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L’activité de PROEM-AID à Lesbos et la criminalisation du sauvetage maritime en mer Égée

Le cas de l’ONG PROEM-AID de Juan Pablo Aris Escarcena *

2. L’activité de PROEM-AID à Lesbos et la criminalisation du sauvetage maritime en mer Égée

Lorsque PROEM-AID est arrivé à Lesbos, les activités de sauvetage étaient déjà coordonnées par Proactiva Open Arms; les sept volontaires ar-rivés de Séville ont contacté l’ONG de Badalona et ont été chargés de commencer leur travail de sauvetage et d’assistance dans le sud-est, de l’autre côté de l’île. À partir de cette première expérience, les volontaires ont décidé que le projet devait être étendu et que la mission de 20 jours de-vait devenir permanente, tant que « la situation reste désespérée ». Les ONG avaient été les principales responsables de la réalisation des travaux de recherche et de sauvetage dans la mer Égée tout au long de 2015, et sur-tout depuis l’été. Une expression devenue courante à cette époque chez les ONG, dont PROEM-AID, consistait à souligner que la « crise des réfu-giés » était une « crise gérée par des volontaires », l’absence de solutions étant le résultat d’un manque de volonté politique et à dénoncer l’inactivité des gouvernements.

À Lesbos, les opérations de sauvetage et l’assistance immédiate aux personnes ont été menées par plusieurs organisations travaillant ensemble et coordonnées par des mécanismes improvisés et des réseaux de soutien comprenant des volontaires locaux et internationaux et des migrants. Le mécanisme d’alerte en cas d’urgence et de navire en détresse en est un exemple. Un réseau avait été créé entre les différentes ONG de sauvetage utilisant la messagerie instantanée via Whatsapp pour partager en groupe la localisation des navires en détresse. Les lieux étaient envoyés par les mi-grants eux-mêmes qui faisaient partie de l’équipage des navires et étaient transmis aux volontaires par des contacts avec d’autres migrants qui se trouvaient sur l’île et qui avaient été aidés par ces organisations ou qui étaient au courant de leur activité. Dans le groupe de communication, les lieux et les alertes reçues par de multiples canaux ont été partagés, et il a été décidé quel groupe de sauvetage répondrait à l’appel à l’aide.

Cependant, la dynamique migratoire dans la mer Égée est instable et change en raison de la signature des pactes UE-Turquie. Le 15 octobre 2015, l’UE a établi sa stratégie d’action avec la Turquie pour stopper l’arrivée des migrants en Grèce en bloquant leur départ. Le plan d’action conjoint UE-Turquie (European Union, 2015b) a été le début d’une poli-tique commune qui impliquait le remplacement des ONG de sauvetage par

des forces policières et militaires dans les fonctions de recherche et de sau-vetage. Cette substitution s’est faite par une présence accrue des navires des forces de police grecques et turques, ainsi que de l’agence européenne Frontex et des navires militaires de l’OTAN. Les États et les autorités su-pranationales ont revendiqué l’exclusivité de l’exercice de l’action humani-taire en mer Égée, en maintenant un double discours en tant qu’acteurs res-ponsables, capables de faire face aux conséquences humanitaires des nau-frages (Frontex, 2016a ; OTAN, 2016a) et en même temps de relever les défis sécuritaires qu’impliquent les mouvements migratoires, en raison de leurs liens potentiels avec les réseaux criminels (Frontex, 2016b ; OTAN, 2016b ; European Commission, 2016). Ce modèle de régime frontalier, dans lequel Frontex et l'OTAN se présentent comme les nouveaux acteurs chargés des fonctions humanitaires tout en maintenant leur objectif fonda-mental de sécurité, est né avec l’opération conjointe Poséidon (Frontex) et la participation du 2e groupe maritime permanent de l’OTAN (SNMG2) dans la zone égéenne (Ghezelbash, Moreno-Lax, Klein, et Opeskin, 2018).

Ce modèle est devenu une référence et des politiques similaires ont été ap-pliquées tant en Méditerranée centrale (opération « Sea Guardian » de l’OTAN, 2018) qu’en Europe centrale, dans le cadre des projets de contrôle des migrations des États membres du groupe Visegrad Four (V4) (Nemeth, 2018).

