les symptômes sont multiples et peu- vent s'associer chez un même patient ;
– les symptômes sont inconstants dans le temps et s'associent de manière variable chez un même patient, rendant le tableau clinique incertain ;
– aucun marqueur biologique n'est apparu comme spécifique ni
suffisamment sensible pour discriminer patients et sujets normaux.
Récemment, Drossman a proposé un modèle biopsycho- social (Figure 9) qui intègre ces spécificités des troubles fonction- nels digestifs et se fonde sur l'interaction entre le SNC et le tractus digestif, conceptualisée dans l'axe cerveau-intestin (voir plus haut).
Comprendre ce modèle est important pour le clinicien, car il per- met de regarder les symptômes du patient comme l'expression de désordres multiples des fonctions digestives (motricité, sensibilité, etc.), sous l'influence de facteurs socioculturels et psychologiques.
Malgré les différences entre syndromes, liées à l'organe à l'origine des symptômes, un certain nombre de points communs consti- tuent la base physiopathologique concernant l'ensemble des troubles fonctionnels intestinaux :
– les troubles de la motricité digestive peuvent expliquer des symptômes tels que vomissements, diarrhées et douleurs abdo- minales aiguës. De plus, chez le sujet normal, le stress ou une émotion forte peuvent stimuler la motricité des différents seg-
Fig. 9 – Physiopathologie du syndrome de l'intestin irritable
Schéma physiopathologique du syndrome de l'intestin irritable, montrant les différents facteurs étiologiques reconnus dans la littérature et leurs rapports avec l'axe cerveau-intestin dont les perturbations rendent compte des symptômes qui caractérisent le syndrome.