La militarisation des routes migratoires entre la Turquie et les îles de la mer Égée a eu pour conséquence directe que les bateaux de migrants ont commencé à emprunter des routes plus risquées et à privilégier les voyages de nuit, tout cela pour éviter d’être repérés. À Lesbos, cela a entraîné une modification importante de l'itinéraire migratoire : l’itinéraire qui permet-tait d’atteindre le nord de l’île (le point le plus proche des deux côtes) a été abandonné et les voyages de nuit ont commencé à être planifiés vers le sud-est de l’île (un point plus éloigné et plus difficile d’accès pour les bateaux à fort tirant d’eau). Cette modification du schéma migratoire a coïncidé dans le temps avec l’établissement de la première mission PROEM-AID à Les-bos. Pour les volontaires, ce fut un « baptême du feu », comme on dit dans le jargon des pompiers:

Nous étions débordés. Voir sur une plage déserte, sans surveillance, un ba-teau arriver, et puis un autre, et un autre, et un autre… C’était notre premier jour de travail. […] Les trois premiers jours ont été un chaos, car la situation nous dépassait. Jusqu’au quatrième jour, nous ne nous sommes pas arrêtés pour nous reposer ou manger. Nous n’avons ni mangé ni dormi. […]

Jusqu’à ce que nous devions nous calmer et nous comporter comme une équipe de secours, comme des professionnels (Onio).

Les premières missions de PROEM-AID ont eu lieu dans ce contexte où la « crise gérée par les volontaires », et donc sa présence et son activité, était au cœur des pratiques de gouvernance quotidiennes. Au fur et à me-sure que les accords avec la Grèce et les opérations militaires de sauvetage se sont consolidés, la présence des équipes de sauvetage a commencé à être considérée comme un problème. À partir de 2016, les relations entre les autorités et les ONG de sauvetage ont été de plus en plus hostiles en mer Égée. C’est au cours de la quatrième mission, à la mi-janvier 2016, que trois membres de l’équipe (Manuel, Julio et José) ont été arrêtés et accusés de trafic d’êtres humains et de possession d’armes (les coupe-cordes des gilets de sauvetage).

Dans la nuit du 14 janvier, le navire PROEM-AID était inopérant. Ayant reçu une alerte de naufrage sur le groupe de communication commun, une autre ONG a demandé le soutien de l’équipe de sauvetage de PROEM-AID pour porter assistance au navire en détresse. Après avoir alerté par télé-phone le coordinateur du sauvetage maritime sur l’île et les garde-côtes grecs de l’opération de sauvetage, le navire de l’ONG Team Humanity s’est rendu à l’endroit reçu. Ils sont arrivés sur place, mais n’ont vu ni le navire en détresse ni aucune trace de l’épave. Sur le chemin du retour au port, ils ont été interceptés par les garde-côtes grecs, qui ont bloqué le navire et re-tenu l’équipage. Au port, ils ont été informés qu’ils seraient placés en garde à vue et inculpés de facilitation d’entrée irrégulière, de trafic d’êtres hu-mains et de possession d'armes. Le procureur a initialement demandé que les détenus (les trois membres de PROEM-AID, les deux membres de Team Humanity, y compris le cofondateur Salam Aldeen)8 restent en Grèce jusqu’à leur procès. Grâce à l'intervention de l’ambassade d'Espagne, moti-vée par le soutien massif de la société civile, les membres de PROEM-AID ont été libérés sous caution.

La peine demandée était la sanction pénale maximale, soit 10 ans de pri-son, et une sanction financière de 20.000 euros. Le procès était en suspens depuis un an et demi, et a été résolu à la mi-2018. Les institutions locales et régionales, à Séville et en Andalousie, ont rapidement pris position pour soutenir l'activité humanitaire des « pompiers ». À l’époque, les deux insti-tutions étaient gouvernées par des coalitions de gauche (actuellement, l’Andalousie est gouvernée par une coalition de droite dans laquelle le parti Vox, avec une position xénophobe déclarée, a fait irruption); cependant, des représentants de tous les partis se sont unis pour soutenir et défendre l’action humanitaire de PROEM-AID. Malgré le soutien institutionnel, très important sur le plan symbolique, cette longue procédure judiciaire a

repré-8. Voir : https://www.arabnews.com/node/1307141/world.

senté une dépense économique énorme pour PROEM-AID, une dépense qui provenait de dons privés. Finalement, les trois membres de PROEM-AID ont été acquittés et toutes les accusations portées contre eux ont été abandonnées.

La criminalisation n’a pas impliqué une politisation de l’ONG ou des volontaires. Cette situation est différente des processus de politisation en tant que réaction et défense contre la criminalisation des activités de solida-rité analysés dans d’autres contextes, comme la vallée de la Roya (Giliberti, 2020 ; Giliberti, Potot et Trucco, 2020). Par absence de politisation, nous entendons le renoncement à exprimer une position politique claire : se dé-clarant impartiaux au sens politique, ils ont axé leur argumentation sur l’obligation morale de sauver la vie de personnes en danger, les « réfugiés » en tant que victimes fuyant la guerre (ou « la faim »). Cette absence de po-litisation, du moins dans la période initiale, faisait partie d'une stratégie consciente de PROEM-AID, très similaire à celle d'autres ONG humani-taires; l'objectif était de pouvoir développer son activité avec le plus grand soutien institutionnel possible et en évitant de se positionner dans le spectre des partis politiques. Cette attitude a été maintenue pendant les années cen-trales de ce qui a été appelé « crise des réfugiés », et n’a commencé à chan-ger qu’en 2018, lorsque des pratiques de plus en plus restrictives ont con-duit à une alliance stratégique avec des partis de « gauche », tant au niveau national qu’au niveau européen (par exemple, en étant invités à présenter leur situation devant le parlement par des groupes de gauche européens).

Cette stratégie visait également à rechercher le plus grand soutien possible au niveau institutionnel pour faire face à la criminalisation, une recherche de soutien qui a été particulièrement intense au niveau régional (Andalousie).

Les formes de politisation des ONG de sauvetage espagnoles au fil des années est une question complexe avec des stratégies très différentes, oscil-lant entre une déclaration inébranlable d’impartialité (par exemple SMH) et une augmentation progressive de l’importance en tant qu’acteurs critiques des politiques migratoires nationales et européennes (par exemple Proactiva Open Arms); le cas de PROEM-AID serait une position intermédiaire, où l’impartialité a laissé place à des positions plus critiques. Ces processus n’ont pas été linéaires, mais s’inscrivent dans le cadre du développement interne des groupes de solidarité et des disputes sur la manière dont leurs actions devaient progresser et sur leurs objectifs immédiats, à moyen et à long terme.

L’impartialité maintenue pendant les années d’activité en mer Égée, im-pliquait une reproduction de la « raison humanitaire » (Fassin, 2011), pro-duisant un discours qui rendait compatible la « compassion et la répres-sion » (Fassin, 2005), les sauvetages en mer et le « prohibitionnisme

migra-toire » (Queirolo Palmas, 2017), le maintien de politiques migramigra-toires ré-pressives. Un effet paradoxal de cette situation est la participation et la proéminence acquise par les ONG de sauvetage dans les espaces d’activisme en faveur des droits des migrants, principalement pour expli-quer leur expérience et leur travail, et pour demander un soutien social pour leur défense juridique. Cette pertinence a favorisé la naturalisation et l’incorporation du « réfugié » dans le discours de ces organisations. Cette incorporation du réfugié comme figure idéale autour de laquelle s’élaborent les revendications de droits renforce la dynamique de catégorisation entre migrants tolérés et migrants intolérables, entre victimes à protéger et me-naces à arrêter. La centralité du réfugié comme sujet de droits impose une naturalisation de la catégorisation juridico-administrative des migrants, élément central du processus « d’inclusion différentielle » (Andrijasevic, 2009 ; Mezzadra et Neilson, 2013) qui produit le régime des frontières dans la mondialisation. Ce qui est problématique, c’est qu’en faisant appel à la moralité et à l’éthique comme stratégie inclusive pour mobiliser de larges secteurs de la société civile et de la citoyenneté, cette pratique génère le

« problème de la compassion » (Ticktin, 2014), ou la dilution de la question des droits et des obligations légales de l’État à une question de principes et de volontés : « Dans la mesure où il se concentre sur les individus, donc, et non sur les réalités structurelles, l’humanitarisme ne peut par lui-même faire progresser les politiques d’équité » (Ticktin, 2015 : 296).

D’autre part, l'arrestation et la criminalisation des ONG de sauvetage n’ont pas entraîné un retrait immédiat de ces ONG et des volontaires qui ont collaboré et participé aux activités. Après l’arrestation, il y a eu au total 14 équipes de sauvetage différentes et l’activité n’a jamais cessé. Cepen-dant, cette détention a entraîné la perte des ressources financières de l’organisation et la perturbation des pratiques quotidiennes en raison du blocage du navire. L’expulsion des ONG de sauvetage dans la mer Égée a été réalisée par d’autres moyens, par des pratiques plus spécifiques et quo-tidiennes qui peuvent être comprises comme des « politiques de l’épuisement » (Ansems de Vries et Guild, 2019):

L’Europe débordait, la Grèce débordait, et ils n’avaient aucun moyen d’arrêter ce mouvement de volontaires. Ils ont fait tellement de bruit, ils ont fait bouger tellement de consciences, que des centaines de personnes se sont déplacées pour aider. Et la situation est devenue incontrôlable. Et le seul moyen que j’ai vu, parce que je l’ai ressenti, que les gouvernements ont trouvé pour virer les volontaires, c’est une forte présence policière. La pré-sence policière, le contrôle, les fouilles, l’identification à chaque instant, s’ajoutent à la détention, comme celle des camarades […] pour enlever des

pièces de l’échiquier, c’est la décision qu’ils (les gouvernements) ont prise (Jose Antonio).

Par exemple, PROEM-AID a eu une camionnette, achetée spécialement pour transporter du matériel humanitaire, saisie pour des raisons adminis-tratives (au motif que l'assurance du véhicule devait être grecque pour pou-voir rester sur l’île) et une caution supérieure à la valeur de la camionnette lui a été imposée. Sans surprise, ce sont les véhicules de transport qui ont été la cible prioritaire de ces pratiques qui cherchent à gouverner la mobili-té par les moyens de transport et le milieu, ce que W. Walters a défini comme la « viapolitique » (Walters, 2015), car elle a un impact énorme sur les pratiques quotidiennes de solidarité, en particulier pour les réseaux de solidarité axés sur le sauvetage maritime. Ces pratiques de gouvernance ont été combinées à d’autres processus semi-autonomes mais qui ont contribué à rendre difficile la survie des volontaires et des organisations, comme l’augmentation des prix de location des logements et des véhicules ou l’augmentation du prix des billets d’avion pour l’île.

La réticence à se retirer de Lesbos était liée au rôle de ces ONG en tant que « observateurs indésirables » de la dynamique gouvernementale plus violente, non seulement en raison de la militarisation de la mer Égée, mais aussi de la dérive des centres d’accueil dans le cadre de « l’approche Hotspots ». La militarisation et la coordination avec la Turquie ont fait que les pratiques de sauvetage se sont transformées en pratiques de détention et de déportation, pour établir ce que la chercheuse Violeta Moreno-Lax (2018) appelle: « le paradigme du ‘sauvetage par l’interception/sauvetage sans protection’ »; en fait, l’augmentation des expulsions dans l’UE pen-dant la dite « crise des réfugiés » a correspondu principalement à l’augmentation des expulsions immédiates vers la Turquie (Slominski et Trauner, 2018). Cette stratégie a été soutenue et promue au niveau euro-péen et international, malgré des preuves concrètes de ses lacunes et du fait qu’elle porte en germe des violations systématiques des droits de l’homme (Martín Díaz et Aris Escarcena, 2019). Face à ces pratiques, la présence d’ONG de secours crée des tensions dans la dynamique de la gouvernance:

L’humanitarisation de la frontière maritime n’est pas un processus linéaire ou sans friction, mais un processus politique hautement contesté, notam-ment en raison de l’implication d'un nombre toujours plus grand d'acteurs.

Grâce à la prolifération des acteurs non gouvernementaux à l’œuvre en Mé-diterranée au cours des dernières années, un espace auparavant le plus sou-vent hors de portée de la société civile, il existe aujourd’hui plus de possibi-lités que jamais pour des actes d’observation désobéissante, potentiellement

capables de contrer la monopolisation souveraine de la mer (Stierl, 2018 : 709).

PROEM-AID, contrairement à d’autres ONG comme SMH, n’a pas par-ticipé à l’assistance aux personnes du hotspot, en l’occurrence le centre de Moria. Ceci est dû à une confrontation interne lors des premières missions, lorsque Moria était devenue un « centre de détention humanitaire » (Aris Escarcena, 2021) : « Après le début de la mise en œuvre de l'accord UE-Turquie, les sites d’enregistrement sont devenus des lieux de détention. En un sens, l’attention portée à l’enregistrement et à la documentation dans ce modèle intégré de protection et de contrôle implique que le modèle de hotspot fonctionne avant tout comme un dispositif de captivité » (Papoutsi et al., 2018 : 2209-2210).

Lors des premières missions de PROEM-AID, plusieurs volontaires n’appartenant pas à PROEM-AID ont accompagné et collaboré à ses pra-tiques. Lorsque les pratiques de détention et de confinement se sont intensi-fiées dans le hotspot, ce groupe de volontaires s’est opposé à toute collabo-ration dans le hotspot et a participé activement aux manifestations contre les restrictions et les mauvaises conditions à Moria. Cela a affecté la posi-tion de PROEM-AID, qui n’était liée à aucun projet au sein du centre. Un grand nombre des volontaires qui ont accompagné PROEM-AID depuis des contextes locaux ont formé un groupe distinct, non lié professionnelle-ment au sauvetage et plus politisé dans un sens plus large; finaleprofessionnelle-ment, les promoteurs de ce groupe ont fini par formaliser une association indépen-dante liée au réseau national d’activistes appelée « Caravana Abriendo Fronteras » (Caravane ouvrant les frontières). Cela montre la tension in-terne entre la « neutralité humanitaire » et la participation à la défense des droits des migrants dans un contexte historique où la migration est un do-maine central de lutte dans le champ politique, un point clé de différencia-tion entre les partis politiques. Cette tension est le résultat du contexte cul-turel et institutionnel, dans lequel le même sauvetage de migrants naufragés peut faire de vous un héros, un « citoyen européen modèle » (comme le prix que Proactiva Open Arms a reçu en 2016), et, en même temps, il peut faire de vous un criminel, une personne poursuivie.

3. La criminalisation du sauvetage : la loi, le spectacle